Raison historiographique, réceptions croisées et internationalisation de la recherche. L’histoire de la philosophie aux XVIIIe-XIXe siècles
1Dans leur appel à contribuer à ce dossier, Thierry Roger et Stéphane Zékian établissaient un diagnostic. Apparue durant les dernières décennies du xxe siècle parallèlement aux travaux de Hans-Robert Jauss, la mode des études de réception, attentives aux lecteurs et à la lecture des œuvres, présente deux tendances réflexives et d’historicisation des pratiques en sciences humaines et sociales : « l’objectivation des traditions historiographiques reçues », accompagnée d’un « intérêt critique pour la littérature secondaire ». Plutôt que de répondre directement à la question posée par Roger et Zékian – s’agit-il d’un « signe de vitalité » ou de l’« indice d’un essoufflement » ? –, j’emprunte une voie détournée. Faisant de l’objet une méthode, j’historiciserai ces processus d’historicisation réflexive. Ils peuvent en effet être inscrits dans une histoire longue, dont les prémisses se découvrent au xviie siècle et qui connaît une accélération autour de 1800. Dans cette optique, l’historicisation des pratiques savantes apparaît liée à l’invention de la modernité par les acteurs du nouveau champ disciplinaire et scientifique qui se forme au xviiie siècle. D’autre part, l’objectivation des traditions historiographiques reçues constitue l’une des opérations par lesquelles la recherche s’est internationalisée à l’âge moderne.
2Pour aborder par le biais de ces deux thèses la signification épistémique de l’historicisation des pratiques savantes, je prendrai pour exemple un savoir qui fut une propriété émergente du régime historiciste caractérisant la science moderne1 : l’histoire de la philosophie qui s’est institutionnalisée comme discipline universitaire en Allemagne au xviiie siècle et s’est implantée dans l’université française après 1800. Je présenterai d’abord quelques éléments emblématiques du passage de l’érudition des Lumières aux reconfigurations des savoirs par la temporalisation de leurs objets au xviiie siècle, puis par l’historicisation de leurs pratiques autour de 1800. Je m’attarderai alors sur la notion de tradition ou d’école de pensée. Envisagées dans leur dimension socioculturelle, les études de réception permettront ensuite d’appréhender un moment charnière de l’histoire des savoirs : l’internationalisation de la recherche qui a résulté des nationalismes scientifiques, un phénomène que j’illustrerai par l’exemple de la réception de la pensée de Victor Cousin au Royaume-Uni et aux USA durant la première moitié du xixe siècle.
3La réception sera donc envisagée d’une part comme une opération sur le passé, reconstruit pour être rejeté ou au contraire colonisé, d’autre part comme l’une des pratiques épistémiques dont ont résulté les traditions scientifiques nationales dans l’ordre synchronique des échanges internationaux modernes.
Les recensions
4À partir des premières Lumières, la réception de la littérature, en particulier scientifique, est devenue un mode de la sociabilité savante. Véritable engouement intellectuel, la lecture critique s’est dotée d’instruments spécifiques durant cet âge de savoir encyclopédique. Reinhard Wittmann a souligné que deux types de lectures nouveaux coexistaient et s’enrichissaient mutuellement dès le xviie siècle. À côté de la lecture cursive de textes appartenant à des genres littéraires destinés à l’espace public cultivé – une lecture qu’il décrit comme « moderne » –, il signale l’apparition d’une « lecture extensive, encyclopédique, polyhistorique » spécifique aux milieux intellectuels2. Les revues scientifiques sont le produit et l’organe de cette pratique érudite de la lecture. Le souci d’exhaustivité qui la motive favorise en effet des formes de travail collectives, dont les périodiques de recensions sont les vecteurs matériels.
5En 1655 est créé le Journal des sçavans, le premier périodique littéraire et scientifique européen. Il se donne pour objectif de recenser les principaux ouvrages qui paraissent dans la République des lettres. Son équivalent allemand, les Acta eruditorum, fondé en 1682 à Leipzig, paraît en latin3.Puis, le grand journal de recensions de l’Aufklärung, les Göttingische Zeitungen von gelehrten Sachen fondées en 1739 et publiées aujourd’hui sous le titre Göttingische Gelehrte Anzeigen, s’impose comme l’organe germanophone de la recherche. Il faut y être recensé, discuté, approuvé ou contesté pour faire carrière. En accusant réception des œuvres, les recenseurs créent et font circuler du capital symbolique dans un monde académique à l’économie de plus en plus libérale. À Berlin, l’éditeur Friedrich Nicolai fonde l’Allgemeine Deutsche Bibliothek en 1765, une entreprise florissante dédiée à la recension de tous les ouvrages paraissant en langue allemande. Les 255 volumes publiés durant les quarante années d’existence du périodique, jusqu’en 1806, livrent plus de 60'000 critiques, rédigées par 430 collaborateurs4. Une recension dans la ADB pouvait lancer ou freiner une carrière, jouer un rôle dans la course aux postes académiques5. Au xviiie siècle, les recensions avaient en règle générale plus d’un lecteur et leurs auteurs n’étaient pas forcément des acteurs intellectuels de second ordre. Les centres de savoir gagnaient en attractivité lorsqu’ils possédaient leur journal de recensions, à l’instar de la Allgemeine Literatur-Zeitung fondée à Iéna en 1785 et à laquelle ont notamment collaboré Goethe, Schiller, Kant, Fichte et Alexander von Humboldt. En Écosse, l’Edinburgh Review joue un rôle analogue. Créé en 1755, il paraît toujours, relancé en 1984 après une interruption en 1929. Le tirage des revues dédiées à la recension critique est par ailleurs significatif de l’intérêt qu’elles suscitent. Imprimé à 750 exemplaires en 1802, l’Edinburgh Review connaît un tirage de 13'500 unités en 18186.
L’histoire de la philosophie comme discipline universitaire
6En Allemagne, la recension, autrement dit la réception critique de la littérature savante, est l’un des principaux medias de la communication académique durant la seconde moitié du xviiie siècle. Or les universités situées sur le territoire qui forme le nord de l’Allemagne actuelle se réforment peu à peu, procédant à une systématisation du savoir qui produit et organise un ensemble de nouvelles disciplines ; dans les sciences de l’homme, l’ethnologie, l’histoire universelle, l’anthropologie, l’histoire de la littérature, la linguistique, l’économie politique et la géographie. À partir de 1750, Göttingen en est un exemple éclatant7.
7C’est dans ce contexte que l’histoire de la philosophie, née de l’érudition protestante un siècle plus tôt, s’installe à l’université8. À Göttingen, dans les années 1780, l’historien, philosophe et ethnologue Christoph Meiners professe cette discipline et fait imprimer ses cours. Son collègue philosophe, le kantien Johann Gottlieb Buhle, qui quittera Göttingen pour la jeune université de Moscou en 1804, publie lui aussi de célèbres manuels d’histoire de la philosophie. À Halle, la discipline est représentée par Johann August Eberhard, un adepte de la méthode pragmatique de Leibniz et Wolff, dont le cours d’histoire de la philosophie paraît en 1788. Dans la nébuleuse pragmatique lockéenne, Dietrich Tiedemann, formé à Göttingen, impose l’histoire de la philosophie à Marbourg, où lui succédera le kantien Wilhelm Gottlieb Tennemann, qui a auparavant exercé à Iéna. Ce dernier est l’auteur d’une histoire de la philosophie en onze volumes dont la première édition paraît entre 1798 et 1818, et dont l’abrégé, spécialement conçu pour l’enseignement, est promis à un succès européen, traduit en quatre langues9. Quant au manuel de Tiedemann, paru en six volumes entre 1791 et 1797, il est considéré par de nombreux contemporains comme le départ scientifique de la discipline10. En Bavière catholique, à l’université d’Ingolstadt, la discipline fait aussi une percée, grâce à Joseph Socher, un théologien catholique qui adopte une ligne kantienne en philosophie et dans son manuel d’histoire de la philosophie. Ces quelques noms, derrière lesquels se cache une importante production de manuels d’histoire de la philosophie, illustrent la vitalité d’une discipline nouvelle dans l’université germanophone. Une génération plus tard, à Berlin, Hegel enseigne régulièrement l’histoire de la philosophie.
De la temporalisation à l’historicisation
8Dans l’ordre de la politique du savoir, se démarquer de l’éclectisme protestant, à savoir des fondateurs de la discipline, constitue l’une des principales opérations qui caractérisent cette entreprise intellectuelle de nature universitaire, si on l’envisage dans son ensemble. Au début du xviiie siècle, les théologiens luthériens Johann Franz Budde, Christoph August Heummann et Johann Jacob Brucker avaient en effet développé une approche éclectique, c’est-à-dire philologique et de critique philosophique, pour organiser les matériaux épars hérités de diverses traditions, dont les doxographies (les vies, œuvres et opinions des philosophes). L’histoire de la philosophie – illustrée par l’Historia critica philosophiae publiée par Brucker entre 1742 et 1744 – était née de ce souci de cohérence et de critique de la tradition. Tandis que les doxographies des siècles précédents, à l’exception de Bayle souvent loué pour son esprit critique, semblaient présenter un marché d’opinions philosophiques juxtaposées sans logique et sans appréciation critique, l’historiographie éclectique allemande se proposait de narrer l’histoire unitaire de la rationalité philosophique, son développement et ses errances à travers l’histoire de l’humanité. En temporalisant la philosophie et en jugeant ses diverses phases de développement, elle lui conférait une unité objective et une consistance conceptuelle. Cette opération permettait aussi de se distancer d’un passé « sauvage » et catholique, aboli par la réforme protestante et les Lumières (l’Aufklärung).
9Avec l’entrée de l’histoire de la philosophie à l’université, sur une scène intellectuelle où la formation des disciplines modernes s’accompagne d’un fort jeu de concurrences et d’échanges interdisciplinaires et où la valeur se mesure en termes de scientificité (Wissenschaftlichkeit), un second décrochage s’observe, l’historicisation d’un savoir en crise, dont on entend réformer la méthode et définir strictement les frontières disciplinaires et l’objet. Contre l’érudition polymorphe des prédécesseurs, en particulier de Brucker, les philosophes universitaires affirment la scientificité de l’histoire de la philosophie, qui doit être sélective et se démarquer ainsi de l’histoire des savoirs (l’historia literaria), trop généraliste. Particulièrement notable dans les mouvances kantiennes, ce mouvement de spécialisation et de professionnalisation repose ainsi sur une objectivation de la tradition disciplinaire. Autour de 1800, l’histoire de la philosophie connaît un tournant historiographique. Les praticiens de la discipline ne peuvent s’y engager sans procéder à l’examen critique de leur propre tradition intellectuelle et des pratiques savantes héritées. Cette conscience méthodologique exacerbée, qui accuse réception des travaux antérieurs et de l’histoire disciplinaire, loin d’être le symptôme d’une sclérose ou d’un essoufflement, peut être interprétée comme l’acte de refondation d’un savoir sur de nouvelles bases scientifiques.
La critique de la raison historiographique
10L’introduction à l’histoire de la philosophie du kantien Wilhelm Gottlieb Tennemann consiste en une vaste mise au point sur l’état de la discipline. Elle comporte deux parties intitulées « théorie » et « méthodologie ». Tennemann y traite du concept d’histoire des sciences, définissant l’« histoire d’une science » comme « la présentation des efforts entrepris en direction d’une science d’une part, de la formation de cette dernière, résultant de ces efforts, d’autre part11 ». Ainsi, l’histoire d’une science doit porter à la fois sur des opérations épistémiques et sur des résultats disciplinaires.
11Dans sa tentative pour établir les fondements de l’histoire de la philosophie envisagée comme science, Tennemann se distancie de l’historiographie éclectique, en particulier de l’entreprise de Brucker qui, dépourvue de principe a priori, collecte à l’aveugle tout ce qui a pu être considéré comme de la philosophie un jour et quelque part dans le monde. Il délimite strictement le champ de l’histoire de la philosophie, dont il réduit le périmètre à l’Europe à partir du vie siècle av. J.-C., et il mentionne des prédécesseurs sur cette voie scientifique, en particulier deux représentants de l’historiographie universitaire, Tiedemann et Buhle. Enfin, dans une section intitulée « Histoire et littérature de l’histoire de la philosophie » (Geschichte und Litteratur der Geschichte der Philosophie)12, il introduit le concept d’histoire de l’histoire de la philosophie, marquant ainsi le tournant réflexif nécessaire à la refondation de la discipline. Lorsqu’il établit, sur quatorze pages, la liste de toutes les histoires générales de la philosophie parues jusqu’à lui, le professeur Tennemann ne poursuit pas des buts archivistiques. Il accuse réception de l’histoire disciplinaire pour s’en démarquer à la manière kantienne : dépourvue de méthode, c’est-à-dire d’une critique de ses propres conditions de possibilité, l’histoire de la philosophie n’a à ce jour pas contribué au progrès des sciences ; érudite et désordonnée, elle n’a su que divertir et instruire.
12Une génération plus tard, le néokantien et anti-hégélien Jakob Friedrich Fries, professeur à Iéna après avoir échoué, contre Hegel, à la succession de Fichte à Berlin, fait la théorie de l’histoire de l’histoire de la philosophie. Il s’oppose non seulement à la philosophie de l’histoire de Hegel, mais aussi aux vues d’un autre courant réflexif en sciences humaines, l’école historique berlinoise représentée par Friedrich Schleiermacher et, en histoire de la philosophie proprement dite, par Heinrich Ritter13. Contre l’historicisme berlinois, Fries affirme lui-aussi la nécessité de principes a priori qui orientent le travail de l’historien, lui permettant de poser les bonnes questions à la tradition reçue. Ces questions sont des problèmes atemporels auxquels les philosophies historiques dignes de ce nom se sont confrontées.
13Une conscience nouvelle s’affirme ainsi dans l’historiographie néokantienne, celle d’être non seulement un moment décisif de l’histoire de la philosophie, mais aussi de l’histoire de l’histoire de la philosophie. Qualifiant cette discipline réflexive de science, Fries affirme que « la narration de l’histoire de la philosophie, en tant que science, a elle-aussi sa propre histoire et des étapes nécessaires dans sa formation14. » La rationalité historiographique néokantienne signifie l’avènement de la véritable histoire de la philosophie, conforme aux principes de la raison et découverte au terme de longues errances. En historiographie philosophique, une épistémologie scientifique métadiscursive, qui fonde la légitimité de la discipline, se superpose à la méthodologie qui décrit ou prescrit la bonne pratique. Cette critique de la raison historiographique a pour contenu empirique la reconstruction et l’évaluation de l’histoire de la discipline, à laquelle Tennemann et Fries consacrent leur préface.
Une philosophie de l’histoire de la philosophie
14Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’historiographie philosophique de tendance positiviste accentue cette exigence de scientificité. George Henry Lewes en Angleterre, Bernard Bolzano puis Franz Brentano en Autriche représentent exemplairement, en histoire de la philosophie, la nouvelle quête d’objectivité caractéristique de la seconde moitié du xixe siècle15. La subjectivité, que l’historicisme du début du siècle avait historicisée, représente désormais un danger. Le self du philosophe doit dès lors être le lieu d’une discrimination, d’une purification qui permet de retrouver en soi la rationalité universelle et la loi de son développement par exclusion des éléments subjectifs. Brentano énonce la règle générale de cette hygiène scientifique : « Nous devons autant que possible éviter ce qui nous est propre subjectivement, mais nous devons toujours et encore nous aider de l’universellement humain en nous16. »
15Or les positivistes intègrent la critique des philosophies du passé à l’examen des philosophies actuelles et de la subjectivité personnelle. La tradition reçue fait partie du self scientifique, individuel et collectif. Comme discipline, l’histoire de la philosophie présente un terrain adéquat pour mettre à l’épreuve les constructions de l’esprit humain et en découvrir les lois de fonctionnement, autrement dit le développement. Encore faut-il la reconstruire de manière logique, en repérant dans l’histoire des systèmes leurs principes de succession causale. Brentano énonce une loi17. La succession récurrente de quatre phases permet d’identifier des séquences dans le continu de l’histoire de la philosophie. La première phase, de progrès, est caractérisée par sa nature théorique ; la philosophie y découvre des lois causales qui expliquent des phénomènes objectifs. Elle est suivie par trois phases de déclin. À la théorie succède une réorientation pratique de la philosophie (avec la domination de l’éthique et de la philosophie politique), qui produit, troisièmement, des mouvements sceptiques. Les insuffisances du scepticisme engendrent enfin une réaction de nature mystique (ou spiritualiste), dernier stade de la dégénérescence. Cette succession causale, à laquelle Brentano reconnaît la même fiabilité qu’aux lois de la physique, permet de découper et reconstruire les processus historiques en leur conférant une objectivité scientifique. L’exigence de réflexivité et d’analyse, qui s’accentue durant la deuxième moitié du xixe siècle, produit ainsi un métadiscours historiographique.
16La transformation de l’histoire de la philosophie en discours régulateur, qui découvre des lois, donne naissance à une justification épistémologique à laquelle Brentano confère un statut à part, quasi disciplinaire. Il neutralise la philosophie de l’histoire de Hegel en la replaçant dans le contexte plus englobant d’une « philosophie de l’histoire de la philosophie », qui « recherche les raisons universelles, les lois des phénomènes18 ». Laurent Cesalli a décrit la philosophie brentanienne comme un « methodological turn »19. Orientée sur les sciences naturelles pour se départir des erreurs hégéliennes et postkantiennes, elle assume sa tradition disciplinaire de manière scientifique, c’est-à-dire métahistorique. Cesalli souligne que « contrairement à l’histoire de la philosophie, la philosophie de l’histoire de la philosophie est une partie de la philosophie et, par là même, une science20 », dans l’optique brentanienne.
17De l’érudition des Lumières, caractérisée par son intérêt critique pour la littérature secondaire, à l’objectivation des traditions historiographiques qui forme, au xixe siècle, le socle méthodologique d’une discipline universitaire nouvelle, l’histoire de la philosophie, vouée par définition à la réception, illustre le potentiel novateur de la rétrospection et de l’historicisation. De manière plus générale, ces opérations sont constitutives des sciences humaines et sociales depuis leur institutionnalisation autour de 1800. Dans le champ de la philosophie, les mouvances kantiennes et positivistes n’en constituent que deux cas exemplaires. Elles font concurrence à l’École historique allemande, à l’hégélianisme et, en France, à l’éclectisme cousinien, qui présentent des tendances certes très différentes, mais analogues cependant par leur nature fortement historiographique.
École de pensée et philosophie nationale
18Le gain en réflexivité produit par la raison historiographique moderne a contribué à créer des écoles de pensée au sein des diverses traditions universitaires qui se sont définies par la critique de leurs histoires disciplinaires respectives21. Une école de pensée peut consister en un cercle social identifiable. À partir de son accession à l’ancienne chaire de Fichte à Berlin, en 1819, Hegel s’entoure d’adeptes de sa philosophie. En France, dès les années 1830, une nébuleuse de philosophes et d’historiens s’agrège autour de la figure de Victor Cousin, qui domine la discipline dans les ordres intellectuel et politique. La méthode cousinienne, qualifiée un temps d’éclectisme et qui place l’histoire de la philosophie au centre des sciences humaines, s’impose dans le champ de la philosophie universitaire parisienne dès le cours d’histoire de la philosophie de 1828. D’autre part, Cousin occupe successivement les fonctions de président du Conseil de l’université, président du jury d’agrégation, directeur de l’École normale et ministre de l’instruction publique. Il contrôle le champ dans l’ordre sociopolitique aussi. Au milieu du xixe siècle, il exerce une force centripète au sein du réseau des intellectuels qui aspirent à faire carrière à l’université ou à la bibliothèque royale.
19Mais une école de pensée peut aussi désigner une communauté plus vaste et, de ce fait, « imaginée » au sens donné à ce terme par Benedict Anderson : elle existe dans l’esprit de ses membres même si ceux-ci ne se connaissent pas22. Au xixe siècle, dans le mouvement d’exacerbation des nationalismes qui procède, entre autres, des guerres napoléoniennes, les dispositifs scientifiques et culturels sont inclus à l’agenda politique des États européens, contribuant à former la « personnalité intellectuelle d’une nation23 », selon les mots de Pierre Bourdieu. Dans le champ scientifique, le critère national se combine alors avec celui de la discipline et l’on commence à parler de médecine française, de chimie allemande ou de technologie américaine24. Au sein de la philosophie, les options méthodologiques sont à leur tour nationalisées : l’empirisme est anglais, l’idéalisme allemand, la philosophie du sens commun écossaise. Quant à la France, cas intéressant entre tous, sa philosophie nationale est celle d’un homme, Victor Cousin, et de son école. Vue d’Allemagne, la philosophie universitaire française se résume à l’éclectisme de Cousin. En 1848, l’historien allemand Ludwig Hahn l’affirme sans détour25. Le même constat se rencontre de l’autre côté de l’Atlantique – nous le verrons bientôt.
20Les écoles de pensée ne résultent pas d’opérations mécaniques, mais sont au contraire les produits de réceptions et de réélaborations actives de la tradition, comme l’a souligné Christophe Prochasson pour le cas de la littérature26. Au cours de processus de réception créatrice, les définitions, par exemple de la pensée allemande comme spéculative, s’auréolent de traits plus vagues qui soulignent des caractères moraux ou portent des jugements de valeur. La pensée française est souvent blâmée par ses critiques pour son manque d’originalité. Depuis Descartes, elle n’aurait rien produit de proprement national, sinon des personnalités charismatiques. Dans la recension du cours d’histoire de la philosophie de Cousin qu’il publie en 1829 dans l’Edinburgh Review, Sir William Hamilton commence par dire son admiration pour la figure flamboyante du professeur, puis il rabaisse la philosophie française, un système d’importation caduc, qui puise à plusieurs traditions étrangères et s’en trouve donc dépourvu de caractère national depuis le xviie siècle27.
21Jakob Friedrich Fries, que nous avons rencontré en adversaire de Hegel et de l’École historique berlinoise, est aussi un critique décidé de la pensée française. En 1837, il se perçoit comme un représentant du meilleur esprit germanique, de la rationalité kantienne, lorsqu’il diagnostique dans leur langue la cause de la rigidité mentale et de la superficialité des Français. Le français exercerait un despotisme linguistique (Sprachdespotismus) sur la pensée et ferait ainsi obstacle à la libre réflexion ou « pensée par soi-même » (Selbstdenken). Associant étroitement la langue et la philosophie, Fries prétend que la syntaxe française, caractérisée par son inflexibilité, a inhibé l’éclosion de conceptions originales au sein de cette tradition28. Comme le montrent les exemples de Hamilton et Fries, la personnalité intellectuelle d’une nation se forme aussi sous le regard d’intellectuels qui se représentent comme des membres d’une autre tradition nationale, dans un jeu de réceptions réciproques.
22Le second grief qui s’attache durablement à la pensée française fait mention d’une passion rhétorique dommageable à la rigueur scientifique. Il se rencontre fréquemment, en pays germaniques, en Angleterre et en Écosse. J’y reviendrai. Pour l’instant, ce trait de caractère attribué à la personnalité intellectuelle française me permet d’illustrer un troisième aspect du faire tradition, ses effets en retour. La critique d’une école de pensée nationale par des membres d’autres communautés imaginées peut en effet être à son tour reçue au sein de la tradition stigmatisée, par ses opposants internes. Critique de la tradition française (par ricochet du cousinisme) et admirateur de la science allemande, Ernest Renan souligne la supériorité de l’érudition allemande sur la pensée française, toute rhétorique29. Depuis Madame de Staël, on n’avait guère observé telle germanophilie, sinon chez le Michelet historien de la Réforme et adversaire du cousinisme30. En historien des religions, Renan décrit une occasion manquée lors de la révocation de l’Édit de Nantes. La France aurait pu prendre le leadership intellectuel sur l’Europe un siècle avant l’Allemagne, si elle avait su faire une place à la pensée critique protestante : « La France protestante était en train de faire, dans la première moitié du xviie siècle, ce que l’Allemagne protestante fit dans la seconde moitié du xviiie siècle31. » Cependant, en provoquant l’exil des Huguenots, la France aurait choisi « l’esprit littéraire » et aurait ainsi imprimé à sa recherche une tournure « frivole ». En 1868, Renan regarde vers l’Allemagne scientifique dont j’ai parlé dans les sections précédentes. Observée de l’étranger, celle-ci se voit ainsi conférer une unité intellectuelle, alors qu’en interne, elle organise un réseau d’écoles concurrentes.
Nationalismes scientifiques et internationalisation de la recherche
23Ces réceptions synchroniques et entrecroisées de traditions nationales sont les opérations dont résultent à la fois les nationalismes scientifiques et l’internationalisation du champ de la recherche. Comme l’a souligné Johan Heilbron, « l’espace international se construit historiquement à partir des structures nationales, et il peut avoir pour effet aussi bien de renforcer les spécificités nationales que de dénationaliser les pratiques de recherche32 ». Pour les sciences humaines et sociales, les études de transferts culturels33 et l’histoire croisée34 ont surtout mis en évidence les interactions franco-allemandes qui contribuèrent, à partir de 1800, à la formation du champ disciplinaire européen. Depuis la fin du xxe siècle, l’histoire des savoirs a en outre envisagé les connexions et circulations scientifiques qu’elle reconstruit à l’échelle globale de la planète35. Celle-ci paraît pertinente depuis le xvie siècle au moins, lorsque des savants, à commencer par les Jésuites, se mirent à parcourir le monde36. L’Europe et ses nations ont ainsi été inscrites dans un référentiel global qui, de l’Asie aux Amériques, n’a cessé de refaçonner leurs identités37.
24L’étude des échanges scientifiques internationaux permet en outre d’observer une accélération dans le processus de mondialisation du savoir à l’orée du xixe siècle. Le cas des États-Unis d’Amérique, qui ne faisaient pas encore partie de l’« Occident », comme l’ont souligné Kapil Raj et H. Otto Sibum38, est particulièrement intéressant. Le titre de la revue fondée en 1829 pour mettre en relation les idées françaises avec le continent américain exprime sans détour la différence perçue du côté européen : Revue des deux mondes. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste Nathan Hale crée The North American Review à Boston, en 1815, dans le but de promouvoir une culture proprement américaine. La revue s’engage à recenser les ouvrages portant sur l’histoire de l’Amérique du Nord. Dans le jeu des réceptions réciproques, s’affirment ainsi des traditions scientifiques nationales, mais aussi plus diffuses et vastes, pour ainsi dire subcontinentales. Dès le début du siècle, les historiographies philosophiques française, allemande et britannique formulent, en interaction, l’idée d’une Europe terreau naturel de la philosophie et de la pensée rationnelle39.
25Au xixe siècle, à l’instar de certains créateurs de revues, les instigateurs de synergies internationales sont parfois des acteurs intellectuels qui agissent sans ancrage institutionnel fort. En cours de formation, l’espace de la recherche internationale est un terrain propice encore pour les entreprises individuelles, en marge des circuits professionnels. Le Système d’échange international scientifique, littéraire et agricole créé par le ventriloque et mime français Alexandre Vattemare en est un exemple probant. Après avoir séjourné en France, à Berlin et en Angleterre, Vattemare s’établit en Amérique du Nord dans les années 1830. Il investit ses forces dans la création d’un réseau international de diffusion du savoir40. Partant du constat que les bibliothèques et les musées conservent souvent des livres, des pièces de monnaie, des illustrations, des cartes, des fossiles et des échantillons botaniques ou zoologiques en deux exemplaires, il se propose d’en organiser les échanges. La France et les États-Unis sont les deux principaux pôles de son réseau, qui s’étend cependant jusqu’en Turquie et en Iran.
26En 1855, dans un rapport lu devant l’Académie des sciences morales et politiques, François Guizot présente une demande de patronage reçue de Vattemare. Elle est accueillie tièdement par les membres présents, dont Victor Cousin. Guizot souligne pourtant l’ampleur d’une entreprise portée par l’enthousiasme d’un homme. À l’initiative de Vattemare, plus de 100 000 volumes américains ont été importés en France et plus de 70 000 livres français envoyés aux États-Unis. L’ancien ministre souligne « un grand mouvement intellectuel » américain, surtout dans la philosophie sociale et de l’éducation, et en histoire nationale. Pour recommander la requête de Vattemare, il observe en outre une « bienveillance naturelle » entre la France et les États-Unis41. L’accueil favorable fait à la philosophie de Cousin aux USA en est une illustration. Depuis la guerre d’indépendance, la rivalité entre le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique a positionné la France en arbitre dans l’ordre intellectuel aussi.
Victor Cousin sur la scène européenne
27Pour clore cette enquête avec un exemple, j’aborderai donc la réception internationale de Victor Cousin, d’abord la manière dont il s’est positionné sur la scène de la philosophie européenne, puis sa réception aux États-Unis d’Amérique, où la philosophie s’institutionnalisait en adoptant des formes inédites en Europe. Delphine Antoine-Mahut a reconstruit les procédures théoriques et les doctrines philosophiques que Cousin a élaborées dans le but d’établir sa philosophie comme la seule alternative viable sur la scène française, congédiant Maine de Biran et Jospeh-Marie Degérando dans le passé de la discipline42. Elle a montré que la philosophie de Cousin se construit contre les traditions françaises antérieures et les rivaux nationaux les plus immédiats, plutôt que d’assembler des éléments hétéroclites puisés à des systèmes étrangers, selon le reproche qui sera formulé, de manière récurrente, par ses critiques français et étrangers. Je signalerai quant à moi les opérations intellectuelles qui, dans l’ordre socioculturel, ont accompagné et structuré cette entreprise doctrinale.
28Pour dominer le débat français, Cousin consacre une partie importante de ses activités de recherche à la réception des travaux d’autrui43. Dans les revues les plus en vogue, il publie par exemple des examens des cours de philosophie de Laromiguière et de Jean-François Thurot, ainsi qu’une recension de l’histoire de la philosophie de Joseph-Marie Degérando, qui en souligne les limites44. Pour occuper le champ universitaire parisien, Cousin perçoit en outre la nécessité de se donner une stature internationale. Il reçoit et critique en particulier deux philosophies, l’une attachée à une figure singulière, Kant, l’autre à une doctrine nationale, la philosophie du sens commun écossaise.
29À partir de 1827, il publie, dans Le Globe et la Revue des deux mondes, des souvenirs de voyages en Allemagne effectués entre 1817 et 1825. Il y narre ses rencontres avec de grandes figures de la scène intellectuelle germanique, entre autres Friedrich Schlegel, l’historien de la philosophie Tennemann, Hegel, Schelling, Schleiermacher et Goethe45. Surtout, il s’engage dans une vaste entreprise de réception de la philosophie allemande. De 1817 à 1866, presque chaque année, Cousin donne des études critiques et des recensions au Journal des Savans, à la Revue des deux mondes ou encore aux Archives philosophiques, politiques et littéraires. Dans cette dernière revue, il publie des recensions de l’histoire de la philosophie de Johann Gottlieb Buhle (1, 1817, p. 39-52 et 200-212). Toujours dans le champ de l’histoire de la philosophie, il traduit (ou fait traduire) l’abrégé de Tennemann, qu’il pourvoit d’une vaste introduction appartenant au genre de l’histoire de l’historiographie philosophique46. Dans l’ordre proprement philosophique, il assortit d’articles de revue ses cours d’histoire de la philosophie moderne, dont il orchestre les nombreuses rééditions. En 1818 déjà, il recense le manuel de Gottlieb Wilhelm Gerlach, qu’il accuse de plagier Kant sous couvert de le critiquer (Journal des Savans, mars et avril 1818, p. 150-156, p. 224-228). Au sommet de sa carrière politique, il présente la philosophie de Kant dans la Revue des deux mondes (21, 1840, p. 382-414). En 1842, puis en 1867, il lit des mémoires sur la philosophie de la connaissance et la métaphysique kantiennes à l’Académie des sciences morales et politiques. En 1844 paraissent ses Leçons sur la philosophie de Kant.
30La réception et l’usage cousiniens de la philosophie allemande ne manquent pas d’attirer l’attention de l’autre côté du Rhin. En 1834, le schellingien Hubert Beckers traduit la préface de la deuxième édition des Fragments philosophiques (1833) sous le titre révélateur de Über französische und deutsche Philosophie (Stuttgart-Tübingen, Gotta). Le texte est précédé d’un jugement de Schelling (p. iii-xxviii), qui sera à son tour traduit en français47. Schelling y décrit la philosophie de Cousin comme une sortie de l’empirisme des Lumières (du sensualisme de Condillac) en direction d’un rationalisme modéré. En s’opposant de front à la nouvelle philosophie allemande idéaliste (p. xi), Cousin n’aurait guère dépassé le stade de la philosophie scolaire, autrement dit de la scolastique prékantienne, qui juxtaposait une psychologie (ou analyse des actes mentaux du sujet) et une métaphysique (ou ontologie) sans pouvoir les réunir en une seule science (p. x-xi). Schelling traduit dans le langage philosophique et le contexte social allemands les entreprises que Cousin a conçues sur un terrain franco-français48. Joseph Willm, inspecteur de l’Académie de Strasbourg, perçoit bien la dimension nationale et les motivations nationalistes de ces réceptions croisées. Il fait précéder sa traduction française du Jugement de M. de Schelling sur la philosophie de M. Cousin d’un Essai sur la nationalité des philosophies, dans lequel il commence par constater que « M. de Schelling juge moins la doctrine de M. Cousin du point de vue de son propre système que du point de vue allemand ; […] c’est l’état de la pensée en France examiné en présence de la pensée de l’Allemagne49. »
31Sur un deuxième front d’échanges bilatéraux, Cousin procède avec la philosophie écossaise comme avec celle de Kant : il se présente en passeur ou traducteur d’une tradition étrangère50, dont il se distancie du même coup. Selon lui, la philosophie écossaise est bonne en ce qu’elle rétablit, par le bon sens, les notions critiquées par l’empirisme de Locke et le scepticisme de Hume, exemplairement l’idée de causalité. Mais, trop frileuse, elle s’est arrêtée devant la question de l’origine des connaissances. La première trace de réception date de 1817, lorsque Cousin analyse les Outlines of Moral Philosophy de Dugald Stewart dans le Journal des Savans (janvier, p. 3-12, juin, p. 334-342, juillet, p. 413-418, août, p. 485-493). Jusqu’en 1846, il fera paraître des études critiques, notamment sur Hutcheson et Adam Smith, dans le Journal des Savans et les Comptes rendus des séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques.
32La réciprocité s’établit en 1829, lorsque William Hamilton recense le cours de philosophie de Cousin dans l’Edinburgh Review51. Après avoir ironiquement admiré l’éloquence toute française de son collègue d’outre-Manche, il établit un catalogue de griefs qui sera inlassablement repris dans divers contextes anglo-saxons. Premièrement, la raison cousinienne est impersonnelle, absolue et divine, car la conception d’une vérité de raison résulte, selon Cousin, d’un acte intellectuel dégagé des conditions contingentes de la conscience individuelle. Ainsi, dans son système, seule la volonté peut constituer la personnalité individuelle. Deuxièmement, la nature divine serait l’objet d’une saisie rationnelle, l’absolu étant précisément l’une des notions primitives constitutives de la raison. Enfin, malgré ses dénégations, Cousin aurait nié la création ex nihilo en rationalisant le divin, présupposant que la nature procède nécessairement de la raison divine. Sa philosophie couvrirait de fait un panthéisme. En 1834 Hamilton, avec qui Cousin entretient désormais une correspondance nourrie, complète le tableau. Dans une recension du Cours d’histoire de la philosophie de Cousin, il conteste sa lecture de Locke, réductrice et, en cela, typique des « critiques continentaux »52.
33Les réceptions croisées permettent ainsi aux acteurs intellectuels de définir des écoles de pensée par la critique de traditions situées dans d’autres contextes nationaux, mais traduites dans le langage philosophique de la nation réceptrice. En 1846, dans un papier généraliste sur la philosophie écossaise, Cousin souligne d’ailleurs l’ancrage social de toute philosophie : « En effet, si la philosophie d’une époque et d’un pays réagit puissamment sur les mœurs et sur le caractère de ce pays et de cette époque, il n’est pas moins certain qu’ordinairement elle les suit, et qu’elle est ce que la fait être la société où elle prend naissance53. » Associée au style oratoire du professeur, cette conscience sociologique va qualifier Cousin comme un interlocuteur privilégié de certains mouvements philosophiques américains.
Victor Cousin aux USA : une French Theory au XIXe siècle
34Les principales œuvres de Cousin sont traduites en anglais entre 1832 et 1860. Cette entreprise s’inscrit dans le contexte américain, en particulier la Nouvelle-Angleterre, où le professeur français acquiert la stature de philosophe d’une nation. Au cœur du xixe siècle, il représente une ‘French theory’ jugée compatible avec l’esprit américain54.
35Or Cousin est un acteur actif de sa propre réception. Il correspond avec certains de ses traducteurs, notamment le professeur de philosophie de New York Caleb S. Henry, le penseur transcendantaliste George Ripley et le médecin Orlando Williams Wright. En outre, il se rapproche d’autres acteurs majeurs de la scène intellectuelle américaine, comme l’historien des États-Unis George Bancroft et Orestes Brownson, une figure centrale du transcendantalisme55. Signe annonciateur d’un rapide succès, une critique des Œuvres de Platon, des Fragmens philosophiques, du Cours de philosophie et des Nouveaux Fragmens philosophiques paraît avant même que ces textes ne soient disponibles en traduction, dans la livraison de juillet 1829 du The North American Review56.
36Sans tarder, les camps se forment autour de la réception de ce philosophe français. Il a ses opposants, qui réemploient la critique de Hamilton, et des défenseurs qui se recrutent dans la mouvance transcendantaliste57, à l’instar de Henning Gottfried Lindberg, un adepte de la pensée de Swedenborg, qui livre la première traduction anglaise d’un texte philosophique de Cousin58. La stratégie consiste à affirmer une parenté intellectuelle entre les esprits français et américain, pour mettre hors-jeu la rivale britannique : « For if contiguity can be predicated of the spirit of different nations […] the French nation may, in the first sense of the word, be said to be nearer neighbors to the inhabitants of America, than to those of Great Britain […]59. » Dans la même veine, George Ripley loue une pensée moins compliquée que la spéculation allemande mais plus spirituelle que la logique écossaise, accessible à chacun, proche des « convictions instinctives » et donc compatible avec l’esprit de la nation américaine60. Admis au panthéon américain des philosophes européens modernes, Cousin se fraie une place dans les programmes d’enseignement. En 1834, les traductions de Lindberg et Henry61 sont adoptées comme manuels par les États de Massachusetts et de New Jersey. Sur un autre front, moins uni, la pensée cousinienne jouit d’une réception positive au sein de mouvements philosophiques caractérisés par leur orientation sociale, comme la philosophie de l’éducation de l’hégélien américain William Torrey Harris62.
37Par ailleurs, la réception de Cousin outre-Atlantique suscite des interrogations dans l’historiographie philosophique américaine, où s’observe un mouvement de critique de la raison historiographique analogue à celui que j’ai présenté pour l’Europe autour de 1800. En 1842, dans une histoire de la philosophie allemande parue à Hartford (Connecticut), le théologien et historien de l’Église James Murdock consacre quelques pages aux conditions de l’acclimatation de la pensée populaire et « non scientifique » de Cousin dans le terreau du transcendantalisme63. Les écrits de Cousin – « this Gallo-Germanic philosophy »64 – ont, selon lui, fonctionné comme des passeurs de la philosophie allemande, en particulier de Schelling, auprès de transcendantalistes plus doués pour le pastorat des âmes que pour la pensée abstraite. La légèreté cousinienne, de style et de raisonnement, est l’ingrédient, français par excellence, qui a assuré le succès de sa philosophie outre-Atlantique. Établissant un lien direct entre le transcendantalisme et l’éclectisme français, Murdock présente Emerson, Brownson et Theodore Parker en lecteurs de Cousin : « So far as I can judge, they have merely taken up the philosophy of Victor Cousin […]. They address us, as if we all read and understood their favorite Cousin, and were not ignorant of the speculations of the German pantheists65. »
38La réception américaine de Cousin tisse ainsi les fils de débats religieux et d’orientations sociales propres aux États-Unis66 sur le canevas international des relations entre Royaume-Uni, France, Allemagne et États-Unis. Les amis américains de Cousin rapprochent la pensée française, médiatrice de la philosophie allemande, du prétendu esprit de leur nation, pour accentuer une différence par rapport à l’Angleterre et à l’Écosse. À cet égard, la critique de Sir William Hamilton s’est révélée providentielle.
Conclusion
39Au xviiie siècle, alors que les institutions académiques européennes se réformaient, à commencer par l’université allemande, la temporalisation a contribué à organiser les objets de connaissance. Situer les savoirs sur la ligne du temps, associer leurs résultats à des moments historiques pour les mettre à distance de l’observateur, furent des opérations constitutives de l’approche critique des Lumières. L’histoire de la philosophie est apparue dans ce contexte, en se démarquant des doxographies du xviie siècle, qui présentaient des juxtapositions de doctrines atemporelles. Les philosophes des Lumières ont en effet envisagé les systèmes philosophiques comme des manifestations historiques de la rationalité humaine. Les philosophies antérieures formaient le passé de la discipline, à la fois aboli par sa refondation moderne et présent comme matière sur laquelle s’opérait cette refondation critique. En un deuxième temps, les sciences sociales et humaines connurent un tournant historiographique. Dans ses formes et ses pratiques, ce décrochage métadiscursif avait certes été préparé de longue date – dès le xviie siècle – par la mode de la recension critique. Autour de 1800, l’histoire de la discipline, ses pratiques et ses méthodes, furent cependant elles-mêmes objectivées sous le regard historiographique. Dans le champ de la philosophie, l’histoire de l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire de la philosophie se sont profilées comme des sous-disciplines à caractère scientifique. L’objectivation des traditions historiographiques fut ainsi l’une des principales opérations épistémiques par lesquelles les disciplines modernes se sont définies.
40Au xixe siècle, les nationalismes scientifiques ont en outre produit une intensification des confrontations et des entrecroisements entre traditions ou écoles de pensée sur l’axe synchronique des échanges internationaux. Dans un jeu de lectures critiques, d’importations créatives ou de rejets protectionnistes, des écoles se sont formées en identifiant ou reconnaissant d’autres traditions. Dès le xvie siècle67, mais de manière exponentielle au xixe siècle, les institutions savantes se sont modifiées en interagissant souvent d’un continent à l’autre, et les savoirs ont circulé à l’échelle du globe, illustrée ici par les États-Unis d’Amérique. Les identités scientifiques collectives qui résultaient de ces échanges furent souvent associées à une « communauté imaginée », géopolitique ou culturelle, tantôt dotée d’un caractère national, tantôt affiliée à une tradition supranationale (européenne, américaine, arabe ou indienne68). La rationalité historiographique qui caractérise encore aujourd’hui la recherche, loin d’en être une excroissance, en a constitué l’un des ressorts internes les plus puissants.