Colloques en ligne

Oriane Sidre

Kenji Miyazawa, de l‎’écrivain au personnage : variations des portraits dans les œuvres de fiction au cinéma, à la télévision et en jeu vidéo

Comme pour Godzilla, beaucoup de fans maniaques de Kenji Miyazawa existent, leur popularité est similaire. Il y a aussi de nombreux documents sur l‎’auteur mais je voulais représenter ma propre image de Kenji12.

1En 1996, lors d‎’une conférence de presse, Kazuki Ōmori évoque les difficultés rencontrées pour sa réalisation d‎’un film biographique sur l‎’écrivain Kenji Miyazawa (1896-1933). La comparaison établie avec Godzilla, le célèbre monstre créé par le studio Tōhō, témoigne du rayonnement de l‎’auteur et révèle le poids d‎’une popularité préexistante au sujet. Le cas de Kenji Miyazawa n‎’échappe pas en effet à un regard durablement installé dans l‎’histoire, ni à la mémoire d‎’un premier portrait dominant. Celui-ci naît d‎’abord du déséquilibre lié à une reconnaissance posthume. À l‎’origine d‎’une œuvre prolifique dominée par la poésie et le conte, Miyazawa eut de la peine à convaincre des éditeurs de son vivant. Peu de temps après sa disparition, les efforts conjoints de ses proches pour faire découvrir ses textes, puis l‎’inscription d‎’une partie de son travail à partir de 1946 dans les programmes scolaires japonais furent à l‎’origine d‎’une fulgurante popularité sur la seconde moitié du siècle. Dans le travail de création biographique, la réappropriation de cette figure maintenant liée à un patrimoine national va privilégier certaines de ses caractéristiques reconnues.

2La reprise sur écrans s’inscrit donc dans le contexte de la reconnaissance nationale et historique de l’auteur, et en confirme le réseau métonymique. Mais si la mise en fiction de Kenji Miyazawa s‎’appuie sur l’homogénéité d‎’une certaine représentation, celle-ci se révèle diffractée en des formats divers. À ce jour, douze représentations en fiction sont identifiables sur les écrans – au cinéma, à la télévision, en vidéo et en jeu vidéo – entre 1958 et 2019. La notoriété de Miyazawa atteint notamment son paroxysme en 1996, année de commémoration du centenaire de sa naissance. La multiplicité des regards sur l‎’écrivain marque cet anniversaire où toutes les disciplines artistiques et culturelles s‎’emparent du sujet. Le tournant que marque 1996 instaure une persistance médiatique de Miyazawa qui n‎e sera certes pas aussi forte dans les décennies suivantes, mais toujours prégnante et revigorée.

3La fragmentation écranique du corpus interpelle quant à ses origines. Quels éléments, issus de l‎’existence de l‎’auteur comme de l‎’histoire de sa réappropriation au Japon, cultivent ce sens de la dispersion dans les productions ? Le corpus audiovisuel concerné par l‎’écrivain façonne ainsi une iconographie persistante et simultanément encline aux variations.

Kenji l‎’enseignant : à la recherche d‎’authenticité dans le portrait de l‎’écrivain au travail (1992-1996)

4Un souci d‎’authenticité est visible dès les premières transpositions. La télévision, le cinéma, et les autres dispositifs médiatiques vont d‎’abord s‎’inscrire dans la lignée d‎’un travail théorique entrepris autour de la chronologie de vie de Miyazawa. Dans le champ de la fiction, certains chercheurs en littérature sont ainsi convoqués à titre de consultants. À l‎’instar des débuts de l‎’adaptation en œuvre filmique, la biographie sur écran ne résiste pas à la logique hiérarchique des disciplines3, car le plan théorique et littéraire surplombe et dirige nécessairement la mise en images et en sons.

5En 1996, à l‎’occasion de la parution de l‎’ouvrage collectif Le Monde filmique de Kenji Miyazawa4, le théoricien du cinéma d‎’animation Yasushi Watanabe établit une première liste des nombreuses œuvres nourries par le poète, et y relève plusieurs films biographiques. Il évoque ainsi le moyen-métrage Ame ni mo makezu (19585) réalisé par Hiseo Hirukawa et produit par les membres de l‎’association littéraire des scénaristes (Shinario bungei kyōkai). S’il n’est pas possible d’accéder à cette œuvre actuellement, la brochure d‎’époque, que nous avons retrouvée, permet d‎’en savoir plus sur les intentions du film. Celui-ci se concentre sur une partie de vie précise de l‎’écrivain, à savoir le moment où Kenji Miyazawa quitte l‎’enseignement à l‎’école d‎’agriculture d‎’Hanamaki, dans la préfecture d’Iwate, pour devenir paysan en 1926.

6L‎’intérêt pour cette période, qui signe le passage de la pédagogie à la pratique agricole, se perpétue par la suite dans les autres œuvres biographiques. L‎’implication plus importante du cinéma comme de la télévision pour la fictionnalisation de la vie de Miyazawa se met véritablement en place à l‎’aube des années 1990. Cette période est justement portée, sur le champ des recherches, par l‎’intérêt pour l‎’enseignement délivré par Miyazawa lors de son temps à l‎’école d‎’Hanamaki. De nombreux ouvrages paraissent sur le sujet, comme Le Professeur faisait Ho ho ! puis dansait (Sensei ha hoho – chūni matta, Toshiko Toriyama, 1992), et les témoignages des anciens élèves nourrissent les ouvrages avant d‎’apparaître dans plusieurs documentaires, puis en fiction.

7Ainsi, la NHK diffuse en 1992 la fiction biographique Un Cours avec Kenji Miyazawa (Hiroshi Hatayama), adaptation de l‎’enquête menée par son réalisateur. Si certains programmes documentaires et pédagogiques de la chaîne avaient déjà proposé une dramatisation partielle de la vie de l‎’écrivain, le téléfilm d‎’Hatayama est la première fiction « complète » sur le sujet et propose de suivre une heure de cours dans l‎’école agricole. La mise en scène intègre aussi de courts flash-backs sur le passé de l‎’écrivain-enseignant. L‎’interprétation fait le choix de la ressemblance à travers l‎a physionomie de l‎’acteur et appuie certains traits de caractère par la suite tous repris dans les autres fictions : excentricité du personnage, sens du partage et de la curiosité, compassion à l‎’égard des élèves souvent issus de familles paysannes pauvres. Le choix de mettre en avant la parole enseignante permet de pallier les difficultés de filmer un écrivain au travail. À l‎’inverse d‎’une silhouette penchée sur le papier, le film montre une personne tissant sa création à travers les échanges et l‎’imagination stimulée de ses jeunes interlocuteurs.

8Le téléfilm insiste ensuite sur son lien avec une réalité concrète et prend appui sur la propre recherche du réalisateur auprès des anciens étudiants de Miyazawa. L‎’un d‎’entre eux apparaît justement au début de l‎’œuvre. Dans une scène soucieuse de la réalité biographique, l‎’ancien élève, à présent devenu un vieil homme, se présente à l‎’entrée de la classe, face à l‎’acteur qui incarne son professeur. Le temps d‎’une coupe au montage, la substitution du témoin par son interprète adolescent préserve l‎’authenticité dans le passage du documentaire à la fiction.

9En dépit de sa courte durée, le téléfilm instaure un réseau de données, d‎’expressions, d‎’accessoires et de paysages par la suite employés systématiquement dans les reprises biographiques : le désir de légitimité par l‎’appel aux « experts » lors la réalisation des œuvres ; l‎’image d‎’un auteur porté par la curiosité et la compassion ; la fusion entre l‎’homme et la terre natale d‎’Hanamaki.

10En 1996, trois films donnent une audio-visibilité plus forte à ces premiers éléments : Kenji Miyazawa : cet amour (Seijirō Kōyama) ; Mon Chemin de fer sur la Voie Lactée : Histoire de Kenji Miyazawa (Kazuki Ōmori) et Fantaisie d‎’Ihatōbu : Le Printemps de Kenji (Shōji Kawamori). Les deux premiers films sortent dans les salles et comptent sur la présence au générique du petit frère de Miyazawa, Seiroku. Le dernier, téléfilm d‎’animation, fait appel aux conseils du poète et critique Taijirō Amazawa, l‎’une des personnalités les plus engagées dans le processus de redécouverte de Miyazawa et à l‎’initiative des zenshū, les oeuvres complètes de l‎’écrivain6. Du point de vue de l‎’authenticité recherchée, un autre élément influent est la publication de l‎’ouvrage autobiographique La Valise de mon grand frère (Ani no Toranku) par Seiroku Miyazawa en 1991. La différence de huit années qui séparaient les deux hommes fait du récit un ensemble de considérations et de souvenirs fragmentés souvent transposés à l‎’écran. Le jeune âge de Seiroku à l‎’époque donne à son regard rétrospectif une vision entachée par le prisme de l‎’enfance. Le grand frère apparaît ainsi souvent comme « excentrique », à l‎’origine d‎’une fascination similaire à celle décrite par les anciens étudiants de Miyazawa. Certes, le portrait en images et en sons use des discours érudits, mais il est également défini par les regards admiratifs, forcément univoques et incomplets, des enfants témoins de l‎’époque.

Ame ni mo makezu : visibilité écranique d‎’un poème anthologique

11Les œuvres de 1996 proposent également une matière plus cinégénique par la présence d‎’objets littéraires, scientifiques ou musicaux utilisés par l‎’écrivain. En ce sens, nombre d‎’éléments dans les décors jouent de l‎’effet de reconnaissance d‎’une iconographie commune, celle-ci souvent préétablie par les ouvrages théoriques publiés à la même époque7, ou encore par les nombreux musées et monuments dédiés à Miyazawa dans sa ville natale. Puis, le portrait emblématique choisi par de nombreuses éditions, une unique photographie de l‎’écrivain prise dans les champs d'Iwate, nourrit également les représentations. Le visage baissé, vêtu d‎’un long manteau de type occidental ainsi que d‎’un chapeau melon, le poète se tient debout au milieu des cultures [Fig. 1]. Si le cliché déroge aux conventions habituelles concernant le portrait d‎’écrivain – celui-ci ne regarde pas l‎’objectif ; il n‎’est pas non plus assis à son bureau, stylo en main auprès de ses manuscrits –  il révèle, par sa composition, l‎’intérêt de l’écrivain pour l‎’agriculture et l'idée de la fusion entre l‎’homme et la terre natale d‎’Hanamaki. En outre, la photographie offre une qualité filmique aisée à remettre en scène : plutôt qu‎’un arrêt, la posture signale la suspension d‎’une activité de marcheur au cœur des paysages environnants. Cet entredeux permet à la fois l‎’iconicité (une silhouette aisément reconnaissable, avec un costume qui lui est propre) et la déclinaison (la possibilité d‎’imaginer une trajectoire en amont et en aval du fameux cliché). Le film réalisé par Seijirō Kōyama développe de fait cette trajectoire entre la photographie et l‎’image de cinéma par un emploi récurrent des effets de ralenti et d‎’arrêt sur image.

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Fig. 1 : Kenji Miyazawa. © Rinpoo, avec l’aimable autorisation de Kazuki Miyazawa

12Du point de vue littéraire, la transposition sur écran suit un jeu d‎’unification et de variation similaire à celui de cette photographie. Quelques contes, une poignée de poèmes et des extraits des écrits théâtraux sont ainsi privilégiés pour leur mise en dramatisation. Pour son titre, le premier film de fiction de 1958 faisait référence au début du poème Ame ni mo makezu8, une oeuvre retrouvée dans un carnet après la disparition de Miyazawa. Simplifié par l‎’usage du syllabaire katakana9, ce poème édicte une succession de comportements ascétiques et empathiques. Bien qu‎’il bénéficie aujourd‎’hui d‎’une place emblématique dans la littérature japonaise, Ame ni mo makezu fut d‎’abord utilisé à des fins patriotiques dans les années 1940, avant d‎’être inscrit dans les programmes scolaires d‎’après-guerre10. Outre les contradictions inhérentes à cette reconnaissance, il n‎’est qu‎’une fenêtre minime au sein de la vaste et autrement plus complexe production poétique de Miyazawa. Pour autant, l‎’importance octroyée à Ame ni mo makezu se lie à une certaine image de l‎’écrivain communément appréciée par les Japonais.

13Dans la brochure du film de 1958, les auteurs associent la réalité de ce poème à l‎’épisode d‎’une forte pluie qui s‎’était abattue sur les rizières. Avec les autres paysans, Miyazawa avait tenté en vain de protéger les cultures. Le rapprochement de ce récit rapporté dans les témoignages avec le court poème projette l‎’image d‎’un auteur dédié tout entier au sauvetage de ses champs. S‎’ils emploient des stratégies de mise en scène différentes dans la contextualisation du poème, les films de 1996 prolongent cette même dimension déjà présente en 1958. La séquence finale de Kenji Miyazawa : cet amour montre par exemple le frère Seiroku feuilletant les manuscrits de l‎’auteur. La découverte de la page sur laquelle fut griffonné Ame ni mo makezu inaugure l‎’entrée d‎’une voix-off récitant les vers, puis d‎’une succession de plans où l‎’écrivain prépare ses repas, se coupe les cheveux, traverse les paysages de région... La recherche d‎’un idéal qui pointe dans les vers est associée au montage à des images pouvant être interprétées comme des flash-backs de l‎’auteur dans ses derniers jours. La partition musicale et l‎’emploi de ralentis soutiennent la vision iconique d‎’un écrivain consacré à ses champs et à une existence ascétique. Le montage par flash-back inscrit le poème en tant que contenu biographique : l‎’idéal à atteindre est montré comme accompli dans la vie de l‎’auteur.

14La tension vers l‎’idéalisation se fait dans l‎’édification de Miyazawa en tant que modèle à suivre. Elle élude à l‎’inverse les zones d‎’ombre de la vie de Kenji, comme celle de la question religieuse. Le rapport à la secte du Kokuchūkai, à laquelle s‎’intéressait l‎’écrivain, se révèle ainsi minimisé, limité à quelques brèves séquences isolées dans le montage. La tendance persiste par la suite puisque toute pratique religieuse sera inexistante dans la série biographique réalisée en 2016. Dès son adolescence, Kenji Miyazawa s‎’était pris de passion pour le Sūtra du Lotus (abrégé en hokkekyō en japonais) et son enseignement par Nichiren, que promulgue la division bouddhiste du Kokuchūkai. De son vivant, l‎’écrivain s‎’était rapproché de la secte et avait eu une dense correspondance avec certains de ses membres. En outre, des concepts issus du Sūtra du Lotus sont reconnaissables dans sa poésie ou ses contes. La mise en parenthèse de cette dimension dans les films rappelle un consensus général adopté par la majorité des théories et biographies concernant Miyazawa. Le japonologue américain Jon Holt dresse en 2014 les grandes lignes de cet alignement des points de vue quant à la réalité religieuse.

La vision commune que partage la plupart des chercheurs est que Kenji a échoué à convertir ses parents et son ami Hosaka Kanai, et qu‎’il cessa d‎’être un membre « fanatique » du Kokuchūkai peu de temps après 1921. On peut trouver cette affirmation dans la biographie de Seishi Horio, qui n‎’a pas seulement maintenu sa suprématie dans les études sur Kenji, mais est aussi intégré en tant que figure d‎’autorité dans les dernières oeuvres complètes […]. Depuis longtemps, il s‎’était admis de manière politiquement correcte que Kenji avait créé sa propre foi11.

15La vision portée sur le poème Ame ni mo makezu, comme la répression des motifs du bouddhisme de Nichirendans les films concernés, rejoignent cet acte de consensus dans les lectures officielles de l‎’auteur. Il faut néanmoins noter que Le Printemps de Kenji, la biographie animée de 1996, développe une approche plus mystique. L‎’auteur y fait l‎’expérience d‎’une illumination sur la fin du film et l‎’animation met en relief cette transformation spirituelle. Le cinéaste Shōji Kawamori évoque justement la question d‎’expérience lors de la préparation de son film12. Sa visite dans la région d‎’Hanamaki, dont il s‎’est fidèlement inspiré pour les décors, lui inspire la « sensation d‎’être extrait de son propre corps dans l‎’espace ». Le producteur du film, Hidezaki Satō, raconte l‎’importance de cette impression dans le processus de l‎’animation :

Je pense qu‎’une partie prédisant le changement religieux de Kenji était présente [dans le projet du film] mais Kawamori n‎’a pas fait le récit de sa production littéraire ni de son évolution ; il a représenté la visualisation telle qu‎’il l‎’avait expérimenté avec ses propres yeux13.

16Le témoignage du producteur permet d‎’approcher une vision religieuse avant tout fondée sur les sensations physiques propres au réalisateur du film. La recherche sensorielle à l‎’œuvre dans Le Printemps de Kenji se révèle également une escapade hors de la réalité des relations avec le Kokuchūkai. Les scènes religieuses, si elles s‎’apparentent à des révélations que l‎’on suppose bouddhiques, sont le fruit d‎’une visualisation interne à l‎’animateur Kawamori, s‎’écartant de fait des notions idéologiques ou des faits biographiques. Ce travail d‎’incarnation témoigne d‎’un certain sens de l‎’abstraction dans les choix opérés en animation, où la recherche graphique et sonore remplace la part religieuse propre à la vie et à la personnalité de Miyazawa. L‎’exemple d‎’Ame ni mo makezu comme du film de Kawamori mettent ainsi en évidence l‎’amplification de certaines valeurs à partir du poème devenu anthologique ; comme la tendance à l‎’abstraction depuis des idéologies plus troubles approchées par l‎’écrivain.

Miyazawa, le personnage : écarts et détachements fantastiques (2012-2017)

17L‎’intérêt pour Kenji Miyazawa dans le champ de la fiction biographique se décline en deux temps. En 1996, année de commémoration des cent ans de naissance, la figure de l’écrivain envahit la culture japonaise ; par contraste, les quelques années suivantes se révèlent moins riches en événements et créations. Pour autant, l‎’œuvre biographique fait son retour dans les années 2010, notamment dans le champ de la série télévisée. La seconde partie du corpus hérite des constatations précédentes, et notamment du poids commémoratif de 1996. La réputation de l’auteur n’est pas à faire : il est devenu une référence qu’il convient de célébrer de nouveau. Il ne s‎’explore plus depuis une réalité documentée ou des témoignages, mais à partir du modèle instauré.

18En 2017, Les Repas de Kenji Miyazawa (Osamu Minorikawa, d‎’après le manga de Santa Uonome), revisite une partie de l‎’existence du conteur à travers cinq épisodes de 45 minutes diffusés sur la chaîne WOWOW [Fig. 2 &3]. La série se concentre sur une petite portion de la vie de l‎’écrivain, de la fin de son séjour à Tōkyō jusqu‎’au décès de sa petite sœur Toshiko. Elle couvre le travail d‎’enseignement de Miyazawa à l‎’école d‎’agriculture, et montre de nouveau l‎’intérêt pour une pédagogie excentrique dans des scènes de cours ou d‎’éducation à la musique auprès des citadins. Les digressions à partir du modèle surgissent dans l‎’ajout de personnages fictifs, telle une petite amie avec un sérieux projet de mariage, ou des décors nouveaux, éloignés de l‎’ancrage local. Mais la principale déviation réside dans le choix d‎’une non-ressemblance physique, où les acteurs et les représentations s‎’éloignent de l‎’iconique photographie dans les champs. Sortie dans les salles japonaises en 2012, la comédie Ghostwriter Hotel (Hiroaki Ito) met en scène les fantômes de cinq écrivains célèbres prodiguant leurs conseils à un jeune auteur en panne d‎’inspiration. Miyazawa fait partie des sélectionnés et apparaît sous les traits de Kendō Kobayashi. Le choix de l‎’acteur marque une opposition au cliché connu de l‎’auteur, ce qui est aussi le cas avec le comédien Ryōhei Suzuki dans Les Repas de Kenji Miyazawa : si le style vestimentaire de la photographie est respecté, la rondeur, l‎’embonpoint ou la pilosité marqués de ces acteurs contrastent avec la fragilité corporelle de Miyazawa.

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Fig. 2 &3 : Série télévisée Miyazawa Kenji no shokutaku [Les Repas de Kenji Miyazawa]
D’après
Omoide shokudō [La Cantine de mes souvenirs] de Santa Uonome,

publié chez Shōnen Gahosha
© 2017 WOWOW INC.

19La série animée Bungō Stray Dogs (littéralement « Chiens errants de la grande littérature », 2016) propose quant à elle un conteur à la chevelure blonde et aux expressions enfantines. Comptant à ce jour trois saisons et un film, l‎’œuvre créée par Kafka Asagari et animée par le studio BONES réinterprète les écrivains du patrimoine japonais en les mêlant aux codes du shōnen14. Chaque personnage porte le patronyme d‎’une célèbre plume et participe à une intrigue sur fond de conflits entre gangs et organisations mafieuses aux super-pouvoirs. Au centre des enjeux, l‎’agence de détectives qui donne son titre à la série comprend une dizaine de protagonistes et parmi eux, un jeune homme nommé Kenji Miyazawa. Le personnage possède une silhouette fluette et est vêtu d‎’une salopette bleue, de sandales de type geta et d‎’un chapeau de paille, détails qui renvoient à l‎’univers paysan. Si Kenji paraît frêle, son super-pouvoir contredit cette première impression par une force surhumaine que déploie le protagoniste face à ses ennemis. La série impose l‎’image d‎’un héros positif à la puissance intérieure cachée, une vision que partage l‎’anime Punchline (Yutaka Uemara, 2015). Plus marginale, cette série raconte une histoire très éloignée de la réalité littéraire et use de plusieurs renvois à des personnalités de la culture japonaise. De fait, « Kenji Miyazawa », qui fait son apparition au troisième épisode, suit davantage la logique du clin d‎’œil au célèbre écrivain que celle d‎’une construction biographique. L‎’auteur est présenté sous les atours d‎’un jeune justicier masqué, certes maladroit mais ne manquant pas de courage. Dans les deux séries, la transposition s‎’accompagne d‎’une reprise parodique du poème Ame ni mo makezu, détourné à chaque fois en slogan pour les attaques et intégrant un jargon moderne et typique de la série d‎’action.

20Si Dennis Bingham définit les fondamentaux du film biographique comme étant ceux d‎’une œuvre qui « […] raconte, exhibe et commémore la vie d‎’un être dans le but de démontrer, enquêter et questionner son importance dans le monde15. », le corpus fictionnel concernant Kenji Miyazawa honore uniquement la première fonction : la multiplication des supports tend vers la commémoration et la célébration, y compris à travers la parodie, plutôt que vers l‎’enquête et l‎’information. En somme, la trajectoire des nombreuses reprises biographiques de Kenji Miyazawa fonde ses écarts sur le grossissement de caractéristiques métonymiques.

21Parce que les deux dernières œuvres animées participent au media mix16, donc au contexte commercial défini par le théoricien Marc Steinberg, elles ne représentent pas Kenji Miyazawa selon la logique d‎’une reconstitution ou d‎’une approche biographique. Au sein d‎’une logique économique inhérente à la production animée de studio, elles intègrent l‎’auteur en tant que référence communément reconnue et reconnaissable. Depuis 1983, les œuvres de Miyazawa sont devenues libres de droit au Japon, et leur enseignement en classe est toujours de vigueur actuellement. Cette réalité, combinée aux nombreuses reprises artistiques et médiatiques, influe sur des portraits plus anecdotiques que complets. Les détails devenus anthologiques sont réadaptés en fonction des codes de l‎’anime japonais. L‎’attaque caractéristique pour un personnage, couplée d‎’un slogan et d‎’une gestuelle propres, est un motif typique dans le shōnen d‎’action japonais. Dans le cas de Bungō Stray Dogs et Punchline, les vers du poème sont utilisés en vue de respecter la construction de cette forme. Outre cette dimension, un autre élément propre à ces réinterprétations dans le champ de l‎’animation japonaise est le jeu métafictionnel dans lequel l‎’écrivain-personnage est plongé.

Contamination17 des espaces biographiques et imaginaires

22Le réalisateur Kazuki Ōmori évoquait une comparaison avec la créature Godzilla plutôt qu‎’avec celle d‎’une autre personnalité renommée ; selon lui le rayonnement inhérent à Miyazawa se définissait par sa proximité avec la popularité d‎’un être entièrement fictif, et tout aussi sujet à l‎a construction iconique et ses variations. Avec Kenji Miyazawa, la reconnaissance et les singularités de la transposition en fiction ont aussi incité au trouble des frontières entre le créateur et sa création. Dans son oeuvre littéraire, le conteur façonne à de nombreuses reprises des termes nouveaux, participant à la logique interne de sa production littéraire. Plusieurs espaces géographiques inexistants font notamment leur apparition et l‎’un des plus fréquents, la ville d‎’Ihatōbu18, a été communément interprété comme la superposition féerique d‎e la région d‎’Iwate. Les techniques de l‎’animation permettent souvent l‎’entrée dans cet imaginaire d‎’Ihatōbu. Dans Histoire de Kenji Miyazawa, lors d‎’une rare scène où l‎’écrivain travaille sur ses manuscrits, la prise de vue réelle intègre ponctuellement des personnages animés tous représentatifs d‎’un conte de Miyazawa. La tentative de visibilité donnée à un acte mental, que Nadja Cohen définit comme « surtout statique et [qui] semble en bonne part infigurable19 », est ici traitée par le changement de technique dans le film. Le medium animé permet donc l‎’immersion dans l‎’esprit de l‎’auteur et une interaction avec sa création.

23On peut se demander dans quelle mesure ce passage d‎’une réalité à un imaginaire rejoint également la définition du biofictionnel esquissé par Alain Boillat :

[…] ilne s’agit donc pas de l’adaptation d’un ouvrage unique, mais de déclinaisons libres à partir du monde créé par des écrivains qui, eux-mêmes, insufflaient une dimension autobiographique à certains de leurs écrits. Dépeint à travers les situations narratives qu’il a imaginées, l’écrivain est assimilé au personnage de l’un de ses romans, « projeté » non seulement sur l’écran, mais aussi dans son propre imaginaire transposé au cinéma en tant qu’ensemble de référents caractéristiques20.

24L‎’idée de déclinaisons se prête bien aux quelques œuvres qui appuient les variations autour de Miyazawa et travaillent le lien à sa propre création. Dans Bungō Stray Dogs, le personnage se présente auprès des autres comme étant originaire d‎’Ihatōbu et décrit un espace rural atypique, et presque idéal, où l‎’argent n‎’existe pas. Selon cette définition, l‎’Ihatōbu de la série rejoindrait donc la commune acceptation d‎’une fusion entre Iwate, région dominée par des zones agricoles, et cet espace inventé par Miyazawa – et au-delà, prolonge la vision d‎’un écrivain interprété en tant que modèle de vie paysan. De la même manière, un jeu vidéo de 1993 développé par le studio Hector, Histoires d‎’Ihatovo, rare cas d‎’une transposition biographique sur ce support, joue aussi d‎’un froissement entre un univers de fiction et la réalité de l‎’auteur. Histoires d‎’Ihatovo se présente comme un RPG (Role Playing Game, où le joueur incarne et fait évoluer un personnage dans un univers de jeu) dont les conditions de réalisation restent floues21. L’année de la création coïncide néanmoins avec les prémisses des célébrations de 1996. En outre, comme le jeu intègre de nombreuses références aux contes les plus enseignés dans les écoles japonaises, il pourrait avoir été conçu dans une visée éducative. Au-delà de ces suppositions, Histoires d‎’Ihatovo présente un personnage, incarné par le joueur, qui ressemble à s‎’y méprendre au réel Kenji Miyazawa. La mission du jeu vidéo consiste à retrouver les contes écrits par le protagoniste dans la ville d‎’Ihatovo. Toute la modélisation des espaces se fonde sur les contenus des romans, et met en scène les différents êtres et animaux humanisés qui peuplent les écrits de Miyazawa. Le personnage incarné interagit donc directement avec sa propre création pour se la réapproprier.

25Le phénomène de contamination est aussi particulièrement accentué dans le film biographique animé de 1996, Le Printemps de Kenji. Le design des personnages s‎’inspire de l‎’œuvre d‎’Hiroshi Masumura, un mangaka dont une partie de la création fut consacrée à la mise en cases des écrits de Kenji Miyazawa. La spécificité de Masumura est dans la représentation de l‎’écrivain et de ses personnages humains sous l‎’allure de chats anthropomorphisés. Outre la reprise de cette stylisation féline, une autre singularité du film est d‎’user des effets de trois dimensions, rares dans l‎’industrie japonaise à cette époque. Pour la création numérique, Kawamori avait tenu à faire appel à l‎’animateur Tsuneo Maeda, qui développait au sein du studio Satelight de nombreux tests sur les fonctionnalités 3D des logiciels.

26La 3D agit bien souvent comme une passerelle vers l‎’imagination de l‎’auteur, une mise en relief de ce qu‎’il nommait lui-même mystérieusement dans ses textes les shinzō sukecchi, ses « images de l‎’esprit ». Au début du film, une séquence montrant l‎’auteur en promenade avec ses élèves saisit cette mise en relief. Si la scène restitue d‎’abord le comportement raconté par les vrais anciens élèves de Miyazawa, elle s‎’écarte du réalisme afin de propulser vers une intériorité du personnage. Dès que le professeur s‎’interrompt, pris d‎’une soudaine inspiration, l‎e changement de focale, la coloration soudaine des décors et l‎’accélération des mouvements indiquent l‎’effacement des frontières entre l‎’image perçue d‎’un point de vue extérieur et celle ressentie. L‎’intégration des effets numériques dans le celluloïd traditionnel joue d‎’un affrontement entre formes abstraites, tels des rayons bleus circulant d‎’un point du décor à l‎’autre, et formes figuratives, comme celles des arbres et oiseaux du décor. Par la suite, les autres séquences qui montrent l‎’écrivain au travail appuient les images d‎’envahissement ou d‎’immersion par des ruptures stylistiques et narratives similaires. Dans Le Printemps de Kenji, l‎’auteur traverse sa réalité en même temps que sa création intérieure et cette confusion des espaces s‎’imprime dans la diversité graphique élaborée par l‎’équipe d‎’animateurs du film.

27Le cas de Kenji Miyazawa, par sa notoriété et cette vaste popularité installée, témoigne ainsi de contradictions inhérentes à tout passage de l‎’auteur à l‎’écran, mais aussi d‎’un principe systématique du modèle et ses déclinaisons. Dans son dernier essai sur Miyazawa, Taijirō Amazawa prend appui sur le témoignage de Seiroku pour évoquer la relation qu‎’entretenait l‎’écrivain avec le cinéma. À son époque, Kenji Miyazawa se rendait en effet souvent dans les salles obscures et voyait de nombreux films :

Kenji Miyazawa, de lui-même, écrivit beaucoup d‎’œuvres, des partitions musicales, des pièces de théâtre, peignit des tableaux mais ne réalisa pas de films. Pourquoi donc ? Parce qu‎’en réalité, « Kenji Miyazawa » était le « film »22.

28Durant sa longue investigation au cœur des manuscrits de l‎’écrivain, Amazawa, en tant qu’ancien critique de cinéma, n‎’eut pas la sensation de s’écarter de l’étude du Septième Art. Ainsi qu‎’il le confie dans son ouvrage, les éléments qu’il découvrait sur Miyazawa constituaient presque un film à eux seuls. Les explications du poète restent par la suite obscures quant à cette affirmation. Pour autant, son idée fait écho à ce système d‎’un même modèle et de ses variations qui régule les nombreuses réappropriations dans le champ de la fiction biographique. Le quotidien du poète comme sa personnalité ont suscité l‎’admiration et éveillé l‎’intérêt de divers mediums jusqu‎’à confondre la matière fictionnelle avec celle biographique. En somme, le concept forgé par Boillat du biofictionnel rejoint la présence profonde du « film Miyazawa » dans la vie de l‎’écrivain japonais. Celui-ci avait eu une existence mouvementée et sous le signe de la diffraction : il pratiqua plusieurs métiers (outre l‎’enseignement, il fut copiste, conseiller dans une entreprise de taille de pierres, étudia les sols de la région, se fit paysan) et s‎’intéressa à différents sujets (les enseignements de Nichiren, la musique occidentale, la physique, l‎’esperanto...). Cette fragmentation de l‎’existence ne se retrouve au final qu’au niveau de la diversité des écrans. Tandis que la même idéologie persiste au fil des portraits médiatiques, la transposition du « film Miyazawa » résiste encore.

Annexe : Traduction d’Ame ni mo makezu

Sans être abattu par la pluie
Sans être abattu par la pluie
Ni par le vent
Ni par la neige ou la chaleur de l‎’été
Avec un corps robuste
Et sans désir
Il ne se met jamais en colère
Et rit toujours doucement
Pour une journée il mange
Une livre de riz, du miso, un peu de légumes
Sans se laisser envahir
Par les émotions de toute chose
Il les observe, écoute et les comprend
Puis, sans les oublier,
Il se tient dans la chambre d‎’une petite chaumière,Si un enfant tombe malade à l‎’Est,
Il s‎’y rend et le veille
Si une mère fatigue à l‎’Ouest,
Il s‎’y rend et porte ses sacs de riz
Si quelqu‎’un approche la mort au Sud,
Il s‎’y rend et dit : « Ce n‎’est pas la peine d‎’avoir peur »
Il dit : « Cessez car rien n‎’en vaut la peine »
Ses larmes coulent en temps de sécheresse
Il marche en sanglotant dans le froid de l‎’été
Tous le désignent comme bon à rien
Il ne reçoit ni compliments
Ni tourments
C‎’est un tel être
Que je veux devenir

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