Colloques en ligne

Frédéric Gabriel

 Déjà reçu. La matrice antérieure dans les corpus bibliques et chrétiens

1Au sein des études de réception, un livre en particulier, hypotexte par excellence, s’impose par sa fortune, tant du point de vue de sa diffusion matérielle que de son succès littéraire (au sens de la reprise de ses personnages, de ses histoires, de ses motifs, de ses idées) et du poids symbolique qui en découle : la Bible. Se déployant sur plus de deux millénaires, ses réceptions en tous sens ont fait naître des corpus océaniques et des encyclopédies qui tentent de les cartographier, étant entendu que l’étude des thèmes (Stoffgeschichte) au xixe siècle et l’étude des effets (Wirkungsgeschichte) au xxe siècle ont tout naturellement trouvé ici de vastes terrains d’applications1. Aux innombrables travaux qui se sont demandé ce que voulait « vraiment dire » la Bible dans son contexte initial, s’ajoutent tous ceux qui montrent que sa compréhension n’est pas séparable de l’histoire de ses lectures et relectures, de ses usages qui ont souvent des effets puissants sur la manière dont on perçoit le texte biblique. Selon que l’on se place du point de vue d’un rabbin, d’un talmudiste, d’un copiste, d’un théologien, de l’auteur d’une tragédie biblique ou d’un oratorio, d’un moine et de la lectio, d’un prêtre et de l’homélie, d’un prédicateur, de tel ou tel auditoire, d’un professeur d’Écriture sainte ou d’un orientaliste, les visages de la Bible sont très différents et tous peuvent jouer un rôle dans la réception biblique, en démultipliant les angles d’approche selon les temps, les lieux, les contextes sociaux et les langues.

2Ce faisant, la Bible est réinvestie à l’aune d’un présent qui la reçoit en tant que Référence. Recevoir ce donné initial revient à l’adapter, à le transposer, à le traduire, à le déplacer, à en sélectionner des parties, autant d’écarts qui sont supposés dans les phénomènes de réception et qui enrichissent les sens et les usages possibles de la Bible. Ces écarts, qui peuvent aller du plus faible (la simple copie de la Bible, qui pourtant atteste un véritable travail de réception) au plus marqué (par exemple une interprétation qui va à l’encontre de toute la tradition), motivent des enchaînements de réceptions. La Bible ne se donne pas directement, elle transite le plus souvent par de nombreuses médiations aux formes variées, et ces couches de réception dialoguent, se superposent, s’amalgament et conduisent notamment à des constructions textuelles qui intéressent au premier chef les études de réception, comme les chaînes exégétiques grecques qui, à partir du vie siècle (avec Procope de Gaza), choisissent, découpent et classent selon l’ordre du texte biblique – et en marge de celui-ci – des extraits de commentaires des Pères2. On est déjà dans le cadre d’une réception « au carré », le caténiste orientant la lecture et l’explication selon ses choix au sein de commentaires autorisés qu’il connecte. Dans cette dynamique, les courtes remarques et explications distinctes, interlinéaires ou marginales, et faisant appel à de nouvelles « autorités », s’agglutinent au xiie siècle dans les Bibles glosées au point de se stabiliser (cette fois-ci en Occident et en latin), dans la monumentale Glossa ordinaria qui témoigne d’un autre type de réception que les chaînes, enrichie par les Postilles d’Hugues de Saint-Cher, de Nicolas de Gorran (au xiiie siècle), suivies par celles de Nicolas de Lyre (au xive siècle)3. Plus tard, d’autres organisations des couches de réception sont inventées, à côté des Polyglottes, mentionnons seulement les éditions du minime Jean de La Haye (1593-1661) : en 1643, sa Biblia Magna reprend la Vulgate sixto-clémentine avec des extraits d’exégètes des xvie-xviie siècles, mais ce travail est largement complété par sa Biblia Maxima en 19 volumes in-folios publiés de 1655 à 1660 qui y ajoute un vaste apparat d’introductions, de variae lectiones issues des différentes traductions (syriaques, arabes, etc.), d’une Concordia et expositio litteralis et des Postilles de Nicolas de Lyre découpées par péricope.

3Dans ces exemples, la réception se traduit immédiatement dans une forme matérielle reconnaissable. La Bible est donnée avec ses couches de réception, et encore ne constitue-t-elle sous cette forme que l’un des relais de cet enchaînement de réceptions qui débouchent sur la production d’autres commentaires sur les gloses précédentes. Dans sa monumentale Bibliotheca sacra de 1723, l’oratorien Jacques Lelong s’est fait le catalogueur infatigable des bibles et de leurs commentaires. Il y a donc toujours déjà des relectures de la Bible dépendantes de relais, de médiations textuelles (paraphrases, commentaires, florilèges, recueil de lieux, clavis, compendia, Bibliothèques au sens utilisé par un Sixte de Sienne, etc.), mais aussi magistérielles, pastorales, liturgiques, savantes, qui communiquent les unes avec les autres. Recevoir, c’est aussi reconnaître et relayer une autorité, celle de la Bible étant première, avant d’irriguer d’autres formes livresques4.

4En effet, la Bible appelle, mieux elle provoque sa réception. Paradigme central de ce qu’est un texte « fondateur », elle est censée donner sens à l’ensemble du monde existant5 et ses lectures et relectures incessantes devraient répondre aux questions ultimes (de la Création aux fins dernières), en étant exemplaires d’une fidélité à toute épreuve à la lettre et à l’esprit de la Parole ainsi donnée. Cette dernière formule est d’ailleurs essentielle, car la réception désigne en premier lieu un contenu théologique, au sein même de la Bible : les dons divins (de la vie, des tables de la Loi, des Alliances successives, puis du Fils comme Verbe dans sa partie chrétienne) sont thématisés et consciemment pris comme modèles du rapport plus général dont témoigne la Bible, entre Dieu et les hommes. Rappelons cette réponse de Jésus, maître de vie et d’exégèse, aux Juifs qui s’étonnent de sa connaissance des Écritures alors qu’il n’est pas instruit : « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7,16). Il a reçu ce qu’il transmet, il est le Verbe qu’il faut reconnaître – dans sa fonction parénétique et révélatrice – et recevoir à son tour. Plus largement, la Bible elle-même incarne (et met en scène) la réception de la Parole divine par des hommes inspirés, elle transmet et pérennise celle-ci, déjà reçue et pour autant sans cesse de nouveau à recevoir, à comprendre et à vivre.

Avant le Livre

5Pourtant, il est trompeur de prendre pour acquis cette idée de Texte sacralisé, unifié et substantialisé au point d’incarner le Livre, la source par excellence de toutes les réceptions suivantes6. La Bible n’existe pas en soi, elle est le résultat d’une construction (donc d’une forme de réception) qui est tout sauf naturelle, en l’occurrence une série de décisions qui fixent et valident la constitution progressive d’un canon dont la longue histoire est passablement complexe et discutée7. Le canon, qui sépare radicalement le temps entre l’avant et l’après de son institution, articule ainsi trois dimensions : premièrement, une liste de textes constituant une collection censée représenter une certaine complétude ; deuxièmement, cette collection renvoie, selon son milieu, à un état précis de ces textes : Massore, ou Vulgate de Jérôme par exemple ; troisièmement, cette réunion apporte un surcroît d’autorité à chacun des éléments de l’ensemble et elle généralise une parole d’autorité classique, déjà présente dans les documents mésopotamiens8, que l’on appelle « formule du canon », interdisant d’altérer les inscriptions comportant des lois, ou attestant en colophon, de la fidèle copie de tel ou tel texte. Cette formule est placée dans la bouche de Moïse en Deutéronome 4, 2 à propos de la Torah : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne et vous n’en retrancherez rien », de même en Dt 13, 1 : « Tout ce que je vous ordonne, vous le garderez et le pratiquerez sans y ajouter ni en retrancher »9. Ces impératifs sont typiques d’une réflexivité du procédé de canonisation sur lui-même, procédé issu d’une source divine par le biais de celui dont on prétend qu’il est l’auteur de la Torah et qui s’adresse au peuple élu. La tautologie est d’autant plus efficace et transparente quand elle est appliquée à l’ensemble de la Torah (fixée vers le ive siècle avant l’ère commune), qu’elle ne fait que répéter la parole d’autorité par excellence, déjà utilisée par Moïse pour désigner la clôture du décalogue en Dt 5, 22 : « Telles sont les paroles que vous adressa Yahvé […]. Il n’y ajouta rien et les écrivit sur deux tables de pierre qu’il me donna ». Ainsi, à plusieurs reprises, de manière inclusive et médiatisée, le livre qui termine le Pentateuque met en scène l’éminence du canon, et sa portée normative. Si l’époque moderne, créditée d’une attention particulière au sujet individuel et fondant l’approche historico-critique du texte biblique, a remis en cause le fait que Moïse soit l’auteur du Pentateuque, elle s’est moins penchée sur la nature et les effets du canon, au-delà des particularités confessionnelles de son établissement.

6Ce processus est d’autant plus important qu’il met en évidence un partage décisif pour penser les phénomènes de réception que nous appréhendons spontanément avec la catégorie moderne d’auteur10, en séparant l’œuvre et sa réception. Mais comment penser cette dernière lorsque le canon n’est pas encore constitué ? L’intérêt de l’école de Brandeis est d’avoir thématisé ce genre de réflexivité de l’Écriture sur elle-même, et d’être revenue en deçà des évidences qu’impose la canonisation. Elle a pour cela utilisé l’expression d’inner exegesis pour désigner l’exégèse au sein d’un corpus, autrement dit la manière dont les textes bibliques se commentent entre eux : la réception est présente sous la forme d’une réécriture avant même la stabilisation des textes et la fixation du canon. L’expression semble remonter à un article de 1963 consacré au psaume 89, et rédigé par Nahum Mattathias Sarna (1923-2005), professeur dans le département de Near Eastern and Judaic Studies de l’université Brandeis (à Waltham, près de Boston)11. L’étude de cette technique a notamment été développée par son élève, Michael Fishbane, qui a soutenu sa thèse dans cette université en 1971, où Sarna a enseigné de 1969 à 1990.

7Leur point de départ est un fait bien connu : on sait que les copistes ne se contentent pas de transmettre, ils donnent par exemple la version contemporaine d’un toponyme ancien, comme dans le livre de Josué (18, 13) : « De là, la frontière passait à Luz, sur le flanc de Luz au midi – c’est Béthel » ; ou ils ajoutent la traduction d’un mot babylonien, comme dans le livre d’Esther (3, 7)12. Ils ne suppriment pas ou ne reformulent pas tel membre problématique d’une phrase, ils explicitent en conservant l’ancien avec le nouveau. C’est le cas dans le livre d’Isaïe 29, 9-11 :

« Soyez stupides et stupéfaits,
devenez aveugles et sans vue ;
soyez ivres, mais non de vin,
titubants, mais non de boisson,
car Yahvé a répandu sur vous un esprit de torpeur,
il a fermé vos yeux (les prophètes),
il a voilé vos têtes (les voyants).
Et toutes les visions sont devenues pour vous comme les mots d’un livre scellé ».

8Les ajouts entre parenthèses sont présentés tels quels dans la Bible de Jérusalem alors que dans d’autres traductions, comme celle de Sébastien Castellion parue à Bâle en 1555, ils sont complètement intégrés à la phrase. Fishbane les met entre tirets et y voit l’évidente intervention d’un scribe qui conserve une prophétie ancienne tout en y ajoutant une explication qui change l’attribution initiale de la prophétie. Elle condamnait le peuple d’Israël, mais désormais, ce sont les faux prophètes qui sont pris à partie, l’image du livre scellé étant éloquente. En outre, l’intervention – suffisamment ancienne pour figurer dans la Septante – bouscule la structure syntaxique et le chiasme que l’hébreu comporte avec « Il a fermé vos yeux, Vos têtes il a voilé »13. Cette nouvelle autorité donnée à une prophétie ancienne conduit pour Fishbane à une action décisive : « la Révélation divine et la voix humaine de l’enseignement se sont unies »14. Mais dans bien des cas, la réussite de l’intervention consiste à disparaître, l’interprétation de la tradition orale s’imposant comme élément du texte donné à la communauté.

9Précisément, relativement à cette stratégie virtuose de lissage, les travaux sur l’inner exegesis entendent accorder toute l’importance qui leur revient aux signes qui témoignent d’un travail précédant la canonisation et témoignant d’une réception avant celle-ci. Ainsi des interventions des scribes, qu’il s’agisse d’annotations ou d’adaptations de traditions antérieures, de recontextualisation, d’unification, de superposition, de marqueurs déictiques, de redondance ou de spécialisation sémantique15. En effet, il importe de distinguer deux acceptions, deux moments de la Torah, d’une part un enseignement autorisé pré-canonique, d’autre part la Bible hébraïque canonique reçue comme totalité. Avant même le déploiement d’une tradition à partir de cette version canonique, on peut observer une dialectique « entre formulations fixes et formulations libres, entre textes autorisés et textes novateurs » au sein de ce premier moment pré-canonique16. C’est là que se forgent les techniques de l’inner exegesis.

10Les modifications entre lieux parallèles procurent les exemples les plus probants de cette technique de rédaction qui inclut la réception au cœur même des textes bibliques. Fishbane compare Exode 3, 7-9 où Yahvé entend les souffrances de son peuple en Égypte et envoie Moïse comme libérateur, et Isaïe 19, 19-25, qui, en contrepoint, « touche à chacun des points mentionnés, mais de manière révolutionnaire »17. Désormais, ce sont les Égyptiens qui sont oppressés et qui s’adressent à Yahvé, lequel les sauve comme il a fait pour son peuple, ce terme étant lui-même appliqué aux Égyptiens. Fishbane y voit un procédé « pétillant d’ironie », et remarque que la Septante a renationalisé ce passage qui évoque une rédemption universelle. Fishbane parle de midrash (un terme qui apparaît dans le deuxième livre des Chroniques 13, 22 et 24, 27 – du verbe darash, expliquer) pour désigner cette interprétation, midrash qu’Addison Wright définit comme une réécriture du matériau biblique ou comme son commentaire18. Fishbane conclut : « Au bénéfice de la paix, Isaïe a fait don à l’Égypte du souvenir le plus personnel d’Israël. La métamorphose est stupéfiante et suggère qu’il y a eu des formulations fixes dans la phase pré-canonique de la littérature biblique. Elle suggère un cas de “canon” pré-canonique ou de “canon à l’intérieur du canon” »19. De nombreux autres exemples de remplois prouvent en effet que la tradition qui progresse vers la canonisation s’élabore en reprenant des textes déjà autorisés, leur ajoutant au besoin de nouvelles thématiques, une attribution imprévue, ou profitent de l’élucidation d’une ambiguïté pour modifier certains éléments. Le scribe est ici un exégète en tant que par son habileté à opérer ces modifications (syntaxiques, sémantiques ou génériques), il reconnaît et rappelle l’autorité de tel ou tel lemme ou de telle péricope en même temps qu’il montre leur sens et leur effectivité. On est bien ici au cœur d’un processus de réception.

11Ces stratégies sont particulièrement à l’œuvre dans les textes normatifs et légaux, un domaine à l’honneur chez Fishbane et plus encore chez Bernard Levinson qui a soutenu sous sa direction, à l’université Brandeis, une thèse consacrée au Deutéronome20. Dans son article de 1977, Fishbane évoque une loi d’Exode 22, 30 qui « interdit de manger de la viande qui n’a pas été abattue, prescrivant de la jeter aux chiens, et elle adjure les Israélites d’être saints »21. Plus loin, en Ex 23, 19, dans un contexte cultuel, il est interdit de faire cuire un chevreau dans le lait de sa mère. Or, le Deutéronome (14, 21) « combine ces deux préceptes et les incorpore à la conclusion du code de lois relatives à ce qu’il est permis/défendu de manger ». Ainsi, il introduit un précepte nouveau permettant de donner une viande non abattue à l’émigré résidant, et il transforme « l’interdiction de faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère, prohibition cultuelle, en une prohibition qui concerne les règles alimentaires au sens le plus large »22. Autre parallèle qui révèle une « conscience canonique » comme dit Fishbane23, en Ex 12, 8-11, l’offrande de la Pâque doit être rôtie, alors que Dt 16, 7 ordonne de la faire bouillir. En effet, sa matrice est le Code de l’Alliance, un autre passage de l’Exode (21-23). Au regard de ces deux normes rituelles, le deuxième livre des Chroniques se sent contraint d’harmoniser les autorités, avec un mixte du bouilli-rôti : « Et ils firent bouillir l’agneau pascal au feu, selon la règle » (2 Ch 35, 13)24. Les autorités divergentes sont unies par le renvoi qui introduit la concordance et que renforce le « selon la règle » : « comme il est écrit dans le livre de Moïse ». Pour Fishbane, « on est déjà avec cet exemple à la frontière historique où la Tradition se retournait pour regarder les divers préceptes de la Torah de maintes époques, et y voyait une seule et même Torah. Dans ce processus de déshistoricisation et de monolithisation, les superfluités et les contradictions textuelles ont subi une transformation exégétique »25.

12Ces différents exemples conduisent à une série de résultats, articulés les uns aux autres, concernant la rédaction du corpus biblique, la place sociale du scribe en tant qu’interprète, et son rapport au temps et à l’historicisation ou à la déshistoricisation des matériaux qu’il utilise.

L’exégèse, de la lisibilité du passé à la rédaction

13Le réemploi, l’un des marqueurs de l’inner exegesis, indique combien l’autorité du passé innerve une (re)lecture qui se fait surtout réécriture. La dynamique entre les deux acceptions de la Torah renvoie à une tradition consciente de cette cristallisation progressive de canonisation, mais bien souvent inventive dans la lecture, dans l’exégèse que l’on peut faire des événements ou des préceptes passés, reçus et transmis. La tradition commune à ces pratiques de scribes est donc « à la fois conservatrice et novatrice »26. La conservation se réfère à un texte reçu et autorisé, elle « assure la continuité culturelle et la cohésion en préservant les souvenirs autorisés du passé ». Mais la tradition conserve bien plus qu’une mémoire. Si le corpus normatif est un observatoire privilégié pour examiner les pratiques d’inner exegesis et la réflexivité qui en découle, c’est qu’il intègre une spécificité notable du peuple élu : sa Loi est divine, et sa lettre est, plus que toute autre, soumise à la fixité et à l’observance. Levinson insiste : « les scribes israélites introduisirent une idée nouvelle dans le monde ancien : la révélation divine de la loi. Dès lors, ce n’est pas la collection juridique en tant que genre littéraire qui est le propre de l’Israël ancien, mais l’énonciation de la loi révélée publiquement comme volonté personnelle de Dieu »27. Une telle Loi ne saurait être obsolète. L’exégète se fait le garant de la lisibilité de la Torah conçue dans sa globalité comme loi divine. Pour l’appliquer, il faut la répéter, et surtout mettre en adéquation la Révélation et la vie sociale au sein d’une tradition qui s’échelonne sur des siècles (probablement du xe jusqu’au iie siècle avant l’ère commune). Les questions de réception connectent ici les conséquences sociales de l’exégèse et la normativité allouée au don originel. Pour être légitime et avoir force de loi, l’adéquation est projetée dans le passé de l’énonciation légale, incluse dans le dispositif de la Révélation, comme si la solution se trouvait déjà dans celle-ci. Levinson conclut : « La révision de la tradition se présente elle-même comme le sens originel de la tradition »28.

14 Cette actualisation – qui correspond à une élaboration graduelle d’états différents du canon de la Bible hébraïque avant sa clôture finale – est sans doute le cœur ou l’une des motivations les plus puissantes des procédés décrits par Fishbane, et qui constituent le fil rouge de l’écriture des textes « bibliques ». En réalité, l’utilisation du couple conservation-innovation scinde abusivement un processus unique. En un seul acte, l’exégèse rappelle et reconnaît la force légale des préceptes anciens et, dans un acte de réception active, étend leur application, elle les remodèle pour qu’ils continuent à être vivants d’une manière évidente, et en harmonie avec les options politiques au moment de la répétition. On peut à cet égard utiliser cette phrase de Jan Assmann dans son livre sur la mémoire culturelle dans les civilisations antiques : le passé « est perpétuellement réorganisé selon les changements de cadres du présent. Même la nouveauté n’apparaît jamais que sous la forme d’un passé reconstruit »29. Le récit correspond à une sémiotisation du passé et de la communauté reflétée dans une appartenance réflexive. On le voit avec Fishbane, ce « passé habité en commun »30 existe d’abord – et parfois surtout – dans l’écriture. On comprend ici la force de la réception. Comme l’indique Meir Sternberg, dans son ouvrage classique The Poetics of Biblical Narrative, le récit historique n’est pas un compte rendu des faits, il « revendique être un compte rendu des faits », c’est tout différent31.

15L’inner exegesis est donc aussi le signe d’une tension entre temporalités, celle de l’autorité d’un passé fondateur et celle d’un présent qui doit lui rester fidèle et auquel s’imposent des situations inédites. D’un point de vue textuel, Fishbane mentionne deux procédés relatifs à ce travail sur la chronologie : l’historicisation de matériaux non historiques, comme l’ajout de suscriptions aux psaumes pour appliquer par exemple une lamentation personnelle à tout le peuple en exil ; et la ré-historicisation d’éléments historiques, avec par exemple le réemploi d’une prophétie que l’on revitalise, comme celle d’Isaïe 23, 15-17 en Jérémie 25, 11-12 ; 29, 1032. La réécriture se donne comme Révélation33. D’un point de vue plus historique, Mario Liverani a évoqué cette réécriture, entre le vie et le ive siècle avant l’ère commune, d’une histoire d’Israël située entre le xiie et le vie siècle34. La réécriture est notamment consécutive à l’exil provoqué par l’empire babylonien au vie siècle et elle concerne la construction de mythes de cohésion nationale par la mouvance sacerdotale, comme l’invention de la Loi par exemple. La Bible hébraïque est le résultat de cette intrication complexe de la Révélation, de la conjoncture politique, et de la tradition interprétative qui réécrit les textes sacrés35. Levinson va plus loin encore : « Du point de vue de l’Israël ancien, par conséquent, la révélation n’est pas antérieure ou extérieure au texte ; elle se joue dans le texte et à partir du texte »36.

16Les travaux sur l’inner exegesis débouchent sur un résultat décisif, mis en relief par Levinson, concernant la nature de ce qui constitue l’exemple par excellence de la source pour d’innombrables exégètes, l’objet « Bible ». L’exégèse existe avant même le canon, bien mieux, elle constitue le socle de la rédaction des textes. L’exégèse n’intervient pas seulement comme un résultat du canon, elle produit les textes par série de réécritures. Aussi, la Bible n’est pas d’abord le point de départ de l’exégèse, elle en est l’aboutissement ; et le canon n’est pas seulement une clôture, il est aussi un processus dynamique d’intertextualité créatrice37. Pour le dire de manière lapidaire avec Benjamin Sommer, « l’interprétation de la Bible commence dans la Bible elle-même »38, ou avec Levinson : « la Torah est donc radicalement transformée par l’interprétation de la Torah »39. Pour les protestants, la Bible est interprète d’elle-même : on voit à quel point ce principe est déjà à l’œuvre depuis longtemps. Comme le dit Jean Koenig à propos du travail des scribes sur les versions d’Isaïe, « la tradition herméneutique a contaminé la tradition textuelle »40. Dès lors, loin de pouvoir accéder à un texte « original », ou à une simple narration « transparente », descriptive, le lecteur est immédiatement en prise avec un texte qui est déjà en lui-même une interprétation et qui témoigne déjà d’une réception ; le lecteur n’est d’ailleurs que l’un des éléments d’une chaîne interprétative. Au mieux, il y a des originaux multiples, comme dit Gary Martin41, mais jamais d’Urtext, l’origine étant un effet d’énonciation. Stefan Schorch rappelle à ce propos combien l’hypothèse de l’Urtext oublie la communauté des lecteurs, active dans la transformation du manuscrit en texte(s)42. Pour lui, « les textes bibliques ont été créés dans des processus de lecture ». La vie des textes n’est pas à chercher dans la racine du stemma philologique43, mais dans les branches et les tissages exégétiques qui témoignent d’une élaboration sociale et normative renouvelée44. On a pu adresser la même critique à l’analyse narrative, qui aurait réfléchi comme s’il n’y avait que du texte, sans lecteurs45 : justement, l’inner exegesis veut prendre en compte, avec toute la finesse nécessaire, l’action de la lecture comme réécriture.

17Cette reconsidération de la nature de l’objet biblique en entraîne deux autres, reliées par la question de l’antériorité : d’une part, le canon n’est pas seulement statique, malgré l’effet massif qu’il impose aux lecteurs qui viennent après sa clôture, autrement dit, son existence nous ramène à notre propre position postérieure de lecteur. D’autre part, on ne peut que constater une continuité évidente de l’exégèse post-biblique avec celle qui est déjà contenue dans le canon commenté. La clôture du canon ne fait que déplacer et redoubler l’impératif exégétique qui devait faire face aux termes de la Loi divine. Incluse dans la Torah, celle-ci constitue déjà la matrice d’un texte clos qui donne à la fonction du scribe un rôle central. Comme le rappelle Jean Koenig :

« Sur les scribes pesaient de tout leur poids les forces religieuses qui animaient une société entière et qui se manifestaient dans un culte dont la norme et le centre de gravité étaient les écrits traditionnels. Les mots des textes participaient aux réalités sacrées ou profanes, en même temps qu’ils les exprimaient. Leur maniement exigeait les plus grandes précautions et d’autres règles que celles de la grammaire et du lexique devenaient nécessaires. Ces règles, ce sont celles qui constituent l’herméneutique originale pratiquée par les scribes »46.

18Aussi, avant d’examiner la continuité exégétique proto- et post-canonique, il faut rappeler combien cette figure du scribe a elle-même fait l’objet d’une construction narrative et fictionnelle que Jean-Pierre Sonnet a parfaitement mise en lumière.

Le scribe au miroir de la figure mosaïque

19Le lien est évident avec la plus célèbre figure de la Torah, car, comme je l’ai mentionné, on attribue à Moïse lui-même les modifications que l’on fait subir à la Loi qu’il a transmise47. J.-P. Sonnet remarquait à propos de la disparition de la loi de punition transgénérationnelle : « Tout ceci, les scribes du Deutéronome le font en cachant leur voix sous celle de Moïse dans le but d’“autoriser”, littérairement et théologiquement, leur reformulation du Décalogue »48. Mais l’examen de la figure mosaïque, si importante dans l’émergence de la lecture historico-critique chez Richard Simon par exemple, recouvre bien plus qu’un simple procédé d’attribution : « Il eût été étonnant que la Bible hébraïque, qui est de part en part un phénomène d’écriture, n’ait pas pris pour thème le phénomène de l’écriture et ne l’ait pas mis en scène. […] le personnage de Moïse se confond avec l’émergence de la communication écrite, et son histoire avec celle de l’invention du livre »49. Si besoin était, les indices de réflexivité de l’activité scribale sur elle-même trouvent ici leur point d’acmé, d’autant que c’est l’intégralité du processus qui est subtilement pensé, de la Révélation sinaïtique jusqu’à la lecture qu’effectue celui qui tient le texte entre ses mains, en passant par le rôle principiel du livre dans la formation et la cohésion du peuple de l’Alliance, autant de moments essentiels de réception.

20J.-P. Sonnet remarque que dans l’Exode, c’est avec Moïse que sont mentionnées pour la première fois l’écriture et la lecture, notamment en lien avec l’épisode fondateur du don de la Loi en tant que texte lu à la communauté50. Le dernier livre du Pentateuque fournit, ce n’est pas un hasard, une construction plus développée de la portée de l’écrit, dont la force motrice est la tension entre l’élan vers la terre promise, et l’annonce faite par Yahvé à Moïse qu’il ne la connaîtra pas, qu’il ne traversera pas le Jourdain (Dt 31, 2)51. Pour que les générations futures aient encore accès à la Révélation originelle privée de son porte-parole, celui-ci a recours au modèle de l’écrit, lui-même référé à l’inscription par Dieu des tables du décalogue, un Dieu qui d’ailleurs, comme le suppose le métier des scribes, fait un « double » de ces tables après l’épisode du veau d’or (Dt 10, 4)52. Attachée au décalogue, la formule du canon que j’ai mentionnée renvoie aussi à une technique scribale bien attestée dans le Proche-Orient ancien53. Ainsi, celui qui n’avait jusqu’alors que parlé et enseigné, écrit la Torah en Dt 31, 9, pour qu’elle soit périodiquement et publiquement lue dans le futur. J.-P. Sonnet commente :

« Comme dans la Recherche du temps perdu, il faut donc attendre les derniers développements du récit pour que soit prise la décision d’écrire “le livre”. Dans le roman de Proust, cette décision est prise par le narrateur (il décide d’écrire le livre qu’on vient de lire). Dans le Deutéronome, cette initiative émane du personnage-Moïse (qui écrit dès lors un livre dans le livre, au sein du livre englobant que produit le narrateur-scripteur) »54.

21Cette Torah, que Moïse ordonne de placer à côté de l’arche de l’alliance, peut accompagner le peuple et se perpétuer par sa lecture répétée et solennelle dans le lieu où Moïse ne peut se rendre. Dans cette même péricope, Moïse est pour la première fois rapproché du vocable sepêr le livre, qu’il écrit « jusqu’à la fin [‘ad tûmmam] » (Dt 31, 24), autre formule scribale typique – dès la littérature cunéiforme – d’achèvement de la copie55, alors que la première mention de rédaction, un peu plus haut, en Dt 31, 9, ne signalait pas cette clôture, mais seulement un acte passé. Ce phénomène, typique d’une « supplémentation »56, indique un ajout par Moïse lui-même, et de fait, la critique attribue les versets 14-23 à une rédaction deutéronomiste postérieure. En même temps qu’ils ajoutent, ces versets dépeignent un Moïse qui complète la Torah déjà écrite, déjà reçue, unissant ainsi narration et métalangage. « Moïse, nous raconte le texte, a fait le premier ce que les scribes bibliques ont toujours fait : ajouter »57 (c’est aussi l’action du commentateur) ; et il est décisif de remarquer que cette supplémentation paradigmatique coïncide très exactement avec la dynamique de canonisation. L’importance de l’héritage ainsi constitué par Moïse pour le futur ne peut être plus appuyée que par ses dernières paroles, qui, à la fin du Deutéronome, lèguent la Loi et l’application de ses prescriptions, en la décrivant comme suit : « Ce n’est pas pour vous une vaine parole, car elle est votre vie » (Dt 32, 47). J.-P. Sonnet résume :

« Ce sont donc ici des pratiques et des techniques scibales qui se trouvent projetées sur la scène d’un récit, mises en scène dans l’événement fondateur, sous la forme d’une dialectique faisant jouer à la fois la croissance d’un corpus révélé et sa clôture. […] En présentant le Dieu d’Israël et Moïse, le médiateur, sous les traits de scribes, en les ‘‘surprenant’’ dans des pratiques scibales, les scribes, auteurs du Deutéronome, ont, pour ainsi dire, autorisé leur propre pratique »58.

22Déjà, pour James Nohrnberg, allégué par J.-P. Sonnet dans une autre étude, « la figure de Moïse récapitule symboliquement le processus de la tradition rédactionnelle d’Israël […]. En d’autres termes, l’itinéraire mosaïque réfléchit sub modo unius, dans l’itinéraire d’un seul, le processus complexe, éminemment diversifié, qui a donné naissance aux écrits inspirés d’Israël, et d’abord à sa Torah »59. Et plus loin : « c’est toute l’activité scribale anonyme d’Israël, celle qui a abouti aux livres inspirés que nous lisons, qui trouve son récit étiologique dans l’intrigue mosaïque. […] En Moïse se trouve projetée littérairement et historiquement l’expérience de tous ceux qui sont intervenus dans la formulation et l’écriture de la Torah »60.

Postérité et permanence d’une technique biblique

23Parée d’un tel modèle et lestée d’une telle légitimité dans la transmission des normes et de la mémoire commune, la réception créatrice des scribes ne s’arrête évidemment pas une fois le processus de canonisation parvenu à son terme. En effet, l’autre conséquence majeure des travaux de Fishbane et de Levinson consiste d’abord à mettre en évidence dès le Pentateuque les principes et la pratique d’une exégèse extrêmement avancée et consciemment critique, et ensuite à constater la continuité entre cette exégèse proto-canonique et les nombreux commentaires post-bibliques qui utilisent exactement les mêmes procédés. Ces commentaires ont pourtant été massivement perçus, par la critique historique, comme des ajouts proliférants et peu scrupuleux de la Révélation testamentaire. Dans une longue recension de l’ouvrage classique de Fishbane, James Kugel a parfaitement montré les raisons d’une telle vision dualiste. La méthode historico-critique s’est surtout développée en milieu protestant, et celui-ci a opposé la Bible à l’autorité des papes, il a voulu débarrasser la Révélation des interprétations du magistère romain, et on s’est plus largement méfié de tous les intermédiaires, les rédacteurs, les réviseurs, et de tout ce qui venait après la Bible. Hérité du xvie siècle, ce principe historico-philologique de l’avancée de la chronologie comme corruption s’est même appliqué à la Bible : ses textes les plus anciens sont les plus authentiques, plus les autres couches rédactionnelles sont récentes, plus elles sont éloignées de l’origine et donc de la vérité61. On met donc à distance les copistes et les interprètes, et les réécritures ne sont pas considérées comme étant pertinentes et intéressantes, puisqu’on recherche les ipsissima verba. C’est seulement au xxe siècle que l’on a pu se déprendre de ce présupposé épistémologique, et que les nouveaux apports documentaires, comme ceux de Qumrân, ont permis de mieux connaître les procédés d’interprétation à la fin de la période biblique, de même que l’étude de la pseudépigraphie a ouvert la voie vers l’inner exegesis62. Ces renouvellements ont eu des effets sur les études bibliques elles-mêmes, d’autant que les savants juifs israéliens et nord-américains prenaient leur autonomie par rapport à la science biblique protestante, et que le sionisme les portait à étudier en détail les effets de l’exil et de la période post-exilique63. Kugel a par ailleurs montré combien l’exil babylonien en 586 constituait un moment décisif dans l’activité interprétative qui conserve la tradition, de même que la période du retour à Jérusalem autorisé par l’empereur perse Cyrus en 53864. On a pu ainsi comprendre que, au moins pour ces corpus, rechercher « l’original » relevait d’une erreur radicale dans la compréhension de l’objet étudié : on a bien affaire à de la construction et non à de la corruption65.

24En outre, l’élaboration de l’exégèse n’est pas située dans l’Alexandrie hellénistique, sous l’influence de la rhétorique gréco-romaine, comme le soutenait par exemple David Daube66, mais bien en amont, dès les rédactions du Pentateuque. Il y a donc une véritable spécificité d’une exégèse interne à la tradition juive, non-exogène, et dont la littérature rabbinique est profondément l’héritière, puisqu’elle puise ses outils exégétiques dans la Bible. L’activité exégétique est si importante dans la vie de la communauté que, à Qumrân, dans le document de Damas67, le maître est appelé « l’interprète de la Torah » ; et le traité Avot de la Mishnah68 commence par une énumération généalogique qui rattache les tannaïtes (les enseignants des années 20 de notre ère, jusqu’en 220) à la Révélation du Sinaï69. Dès lors, l’étude de la production textuelle post-biblique contribue grandement à mieux comprendre l’élaboration des textes bibliques eux-mêmes, puisqu’il s’agit de la même tradition, même si cette nouvelle couche exégétique tend à réifier le canon comme un ensemble par principe cohérent dont on minore le travail de réécritures interprétatives.

25Quand Fishbane parle d’ailleurs d’interprétation dans l’ancien Israël, il utilise l’ensemble de tous ces corpus comme un continuum du Pentateuque aux commentaires rabbiniques, qui peu à peu, connaissent eux aussi une canonisation, avec cette même dialectique entre exégèse protectrice et exégèse dynamique, qui rappelle l’articulation des traditions conservatrice et novatrice70. Une fois que la Torah est fixée, la plasticité inventive des traditions est toujours nécessaire pour les mêmes raisons que celles mentionnées précédemment, et « chacun des judaïsmes post-bibliques a prétendu continuer la communauté pré-exilique de l’alliance et posséder l’interprétation correcte », quitte à ce que la tradition remplace la Torah71. Les interprétations s’ajoutent aux interprétations et doivent justifier, harmoniser les précédentes interventions et réécritures, puisque l’on présuppose 1) que la Révélation doit être décryptée, 2) que le canon ne peut contenir des contradictions ou des éléments inutiles ; 3) que la Bible s’explique par elle-même ; et 4) qu’elle sert très directement à diriger la vie présente, éthique et pratique. Ainsi, le traité ullim de la Mishna infère des répétitions de l’interdiction de faire bouillir un chevreau dans le lait de sa mère en Ex 22, 30 ; 23, 19 ; puis en Dt 14, 21, une règle plus générale : aucune viande ne peut être cuite dans du lait, et la proscription s’étend même à la consommation conjointe des deux éléments72. La tradition vient remplacer le précepte ancien puisque le Targum Onkelos73, en Dt 14, 21, remplace la formulation canonique du Pentateuque par la règle du traité ullim74. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, et pour Fishbane, « aucune sphère de la Torah n’a échappé à la Tradition exégétique post-biblique »75, et il ajoute : « Les nouveaux préceptes de la Torah étaient “radicaux” en un double sens : ils avaient des racines bibliques et produisaient des résultats extrêmement novateurs »76. Roger Le Déaut notait déjà en 1965 : « l’attitude du targumiste sait allier la fidélité à l’esprit de l’Écriture et une certaine indépendance par rapport à la lettre »77. Précisons l’objet de sa remarque, le Targum, une traduction paraphrastique de la Bible hébraïque en araméen importante pour l’histoire de la réception.

Le Targum comme réception

26À partir du viie siècle avant l’ère commune, l’araméen devient une langue internationale, et à côté du grec, elle est largement employée de Babylone à la Palestine, et jusqu’à l’invasion arabe78. Langue courante véhiculaire, elle remplace l’hébreu qui devient de moins en moins bien compris par les Fils d’Israël. Dès lors, les célébrations synagogales doivent s’adapter à l’auditoire. À la lecture fidèle du texte hébreu biblique, s’ajoute, de manière distincte79, une traduction araméenne qui est d’abord orale, non lue, et qui rend compte de la compréhension commune du texte lu, et non d’exégèses orientées, comme celles de Qumrân80. Par ailleurs, les manuscrits sont chers, et la communauté a accès à la Bible principalement par la liturgie81. Outre le rôle d’anamnèse de l’histoire de l’Alliance, l’Écriture sert surtout à la prescription normative et à l’exemplarité éthique. Le traducteur-officiant n’est pas seul face à son texte. Il se doit de rendre compte de la tradition – qui a déjà fait une première partie du travail d’explicitation82 – et en même temps de présenter une version qui prenne sens dans la vie sociale du moment, une version vivante et claire qui s’adresse à « un auditoire concret »83. En cela, le traducteur ne fait qu’imiter ce qui a lieu dans le texte même qu’il transmet. Néhémie 8 décrit ainsi Soukkot, la fête des Tentes : « tout le peuple se rassembla comme un seul homme […]. Ils dirent au scribe Esdras d’apporter le livre de la Loi de Moïse, que Yahvé avait prescrite à Israël. […] Esdras lut dans le livre de la Loi de Dieu, traduisant et donnant le sens : ainsi l’on comprenait la lecture ».

27La version est donc autant traduction qu’exégèse, accommodation et actualisation : « Souvent il s’agit de mettre le texte à la portée d’un auditoire concret, en actualisant les données géographiques et historiques […], en adaptant le vocabulaire à des institutions et à une civilisation contemporaines […], surtout en s’efforçant de rendre le texte immédiatement assimilable »84. Les gloses explicatives doivent donc être intégrées à la version. On est bien dans une pratique d’inner exegesis d’autant plus à son aise qu’elle transmet des textes déjà écrits et réécrits sur ce modèle. Dans cette propension interprétative, Le Déaut discerne aussi dans le Targum des éléments du midrash : « c’est même là, sans doute, qu’il faut voir l’une des principales sources de développement » du Targum ; « c’est le phénomène midrashique lui-même, mais au niveau de la jonction immédiate avec le texte, celui de la toute première exégèse, qui s’impose à tout traducteur »85.

28Le Déaut est donc poussé à aller plus loin encore : pour lui, Septante, Peshitta (traduction syriaque) et Vulgate appartiennent au genre du Targum de par la liaison effectuée entre version, exégèse et usage liturgique86. D’emblée, la Bible est transmise par son interprétation traditionnelle dont elle est inséparable87. Le Targum palestinien est lui-même progressivement fixé et mis par écrit, constituant ainsi une nouvelle couche exégétique autorisée qui se présente comme étant au plus près du canon, en tant que traduction. Elle présente un état de la Bible hébraïque que des générations et des générations ont purement identifié à celle-ci, et du point de vue de la tradition interprétative, la version supplante le texte source.

29Ainsi, quand, dans les Évangiles, la figure de Jésus renvoie aux Écritures, puisque son enseignement « se présente souvent comme [leur] exégèse », et que parfois il se fait même dans les synagogues (c’est plusieurs fois le cas en Luc 4), il se réfère d’abord à une « Bible interprétée »88. Comme d’autres, Le Déaut a insisté sur ce contexte d’abord synagogal de la parole de Jésus, avec tout ce que cela suppose de rapports à la tradition et à ses techniques de pensée ; et dans son ensemble, le Nouveau Testament utilise la Bible par le biais des exégèses rabbiniques89. Cette accumulation de couches exégétiques et de réécritures ne peut à son tour que motiver de nouveau l’exégèse qui cherche la cohérence d’un canon élargi.

   

30Dans le cadre d’une réflexion rétrospective et méthodologique sur les études de réception, à côté des très fructueuses études d’histoire des interprétations qui ont permis de réévaluer profondément la longue tradition exégétique (des Pères jusqu’à l’époque moderne), le laboratoire biblique met en évidence un processus sous-estimé : la matrice antérieure. Intelligence de ce qui préexiste, la réception ne suppose pas forcément un texte original et des commentaires, elle ne constitue pas l’« après » séparé d’un « avant » qui correspond à la source reçue, elle participe à la rédaction d’un texte et d’un corpus (où plusieurs textes font système) avant la fixation de ceux-ci, car il est rare que le rédacteur ne soit pas toujours en présence d’éléments déjà reçus, comme si la conscience de soi était seconde. Autrement dit, la réception est au cœur de l’émergence du texte, elle le précède même, elle constitue l’un des éléments du terreau en interaction avec lequel on produit autre chose qui atteindra éventuellement, un jour, le statut de source, autrement dit, qui prendra sa place au sein d’une chaîne de relais, des relais qui modifient ce qu’ils transmettent autant que les lectures réitérées – parallèles, croisées ou contradictoires – selon les subjectivités, les temps et les lieux.

31Un texte existe par rapport à d’autres textes qui constituent son paysage, l’écriture même est tissée de réceptions, pour autant, la recherche ne saurait se réduire à une Quellenforschung puisque tout l’intérêt de ce tissage réside dans les écarts vis-à-vis de ce qui a déjà été reçu et dans sa réinterprétation continue, qui n’est plus évaluée selon la disjonction vrai/faux indexée sur la fidélité vis-à-vis de l’origine. Que l’écriture soit avant tout réécriture, les travaux des médiévistes l’ont clairement rappelé, qu’il s’agisse de scolastique ou d’hagiographie. Avant le texte, avant l’œuvre, il y a déjà de la réception, et même des strates de réceptions, surtout quand il s’agit de se situer par rapport à Dieu, et ce d’autant que la réception est déjà mise en scène au sein même du texte biblique dans une dialectique de don et de réception. Avant d’être la surface de projection et d’accumulation de nombreuses couches d’interprétations et en même temps le critère ultime de légitimation, la Bible est déjà le résultat de réceptions accumulées.

32L’inner exegesis n’est pas très éloignée de la critique génétique et de l’intertextualité qui dépasse « le questionnement génétique pour envisager, entre texte référent et texte référé, un jeu multiple d’échos, de reprises, de continuités et d’écarts »90. Les variations et les variantes sont elles aussi des témoins d’un stade de la réception qui prend des formes diverses et reflète surtout un ensemble de déterminations (scribales, socio-politiques, pastorales, censoriales, etc.) qui ne permettent pas de cantonner la réception aux seuls lecteurs, profondément inscrits dans ces déterminations. Les écarts indiquent la recherche de formes de cohérence entre un texte et le monde dans lequel il est utilisé et fantasmé. Avant même que l’Église ne devienne un lieu par excellence de réceptions avec le développement solidement architecturé de ses traditions, la réception constitue un travail du temps et de la mémoire qui construit l’origine dont elle fait le récit.