Colloques en ligne

Thierry Roger et Stéphane Zékian

Accuser réception. Appel à contributions

1Il est aujourd’hui difficile de savoir à quels types de travaux renvoient ce qu’il est convenu d’appeler « les études de réception ». Ce terme même de réception pâtit d’une indétermination peu faite pour dissiper les malentendus. Victime de son succès, ce mot galvaudé semble devenu une catégorie attrape-tout, une étiquette trop commodément collée à des projets pourtant fort dissemblables. Si elle occupe une place de choix en histoire culturelle, elle s’impose également dans les théories de la communication, en sociologie des publics, en sémiologie de la communication, etc. Mobilisée dans une perspective synchronique (sociologie de la lecture, sociologie de la valeur) mais également dans la longue durée (histoire des traditions interprétatives), la réception offre un angle d’approche aujourd’hui très apprécié, mais cette banalisation alimente certaines suspicions pas toujours infondées. Entre bilan des acquis et définition des attentes, ce volume voudrait marquer une pause réflexive pour mieux déterminer ce que l’on peut légitimement escompter – et sous quelles conditions – du moment réception que semblent aujourd’hui traverser les études littéraires et philosophiques. S’agit-il d’un simple effet de conjoncture ou faut-il y voir une tendance lourde (et nécessaire) de la recherche actuelle ?

2Importées en France il y a un demi-siècle, les théories de l’École de Constance ont à l’évidence joué un rôle central dans l’essor des études dites de réception. Le programme jadis tracé par Hans Robert Jauss, après une spectaculaire phase d’essor, a toutefois suscité des objections suffisamment nombreuses et substantielles pour que la veine puisse aujourd’hui paraître en voie d’épuisement. Avant même que ne soit mis en lumière l’engagement nazi de son principal promoteur1, l’esthétique de la réception paraissait académiquement passée de mode. En 1997, la philosophe Isabelle Kalinowski a détaillé les paradoxes, les contradictions et les reculs dont fut parsemé le parcours intellectuel de Jauss. Les objections sont connues : émancipation incomplète (davantage proclamée que mise en œuvre) de l’herméneutique gadamérienne ; définition désincarnée de l’horizon d’attente ; primat de « grands lecteurs » (écrivains et critiques) sur les réceptions « hérétiques » ou « ordinaires » ; oubli de la réception par les institutions ; ouverture trop « timide » à l’histoire sociale des lecteurs2.  Ce désaveu n’a rien d’une particularité disciplinaire. Dans le champ même de la romanistique, on affirme aujourd’hui sans détour « le caractère obsolète3 » de l’esthétique de la réception. Dès 1983, Joseph Jurt observait combien elle négligeait « les conditionnements extralittéraires du processus de la réception4. » Et l’inventaire critique n’a, depuis lors, cessé de s’étoffer : de la figure du lecteur aux contours du célèbre horizon d’attente, « bien des notions restent dans le flou5 » ; en outre,  l’esthétique de la réception entretiendrait une confusion du sujet et de l’objet (« le lecteur Jauss prend la parole et la garde, le lecteur historique passe à l’arrière-plan6. »)

3La distance n’est pas moindre, on s’en doute, du côté des historiens. L’effort théorique de Jauss pour repenser l’historicité des œuvres reste trop en retrait des contingences matérielles et sociales pour satisfaire les tenants d’une histoire culturelle toujours plus attachée aux conditions concrètes de production mais aussi de consommation littéraire et philosophique. Logiquement, Roger Chartier ne cache pas sa frustration devant une théorie qui « postule, malgré son désir d’historiciser l’expérience que les lecteurs font des œuvres, une relation pure et immédiate entre les signaux émis par le texte – qui jouent avec les conventions littéraires acceptées – et l’horizon d’attente du public auquel ils sont adressés7. »

4Ce puissant faisceau d’objections a entériné le discrédit d’une théorie, mais il a surtout produit un curieux effet d’invisibilité. Les études de réception ont en effet survécu au succès académique de l’esthétique de la réception (à laquelle elles ne sauraient sérieusement être réduites). Mais leur vigueur actuelle ne semble étrangement pas perceptible. Dans sa Petite écologie des études littéraires, Jean-Marie Schaeffer, abordant la crise de légitimité des études de lettres, regrette ainsi le manque de « travaux empiriques précis » consacrés aux faits de « dérive herméneutique8 ». « Il nous faudrait, ajoute-t-il, une étude sur la longue durée des oublis sélectifs, puisqu’ils font l’histoire littéraire, au même titre que les canonisations : ce que la postérité a retenu ne fait sens que si on le situe par rapport à ce qu’elle a oublié9. » Or, si l’on ne peut qu’abonder dans le sens de cette dernière affirmation, force est toutefois de rappeler que bien des recherches ont été menées dans cette direction, les développements en germe dans les propositions de Jauss n’étant pas, loin s’en faut, restées lettres mortes. Dans les faits, tout un pan des études littéraires et philosophiques regarde vers l’histoire longue des corpus, mettant l’accent sur les actes de lecture et de sélection, sur les processus de minoration ou de consécration dans le temps long. Évolution guère étonnante au demeurant.Comme l’a bien résumé I. Kalinowski, Jauss a légué « moins des réponses qu’une question stimulante, celle de savoir comment s’articulent logique des œuvres et logique des lectures. » Et cette question stimulante a été entendue. Le pouvoir d’interrogation, la faculté de relance propres aux théories de la réception ont été nettement reconnus par certains historiens10 et autres historiens de la philosophie11.

5L’inventaire critique n’aura donc pas été vain. Que l’historicité des œuvres ne se résume pas à leur contexte de production ; que leur inscription dans le temps constitue un objet à part entière, autant de certitudes aujourd’hui communément partagées. Les travaux empiriques précis que J.-M. Schaeffer appelle de ses vœux existent bel et bien, les questions de réception constituant même un domaine florissant de la recherche actuelle. Chaque année, de nouvelles manifestations viennent confirmer l’attrait des chercheurs pour l’inscription des œuvres dans la longue durée, mais aussi pour les phénomènes d’oublis et d’exhumations. Pour n’en citer ici qu’un petit nombre, des figures comme Corneille, Boileau, Fénelon, Bossuet ou Molière ont récemment donné lieu à des travaux collectifs analysant les décisions mémorielles dont ces grands noms ont, jadis et naguère, fait l’objet. À une autre échelle, on note aussi la multiplication de recherches sur la « fabrique » d’un siècle par un autre (le XVIe siècle au temps des Lumières ou au XIXe siècle). Les spécialistes du Moyen-Âge ne sont pas en reste, qui depuis longtemps font la part belle à l’histoire même des études médiévales (pensons aux travaux essentiels d’Alain Corbellari et Ursula Bähler sur Joseph Bédier et Gaston Paris). Un coup d’œil sur le champ des études philosophiques convainc rapidement que les strates antérieures de la mémoire collective n’occupent pas les seuls spécialistes de littérature. Les travaux de Jean-Pierre Cavaillé12 sur la redécouverte en trompe-l’œil, dans l’Université du XIXe siècle, des auteurs réputés libertins au XVIIe siècle ; ceux de Delphine Antoine-Mahut13 sur le prisme cousinien informant l’histoire de la philosophie ; ceux de Catherine König-Pralong14 sur la construction de la philosophie médiévale aux XVIIIe et XIXe siècles confirment l’attrait actuel pour les aiguillages mémoriels et autres carrefours posthumes où se dessine, à la faveur d’arbitrages dont la contingence fut longtemps perdue de vue, la physionomie des œuvres parvenues jusqu’à nous.

6L’ambition de ce volume sera non seulement de comprendre cette tendance actuelle à la généalogie critique, mais de déterminer ce qu’on peut légitimement attendre d’un tel pli réflexif. Pour ce faire, on s’intéressera aux actes de lecture et de catégorisation des œuvres dans le temps long d’une histoire naturellement exposée aux effets de circulations transfrontalières. Après la célèbre intention de l’auteur jadis mise en miettes par Barthes, faut-il croire advenu le règne des intentions de lecteurs ? Comment interpréter cette attention croissante pour les traditions de lecture et, plus généralement, pour l’histoire de la mémoire ? Pourquoi le retour à l’histoire a-t-il pris ce visage réflexif au point de faire des arts de lire de nos prédécesseurs un terrain de chasse privilégié ? Pour un champ disciplinaire, l’objectivation des traditions historiographiques reçues (pouvant aller jusqu’à l’exhumation d’interprétations enfouies ou la remonétisation de catégories jadis mort-nées) est-elle un signe de vitalité ou l’indice d’un essoufflement, d’une complaisance régressive ? Répondre à ces questions oblige à prendre en compte les préjugés dont souffre encore l’étude des réceptions. De longue date on la soupçonne de flatter un certain relativisme : s’intéresser aux répertoires de lectures, n’est-ce pas légitimer des contre-sens flagrants, des interprétations biaisées, des usages tendancieux ? N’est-ce pas favoriser un nivellement des sources, sans tenir compte de leurs valeurs parfois très inégales ? Soupçon ancien mais guère informé. Dans l’entre-deux-guerres, Léon Robin affirmait déjà l’intérêt historique des distorsions et autres écarts dans l’histoire longue des œuvres : « la légende de la philosophie », expliquait-il, fait partie intégrante de son histoire. À la suite de Georges Benrekassa ou de Michel Foucault15, nous rappellerons ici que « les monstruosités de la critique » figurent à part entière au programme d’une histoire des arts de lire. De leur côté, et sans pour autant plaider la cause des lectures arbitraires ou erronées, Wellek et Warren signalaient combien l’historien gagne « à considérer une œuvre du point de vue d’une tierce époque, qui ne soit contemporaine ni de l’auteur ni de lui-même, ou encore d’examiner toute l’histoire de l’interprétation ou de la critique d’une œuvre donnée, histoire qui le guidera dans la découverte du sens total de l’œuvre en question16. »

7Reste bien sûr à éviter l’écueil de la pure et simple doxographie. Car au soupçon de relativisme s’ajoute parfois celui, pas toujours infondé, d’une forme de statisme. Le fait est que les études de réception ne déjouent pas toujours le piège de l’énumération, de l’érudition purement constative. « Il y a un danger réel, écrivait Yves Chevrel il y a trente-cinq ans, à voir les œuvres disparaître derrière l’amoncellement des opinions émises à leur sujet17 ! » L’avertissement n’est pas moins de rigueur aujourd’hui. S’il serait donc imprudent de minimiser ce risque, il ne serait pas moins inconséquent d’en conclure à l’inutilité, voire à l’illégitimité de toute enquête sur l’histoire de la mémoire, ses embranchements, ses avenues, ses impasses, ses sentiers perdus. Dans ses applications les plus stimulantes, l’étude des réceptions revêt la forme d’une telle histoire. En redéployant la palette des appropriations et des catégorisations d’une œuvre, elle met en lumière les soubassements des champs disciplinaires où la postérité a choisi d’inscrire cette œuvre. L’intérêt critique pour la littérature secondaire trouve une de ses justifications dans cette promesse d’une meilleure connaissance des arbitrages dont nos institutions, nos territoires disciplinaires, nos corpus et nos amnésies sont le résultat.

8À  cet égard, il paraît injuste de réduire cet intérêt à la simple complaisance narcissique d’un champ disciplinaire se réfugiant dans le musée des lectures (déviantes ou non), comme pour mieux différer le moment de produire à son tour de nouvelles lectures. « De toute façon, écrit ainsi Pierre Laforgue, quand une discipline se prend elle-même pour objet d’étude, ce n’est pas le meilleur signe de sa vitalité18. » L’exploration actuelle du massif cousinien par les historiens de la philosophie est-elle vraiment l’indice d’un étiolement ? Pourquoi ne pas l’envisager comme le signe d’une émancipation, certes tardive ? Ce volume sera l’occasion de répondre à de telles inquiétudes en attestant la fécondité d’une démarche réflexive attentive à la formation des traditions de lecture et des paradigmes critiques. L’histoire réflexive des disciplines recoupe en effet largement celle des réceptions, si l’on accepte d’élargir celle-ci à l’histoire des institutions normatives (palmarès notamment académiques, scolaires, universitaires) et des valeurs critiques en vigueur. Tel était déjà le programme de Roger Fayolle dans une série d’articles qui n’ont rien perdu de leur actualité19. L’histoire de la mémoire critique et celle de l’histoire littéraire ne constituent pas par hasard deux directions actuellement privilégiées des études de réception. Outre la mise au jour de quelques impensés disciplinaires dont la formulation pourrait aider à surmonter la crise de légitimité diagnostiquée par J.-M. Schaeffer, elles promettent en effet l’exhumation d’autres héritages possibles, d’autres façons possibles d’hériter.

9Le temps paraît ainsi venu de généraliser cette inversion du tropisme téléologique remarquée par Francesco Gregorio dans l’évolution récente des études sur l’Antiquité : « l’auxiliaire et le secondaire deviennent fondateurs20 ».