Colloques en ligne

Marie Bizais-Lillig

Comment envisager une lecture littéraire du Shijing 詩經 [Classique des Poèmes] ? Réflexion sur les catégories de la réception dans l’histoire chinoise

1Les traces laissées par l’accueil réservé à un texte sont variées, qu’il s’agisse des statistiques de vente – pour des œuvres relativement récentes, des commentaires et exégèses, des critiques publiées dans la presse ou ailleurs, des notes de lectures d’écrivains célèbres ou des mentions des effets d’un ouvrage au sein d’une narration, auxquels il faut ajouter les phénomènes de citations et d’allusions1. Ces derniers éléments ne sont assurément que des témoignages indirects de la réception d’un texte. Ils nous en apprennent cependant beaucoup sur l’influence qu’il a eue sur le monde intellectuel en général. Dans le domaine littéraire, ils sont un élément clef pour comprendre comment s’est construite la matière textuelle et quels étaient les critères d’appréciation des œuvres.

2L’anthologie chinoise antique intitulée Shijing 詩經 [Classique des Poèmes]2 réunit des centaines de commentaires à valeur heuristique, qui servaient à l’instruction des lettrés et témoignent de leur interprétation des textes, et ce jusqu’au début du xxe siècle. Parallèlement, elle est intimement liée au genre poétique auquel elle a donné son nom, ce qui justifie que, depuis l’adoption des catégories bibliographiques occidentales par la Chine vers 1900, elle relève du champ littéraire. Cet ouvrage s’est donc historiquement trouvé inscrit dans deux domaines du savoir3 au sein desquels se sont développées des modalités de réception distinctes.

3L’histoire de ses lectures et prises en compte met en évidence une hiérarchie des modes de réception dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Elle permet, en soulignant la persistance de la place occupée par cet ancêtre dans l’expression lyrique chinoise, de nourrir la réflexion sur l’histoire de la poésie chinoise ancienne, mais aussi d’ancrer l’ouvrage dans le présent – de l’enraciner dans l’espace du lisible.

4À ces fins, nous examinerons tour à tour ces deux types de réception de l’anthologie sans oublier d’examiner ses modes de classement. Les lectures qui l’abordent en tant que Classique confucéen reposent sur des enjeux politiques très nets et expliquent au moins partiellement les résistances que suscite son déplacement dans le champ littéraire au xxe siècle. C’est en effet à la fin du xixe siècle que l’ouvrage se trouve inscrit dans le champ de la littérature, alors que les liens antérieurs avec le champ poétique étaient demeurés à l’arrière-plan. Car il existe bel et bien, et de longue date, un courant de penseurs qui l’établissent comme l’origine de la poésie : quoique cette dimension de l’anthologie demeure encore peu explorée, les phénomènes d’intertextualité, qui l’attestent, révèlent la complexité d’un espace littéraire très ancien ainsi que des leviers de la composition poétique.

1. Des Poèmes au Classique des Poèmes commenté

5L’établissement de l’anthologie des Poèmes4 remonterait au vie siècle AE. Elle réunit quelque trois cents pièces dont les plus anciennes auraient été composées au xiie siècle AE. Cet ensemble constituait un corpus de référence pour les personnes éduquées, en charge des rituels, ou occupant des fonctions officielles et diplomatiques sous la dynastie royale des Zhou5 周 (1121-222 AE) si l’on en croit différents témoignages écrits de cette période6. Pourtant, deux événements particuliers expliquent la réception du texte depuis la fin du iie siècle AE jusqu’au début du xxe siècle. Il s’agit d’une part de la proscription des textes canoniques à travers l’empire, prononcée par le premier empereur de Chine, Qin shi Huangdi 秦始皇帝 (r. 221-210 AE) en 213 AE, et, d’autre part, de l’institution de cinq Classiques de référence à l’exclusion de tout autre par l’empereur Wudi des Han 漢武帝 (r. 141-87 AE) en 136 AE. Après avoir expliqué l’incidence de ces deux décisions politiques, nous nous intéresserons aux grands commentaires de cet ensemble de poèmes dont on distingue deux grands courants.

1.1. L’institution des Classiques confucéens et l’émergence des commentaires

6C’est au début du iie siècle, en 191 AE, que débute la restauration des textes canoniques dont la possession non-officielle avait été interdite sous la dynastie Qin. L’accès à ces textes ainsi que leur étude redeviennent alors possibles. En effet, l’autodafé de 213 AE n’avait pas signifié la disparition complète des ouvrages condamnés à la destruction par le feu. La cour du Qin comptait même soixante-dix boshi 博士 [érudits] qui, en tant que représentants des divers courants de pensée, avaient accès aux textes sur lesquels ils s’appuyaient, et ce, jusqu’à la chute de la dynastie. Par ailleurs, la Bibliothèque impériale n’avait pas été touchée par la proscription dont l’objectif était de contenir la diffusion à travers l’empire de courants de pensée critiques vis-à-vis du pouvoir. Comme l’ont d’ores et déjà fait remarquer de nombreux spécialistes, cette interdiction a surtout eu pour conséquence de réduire très nettement les chances de transmission des textes touchés. De fait, lorsque la capitale du Qin, Xianyang, fut mise à sac et incendiée en 206 AE, nombre d’ouvrages furent détruits7.

7Lorsque, une quinzaine d’années plus tard, la jeune dynastie Han qui s’était d’abord construite dans la continuité de l’héritage du Qin, met fin à la prééminence des fondements légistes du pouvoir et permet l’accès aux textes des autres courants de pensée, plusieurs problèmes se posent. Des textes canoniques comme les Poèmes, proscrits sous le Qin, ont alors, selon toute hypothèse, disparu dans leur version transcrite conservée dans la Bibliothèque impériale. La première ressource sur laquelle on s’appuie pour en noter le texte est la tradition orale, qui impose quelques réserves. L’établissement du texte est difficile en raison des variations du texte dans l’espace – potentiellement dues à des variations linguistiques8 – et du choix épineux des caractères retenus pour correspondre à une suite de phonèmes. Lorsque des lettrés choisiront de s’appuyer sur des textes retrouvés dans des caches pour établir le texte, la matérialité de leur support ne leur épargnera pas de semblables difficultés, le système d’écriture ayant été sensiblement modifié sous le Qin. Mais plus encore que l’établissement du texte, c’est la lecture c’est-à-dire l’interprétation des textes qui s’avère difficile. En effet, la proscription a d’abord et avant tout signifié l’interdiction d’enseigner les textes à titre privé. Elle a été renforcée par une situation de chaos politique et social à la fin de la dynastie Qin. La transmission des textes s’est ainsi étiolée. Les jeunes lettrés n’ont plus accès à l’évidence, mais à des écrits canoniques dont l’ancienneté – pour ne pas dire l’archaïsme – s’impose à eux, tandis que la signification est à chercher et nécessite le développement d’un appareil textuel et critique9.

8Pourtant, ces difficultés ne freineront pas la restauration du corpus canonique. Au contraire, les lettrés investissent alors avec énergie l’espace textuel. Ils y cherchent des justifications du changement de dynastie afin de légitimer le pouvoir des Han, mais aussi des ressources pour asseoir leur position dominante. L’exégèse en constituera un moyen majeur. Comme l’explique Anne Cheng :

‘‘L’art du commentaire’’, engendré et élaboré sous les Han, devint bientôt l’art de ‘tirer à soi la couverture’ d’une autorité canonique, d’en orienter l’interprétation dans un sens voulu et bien défini, et de véhiculer ainsi, sous couvert d’une exégèse érudite, un ensemble d’opinions et de convictions concernant toute la structure sociale et politique qu’il faut bien se résoudre à appeler idéologie10.

9Cependant, les lettrés ne forment pas un corps monolithique. Deux grands courants seront en concurrence, désignés sous les noms de guwen 古文 [le courant d’étude des textes anciens] et de jinwen 今文 [le courant d’étude des textes modernes]. Alors que le second domine l’espace politique et intellectuel de la fin du iie siècle AE au iie siècle NE, c’est le premier qui s’imposera à partir du iie siècle NE. Quoique le champ soit plus complexe, nous nous appuierons sur cette distinction majeure pour examiner les diverses approches du Classique des Poèmes dont témoignent les commentaires11.

1.2. Les grands commentaires sur texte ancien du Classique des Poèmes

10De manière générale, les commentateurs orientent le lecteur par différents types de remarques. Au fil d’explications sur le sens à donner à un vers, parfois introduit par une préface au poème, ils orientent une lecture allégorique de l’ensemble. Mais ces rails procèdent aussi par petites touches, en précisant la signification d’un mot ou d’une expression dans son contexte. Ces éléments ne sont pas dissociables, ils constituent ensemble l’économie du commentaire quoiqu’ils se présentent très distinctement dans leur forme et que les gloses lexicales puissent paraître plus objectives que les leçons heuristiques. En réalité, les gloses nourrissent l’interprétation du texte et s’avèrent bien souvent servir cet objectif précis plutôt que s’appuyer sur des sources incontestables12.

11Le courant d’étude des textes anciens s’est d’abord opposé au courant alors prédominant des textes modernes en déclarant la prééminence du texte sur des extrapolations douteuses et le nécessaire retour à son sens littéral. Pourtant, s’agissant du Classique des Poèmes, il fait, depuis le xiie siècle, l’objet de critiques similaires à celles qu’il énonçait à propos de son concurrent. Le grand penseur Zhu Xi 朱熹 (1130-1200) dénonçait en effet déjà ce qu’il tenait pour des élucubrations dans le canon transmis, soit dans l’appareil exégétique constitué de quatre strates : la première préface et le commentaire associés au nom d’un certain Sire Mao 毛氏, qui dateraient du iie siècle AE ; la deuxième préface associée au nom de Wei Hong 衛宏, datant du ier siècle NE13 ; le sous-commentaire du lettré Zheng Xuan 鄭玄 (127-200), qui établit la tradition orthodoxe du Classique des Poèmes ; enfin, l’appareil exégétique complémentaire établi par Kong Yingda 孔穎達 (574-648) sur demande impériale.

12Une courte sélection parmi ces éléments associés au poème numéroté 33 de l’anthologie, intitulé « Xiongzhi » 雄雉 [Faisan et faisane14], permet de comprendre le rôle que leurs auteurs prétendaient leur faire jouer dans la réception du texte.

13Commençons par lire le poème n° 33, composé de quatre strophes de deux distiques chacune :

雄雉于飛、泄泄其羽。
我之懷矣、自詒伊阻。
 
雄雉于飛、下上其音。
展矣君子、實勞我心。
 
瞻彼日月、悠悠我思。
道之云遠、曷云能來。
  
百爾君子、不知德行。
不忮不求、何用不臧。15

    
Faisan et faisane prennent leur envol,
         Battent leurs ailes.
Depuis que m’a laissée mon bien aimé,
         [La vie] m’est bien difficile.
  
Faisan et faisane prennent leur envol,
         De toutes parts leurs cris.
Je pense sans cesse à mon prince,
         J’en suis vraiment peinée.
   
Je contemple les soleils et les lunes,
         Le cœur si mélancolique.
Long est le chemin.
         Quand reviendra-t-il ?
  
Vous, nos princes,
         Vous ignorez la rectitude.
Je ne suis ni jalouse, ni envieuse,
         Que ne m’accordez-vous vos faveurs ?16

14La préface à ce poème, composée de deux strates chronologiques, indique :

刺衛宣公也。17     
[Ce poème] décrie le duc Xuan de Wei.
淫亂不恤國事,軍旅數起,大夫久役,男女怨曠,國人患之而作是詩。
Débauché, il ne se préoccupait pas des affaires de l’État. Les armées étaient levées en nombre, les grands officiers étaient stationnés au front longtemps, les hommes et les femmes étaient tristes et esseulés. Les gens du royaume, qui souffraient de cette [situation], composèrent ce poème.

15Zheng Xuan ajoute :

淫亂者,荒放於妻妾,烝於夷姜之等。國人久處軍役之事,故男多曠、女多怨也。男曠而苦其事,女怨而望其君子。
Dans un cadre de débauche, [les hommes] se laissent aller et ont un comportement débridé à l’égard de leurs épouses et concubines, tandis qu’ils sont viciés par les [barbares] comme les Yi et les Jiang. Les gens du royaume se trouvent de manière prolongée enrôlés dans l’armée sur les fronts, de sorte que les hommes se [sentent] très esseulés et les femmes très tristes. Parce qu’ils se sentent esseulés, les hommes souffrent de leur situation ; et parce que les femmes sont tristes, elles attendent [le retour de] leur seigneur.

16Les commentaires qui portent sur des passages précis du poème contribuent à mettre en scène la situation que le discours est censé évoquer. Ainsi, pour la première strophe, le commentaire de Mao fournit-il les suggestions suivantes :

興也。雄雉見雌雉,飛而鼓其翼泄泄然。
詒,遺。伊,維。阻,難也。
[Le premier distique] constitue une incitation18 : le faisan, apercevant une faisane, s’envole en élançant ses ailes dans un battement.
vaut pour laisser. vaut pour seulement. vaut pour être difficile.

17Zheng Xuan quant à lui explicite les implications de la première strophe :

興者,喻宣公整其衣服而起,奮訊其形貌,志在婦人而己,不恤國之政事。
懷,安也。伊當作繄,繄猶是也。言君之行如是,我安其朝而不去,今從軍旅,久役不得歸,此自遺以是患難。
L’incitation suggère que le Duc Xuan réajuste ses vêtements puis se lève. Il adule son apparence physique, son ambition porte sur les femmes seulement. Il ne se préoccupe pas des affaires politiques du royaume.
Huái vaut pour s’installer. devrait être écrit , cela vaut pour être seulement. Il est dit que l’attitude du seigneur est telle que, [alors que] moi je m’établissais à sa cour et ne l’abandonnais pas, voilà qu’il suivait l’armée, qu’il restait longtemps au front sans revenir. Pour ces raisons, depuis qu’il [m’]a laissée, la situation est éprouvante.

18Les poèmes de l’anthologie évoquant la séparation des amants ou des époux du fait de l’enrôlement et de l’envoi au front de l’homme sont nombreux. Ce qui caractérise celui-ci est le doute qui plane sur la durée de la séparation et sur ses raisons. C’est en tout cas ce que suggère la question énoncée dans la dernière strophe. En s’appuyant sur ce motif décliné dans une tonalité particulière, les commentateurs forcent le trait en ancrant les personnages du poème dans une temporalité bien spécifique et en décrivant le comportement de débauche du personnage masculin par ailleurs invisible dans le poème. Sous l’influence des commentaires19, la lecture est donc contrainte, le sens des Poèmes devient univoque – alors même que ces pièces font l’objet d’interprétations et d’utilisations multiples tout au long de l’histoire20.

19Dans l’ensemble, l’appareil critique ménage une réception qui s’opère dans un cadre historique et sur un mode binaire. Chaque poème sera de la sorte associé à une période particulière et donnera lieu à une interprétation visant soit à blâmer soit à faire l’éloge du souverain qui régnait alors ou d’un membre de son entourage.

1.3. Les commentaires sur textes modernes : les enjeux de l’interprétation

20Le courant d’étude des textes modernes tient son nom des écrits sur lesquels il s’appuie : il s’agit de transcriptions, dans le système d’écriture adopté depuis la dynastie Qin, des textes mémorisés et récités oralement par des lettrés. Ce courant se caractérise par un réinvestissement du texte dans le but d’éclairer le monde contemporain et réunit, pour ce faire, dans un dialogue, des sources émanant d’écoles de pensée très variées (textes de cosmogonie, apocryphes confucéens, théories vitalistes, etc.21). Les principales lectures du Classique des Poèmes au sein de ce courant sont celles dites de Lu 魯, de Qi 齊 et de Han 韓. Il s’agit d’écoles exégétiques très distinctes, dont l’ordre d’apparition, incertain, a fait l’objet de discussions, et dont les éléments textuels subsistants sont restreints en raison de leur effacement à partir de la fin de la dynastie Han au profit du courant des textes anciens. Grâce à divers travaux d’édition et de compilation, nous disposons cependant d’extraits de ces commentaires qui nous permettent d’examiner comment ils procèdent22.

21En raison de leur caractère fragmentaire, beaucoup de ces commentaires évoquent les gloses lexicales que nous avons rencontrées avec Mao et Zheng Xuan et pourraient laisser l’impression que le guidage de la lecture y est moins élaboré ou moins contraignant. Il n’en est rien pourtant : les cadres sont différents, et, quand nous disposons de commentaires longs, l’orientation de la lecture qu’ils visent transparaît.

22Citons, par exemple, une grille d’analyse du poème 33 proposée dans le Han Shi waizhuan 韓詩外傳 [Commentaires annexes aux Poèmes dans la tradition de Han [Ying]]23 :

傳曰:天地有合,則生氣有精矣。陰陽消息,則變化有時矣。時得則治,時失則亂。故人生而不具者五。目無見,不能食,不能行,不能言,不能施化。三月微盷而後能見,八月生齒而後能食,朞年臏就而後能行,三年䪿合而後能言,十六精通而後能施化。陰陽相反,陰以陽變,陽以陰變。故男八月生齒,八歲而齔齒,十六而精化小通。女七月生齒,七歲而齔齒,十四而精化小通。是故陽以陰變,陰以陽變。故不肖者精化始具,而生氣感動,觸情縱欲,反施亂化。是以年壽亟夭而性不長也。《詩》曰:「乃如之人兮,懷婚姻也。太無信也,不知命也。」賢者不然。精氣闐溢而後傷,時不可過也。不見道端,乃陳情欲,以歌道義。《詩》曰:「靜女其姝,俟我乎城隅。愛而不見,搔首踟躕。」「瞻彼日月,悠悠我思。道之云遠,曷云能來?」急時辭也。甚焉故稱日月也。24
Le commentaire énonce : Lorsque le Ciel et la Terre entrent en phase, alors l’énergie vitale devient subtile. Quand les principes yin et yang s’alimentent l’un l’autre, alors les transformations et les mutations respectent les saisons. Quand le moment est respecté, règne l’ordre ; quand il est perdu, c’est le chaos. Pour l’homme, cinq éléments restent incomplets à la naissance : les yeux ne lui permettent pas de voir, il ne sait pas manger, ni marcher, ni parler, et il est incapable d’engendrer. Au bout de trois mois, il bouge légèrement les yeux et commence à voir. À huit mois, des dents lui poussent et il devient capable de manger. À un an, ses rotules sont formées et il peut alors marcher. À trois ans, la fontanelle25 est fermée et il est capable de parler. À seize ans, les liquides séminaux circulent et il est apte à engendrer. Les principes yin et yang sont complémentaires l’un de l’autre : le yin se transforme sous l’effet du yang, et le yang se transforme sous l’effet du yin. Aussi les garçons ont-ils les dents qui poussent à huit mois, les dents qui tombent à huit ans et le liquide séminal qui commence à circuler à seize ans, tandis que les filles ont les dents qui poussent à sept mois, les dents qui tombent à sept ans, et le liquide séminal qui commence à circuler à quatorze ans26. Donc le yang se transforme sous l’effet du yin et le yin se transforme sous l’effet du yang. C’est pourquoi quand le développement de leur liquide séminal commence à aboutir et que leur principe vital est mû [au contact du monde], les personnes déraisonnables sont confrontées à leurs émotions et suivent leurs désirs pour finalement engendrer de manière débridée. Il s’en suit que leur espérance de vie est limitée, que leur vie est courte. Comme le disent les Poèmes : « Ah, une telle personne, qui met à mal le mariage ! Vraiment, on ne saurait s’y fier. Elle ignore les règles. » Pour le sage, il en va différemment. C’est quand l’énergie séminale devient débordante qu’il se satisfait, le moment ne saurait être dépassé. Quand il ne voit pas le bout du chemin, il ordonne ses émotions et ses désirs, pour chanter le droit chemin. Aussi les Poèmes énoncent-ils : « La douce fille, une beauté, m’attend sur la tourelle. Elle se cache, invisible, je me gratte la tête, tourmenté. », [mais aussi] « Je contemple les soleils et les lunes. Le cœur si mélancolique. Long est le chemin. Quand reviendra-t-il ? » C’est [là] l’expression d’un empressement. Il est si fort qu’il est question de soleils et de lunes.

23Ce long texte, qui s’achève sur une courte citation tirée du poème 33, souligne la fonction du commentaire comme grille de lecture qui fige le texte dans une interprétation précise. Ici, on voit même comment le texte peut se retrouver dans une position ancillaire par rapport au commentaire27. Cette exégèse ne se contente pas d’apporter des outils philologiques ou lexicaux qui facilitent la prise de contact ou le déchiffrement du texte. Elle n’établit pas un dialogue avec le texte en opérant par suggestions ou questionnements. Elle affirme comment il convient de comprendre et de situer le texte. Et ce faisant, qu’il s’agisse des commentaires de l’école des textes anciens que nous avons déjà rencontrés ou de ceux de l’école des textes modernes, elle établit le Classique des Poèmes dans une fonction particulière. En effet, qu’il s’agisse de leçons historiques, de règles de vie morale, ou encore de cosmologie28, on voit comment, irrésistiblement l’ouvrage commenté s’érige en référence pour comprendre comment le monde a été et devrait être. Il s’impose comme un outil de régulation sociale et d’édification morale des individus29.

24C’est d’ailleurs dans ce sens de « principe permanent, constant »30 que s’entend le terme jing 經 avant qu’il ne serve comme suffixe, vers le iiie siècle AE, pour désigner les textes canoniques. L’appareil exégétique contribue donc à établir le texte comme le reflet de ces vérités sur le monde que tout lettré devrait aspirer à comprendre. Ce sera là, dans cet ensemble constitué par les Classiques et par leur interprétation orthodoxe, le fondement de l’éducation des lettrés et fonctionnaires pendant vingt siècles. En 1905, l’abolition des concours mandarinaux scelle l’effondrement définitif du confucianisme scripturaire31. L’espace bibliographique est réordonné, le Classique des Poèmes est alors rangé parmi les textes littéraires. Les principes qui ont fondé la réception du texte pendant si longtemps deviennent caduques, en attente d’un remplacement. Comme nous allons le voir, si cette nouvelle place du Classique trouve une légitimité historique, elle n’est pas sans susciter des résistances.

2. La question de la classification

25Partant de l’hypothèse que la réorganisation du savoir bouleverse la nature même de la relation du lecteur aux objets associés à leur nouvelle étiquette, revenons pour commencer sur le classement du Classique des Poèmes dans les premiers catalogues bibliographiques. Nous nous pencherons ensuite sur les origines du déplacement de l’ouvrage dans la discipline littéraire et sur ses effets en matière de réception. Nous analyserons enfin les éléments qui, dans le discours sur la poésie de la Chine du premier millénaire, fondent, de fait, la voie à une approche littéraire de l’anthologie.

2.1. Du lien entre le Classique et le genre poétique dans les catalogues

26La structuration des savoirs dont hérite la Chine à la fin de l’empire commence à se constituer sous la dynastie Han – celle-là même qui a institué les Classiques comme ouvrages de référence. Le système bibliographique transmis dans le chapitre « Yiwen zhi » 藝文志 [Mémento sur les canons et les textes] de l’histoire officielle des Han antérieurs, Hanshu 漢書 [Livre des Han], composée par Ban Gu 班固 (32-92)32 comprend six sections : les six textes fondateurs liu yi 六藝 – soit les Classiques, les œuvres des maîtres, les œuvres relevant des genres du shi 詩 [poème] et du fu 賦 [pièces en prose rythmée et rimée], les ouvrages de stratégie militaire, les textes techniques (astrologie, calendrier, etc.) et les livres de recettes (concernant la médecine notamment).

27Dans les siècles qui suivent, ces catégories sont légèrement réaménagées. Au viie siècle, dans le chapitre « Jingji zhi » 經籍志 [Mémento sur les ouvrages et les Classiques] de l’histoire officielle des Sui, Suishu 隋書 [Livre des Sui], une structure en quatre catégories, qui distingue les Classiques, les textes historiques, les œuvres des maîtres et les recueils, est attestée. Cette répartition, qui réduit la visibilité des textes techniques (sur l’art militaire, la médecine, etc.) en les rangeant sous d’autres catégories, s’impose jusqu’au xixe siècle.

28Dans l’un comme dans l’autre système, le Classique des Poèmes est inscrit dans la première catégorie, celle des Classiques, tandis que les poèmes shi 詩 figurent dans une section où sont réunis les recueils ou anthologies.

29Pourtant, les descriptions qui suivent les inventaires d’ouvrages au sein de chacune de ces sous-catégories ne sont déjà pas sans certaines similitudes. Ainsi le Livre des Han précise-t-il à la fin de l’inventaire des éditions et commentaires du Classique des Poèmes :

書曰:「詩言志,(哥)〔歌〕詠言。」故哀樂之心感,而(哥)〔歌〕詠之聲發。誦其言謂之詩,詠其聲謂之(哥)〔歌〕。故古有采詩之官,王者所以觀風俗,知得失,自考正也。孔子純取周詩,上采殷,下取魯,凡三百五篇。33
Le Livre des documents énonce : « Les poèmes/Poèmes34 énoncent l’intention, les chants entonnent l’énoncé. »  Aussi, quand le cœur, triste ou joyeux, est ému, le chant l’entonne et la mélodie surgit. Quand on récite un énoncé, on parle de poème ; quand on entonne une mélodie, on parle de chant. C’est pourquoi il y eut jadis des employés préposés à la récolte des poèmes. Pour ceux qui gouvernaient, c’était un moyen d’observer les mœurs et de comprendre leurs réussites et leurs échecs. À partir [de ces témoignages], ils rectifiaient [leur politique]. Confucius prit l’ensemble des poèmes des Zhou. En amont, il collecta [les éloges] des Shang. Il réunit, en aval, ceux de Lu. [L’anthologie] compta au total trois cent cinq pièces.

30La liste de recueils de poèmes se conclut quant à elle par la synthèse suivante :

古者諸侯卿大夫交接鄰國,以微言相感,當揖讓之時,必稱詩以諭其志,蓋以別賢不肖而觀盛衰焉。故孔子曰「不學詩,無以言」也。春秋之後,周道浸壞,聘問歌詠不行於列國,學詩之士逸在布衣,而賢人失志之賦作矣。[…]自孝武立樂府而采歌謠。35
Jadis, les princes feudataires, les ministres, et grands officiers se rendaient dans le cadre d’échanges [diplomatiques] dans les États alentour. Ils [communiquaient] et se provoquaient en recourant à des énoncés subtils. Au moment des salutations, ils devaient réciter un poème36 pour illustrer leur intention. Ainsi était-on en mesure de distinguer le sage de la personne déraisonnable et de discerner [les périodes] fastes et de déclin [des différents États]. C’est pourquoi Confucius a dit : « Si vous n’étudiez pas les Poèmes, vous ne serez pas en mesure de vous exprimer. » Après les Printemps et Automnes37, la voie des Zhou s’est délabrée, la déclamation de chants dans le cadre des ambassades ne se pratiqua plus dans les différents États, les lettrés qui étudiaient les Poèmes se retirèrent en ermites, tandis que les sages cessèrent de déclamer leur intention [par la récitation de poèmes]. […] Depuis que [l’empereur] Xiaowu a établi le Bureau de la musique, on récolte les chants [à travers les territoires].

31Le premier passage cité repose sur une syllepse par métonymie : les poèmes et les Poèmes sont ainsi définis dans un même geste. Ils consistent par essence en l’expression des sentiments, des impressions, de ce que l’on a sur le cœur. Ils sont donc perçus comme un outil utile pour le gouvernement, puisque les chants (c’est-à-dire les poèmes chantés) peuvent être collectés à travers les territoires pour servir de sondage d’opinions. La convergence de ces deux ensembles de textes – le genre et l’anthologie antique – sous-tend donc les deux synthèses qui les caractérisent séparément.

32Pourtant, comme nous l’avons vu dans la première partie, le Classique des Poèmes nourrit des études et des analyses qui positionnent très nettement l’anthologie comme une source de savoir sur le monde. Le genre poétique constitue quant à lui une pratique sociale de cour qui servira, à partir de la fin de la dynastie Han, à juger et à promouvoir des individus au sein de l’appareil d’État. Il est un espace d’expression, d’allusion, de subtilité, soumis à des critères d’évaluation. La frontière entre ces deux champs textuels semble donc assez nettement établie. Elle le restera dans les catalogues bibliographiques et les commentaires lettrés jusqu’à la fin de la dynastie Qing.

2.2. L’enjeu contemporain

33Ce qui va bouleverser le mode de réception de ces deux corpus, c’est en premier lieu le système de classement des bibliothèques, le découpage du savoir. Le mouvement est initié dès la fin du xviiie siècle, avec l’émergence d’un courant intellectuel qui renouvelle les réflexions politiques en s’appuyant sur les Classiques dans leur version moderne38. Ce germe de changement s’impose comme une nécessité au xixe siècle, lorsque la Chine se trouve confrontée à des difficultés autant internes qu’externes39. Une réflexion de fond s’empare alors du monde lettré qui questionne les soubassements intellectuels et institutionnels dont ses membres sont les héritiers. Quoique l’immobilisme prévale largement pendant cette période et que la tentative de réforme de 1898 soit étouffée dans l’œuf, les idées font leur chemin40, d’autant que la situation objective ne fait que dégénérer. Les institutions et le système éducatif qui les nourrit sont au cœur des réflexions. La critique touche par exemple les critères de recrutement des membres de l’administration et des hautes instances de conseil politique ainsi que la hiérarchie des savoirs. La mémorisation des Entretiens de Confucius et la connaissance des commentaires qui lui sont associés font-elles un bon ministre, par exemple ?

34Pour répondre aux enjeux d’un monde en pleine transformation, des écoles inspirées des modèles occidentaux voient le jour à partir de 186541. L’accent y est mis sur l’enseignement des sciences expérimentales et des technologies ainsi que sur l’usage pratique des connaissances acquises. Les critiques visant le mode de recrutement des fonctionnaires de l’État ne font que s’intensifier à mesure que l’assise de la dynastie mandchoue s’étiole – la révolte des Boxers, en 1900, en constitue probablement le dernier volet. Les intellectuels en appellent largement au recrutement sur diplôme plutôt que sur un concours nommé keju 科舉 dont on peut retenir les limites suivantes. Outre qu’il tient compte des origines du candidat, il est conçu comme une source de prestige social. Il contribue donc à une reproduction des élites qui servent l’État par tradition plutôt que par vocation. Il évalue en premier lieu la maîtrise de l’essai à forme fixe dite en bagu 八股 [huit membres] portant sur les Classiques et leurs commentaires qu’il faut savoir citer. Les candidats qui s’y préparent ont donc pour objectif de mémoriser les textes et de s’entraîner à rédiger avec élégance. Finalement, le socle de leur formation s’avère peu pragmatique, visant le concours plutôt que les compétences utiles pour les activités auxquelles il donne accès.

35En 1901, le concours aux niveaux des provinces et de la capitale est réformé. L’essai en huit membres est officiellement abandonné. La première épreuve, traditionnellement la plus importante et la plus prestigieuse, porte désormais sur l’histoire politique de la Chine depuis l’Antiquité : les candidats doivent discuter de choix politiques, de lois ou de procédures caractéristiques d’une période ou d’un souverain. La deuxième épreuve concerne quant à elle des questions de politique internationale. Ce n’est qu’au cours de la troisième que les candidats sont amenés à commenter les Classiques confucéens – alors que cet élément avait traditionnellement la préséance. Cette relégation des Classiques à la dernière place est avant tout symbolique. Elle annonce la fin d’un monde, que confirme, en 1905, l’annulation pure, simple et brutale des concours qui seront définitivement abrogés après le renversement de la dynastie Qing (1644-1911) et l’instauration d’une république en 1912.

36Cette révolution intellectuelle et institutionnelle touche inévitablement le classement bibliographique en « quatre magasins » que dominent jusqu’alors par leur prestige les Classiques dont la maîtrise constitue un élément décisif pour le recrutement des lettrés fonctionnaires depuis la dynastie Han. L’abandon des concours mandarinaux scelle la dissolution définitive de la structure bibliographique traditionnelle, l’organisation des savoirs se modifie et se modèle sur l’arborescence en spécialités qui s’institutionnalise progressivement en Occident42.

37Les Classiques se trouvent ainsi distribués selon leur matière, dont on retiendra par exemple l’histoire pour les Chunqiu 春秋 [Printemps et automnes] et Shangshu 尚書 [Livre des documents], la philosophie et la religion pour le Yijing 易經 [Livre des Mutations] et le Mengzi 孟子 [Mencius], et la littérature pour le Classique des Poèmes.

38Les études consacrées à ce dernier ouvrage au cours du siècle passé sont dominées43 par l’histoire de l’approche herméneutique du texte (à travers les récitations des diplomates et les commentaires), suivie de l’étude des versions de l’anthologie révélées par les récentes découvertes archéologiques. C’est donc une approche « patrimoniale » de l’anthologie qui prévaut et s’articule autour des questions portant sur l’établissement du texte ainsi que les ressorts et les motivations d’une lecture orthodoxe des poèmes. Le Classique des Poèmes est également utilisé comme une ressource pour les domaines de la linguistique (lexique et usage des impressifs dans une perspective diachronique par exemple), de l’histoire culturelle et régionale (traces de la topographie d’une région dans un ensemble de poèmes) ou encore de l’anthropologie (pour éclairer les coutumes matrimoniales notamment). La proportion des analyses relevant du domaine littéraire (portant sur les ressorts rhétoriques des poèmes, sur une géopoétique, sur l’influence des pièces de l’anthologie sur le genre poétique) s’avère limitée, attestant que l’ouvrage s’y trouve mal intégré. Ce dernier constat soulève deux questions. Était-il légitime de lier si intimement le Classique des Poèmes à la poésie et, ce faisant, de le classer dans la littérature ? Le cas échéant, comment sort-on de l’héritage des commentaires et parvient-on à étudier le Classique des Poèmes en tant que texte littéraire ?

2.3. Les origines du genre poétique d’après les premiers textes de poétique

39Le choix de classement du Classique des Poèmes dans la catégorie des œuvres poétiques, si nouvelle soit-elle dans le cadre des bibliothèques et des institutions impériales – et par conséquent des modalités de réception, ne constitue pas un geste superficiel dénué de fondements. En effet le rapprochement de l’anthologie avec le genre poétique trouve ses origines dès la dynastie Han. Les courts extraits du catalogue bibliographique cités dans la précédente section l’attestent. Surtout, les premiers textes qui s’efforceront de présenter et de définir soit le Classique des Poèmes soit le genre des poèmes – et que l’on considère comme les textes fondateurs d’une poétique chinoise – confirment cet indissociable lien qui unit le genre avec ses modèles antiques.

40Le premier d’entre eux est la « Grande préface » au Classique des Poèmes, que j’ai déjà évoquée, qui aurait été composée au ier siècle NE. Il énonce notamment :

詩者志之所之也。在心為志,發言為詩。情動於中而形於言。言之不足,故嗟歎之。嗟歎之不足,故永歌之。永歌之不足,不知手之舞之、足之蹈之也。
情發於聲,聲成文謂之音。治世之音安以樂,其政和。亂世之音怨以怒,其政乖。亡國之音哀以思,其民困。44
   
Le poème/les Poèmes, c’est ce vers quoi tend l’intention. Ce qui dans le cœur est intention et se manifeste par la parole sous forme de poème. Les sentiments se meuvent à l’intérieur et prennent forme dans la parole. Lorsque la parole ne suffit pas, on les soupire. Lorsque les soupirs s’avèrent insuffisants, on les prolonge par le chant. Et lorsque le chant ne suffit pas, sans le vouloir, les mains se mettent à danser et les pieds à taper la cadence.
Les sentiments se manifestent dans les sons. Quand ils composent un motif, on parle de mélodie. Les mélodies des temps policés sont posées et joyeuses, le gouvernement est harmonieux. Les mélodies des temps désordonnés sont plaintives et courroucées, le gouvernement est corrompu. Les mélodies des États en déshérence sont éplorées et nostalgiques, le peuple est en difficulté.

41Dans ce passage, on observe un phénomène similaire à celui du passage extrait du Livre des Han puisque l’anthologie des poèmes y apparaît comme une émanation de ce qui constitue le poème en tant que mode d’expression des individus. Cette intime intrication transparaît également dans le « Shipu » 詩譜 (Fondements des Poèmes) dans lequel Zheng Xuan (127-200) introduit le Classique des Poèmes dans la version ancienne de Mao qu’il promeut et commente :

詩之興也,諒不於上皇之世。大庭、軒轅、逮於高辛,其時有亡載籍,亦蔑云焉。《虞書》曰:「詩言志,歌永言,聲依永,律和聲。」然則詩之道,放於此乎?
有夏承之,篇章泯棄,靡有孑遺。邇及商王,不風不雅。何者?論功頌德,所以將順其美;剌過譏失,所以匡救其惡。各於其黨,則為法者彰顯,為戒者著明。
周自后稷播種百穀,黎民阻飢,茲時乃粒,自傳於此名也。陶唐之末中葉,公劉亦世脩其業,以明民共財。至於大王、王季,克堪顧天。文、武之德,光熙前緒,以集大命於厥身,遂為天下父母,使民有政有居。其時詩,風有《周南》、《召南》,雅有《鹿鳴》、《文王》之屬。及成王,周公致大平,制禮作樂,而有頌聲興焉,盛之至也。本之由此風雅而來,故皆錄之,謂之詩之正經。45
Le surgissement des poèmes ne se [fit] assurément pas à l’époque de [Fu Xi le] Premier Souverain [légendaire]. [Après] Shennong [puis] l’Empereur Jaune, arriva [le règne de] Diku. À cette époque, des ouvrages furent perdus, et on cessa de les mentionner. « Le Livre de Shun » énonce : « Le poème énonce l’intention, et le chant prolonge l’expression. La mélodie s’appuie sur le phrasé, la tonalité est en harmonie avec la mélodie. » Aussi les règles du poème éclosent-elles ici.
La [dynastie] Xia46 leur succéda : les textes disparurent, il n’en resta rien. Quand vint le règne des rois de [la dynastie] Shang, on n’[entonna] ni Airs, ni Odes47. Pourquoi ? Retracer les exploits et célébrer la vertu [des uns] servait à se faire l’écho de leurs mérites ; dénoncer les erreurs et blâmer les manquements [des autres] servait à corriger leurs insuffisances. Chacun [agissait ainsi] dans sa lignée, de sorte que ce qui relevait de la loi était éclatant, tandis que les mises en garde étaient manifestes.
Les Zhou, depuis l’avènement du Souverain Millet48, semèrent les céréales : le peuple aux cheveux noirs endigua les famines. À l’époque, il s’agissait de mil, c’est [donc] sous ce nom qu’il nous est connu. À la fin [du règne] de Tang Yao, [l’arrière petit-fils du premier Souverain Millet] Gong Liu, en son époque, poursuivit son œuvre, en vue d’éclairer le peuple et de partager les richesses. Quand vint [le temps] du Grand Roi puis de Ji Li, [tous deux s’avérèrent] dignes de regarder le Ciel. La vertu des [rois fondateurs des Zhou] Wen et Wu était plus éclatante [encore] que celle de leurs prédécesseurs. Grâce à elle, ils concentrèrent sur eux le mandat céleste, devinrent ainsi les parents de ce qui est sous le Ciel, et permirent au peuple de bénéficier d’un gouvernement et d’un habitat. À leur époque, parmi les poèmes, il y eut des Airs comme ceux des [sections] du « Sud de Zhou » et du « Sud de Shao »49, des Odes comme les séries « Le cerf brame » et « Le roi Wen ». Quand arrivèrent [les règnes] du roi Cheng et du duc de Zhou, on avait atteint la Grande Paix. On ajusta les rites, on composa de la musique, et les mélodies des Célébrations se déployèrent. C’était le faîte de l’épanouissement. À la source, cela venait des Airs et des Odes, c’est pourquoi on les consigna. On les désigna comme les principes/canons50 véritables du poème/des Poèmes.

42Dans cette description, Zheng Xuan présente la poésie comme un phénomène dont l’apparition accompagne celle de la civilisation. Son développement est plus particulièrement lié à celui de la musique et des rites. Elle se décline selon différentes modalités selon ses visées, qu’elles soient expressives dans les Airs et les Odes, ou appréciatives dans les Célébrations. Elle arrive à maturité sous les Zhou dans son incarnation plus tard célébrée et réunie dans l’anthologie des Poèmes (appelée à partir des Han le Classique des Poèmes). Comme le propos de Zheng Xuan est d’introduire cette anthologie, il poursuit par une description de ses différentes sections.

43Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. Aussi les arguments évoqués dans les deux précédents textes placés en préambule au Classique des Poèmes sont-ils repris pour décrire la production poétique plus tardive : les règles qui président au surgissement du poème ont permis l’apparition des poèmes recueillis dans l’anthologie canonique, qui sert à son tour de modèle pour la composition poétique. C’est exactement la logique que suit Liu Xie 劉勰 (ca. 465-521) dans le grand traité du Wenxin diaolong 文心雕龍 (Esprit de littérature en Dragons ciselés). Quoiqu’il ajoute quelques éléments complémentaires à sa description, il fait débuter la généalogie du genre poétique auquel il consacre le chapitre « Mingshi » 明詩 (Éclairer le poème)51 par l’idée que le poème exprime l’intention et par une minutieuse description de l’apparition et des caractéristiques du Classique des Poèmes. C’est sur ces fondements qu’il explique le développement du genre poétique à partir de la dynastie Han – car auparavant, précise-t-il, on se contentait de réciter des poèmes de l’anthologie.

44Il est intéressant de constater que Liu Xie n’est pas le seul à reprendre le schéma qui servait à dépeindre le Classique des Poèmes pour présenter un art particulièrement en vogue à l’époque médiévale chinoise. Zhong Rong 鍾嶸 (ca. 469-518), dans la première préface au Shipin 詩品 (Classement des poètes), ne s’y prend pas autrement :

昔《南風》之詞,《卿雲》之頌,厥義夐矣。夏歌曰:「陶乎予心。」謠曰:「名予曰正則。」雖詩體未全,然是五言之濫觴也。
逮漢李陵,始著五言之目矣。古詩眇邈,人世難詳,推其文體,固是炎漢之制,非衰周之倡也。自王、揚、枚、馬之徒,詞賦競爽,而吟詠靡聞。從李都尉迄班婕妤,將百年間,有婦人焉,一人而已。詩人之風,頓已缺喪。東京二百載中,惟有班固《詠史》,質木無文。
降及建安,曹公父子篤好斯文,平原兄弟鬱為文棟,劉楨、王粲為其羽翼。次有攀龍托鳳,自致於屬車者,蓋將百計。彬彬之盛,大備於時矣。爾後陵遲衰微。迄於有晉,太康中,三張、二陸、兩潘、一左,勃爾復興,踵武前王,風流未沫,亦文章之中興也。永嘉時,貴黃老,稍尚虛談。于時篇什,理過其辭,淡乎寡味。爰及江表,微波尚傳,孫綽、許詢、桓、庾諸公詩,皆平典似《道德論》。建安風力盡矣。先是郭景純用雋上之才,變創其體。劉越石仗清剛之氣,贊成厥美。然彼眾我寡,未能動俗。逮義熙中,謝益壽斐然繼作。元嘉中,有謝靈運,才高詞盛,富豔難蹤,固已含跨劉、郭,陵轢潘、左。故知陳思為建安之傑,公幹、仲宣為輔;陸機為太康之英,安仁、景陽為輔;謝客為元嘉之雄,顏延年為輔。斯皆五言之冠冕,文詞之命世也。
夫四言,文約易廣,取效《風》、《騷》,便可多得。每苦文繁而意少,故世罕習焉。五言居文詞之要,是眾作之有滋味者也,故云會於流俗。豈不以指事造形,窮情寫物,最為詳切者耶?故詩有三義焉:一曰興,二曰比,三曰賦。文已盡而意有餘,興也;因物喻志,比也;直書其事,寓言寫物,賦也。弘斯三義,酌而用之,幹之以風力,潤之以丹彩,使詠之者無極,聞之者動心,是詩之至也。52
Jadis les paroles des « Airs du Sud » et les Célébrations des « Nuées de bon augure » étaient chargées d’une profonde signification. Un chant de [la dynastie] Xia énonce : « Triste est mon cœur. » La ballade [de Chu] rapporte : « Il m’appelèrent Zhengze [le droit]. » Quoique la structure du poème ne fût pas encore parachevée, il s’agissait là de la source du [poème] pentamètre.
Quand arriva Li Ling (?-74 AE) sous [la dynastie] Han, on commença à composer les premiers spécimens de pentamètre. Les premiers poèmes [pentamètres] sont si éloignés [dans le temps] que l’époque de [leurs] auteurs est difficile à préciser. Si l’on procède par déduction à partir de leur format, on peut établir qu’il s’agit de produits de la [dynastie] Han associée au feu53. Ce n’étaient pas des chants [entonnés] sous une dynastie Zhou déclinante. Dès lors que [des poètes comme] Wang Bao 王褒54 (ier siècle AE), Yang Xiong 楊雄 (53 AE-18 NE), Mei Sheng 枚乘 (?-141 AE) et Sima Xiangru 司馬相如 (179-117 AE) rivalisèrent de beauté dans leurs compositions rimées, les couplets [pentamètres] furent inaudibles. Du commandant Li [Ling] jusqu’à la favorite du palais Ban (ier siècle NE), soit en l’espace d’un siècle, il y eut seulement cette femme et cet unique homme [à composer en pentamètre]. L’influence des auteurs des Poèmes cessa et s’interrompit. Au cours des deux cents années que dura [la dynastie des Han] orientaux, seul fut composé [en pentamètre] le « Chant de l’histoire » de Ban Gu (32-92 NE), qui est nu et sans ornements.
Sous l’ère Jian’an (196-220), les ducs Cao, père et fils, chérissaient vraiment les textes. Cao Zhi 曹植 (192-232) et son frère Cao Pi 曹丕 (187-226) furent, dans leur élégance, des piliers de la littérature. Liu Zhen (?-ca. 217) et Wang Can (177-217) furent leurs bras droits. Il y eut aussi ceux qui s’accrochèrent au dragon et prirent appui sur le phénix : ceux qui composaient l’escorte de l’empereur atteignaient la centaine. L’apogée de l’équilibre [entre sobriété et ornementation] fut complète à [cette] période. Par la suite, [la production poétique] déclina et s’affaiblit. Sous la dynastie Jin (265-420), pendant l’ère Taikang (280-289), elle reprit en un instant de la vigueur avec les trois frères Zhang 張 – Zai 載 (ca. 250-310), Xie 協 (ca. 255-310) et Kang 康 (ca. 270-335), les deux Lu 陸 – Ji 機 (261-303) et son cadet Yun 雲 (262-303), ainsi que les deux Pan 潘 – Yue 岳 (247-300) et son cousin Ni 尼 (ca. 250-311). Ils suivaient les traces des [Cao], les souverains précédents. Leur énergie ne s’était pas évaporée : ce fut un renouveau honorable pour les textes poétiques. Pendant l’ère Yongjia (307-313), on vénérait l’Empereur Jaune et Laozi et appréciait assez les conversations sur le vide. Dans les odes de l’époque, les réflexions l’emportent sur l’expression : elles sont fades et sans saveur. Quand [la capitale] fut installée au sud du Changjiang, on se mit à légèrement préférer [l’art du] commentaire. La poésie de sires comme Sun Chuo (314-371), Xu Xun (actif ca. 358), Huan Wen 桓溫 (312-373) ou Yu Liang 庾亮 (289-340) était conventionnelle à la manière d’une « Discussion sur la Voie et sa Vertu ». La vigueur de [l’ère] Jian’an était épuisée. Avant cela, Guo Pu 郭璞 (276-324) avait fait preuve d’un talent remarquable et renouvelé la structure [poétique]. Liu Kun 劉琨 (271-318), s’appuyant sur une solide personnalité, l’avait secondé dans cette perfection. Cependant, seuls parmi les autres, ils n’étaient pas en mesure d’ébranler les modes. Pendant l’ère Yixi (405-418), Xie Hun 謝混 (ca. 381-412) poursuivit leur œuvre avec brio. Durant l’ère Yuanjia (424-453), il y eut Xie Lingyun (385-433) dont le talent était éminent et la langue merveilleuse : [sa poésie] était si raffinée, qu’il eut été difficile de marcher dans ses pas. Il avait assurément enjambé [par son talent] Liu Kun et Guo Pu, de même qu’il avait surpassé Pan Yue et Zuo Si 左思 (ca. 250-305). Aussi peut-on dire que Cao Zhi incarnait l’excellence de [l’ère] Jian’an et que Liu Zhen et Wang Can étaient ses seconds ; que Lu Ji était l’éminence de [l’ère] Taikang, et que Pan Yue et Zhang Xie étaient ses seconds ; que Xie Lingyun était le génie de [l’ère] Yuanjia et que Yan Yanzhi 顏延之 (384-456) était son second. Tous les cinq, ils furent les meneurs du pentamètre, les étoiles de l’art littéraire.
Dans le tétramètre55, le texte est sommaire et aisé à diffuser. Si l’on prend modèle sur les Airs [du Classique des Poèmes] ou sur l’Élégie [des Chants de Chu], on peut atteindre de grandes réussites. Mais bien souvent, les résultats souffrent d’une expression luxuriante et d’une signification pauvre. C’est pourquoi rares sont ceux, parmi nos contemporains, qui le pratiquent. Dans le pentamètre réside l’essence de l’art de discourir : la foule des compositions dans ce [style] ont de la saveur. C’est pourquoi on dit qu’il réunit les différentes traditions. Si, [par son entremise], on ne crée pas des formes pour montrer des phénomènes, si l’on ne décrit pas des objets pour exprimer ses sentiments, pourra-t-on parvenir à l’exactitude ? Ainsi, les poèmes s’appuient-ils sur six modèles56 [parmi lesquels] l’incitation, la comparaison et l’exposition. Lorsque les phrases sont finies mais qu’il reste une signification [latente], il s’agit d’une incitation. Lorsque, par l’intermédiaire des objets, on évoque des idées, il s’agit d’une comparaison. Lorsqu’on inscrit directement des événements et que l’on décrit des objets en racontant des histoires, il s’agit d’exposition. Grands sont ces trois modèles. On y puisera et on les utilisera, en les structurant avec un rythme évocateur, en les fécondant avec de la couleur. Ceux qui réciteront les [poèmes ainsi composés] ne connaîtront pas de limites, ceux qui les entendront en seront touchés57 : tel est le sommet de la poésie.

45Dans cette préface qui a pour vocation d’introduire une série de jugements sur les poètes marquants de la poésie pentamètre, Zhong Rong retrace l’histoire du genre en soulignant que les sources sont à chercher dans le Classique des Poèmes et dans les Chants de Chu. Il présente ensuite les évolutions du genre au fil des générations de manière à isoler huit figures majeures. L’œuvre de ces poètes repose sur des techniques d’expression que, là encore, Zhong Rong ancre dans le Classique des Poèmes. Si la poésie tétramètre a été abandonnée, explique-t-il, c’est parce que les modernes, quoiqu’ils prennent modèle sur l’anthologie, ne parviennent pas à éviter des défauts patents comme des développements verbeux. Ceci dit, la poésie pentamètre s’appuie sur les procédés stylistiques présents dans le Classique des Poèmes, à savoir l’incitation, la comparaison et l’exposition. Grâce à ces ressorts de l’expression, la composition de poèmes pentamètres permet au sujet d’exprimer ce qu’il a sur le cœur. La nouvelle poésie partage donc les mêmes objectifs que les Poèmes antiques.

46Ainsi, tant l’appareil métatextuel associé au Classique des Poèmes que les premiers textes de poétique58 en Chine établissent-ils un lien de parenté directe entre le genre poétique et le cas exemplaire qu’incarne l’anthologie. Ce discours coexiste avec les traditions de commentaires évoquées dans la première partie de cette contribution. Il lui cède la prééminence et ne joue un rôle que très secondaire dans la réception des Poèmes pendant l’empire. Il légitime toutefois, aux xxe et xxisiècles, le classement de l’anthologie dans le genre poétique. L’enjeu est alors le suivant : comment renouveler le mode de lecture de ces augustes pièces devenues des « œuvres littéraires » ?

3. De l’assimilation du Classique des Poèmes par la poésie médiévale

47Au début du xxsiècle, les intellectuels s’engagent dans une double tâche : celle de réévaluer leur héritage culturel et celle de construire une nation moderne autour d’institutions mais aussi d’une langue et d’une littérature nouvelles59. Aussi la question d’une approche littéraire du Classique des Poèmes n’émergera-t-elle que tardivement60.

48Les tentatives de ce type, quoiqu’encore relativement rares61, contribuent à situer l’anthologie dans l’espace littéraire. Elles ne sauraient cependant s’émanciper radicalement de l’héritage associé à l’anthologie au risque d’être jugées illégitimes pour ne pas dire monstrueuses. La stratégie qui consiste à intégrer le Classique des Poèmes dans une relecture de l’histoire de la poésie chinoise est par conséquent celle retenue par quelques spécialistes œuvrant en ce sens.

49De fait, si les commentaires des Poèmes en construisaient des lectures largement allégoriques comme celles rencontrées dans la première partie de la présente contribution, on trouve dans les phénomènes intertextuels des traces d’un autre mode de réception de cette œuvre – attesté, est-il besoin de le rappeler, dès les premiers textes de poétique. Outre les structures grammaticales, c’est tout le réseau sémiotique développé dans le Classique des Poèmes que l’on trouve exploité dans la poésie plus tardive. Je m’appuierai, pour le montrer, sur la conjugaison de motifs thématiques comme en dessine le poème n° 33.

3.1. Cooccurrences thématiques

50La complainte qu’exprime ce poème émane, selon toutes probabilités, d’une femme dont l’époux est parti au loin depuis longtemps. La perception du passage d’oiseaux, caractérisé par le bruissement de leurs ailes et par leurs cris, semble susciter l’expression de la mélancolie. Sans que de plus amples éclaircissements expliquent l’association des oiseaux à la situation vécue par ce personnage, le texte établit un parallèle entre les oiseaux d’une part, et les humains de l’autre62. Si le devoir justifiait le départ du mari, le temps qui passe, outre qu’il accentue potentiellement la distance qui sépare les époux, instille le doute chez la femme. Elle ne se contente donc pas d’exprimer la douleur qu’elle ressent, mais aussi ses soupçons. Elle semble en effet, dans la dernière strophe63, s’interroger sur les motivations de son compagnon à rester au loin.

51On reconnaît la même combinaison thématique dans les textes relevant du genre du fu 賦 [pièces en prose rythmée et rimée] ou de celui du shi 詩 [poésie] sous la dynastie Han. Le poème du iiisiècle NE, intitulé « Pan zhong shi yishou » 盤中詩一首 [Un poème dans une bassine], attribué à l’épouse de Su Boyu 蘇伯玉64, reprend ainsi de manière très troublante ce schéma :

山樹高,鳥鳴悲。泉水深,鯉魚肥。
空倉雀,常苦饑。吏人婦,會夫希。
出門望,見白衣。謂當是,而更非。
還入門,中心悲。北上堂,西入階。
急機絞,杼聲催。長嘆息,當語誰?
君有行,妾念之。出有日,還無期。
結中帶,長相思。君忘妾,天知之。
妾忘君,罪當治。妾有行,宜知之。
黃者金,白者玉。高者山,下者穀。
姓為蘇,字伯玉。
作人才多智謀足,家居長安身在蜀,何惜馬蹄歸不數。
羊肉千斤酒百斛,令君馬肥麥與粟。
今時人,智不足。與其書,不能讀。
當從中央周四角。65
Dans la montagne, les arbres sont hauts, le chant des oiseaux triste.
         Dans la source, l’eau est profonde, les carpes sont grasses.
Les moineaux dans le ciel souffrent sans cesse de la faim.
         L’épouse du magistrat bien rarement retrouve son mari.
Elle passe la porte, regarde au loin, aperçoit une tenue blanche.
         Se dit que ce doit être lui, et pourtant non.
Elle s’en retourne à l’intérieur, le cœur triste.
         Au Nord elle monte à la salle grande ; à l’Ouest, s’engage dans les escaliers.
Elle tisse avec fébrilité, le rythme de la navette accélère.
         Elle soupire longuement : à qui puis-je parler ?
Quand vous vous êtes mis en route, je me le rappelle :
         Il y eut un jour pour le départ, point de délai pour le retour.
J’ai noué ma ceinture en son milieu, pour penser à vous toujours.
         Mon prince a oublié son épouse, le Ciel le sait.
Si l’épouse oublie son prince, la faute sera corrigée66.
         Votre épouse est exemplaire par sa conduite, cela doit se savoir.
Jaune est l’or, blanc le jade.
         En haut est la montagne, en bas les grains.
Son nom est Su, son prénom Boyu.
Celle qui compose ces lignes regorge de talent, de sagesse certainement manque.
         Elle réside à Chang’an, son corps est à Shu67.
À quoi bon se désoler que les sabots du cheval ne se pressent pas de rentrer ?
         Mille livres de mouton, cent boisseaux d’alcool ;
Et pour engraisser le cheval, de l’avoine et du mil.
         De nos jours, les gens de sagesse manquent.
Face à cette lettre, ils ne sauront la lire :
         Il convient de partir du milieu pour passer par les quatre coins.

52Comme le révèle le dernier vers de ce poème, il est en fait une lettre, écrite sur un support particulier – une bassine – nécessitant des explications quant au chemin à suivre pour la lire. Au début de cette missive déroulée, au chant triste des oiseaux, qui manquent de nourriture, succède immédiatement la représentation d’une épouse dont le mari est absent. Cette association ne semble nécessiter aucune explication – c’est un topos. La dame erre dans sa demeure, tente de s’occuper à des activités typiquement féminines comme le tissage, comme pour tromper sa solitude. Lorsque sa voix s’exprime enfin – alors que ses gestes, sur le métier à tisser, pourraient refléter l’intensité de ses pensées – elle s’interroge sur les raisons d’une séparation qui lui cause tant de douleur. La vérité ne lui est pourtant pas accessible.

53Les poètes médiévaux, loin de se contenter de reproduire l’association du cri de l’oiseau au surgissement de la plainte d’une femme qui souffre de la solitude et doute de la loyauté de son bien-aimé, en offrent en d’autres endroits diverses justifications.

3.2. Justifications a posteriori

54Ils s’appuient sur la puissance évocatoire de l’oiseau, déjà très riche dans le Classique des Poèmes, qu’ils développent, précisent et expliquent. Quatre aspects sont tout particulièrement marquants.

55Pour commencer, depuis le premier et plus célèbre poème du Classique des Poèmes, qui débute par la mention d’un couple d’oiseaux, évoque ensuite la recherche d’une partenaire jusqu’à l’alliance dans la fête, les oiseaux sont associés aux couples, à l’amour, et en deviennent assurément un symbole à l’époque médiévale68.

56Par ailleurs, les oiseaux sont bien souvent migrateurs dans le Classique. Ils rythment le temps qui passe au même titre que les jours et les nuits, mais dans un cycle plus long. Aussi servent-ils à prendre la mesure de la séparation dans le temps69.

57Par extension, ils offrent un contre-modèle à l’époux qui, comme les bêtes, est parti, mais contrairement à elles ne s’en est pas retourné. Ce dernier motif, présent dans le Classique des Poèmes70, se retrouve dans la poésie du haut Moyen Âge quoiqu’il tende à s’atténuer.

58A l’inverse, la période médiévale développe la figure de l’oiseau en tant qu’alter ego du sujet poétique. La personne esseulée souffre à la manière de l’oiseau qui a perdu la trace de ses compagnons de route comme dans le yuefu shi 樂府詩 [poème dit du Bureau de la musique] sur l’air « Danxia biri xing » 丹霞蔽日行 [Ballade au soleil couchant aux nuées rouges] de Cao Pi (187-226) qui se termine sur le distique suivant :

孤禽失群,悲鳴雲間。71      
L’oiseau esseulé a perdu son groupe,
         Il crie tristement parmi les nuages.

59L’héritage du Classique des Poèmes n’est pourtant pas simplement passif : les poètes ne se nourrissent pas des combinaisons thématiques anciennes sans les réfléchir. L’espace poétique prend en charge un discours justifiant l’impact du cri de l’oiseau sur l’état du sujet. Le distique de Zhang Zai 張載 (ca. 250-310) dans la deuxième pièce de la série « Qi ai shi er shou » 七哀詩二首 [Deux poèmes sur les sept afflictions], qui suit la longue évocation d’un environnement automnal, marqué par les cris et le bruissement d’ailes des oiseaux, le résume :

哀人易感傷,觸物增悲心72
La personne affligée aisément sera touchée et blessée
         Au contact du monde qui ajoutera à la tristesse de son cœur.

60Conformément à ce qu’énonce la « Grande préface » au Classique des Poèmes, la voix poétique surgit donc en conséquence d’un surcroît de peine causée par les événements et l’atmosphère qui l’entourent. Le cri de l’oiseau, dont la puissance évocatoire est particulièrement importante depuis l’héritage des Poèmes, joue ce rôle d’amplificateur de la peine dont l’expression devient alors nécessaire et s’incarne dans le poème73.

61Ainsi s’explique le rapprochement répétitif du cri de l’oiseau avec la thématique du sujet souffrant de la solitude. Cette association persiste tout au long de la période médiévale. Elle témoigne tout à la fois de la présence du Classique des Poèmes au sein de la poésie, mais aussi d’un travail d’élaboration à partir des matériaux empruntés.

3.3. Réélaborations

62La réception du Classique des Poèmes inspire des rapprochements thématiques, suscite un discours justifiant les combinaisons ainsi reproduites, tout autant qu’elle s’accompagne d’inventions. Par cette réappropriation, les éléments du Classique sont pleinement intégrés dans une esthétique nouvelle.

63Cette transformation est sensible dès lors que l’on retrouve des oiseaux associés à la douleur de la séparation dans des poèmes composés dans le style du palais. Alors que l’héritage des Poèmes renforce souvent une expression simple et dépouillée dans des pièces mimant un héritage folklorique, il trouve aussi sa place dans des compositions beaucoup plus raffinées, caractérisées par la brièveté, l’efficacité, la propension iconique et une construction métrique stricte. Les codes de la poésie médiévale ne manquent pas de s’appuyer sur des ressorts expressifs retenus du Classique. Cela transparaît par exemple dans le poème pentamètre dense et voilé intitulé « Xiao si » 曉思 [Pensées de l’aube] généralement attribué à Xiao Ji 蕭紀, roi de Wuling 武陵王 (508-553)74:

晨禽爭學囀,朝花亂欲開。
爐煙入斗帳,屏風隱鏡臺。
紅妝隨淚盡,蕩子何時回?75
À l’aurore, les oiseaux rivalisent de gazouillements en écho,
         Au matin, les fleurs s’apprêtent à éclore de-ci, de-là.
La fumée du brûle-parfum s’engouffre dans le voile de lit,
         Le paravent dissimule une coiffeuse.
Le fard rouge se défait dans les larmes :
         Mon vagabond, quand reviendrez-vous ?

64Cette poésie, beaucoup plus élaborée que les précédentes, se limite à trois distiques. L’entrée en matière, avec le gazouillis des oiseaux, contraste nettement, par sa vitalité, avec le caractère statique et silencieux de l’intérieur, que brise la douloureuse question d’une pleureuse. Cette dernière est cette fois perçue à distance : elle est à peine visible, réduite à des traits brouillés par les larmes et à une voix. Elle laisse échapper une question qui s’adresse à un être absent et qu’elle désigne, non comme son seigneur, mais comme un vagabond – un terme que l’on retrouve par ailleurs pour désigner des hommes partis vadrouiller à travers le monde, sans se soucier de leur foyer76. C’est donc d’une plainte qu’il s’agit : comme dans les exemples précédents, quoique de manière plus évasive, la femme délaissée s’abandonne à l’évocation de ses soupçons.

65La reprise des motifs initiaux peut donc donner lieu à une nouvelle organisation, reposant par exemple sur la tension plutôt que sur la similarité entre les oiseaux et la personne esseulée. Elle peut aussi servir des phénomènes d’expansion77, qui ménageront par exemple à l’ennui l’espace nécessaire pour qu’il se fasse sentir, comme c’est le cas dans le poème dit du Bureau de la musique sur l’air « Pingdiao qu » 平調曲 [Mélodie monotone] de Qiao Zhizhi 喬知之 (?-697). La séparation ne s’y justifie plus :

漢家已得地,君去將何事?
La maison des Han a achevé sa conquête,
         Qu’êtes-vous donc parti faire ?78.

66Les lectures du poème n° 33 du Classique des Poèmes dont témoignent ces quelques exemples s’avèrent très différentes de celles qu’élaborent les commentaires. L’histoire des grands hommes en est absente, tout comme l’est l’incidence de leur comportement sur la société. C’est le sujet et le mécanisme de production des émotions qui l’animent qui concentrent l’attention. Le canevas de départ, qui juxtapose des oiseaux que l’on entend et un sujet féminin isolé, peut alors être décliné selon la situation qu’il s’agit de saisir. Par conséquent, la jeunesse de la femme esseulée, l’espace isolé et envahi par les herbes, ou encore les activités de tissage et de broderie pourront-ils être relevés79. Ainsi deux modes de réception de l’anthologie cohabitent-ils pendant des siècles80. L’un, majeur, dominant et explicite, établit l’anthologie comme une source de vérités pour mieux comprendre le monde et les leçons de l’histoire ancienne. L’autre, mineur et indirect, dessine les contours d’une tradition poétique qui s’appuie sur cet ensemble canonique.

      

67Le cas que présente le Classique des Poèmes nous rappelle donc, s’il en était besoin, que le texte ne constitue pas une donnée objective et figée : il se construit dans une réception qui est elle-même une construction culturelle.

68Quoique, par leur forme et par leur tonalité, beaucoup des pièces de cette anthologie évoquent la poésie lyrique, le discours qui s’est construit autour d’elles et qui a dominé dans le monde des lettrés pendant toute la période impériale – soit du iie siècle AE au début du xxe siècle NE – établit le texte comme une source de savoir sur le monde. Les poèmes étaient alors perçus comme des outils permettant de tirer des leçons de vie soit en les analysant au regard d’événements historiques, soit en décodant la moralité qu’ils étaient censés porter. Par son statut et par ses lectures, le Classique des Poèmes participait donc de la régulation sociale, de l’intelligibilité du monde, et de l’édification morale des individus. Cela explique sa place centrale dans l’éducation des lettrés fonctionnaires.

69Parallèlement, l’anthologie servait aussi de modèle et de source d’inspiration dans le cadre de la composition poétique – dont le rôle dans les interactions sociales et la promotion des individus ne saurait être sous-estimé. Quoique, dans les premiers textes qui définissent la poésie, le Classique des Poèmes ne constitue pas la seule origine du genre, il y occupe néanmoins une place de choix, confirmée par l’histoire du genre. On retrouve, comme par transparence, à travers les poèmes composés au Moyen Âge, des motifs constitués dans l’anthologie canonique. L’association des oiseaux qui crient dans les poèmes consacrés à une épouse esseulée dont le mari est parti au loin nous en a servi d’exemple.

70Différents modes de réception d’un texte peuvent donc coexister. Ici, nous avons affaire à une lecture développée dans des commentaires, qui domine par son prestige, et à un mode d’appropriation, plus indirect et donc moins visible, mais tout aussi pérenne. Une typologie des articulations possibles des modes de réception pourrait nous aider à explorer les enjeux de sociabilité liés aux textes.

71Comme nous l’avons noté, la coexistence de ces modes de réception s’explique par l’association du Classique des Poèmes à deux champs des registres bibliographiques–à savoir les Classiques confucéens d’une part, et la poésie d’autre part. Le classement des textes constitue un stade de la réception. Il y participe pleinement puisqu’il l’oriente.

72La réorganisation de la bibliographie en Chine vers 1900 ne relève pas d’une rationalisation81. Elle est la conséquence d’une réorganisation institutionnelle en profondeur accompagnée d’un changement de paradigme intellectuel. Les Classiques perdent alors ce statut qui les établissait comme une source de savoir toujours d’actualité. Par leur redistribution dans de nouvelles catégories, ils se trouvent marginalisés.

73L’inscription du Classique des Poèmes dans l’espace littéraire nécessite qu’on l’appréhende à l’aide de questions relevant de cette discipline. Si l’influence de cet ouvrage dans la production littéraire de la Chine ancienne est avérée, elle ne s’appuie que ponctuellement sur un discours visant à exposer cette aura poétique. Les tentatives en ce sens, quoique relativement rares, se multiplient et s’intensifient depuis une quinzaine d’années82, attestant que l’anthologie trouve progressivement une place dans ce nouveau champ d’inscription.

74Renouveler le spectre des questions à poser à un texte, changer son mode de réception, reposent certainement sur la légitimité des approches, mais aussi sur la vitalité des expériences qu’il suscite. S’il y a un enseignement à tirer de ce cas d’école, c’est qu’une fois que des lecteurs ont commencé à identifier des questions pertinentes à poser à un texte comme le Classique des Poèmes, ce n’est que l’accumulation de travaux qui aborderont ces pièces poétiques dans le champ de la discipline littéraire qui permettront son ancrage progressif dans cet espace.

75Un texte vivant est un texte qui suscite des questions, de nouvelles propositions de lecture : c’est là tout l’enjeu pour le Classique des Poèmes aujourd’hui.