Colloques en ligne

Ursula Bähler

Bouteille à la mer. Cinq leçons à partir de l’histoire de la philologie romane

Qu’importe oubli, morsure, injustice insensée,
Glaces et tourbillons de notre traversée ?
Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur.
(Alfred de Vigny, « La bouteille à la mer »)

1Depuis quelques années, les sciences humaines et, parmi celles-ci, les disciplines littéraires plus que d’autres se voient exposées à une pression de légitimation grandissante de la part de la société et des acteurs politiques, mais aussi, de manière toujours plus nette, de la part des autorités universitaires elles-mêmes. À l’occasion du Dies Academicus de l’université de Hambourg en avril 2015, Hans Ulrich Gumbrecht, connu pour ses prises de position nettes et souvent provocatrices, lança son discours par la question décisive : « Imaginez-vous qu’il n’y ait plus de sciences humaines, à qui manqueraient-elles (en dehors de ses représentants eux-mêmes)1 ? ».

2On peut alléguer, et on l’a fait, des raisons de nature très différente pour expliquer la perte de prestige grandissante des sciences humaines au cours des dernières décennies. Il y a, tout d’abord, une prépondérance croissante de la pensée économique néo-libérale, qui, peu à peu, a imposé dans tous les domaines non seulement des critères de rentabilité, d’efficacité et de quantification étrangers à la nature même de la plupart des disciplines dites (pour cette raison même) humaines, mais aussi un langage formateur dont la notion de credit point est l’emblème dans le discours administratif universitaire et dont il importera d’étudier les conséquences à long terme sur le libre développement de la pensée critique. Il est indéniable, d’autre part, qu’un certain épuisement conceptuel se montre dans les sciences humaines elles-mêmes. Les multiples turns qu’on a vus se succéder, depuis le linguistic turn à l’animal turn, en passant par l’iconic turn, l’ethical turn et bien d’autres encore, semblent avoir produit un vertige bien plus qu’une véritable orientation. S’y ajoutent les séquelles du mouvement déconstructiviste : projet intellectuel solide et stimulant à ses débuts, celui-ci a fini par un déferlement épigonal qui a contribué à discréditer nos disciplines aux yeux d’un public plus large, qui n’en a souvent retenu que l’impression d’un anything goes.

3Face à cette situation, qu’on taxera de crise, il peut être utile de jeter un regard en arrière. C’est ce que je voudrais faire ici en parlant des débuts de la philologie romane. Cette discipline, née en Allemagne dans la deuxième moitié du xixe siècle, puis institutionnalisée très vite, dans le dernier tiers du siècle, en France aussi, était une philologie moderne, dans ce sens qu’elle se vouait à l’étude des langues et littératures néo-latines. Outre-Rhin, la philologie romane désigne jusqu’à nos jours l’étude des langues et littératures néo-latines du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Dans l’Hexagone, en revanche, la discipline s’est consacrée dès ses débuts institutionnels presqu’exclusivement aux textes médiévaux. Le caractère pan-romaniste s’est également vite perdu, au profit du seul domaine français. Aujourd’hui, l’expression de « philologie romane » est devenue dans l’institution française un quasi synonyme d’édition de textes médiévaux. Au dernier tiers du xixe siècle, cependant, la philologie romane constituait un projet vaste et ambitieux. Un petit groupe de jeunes savants, parmi lesquels Paul Meyer et Gaston Paris, réussirent à introduire le premier paradigme scientifique, au sens de Thomas S. Kuhn, dans le domaine des études littéraires. On ne le dira jamais assez : la philologie romane était l’une des disciplines phares, novatrices et prestigieuses dans la deuxième moitié du xixe siècle en France2.

4« [Q]uand une discipline se prend elle-même pour objet d’étude, ce n’est pas le meilleur signe de sa vitalité ». Cette citation de Pierre Laforgue figure dans l’argumentaire de Thierry Roger et Stéphane Zékian du présent « colloque en ligne » sur le site Fabula3. Si le regard vers le passé d’une discipline n’est peut-être pas toujours un signe de sa vitalité au présent, il pourrait bien, cependant, en devenir un pour son avenir. C’est dans cette perspective que je proposerai ici cinq leçons à partir de l’histoire de la philologie romane qui me semblent pertinentes pour les débats actuels sur les sciences humaines et, plus spécifiquement, littéraires.

Première leçon : le désir de s’expliquer

5L’un des premiers phénomènes qui frappent à la lecture des textes philologiques de l’époque qui m’intéresse, est le taux élevé de remarques auto- et métaréflexives, non seulement dans des discours adressés à un public plus vaste et des textes programmatiques destinés à lancer une nouvelle revue ou collection, mais également dans les articles scientifiques eux-mêmes. On pourrait aller jusqu’à dire que le besoin de légitimation caractérise les philologies modernes dès leur naissance. Ce fait a plusieurs raisons sur lesquelles je reviendrai plus en détail par la suite : leur apparition tardive dans le paysage institutionnel par rapport à la philologie classique ; le peu de valeur esthétique et éthique attaché, dans les cercles cultivés, à leurs objets d’études, les textes médiévaux ; et, enfin, la volonté des philologues d’imposer un paradigme scientifique dans un domaine de recherches jusque-là peu structuré. Le discours philologique de l’époque s’inscrit ainsi dans un cadre de justification, mais aussi, plus simplement, d’explication vis-à-vis du public tant ésotérique (les initiés) qu’exotérique (les profanes). Une première leçon qu’on peut tirer de ces textes est celle de l’utilité, du besoin, même, de réflexions qui nous éclairent sur la pertinence des recherches pour les individus et la société. À partir de cette leçon, il me semble possible et opportun de transformer ce qui est souvent ressenti de nos jours comme une pression de légitimation, en une volonté voire en un désir de s’expliquer sur son propre faire : imaginons un instant que chaque article philologique (littéraire) commence par un bref aperçu de sa raison d’être (et imaginons un instant à quel point un tel procédé délestera la production de plus en plus frénétique et proprement insensée de publications). Entendons-nous bien : il ne s’agira pas de se justifier en termes de performance et d’utilité dans une logique économique, mais de s’expliquer en termes de pertinence pour une réflexion sur l’homme et sur nos sociétés.

Deuxième leçon : humani nihil a me alienum puto

6Contrairement à la philologie classique, gardienne de l’héritage culturel gréco-romain dont la valeur exemplaire ne fut guère remise en question, les philologies modernes avaient comme objets d’études des textes dont la valeur esthétique, éthique et pédagogique n’allait pas de soi. Au moment où la philologie romane émerge en France, le paradigme dominant dans les études littéraires était celui des Belles-Lettres et de l’éloquence. Pour les représentants de cette approche, tels Ferdinand Brunetière et, avant lui, Désiré Nisard, l’histoire de la littérature française ne commençait véritablement qu’avec la littérature classique du xviie siècle, et la littérature médiévale se voyait rejetée en raison, principalement, de ce que l’on considérait, dans la perspective classiciste, comme des insuffisances esthétiques, mais aussi morales (obscénités, brutalités etc.4) Les esthétiques « classiques » – celles de l’antiquité, du xviie et du xixe siècle. – avaient ceci en commun qu’elles s’orientaient vers ce que l’homme avait ou était censé avoir de meilleur en lui, du point de vue esthétique tout comme du point de vue moral. Les philologies modernes – tout comme la littérature moderne – s’orientent vers une autre idée de l’homme : celle de l’homme dans toute sa diversité et avec toutes ses facultés et dispositions, les meilleures comme les pires. Adolf Tobler (1835-1910), grand romaniste suisse, premier titulaire de la chaire de philologie romane à Berlin, s’exprime ainsi, en 1890 :

[Der Philologe verlangt] Auskunft über Regungen fremden Gefühls, über Weltanschauungen, über Lust und Wehe, Streben und Ruhen, Wagen und Zagen, die da und dort, früh oder spät im Worte sich kundgegeben haben ; ihm ist zu tun um die ungeheure Fülle fremden geistigen Lebens, das in irgendwie fassbarer Redegestalt der Betrachtung sich darbietet und den Betrachter bereichert entlässt nicht um einen flüchtigen Genuss, sondern um das Selbsterleben von Gedanken, Empfindungen, Neigungen, Hoffnungen und ängsten, Freuden und Schmerzen, die aus fremdem Geiste in den eigenen übergegangen sind. Er sucht eine Erziehung zu vollerer, reicherer Menschlichkeit im vertrauten Umgang mit fremden Geiste, mit den erlesensten Vertretern der glanzvollsten Epochen menschlicher Geschichte, aber auch mit dem Kindessinn solcher Zeiten, da erste Versuche künstlerischer Behandlung der Rede nur tastend gewagt werden [...]5.

7Ce n’est pas la métaphore de l’enfance qui retient ici mon attention, expression d’une vision de l’évolution historique qui, décidément, n’est plus la nôtre, mais le fait que la philologie moderne ne fixe pas de limites normatives dans son désir de connaître et de comprendre l’homme à travers les traces littéraires et linguistiques qu’il a laissées au cours des siècles. Tobler est bien conscient du fait que cette conception vaste de la philologie peut être comprise comme un signe de décadence, entendue comme une perte de repères esthétiques et moraux, telle que l’avait fustigée Friedrich Nietzsche dès 1874 dans la deuxième des Unzeitgemäße Betrachtungen, « Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben ». L’on croit lire une réponse directe à cette peur d’un « relativisme pathologique » quand Tobler évoque les « […] Zeiten […], da die Philologie Modesache ist, und über dem Verständnis alles irgendwo und irgendwann Gewesenen man selbst etwas und jemand zu sein versäumt6 », pour enchaîner cependant aussitôt :

[...] dies kann freilich geschehen, obschon ein liebevolles Eingehen auf fremde Art, ein verständnisvolles Nachleben einst gewesenen Geisteslebens solche Frucht keineswegs zu tragen braucht. Philologie läßt uns volle Freiheit eigenen Wachstums; unsere besondere Art aufzugeben haben wir nicht nötig, um im Wiederhall für uns ertönender Musik Saiten in uns erklingen zu lassen, die zuvor stumm waren. Was an dauerndem Erfolg, an nicht wieder schwindendem Auswachsen des eigenen Geistes aus der Einwirkung fremder Sinnesart sich ergeben mag, das dürfen wir mit Fug doch als das Erträgnis eigener Anlage ansprechen, als Entwickelung von Keimen, die in uns selbst lagen; und auf der anderen Seite wird das Fernhalten mit nachsichtigem Verständnis durchdrungener fremder Denkweise von unserm eigenen Wesen uns dadurch nicht erschwert, daß wir uns vielleicht sagen müssen: auch in uns lag, was zu solchem Wuchs hätte gedeihen können; wohl uns, daß es neben Besserem aufzukommen nicht vermocht hat, daß die heute entwickelte Art unseres Wesens es in sich nicht duldet. Freiheit der Bewegung besteht also sehr wohl neben philologischem Streben; ja dieses führt geradezu zu Befreiung – aus dem Banne engherziger Pfahlbürgerei, vorurteilsvoller Selbstgerechtigkeit, kümmerlicher Verknöcherung7.

8La force émancipatrice de la philologie n’est autre que l’idée herméneutique de la compréhension de l’autre, de la confrontation avec l’autre, avec ce qui n’est pas moi, avec l’étranger dans le sens le plus vaste du terme. Le travail philologique ainsi compris part du désir même de se confronter à cet autre, dans le but d’un « immer vollere[s] Erkennen des gesamten Reichtums der Menschennatur8 ». Humani nihil a me alienum puto. Prendre la mesure de l’humain, non seulement dans les réalisations d’un quelconque canon classique, normatif et nécessairement réducteur, mais dans toute sa largeur esthétique et morale, c’est également, me semble-t-il, l’un des grands enjeux des philologies modernes, présent dès les textes fondateurs. Cette idée a rendu possibles tant la découverte de la littérature du Moyen Âge dans la deuxième moitié du xixe siècle que celle, une centaine d’années plus tard, des littératures postcoloniales d’un côté et des littératures populaires de l’autre. Les philologies modernes sont ainsi, depuis leur naissance, des vecteurs de la modernité entendue comme une progression incessante dans le nouveau et dans le divers.

Troisième leçon : un frein à la tentation essentialiste

9La nation est l’une des catégories dominantes qui structurent la pensée des élites politiques et intellectuelles européennes au xixe siècle. Rien d’étonnant donc à ce que les philologies modernes se conçoivent, elles aussi, dans ce cadre, mettant leur savoir au service de la construction de l’identité nationale propre et, par là même, de celle des autres nations, dans leur différence. C’est là l’un des enjeux majeurs qu’elles font valoir pour justifier leur existence. En vertu de l’idée, née au croisement de la Poétique d’Aristote et du romantisme allemand, selon laquelle la littérature est la source la plus précieuse pour étudier l’âme, en l’occurrence celle d’un peuple, les philologues modernes deviennent les détenteurs d’un savoir précieux et convoité : celui sur les origines de la nation saisissables dans les premières manifestations littéraires vernaculaires9. Ce rapport étroit entre philologie et nation mis en avant par les philologues à chaque fois que l’occasion se présenta, a pu amener certains critiques à affirmer que les philologies modernes seraient des disciplines contaminées par des soucis nationalistes dès leur naissance10. Rien de plus faux, cependant. De nos jours encore, la nation est une entité omniprésente et quasi irréductible dans le discours public. Face à cette persistance de la catégorie de la nation dans l’imaginaire collectif tout comme dans la réalité politique, la question qui se pose est moins celle de son existence même, que, bien plus, celle de son investissement sémantique et axiologique. Et de ce point de vue encore les textes philologiques des pères fondateurs nous donnent des éléments d’orientation qu’on semble malheureusement avoir largement oubliés.

10Dans le dernier tiers du xixe siècle se dessinent deux conceptions très différentes de la nation, l’une de type intégratif, l’autre de type exclusif, qui marqueront respectivement la gauche et la droite du débat politique.

11La première conception est celle formulée, entre autres, par Gaston Paris sur la base de ses recherches philologiques : partant de l’histoire de l’épopée française, dont il reconstruit la naissance dès l’époque mérovingienne, et que, pour cette raison même, il est quasi obligé de définir comme le résultat d’une fusion d’éléments romains et germaniques, la France elle-même devient, dans son discours, une nation née d’un mélange de différentes ethnies. Le principe du mélange ethnique n’est pas seulement un principe explicatif dans le discours du philologue, mais y accède au statut d’un véritable idéologème, devenant le moteur du progrès culturel. L’identité nationale à un moment donné est le résultat singulier d’un long processus de transformation ethnique et culturelle. Chaque citoyen est invité à en prendre conscience et à se déclarer prêt à assumer et à continuer cette histoire. Sur ce dernier point, la conception de Gaston Paris, on l’aura remarqué, rejoint celle qu’Ernest Renan, son ami paternel, avait formulée en 1882 dans sa fameuse conférence Qu’est-ce qu’une nation11 ?

12C’est l’idée de nation culture que Gaston Paris présente comme modèle, en l’opposant à celle de nation race qui se définirait par le sang, concept dont il ne cesse de souligner les dangers12.

13Les différentes nations cultures sont censées s’enrichir mutuellement. S’il y a suprématie d’une nation sur les autres – le xvie siècle aurait été italien, le xviie français, le xixe allemand –, celle-ci serait liée au fait qu’une nation peut à un moment donné avoir développé un « idéal » qui transcende le seul cadre national, un idéal européen en l’occurrence13. C’est par la culture que se construira l’Europe :

L’opposition des nations les unes aux autres, qui complète la conscience intime de chacune d’elles, a malheureusement trop souvent pour conséquence la jalousie, la haine, l’étroitesse d’esprit. Réduite à ses justes limites, elle ne doit donner aux peuples divers que la jouissance de leur variété dans une unité plus haute : cette unité plus haute se compose de ce que chaque peuple a de meilleur ; elle forme ce qu’on appelle la civilisation, et plus particulièrement la civilisation européenne, patrie agrandie où nous ne désespérons pas, même dans les cruels moments que nous traversons, de voir se donner la main toutes les nations qui y participent. Mais l’opposition des nations les unes aux autres est nécessaire pour qu’elles apprennent, non seulement à apprécier les autres, mais à se comprendre elles-mêmes. Elles y puisent un attachement plus vif à ce qui fait leur vie propre; elles peuvent, si elles savent en profiter, y perfectionner leurs qualités et y corriger leurs défauts14.

14Il y a quelques mois, on pouvait lire dans Le Monde sous la plume de Julia Kristeva :

Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin de cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle nationale est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal15.

15On l’a vu : cette idée est à l’origine des philologies modernes, au point qu’Adolf Tobler fait de la notion de philologie un synonyme de l’enrichissement culturel au contact d’autres peuples :

[Wir sehen] die beteiligten Völker in steter Wechselwirkung, jedes rasch sich aneignen, was das andere an wertvollem Neuem erzeugt hat, dann aber wieder auf seine Eigenart sich besinnen und zu ihr zurückkehren, doch nicht ohne erkennen zu lassen, wie aus der vorübergehenden Hingabe an das Fremde Wachstum des eigenen Wesens ihm doch geworden ist. So treiben auch Völker Philologie16.

16Le terme de philologie se libère ici complètement de ses valeurs sémantiques traditionnelles pour devenir synonyme de connaissance de soi-même à travers la connaissance de l’autre ! On ne saurait mieux souligner l’impact éthique de la discipline appelée philologie tant pour les individus que pour les nations.

17Bien sûr, il y a également eu d’autres tendances, et la conception intégrative de la nation communément acceptée parmi les philologues de la première génération n’a que trop souvent fait place, dans les décennies suivantes, à une conception exclusive, qui voit dans l’autre avant tout un danger pour le propre, se plaisant à défendre l’idée chimérique d’une quelconque pureté ethnique anhistorique17. Raison de plus pour rappeler que les philologies modernes, de par leur vocation, sont appelées à rendre compte, à travers l’étude des textes littéraires, de la diversité presque toujours métissée non seulement des hommes, mais également des cultures nationales et, bien sûr, en prolongeant cette pensée, de tous les phénomènes culturels qui transgressent les nations, d’un côté vers le global, et de l’autre vers le régional et le local. C’est ainsi que les philologies modernes peuvent être un frein à toute tentation d’essentialisation, de réduction et de normativisation culturelles. C’est ainsi qu’elles peuvent s’opposer à la force applatissante du « mal de la banalité » dont parle Julia Kristeva.

Quatrième leçon : la diversité linguistique

18Les grands philologues français du xixe siècle pratiquaient, à des degrés de perfection certes variés, mais en tout cas suffisamment bien pour lire des textes scientifiques, l’allemand et l’anglais, ainsi que les langues romanes ; les grands philologues allemands de la même époque pratiquaient couramment l’ensemble de ces langues, ainsi que, bien souvent, des langues scandinaves et slaves. Les revues les plus prestigieuses publiaient des articles dans différentes langues, c’est dans ce sens qu’elles méritaient le qualificatif d’international. L’Europe était l’espace d’un immense réseau de correspondances plurilingues entre les philologues des différentes nations18. Bref, le savoir était forgé dans différentes langues et circulait en différentes langues. Tempi passati. Une revue dite internationale aujourd’hui ne publie bien souvent qu’en anglais.

19Il y a cependant des voix, trop rares encore, il est vrai, qui interprètent le statut de quasi-monopole qu’a acquis l’anglais dans la communication scientifique non pas comme le triomphe d’une circulation des savoirs sans frontières, mais comme un signe de pertes culturelles dont les conséquences à long terme pourront se révéler désastreuses. Dans leur « plaidoyer pour le multilinguisme dans les sciences », intitulé Wissenschaftssprache, résultat d’un échange entre les Conseils scientifiques autrichien, allemand et suisse, Jürgen Mittelstrass, Jürgen Trabant et Peter Fröhlicher s’expriment ainsi :

Das plurale Gefüge von Wissenschaftssprachen, wie es in Europa etwa bis in die Mitte des 20. Jahrhunderts bestand, löst sich auf in die Herrschaft einer einzigen Wissenschaftssprache. Betroffen sind vor allem europäische Wissenschaftssprachen, die neben dem Englischen Träger der wissenschaftlichen Entwicklung von den Griechen bis in die Moderne waren und zugleich einen wesentlichen Teil der kulturellen Identität Europas ausmachten. Sie sind die eigentlichen Verlierer der neueren Entwicklung und mit ihnen die unterschiedlichen Wissenschaftskulturen Europas. Die Chance, dass auch in Zukunft der wissenschaftliche Fortschritt von einer vielsprachigen internationalen Forschergemeinschaft getragen wird, scheint vertan zu sein. Hier fehlt mittlerweile selbst das Bewusstsein, dass sich in der Wissenschaftsgeschichte auch eine Verlustgeschichte spiegeln könnte19.

20Sur le plan idéologique le rôle de plus en plus hégémonique de l’anglais peut se comprendre comme une forme de néo-colonialisme (consentant, qui plus est, ce qui ajoute à son caractère pervers), conduisant à une organisation diastratique dans les pays non-anglophones qui n’est pas sans rappeler la situation linguistique dans l’Europe du Moyen Âge, où la maîtrise du latin allait généralement de pair avec une position de domination intellectuelle. Quant au plan épistémologique, faut-il souligner le fait que les langues, loin d’être de simples transmetteurs de savoirs conceptuels préalablement existants, forment la réalité même des idées et des concepts ? Penser et écrire les sciences dans une langue donnée revient à enrichir le vocabulaire et les structures argumentatives de celle-ci. Se mettre à ne penser et écrire les sciences qu’en anglais revient à priver toutes les autres langues d’un potentiel de développement. Il ne s’agit donc pas seulement d’une perte de prestige, mais, à long terme, d’une perte de complexité lexicale et syntaxique des langues autres que l’anglais. Dans les philologies modernes, le cas est encore plus grave, étant donné que les objets d’étude sont eux-mêmes de nature langagière, d’une complexité telle que leur analyse requiert une maîtrise linguistique pointue. Traduire en anglais les résultats d’une telle analyse s’accompagnera presque forcément d’une perte de nuances et de finesses qui sont pourtant le propre du discours philologique.

21La diversité linguistique est appelée à faire barrage non seulement aux effets appauvrissants qu’aura forcément l’emploi de plus en plus exclusif de l’« anglais-langue-scientifique20 » sur les autres idiomes du monde, mais aussi à l’aplanissement du discours scientifique lui-même que produit le globish, cette pseudo-langue simpliste qui trop souvent permet à ceux qui l’utilisent de dire non pas « ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils peuvent21 ».

Cinquième leçon : l’impact démocratique de la démarche philologique

22Le programme philologique conçu par la génération de Gaston Paris revêtait un caractère foncièrement démocratique, et ceci sur deux plans différents. Tout d’abord, l’un des buts déclarés consistait à remplacer l’acceptation aveugle de vérités traditionnelles par une compréhension intime du pourquoi historique de ces vérités qui devenaient sujettes à discussion et, le cas échéant, à modification. Cette position découla directement de la pensée historiste qui fut celle des philologues : étant admis que tout se transforme et doit se transformer au cours de l’histoire, toute évolution est bonne par principe, à condition pourtant qu’elle soit organique, c’est-à-dire qu’elle suive le cours supposé naturel des choses, qu’il ne faut ni brusquer (d’où le rejet de toute forme de révolution) ni arrêter, comme essaierait de le faire, en matière de langue, l’Académie française. L’historisme est par nature réformateur. Prenons un exemple concret. Gaston Paris s’engage pour une réforme de l’orthographe qui irait dans le sens d’une simplification, notamment par l’adaptation de l’écrit au parlé. Faisant de la « propagande par le fait22 », il donne lui-même un spécimen de cette nouvelle orthographe dans un texte de 1894, où il remplace, conformément aux aménagements proposés par la Société de réforme orthographique dont il était membre, tous les « x finaux valant s, par s23 » ; ce faisant, il s’explique ainsi :

Il est vraiment stupéfiant que, dans un temps qui se dit et se croit démocratique, on continue à maintenir ce vieus donjon entouré de fossés, de chausses-trapes et de herses, où la plupart ne peuvent pénétrer qu’à grand peine et tout meurtris, et qui n’a d’autre motif d’exister que d’abriter la plus injustifiable des aristocraties, celle qui repose sur une initiation à des mystères sans autre valeur que le respect superstitieus dont on les entoure. Voilà quelque temps qu’on la bat en brèche, cette Bastille des Joseph Prud’homme de toutes sortes, et plus d’un vigoureus assaut lui a déjà été donné ; elle va bientôt devenir tellement branlants [sic] que ses défenseurs eus-mêmes l’abandonneront24.

23En 1896, après deux échecs, Gaston Paris fut élu à l’Académie française, au fauteuil de Louis Pasteur. Réagissant à une lettre de félicitation de son collègue suédois Per Johan Vising, qui avait suggéré que c’était la germanophilie de Gaston Paris qui avait empêché son élection jusque-là, le philologue répondit :

Je ne crois pas trop que ce soit mon « teutonisme », – qui ne m’empêche pas, vous le savez, d’être très Français, – qui m’a empêché d’entrer plus tôt à l’Académie ; c’est surtout le peu de goût qu’avait cette compagnie pour la philologie et la crainte que cette science chicanière ne mît le nez trop avant dans ses petites affaires25.

24Les philologues seraient donc appelés à être « chicaniers » par rapport aux discours hégémoniques. Il n’y a pas de tâche plus nécessaire aujourd’hui comme jadis.

25L’aspect démocratique de la philologie se fait jour dans un autre domaine encore, du moins en France. En opposition, de nouveau, à la tradition rhétorique belle-lettriste, dont le style d’argumentation souvent raffiné et ampoulé était censé avant tout impressionner et séduire le lecteur, les philologues prônaient un style clair, sobre et donc compréhensible. On ne soulignera jamais assez à quel point ce souci de clarté est aujourd’hui de mise dans nos disciplines ayant traversé une longue phase d’automystification qui a fait de l’hermétisme un (faux) critère de qualité et un titre de (fausse) gloire. La clarté ne s’oppose ni aux nuances, ni aux finesses, ni à la complexité, ni à la différenciation. Au contraire, elle en est solidaire. Si, au lieu de les épater nous visons à dialoguer avec nos pairs et nos étudiants, nous nous exprimerons en toute clarté et en toute précision. C’est au moyen de l’intelligibilité seulement que nous saurons convaincre un public plus large de l’intérêt et de la nécessité de notre travail.

    

26L’histoire des disciplines est à comprendre comme une activité à la fois réflexive et productive. Elle offre un vaste panorama des approches qui ont conféré, par le passé, du sens et un sens à nos objets d’études (dont la définition varie également au cours du temps), ainsi qu’à nos disciplines elles-mêmes. Ce faisant, elle met à notre disposition un savoir qui peut nous aider à clarifier notre propre position et à orienter notre recherche : rabaissant utilement notre hybris quand nous croyons réinventer le monde (des lettres), nous évitant à la fois de recréer le créé et de retomber dans les travers de nos prédécesseurs, elle garantit les conditions d’un renouveau. Pourquoi rejeter des pierres déjà taillées pour la construction de notre propre édifice ? Nos ancêtres n’étaient pas des géants, ils étaient des chercheuses et des chercheurs comme nous. Il n’empêche que juchés sur leurs épaules nous voyons plus large. L’histoire d’une discipline ne signifie pas un repli stérile et passéiste, mais, au contraire, un déploiement des idées permettant le vrai renouvellement de la réflexion.