Colloques en ligne

Thierry Roger et Stéphane Zékian

Accuser réception. Introduction du dossier

1Notre appel à contributions posait les jalons d’un questionnaire réflexif auquel se sont prêtés spontanément des spécialistes venus d’horizons divers tels que l’histoire de la philosophie occidentale, celles de la poésie chinoise, des littératures médiévales et modernes ou encore de la théologie chrétienne.

2À la lumière de leurs contributions, les études dites de « réception » présentent plutôt le profil d’études attentives à la construction conjointe des corpus, des cadres herméneutiques et des structures disciplinaires qui en ont canalisé la transmission. Bourdieu déjà, dans ses Méditations pascaliennes, en appelait à la réalisation d’un programme de recherche analogue qu’il plaçait, pour sa part, sous le signe de Spinoza. Ce dernier, invoqué par le sociologue dans sa lutte contre la « routine des exégèses herméneutiques », contre le monopole de la « lecture liturgique », inséparable à ses yeux de la « fausse éternisation d’un embaumement rituel », posait en effet la question de la réception active en cherchant à savoir « en quelles mains [le livre] est tombé […], quels hommes ont décidé de l’admettre dans le canon, comment les livres reconnus comme canoniques ont été réunis en un corps1 ». Bien que les réflexions ici rassemblées n’empruntent pas des chemins proprement sociologiques (et qu’en outre les options méthodologiques diffèrent d’un texte à l’autre), ce dossier partage un même refus de cet « oubli de l’histoire » que Bourdieu ne diagnostiquait que pour mieux le combattre. De fait, ce qui se présente comme une interprétation postérieure, extérieure à son objet, sanctionne le plus souvent une longue série d’interventions et de gestes ayant délimité et institué l’objet en question. Frédéric Gabriel, analysant « les techniques de l’inner exegesis » mises à l’honneur par l’école de Brandeis, rappelle ainsi combien la genèse stratifiée du corpus biblique rend caduque toute distinction essentielle entre un texte aux contours définitifs et un lecteur extérieur : la réflexivité intégrée de l’Écriture oblige à déplacer en amont le geste même de la réception. Toujours déjà là, il se manifeste avant même la fixation du canon. De ce point de vue, l’histoire de la transmission gagne à être pensée comme une interminable chaîne de productions successives. Pareil déplacement enjoint de renoncer au fantasme d’une origine absolue (laquelle n’est qu’un effet d’énonciation, rappelle F. Gabriel), pour mieux discerner le travail des réceptions antérieures. Notre propre situation d’herméneute s’en trouve logiquement modifiée. Trop hâtivement écartées par ceux qui veulent n’y voir qu’un vain empilement d’opinions plus ou moins contradictoires énoncées au sujet d’un même corpus, les études de réception devraient, au contraire, se recommander par leur faculté de dessillement : en enrayant la fétichisation de corpus figés, elles mettent en lumière le caractère dynamique et constituant des réceptions qui nous ont précédés. Face à ces réceptions antérieures, notre tâche n’est pas prioritairement de nous prononcer quant à leur degré de validité, ni seulement d’ajouter comme par réflexe notre propre couche à la masse des commentaires accumulés. En tout premier lieu, elle est de déterminer dans quelle mesure elles ont affecté, jusqu’à leur conférer une apparence toute naturelle, la physionomie des héritages qui nous sont parvenus. Retrouvant certaines thèses de Barthes formulées par exemple dans S/Z à propos du « scriptible2 », F. Gabriel illustre « l’action de la lecture comme réécriture » au point de définir l’objet « Bible », non comme le support premier d’infinis développements exégétiques, mais comme leur « aboutissement ».

3Le décentrement auquel nous invite Marie Bizais-Lillig, qui traverse ici plusieurs siècles d’histoire chinoise, s’avère tout aussi instructif. En scrutant les classifications mouvantes et l’identité générique instable du Shijing dans le temps long, elle montre combien – Saussure l’avait déjà souligné pour la linguistique – le point de vue crée l’objet. La recontextualisation du regard porté sur ce Classique des poèmes après l’abolition du concours impérial en 1905, puis le renversement du régime impérial en 1911, met en évidence une modification radicale du rapport à cette anthologie. Liée aux réformes entérinant la fin de l’Empire, l’inscription du Shijing dans le champ littéraire résulte de l’adoption par la Chine, autour de 1900, des catégories bibliographiques occidentales. Cette étude de cas rappelle combien « la réorganisation du savoir bouleverse la nature même de la relation du lecteur aux objets ». Le corpus confucéen, support d’une morale ou d’une politique, s’efface alors devant un corpus lyrique fondateur d’une longue tradition esthétique. Longtemps appréhendée comme un « outil de régulation sociale et d’édification morale des individus » dans le cadre du « confucianisme scripturaire », l’anthologie se voit ainsi tardivement reclassée dans un champ plus autonome. Autant dire que la littérarité du Shijing ne tient pas seulement aux propriétés intrinsèques des poèmes qui y sont recueillis ; elle émerge d’un processus d’esthétisation, qui dissocie un corpus de son rapport à un savoir pour l’associer à la sphère de l’affect, du chant ou de la musique. Mais l’article montre également que cette tendance était déjà en germe dès l’époque impériale, puisque le Classique des poèmes servait de modèle rhétorique pour la formation des lettrés, nourrissant en particulier le rituel des joutes diplomatiques. En outre, au même moment, quoique minoritaires, les premiers « arts poétiques » chinois se réfèrent aussi à cette anthologie, si bien que l’histoire des formes et des motifs poétiques reste mêlée à celle des usages sociaux et politiques. Parce qu’elle accorde une place centrale aux réagencements de l’espace bibliographique ainsi qu’aux effets herméneutiques des classifications, M. Bizais-Lillig donne à voir l’historicité des ancrages disciplinaires et, avec eux, des lectures disciplinées.

4Cet ordre de questionnement fédère plusieurs des articles ici réunis. Conformément à l’un des angles privilégiés dans notre texte de cadrage, la majorité des auteurs, tout en optant pour des points d’entrée différant tant par l’échelle d’analyse (monographique ou non) que par l’empan chronologique (trans-séculaire ou non), se sont en effet confrontés à la question des formations disciplinaires. Cette tendance ne doit rien au hasard, le regain d’intérêt actuellement suscité par les études de réception trouvant de fait dans l’inquiétude disciplinaire l’un de ses moteurs les plus puissants. Ainsi, les fonctions mouvantes de la littérature (ou des « lettres modernes ») comme institution disciplinaire s’éclairent à la lumière du destin pluriséculaire d’œuvres individuelles ou même de catégories historiographiques.

5Cette dimension apparaît clairement dans l’étude métacritique menée par Cinthia Meli au sujet de Bossuet, figure qui, il est vrai, illustre l’une des observations sur lesquelles s’ouvrait notre appel. C. Meli fonde en effet son propos sur le constat d’un récent engouement critique pour la trajectoire de Bossuet dans la longue durée : « Pourquoi autant d’études sur la réception de Bossuet ? et surtout, pourquoi maintenant ? ». À titre d’hypothèse, elle interprète cette inflation comme le signe d’un « malaise dont les études de réception pourraient être à la fois le symptôme et le remède. » Or C. Meli, observant la plasticité des catégories mobilisées depuis trois siècles pour classer et qualifier l’œuvre de Bossuet, s’arrête tout particulièrement sur celle qui met en jeu « l’histoire de l’idée même de littérature » : au gré des conjonctures et des usages, résume-t-elle, « l’évêque devient Père de l’Église, l’auteur écrivain, le prédicateur orateur, moraliste ou poète. » Cette dernière étiquette, pas forcément attendue, se révèle omniprésente chez nombre d’écrivains et de critiques. Fausse évidence, elle invite à penser en diachronie ce que C. Meli nomme des « régimes de littérarité, c’est-à-dire des modèles de définition, de délimitation et d’organisation de la littérature, pensée comme une institution culturelle. » Ainsi, une étude monographique au long cours paraît susceptible d’éclairer les contours changeants de « la littérature ». Outre un régime formaliste et un autre « qui fonde le littéraire sur le caractère transhistorique des textes » (on retrouve les interrogations soulevées par le récent dossier « (Trans)-historicités de la littérature » que Lise Forment et Brice Tabeling ont réuni ici même), C. Meli analyse un régime qu’elle qualifie d’historique et dont elle met à nu un impensé tautologique : « Bossuet appartient dans le présent à la littérature pour y avoir appartenu dans le passé. » Ce dispositif en boucle trahit une certaine indifférence au caractère évolutif des canons ainsi qu’aux effets de circulation des corpus entre une tradition disciplinaire et une autre. Plus généralement, il traduit une incuriosité littéraire envers l’historicité des frontières disciplinaires, cette posture passive pouvant, avertit C. Meli, « menacer d’entropie l’ensemble d’une discipline en crise ».

6À une tout autre échelle, le cas des « Lumières » rappelle à quel point l’assignation disciplinaire recouvre une opération de réception lourde de conséquences. C’est ce que montre Catherine Volpilhac-Auger en s’employant à libérer les Lumières de la prison dorée que leur appréhension « littéraire » a fini par bâtir autour d’elles. Ici encore l’enjeu est de taille, l’objectivation des réceptions antérieures (mieux : de leur pouvoir d’emprise sur nos propres facultés d’héritage) apparaît comme un travail nécessaire, du moins si l’on juge souhaitable que la pensée des Lumières ne parle pas « une langue bientôt morte ». Attentive aux non-dits idéologiques de leur canonisation, C. Volpilhac-Auger dévoile pour ainsi dire le double fond des tableaux d’honneur où Voltaire, Rousseau, Montesquieu ou encore Diderot figurent en bonne place. Héros, d’ailleurs inégaux, du grand récit de la littérature nationale, ils font curieusement l’objet d’une canonisation qui dissout méthodiquement ce que leur sel philosophique peut avoir de subversif. « La littérature » désigne ici moins la voie royale d’une consécration posthume qu’une filière de neutralisation où des formes éditoriales (comme l’anthologie) et des collections prestigieuses (telle la Bibliothèque de la Pléiade pendant une bonne partie du xxe siècle) semblent avoir rempli la fonction rassurante de filtres adoucissants : « filtré, décanté, épuré comme l’avait voulu Sainte-Beuve, voilà le xviiie siècle sauvé par la littérature. » Le cas de Diderot est ici particulièrement probant, sa prétendue inaptitude philosophique se voyant opportunément rachetée par sa « qualification dans l’ordre de la littérature, où le brillant fait passer le décousu »…

7À cet égard, un retour informé sur les réceptions antérieures des Lumières met en question non seulement les intérêts de connaissance à géométrie variable et les stratégies d’évitement de nos prédécesseurs, mais aussi et surtout, dans le droit fil de ce premier aspect, les soubassements du partage disciplinaire qui est encore le nôtre. L’institution scolaire est bien sûr directement concernée en ce qu’elle ordonne, à la faveur d’une approche volontiers générique des œuvres, un double mouvement de dépolitisation et d’esthétisation, cette dernière dans un sens proche du régime de littérarité « formaliste » évoqué par C. Meli à propos de Bossuet. Il est assurément moins difficile de rafraîchir le contenu des programmes que de repenser la logique même de leur distribution sur la carte des disciplines. Menées dans l’esprit d’un inventaire critique des habitudes reçues, les études de réception s’offrent comme une des voies permettant de suspendre la reconduction des mêmes ornières et des mêmes cantonnements. À condition de rendre un peu de profondeur historique à nos gestes les plus spontanés, un peu de conscience à nos réflexes, elles peuvent mettre au jour les présupposés d’une pratique intégrée que la force de l’habitude condamnerait sinon à la circularité d’une reproduction sans fin. Comme le fait d’ailleurs observer C. Volpilhac-Auger à propos du filtrage des Lumières, « l’Université ainsi formée et devenue formatrice peut-elle ne pas le reconduire à son tour ? » C’est bien de reproduction, et donc des chances d’en sortir, qu’il s’agit ici.

8Ainsi entendues, les études de réception, éminemment pragmatiques, décrivent alors moins des commentaires que des opérations, moins des métadiscours que des actes de langage et des décisions herméneutiques dont l’efficacité n’infléchit pas moins les frontières d’une discipline que son horizon doctrinal. Ursula Bähler le montre ici à partir du cas de la philologie romane, dont elle retrace quelques principes fondateurs. Estimant que l’attention portée au passé d’une discipline pourrait bien être un signe de vitalité « pour son avenir », elle revient sur les idéaux ayant animé les jeunes savants audacieux que furent, en leur temps, Paul Meyer ou Gaston Paris, mais également sur les leçons d’Adolf Tobler autour de 1900. La philologie moderne, loin d’être la gardienne d’un temple immuable, apparaît alors comme une discipline exploratoire portée par « l’idée herméneutique de la compréhension de l’autre, de la confrontation avec l’autre, avec ce qui n’est pas moi, avec l’étranger dans le sens le plus vaste du terme. » Plus généralement, rappelant énergiquement quel pouvait alors être « l’impact éthique de la discipline appelée philologie », U. Bähler puise à larges brassées chez ceux qu’elle nomme les pères fondateurs « des éléments d’orientation qu’on semble malheureusement avoir largement oubliés. » Envisagées sous l’angle de leur réception au sein d’une discipline qui les constitua en corpus digne d’une approche érudite, les littératures médiévales délivrent ainsi des « leçons » permettant de mettre en perspective, par exemple, l’appauvrissement linguistique (donc intellectuel) d’une recherche qui se vend d’autant mieux à l’international qu’elle pratique « l’anglais-langue-scientifique », version pour le moins dégradée de l’anglais. Parce qu’il aide ainsi à prendre du recul, à mieux saisir ce que nous faisons et ne faisons plus, le retour sur le passé des disciplines, sur leur façon de prendre en charge les corpus anciens, n’a rien d’un repli frileux. Bien au contraire, il « met à notre disposition un savoir qui peut nous aider à clarifier notre propre position et à orienter notre recherche. »

9Tous les pères fondateurs n’ont cependant pas dispensé des leçons oubliées qu’il nous faudrait exhumer. Ou pour mieux dire : l’oubli des pères fondateurs n’a pas le même sens ni la même portée dans tous les champs disciplinaires. Dans le cas de l’institution philosophique française, l’oubli d’une figure comme celle de Victor Cousin ne traduirait-il pas, bien plus que leur enfouissement ou leur trahison, la naturalisation de ses décisions ? Delphine Antoine-Mahut le suggère en s’intéressant ici à un cas d’école, le destin éditorial de Descartes au xixe siècle. L’édition du philosophe par Cousin a institutionnalisé « un Descartes et, plus largement, une conception de la philosophie, dont l’université a longtemps hérité, sans toujours s’en apercevoir. » Or les choix de Cousin, qui sont autant de décisions philosophiques dont on redécouvre aujourd’hui la portée3, ne confirment pas toujours les prétentions de scientificité désintéressée qu’il affiche hautement. Au contraire, convaincu d’œuvrer au bien public, Cousin affirme revenir à l’ordre authentique et véritable de l’œuvre, mais c’est pour mieux en hiérarchiser les différents volets quitte à écarter, au nom d’une supposée cohérence systématique, ce qui s’écarterait trop de la figure idéale édifiée par le chantre de l’éclectisme : « Le Descartes philosophe et Français sera un Descartes métaphysicien spécialiste de l’étude de l’âme, mais physicien et physiologiste seulement par accident. » Mieux, « le Descartes savant comme celui des Passions de l’âme est, quant à lui, secondarisé voir invisibilisé. » Résultant « de trois opérations philosophiques : priorisation, dissociation et élimination », le Descartes de Cousin est supposé répondre aux attentes et besoins du temps présent, c’est-à-dire de la Restauration. Sous couvert d’impartialité, l’éditeur ne fait en réalité pas plus ce qu’il dit qu’il ne dit ce qu’il fait. Tel n’est pas le cas de son successeur Adolphe Garnier qui, sous la monarchie de Juillet, assume sans faux-semblants les choix drastiques dont résulte sa nouvelle édition. Dans un des textes analysés par D. Antoine-Mahut, il reconnaît sans complexe avoir passé Descartes au crible de la « philosophie proprement dite, au sens où nous l’entendons en France », justifiant ainsi la sélection pratiquée au sein de l’œuvre par la différence des temps. Sous le second Empire, il reviendra à Foucher de Careil d’avoir, moyennant une rectification chronologique et la prise en compte des rapports étroits entre physiologie et psychologie au xviie siècle, fait comprendre « en quoi Descartes ne fut pas seulement, et peut-être pas essentiellement, un métaphysicien, mais bien le fondateur de la science moderne. » Par la bande, cette étude offre un angle bienvenu pour observer, sur le terrain accidenté des pratiques éditoriales, la déliaison des humanités et des sciences qui va s’accentuant tout au long du xixe siècle. Mais elle permet surtout de repenser l’alternative entre l’impartialité d’une scientificité objective et la subjectivité à l’œuvre dans tout geste d’actualisation. En donnant à voir « ce curieux mélange de rationalité et d’affects, qui caractérise le travail des historiens de la philosophie », D. Antoine-Mahut apporte de précieux éléments pour une histoire de l’anachronisme comme pratique savante inégalement assumée4. Vaut-il mieux travailler sur les corpus littéraires ou philosophiques en suivant l’acception de ces termes aujourd’hui dominante (c’est l’option Garnier) ? Gagne-t-on, au contraire, à se déprendre de nos cadres de pensée pour envisager les corpus à la manière des hommes et des femmes du temps ? Ce n’est pas la moindre vertu des études de réception que de nous mettre au pied du mur, en nous invitant à formuler et assumer théoriquement l’anachronisme que nous préférons : actualiser le passé ou s’abstraire du présent ; être résolument de son temps, quitte à faire parler aux classiques une autre langue que la leur (C. Volpilhac-Auger en pointe ici les risques les plus évidents) ; ou tâcher de s’en déprendre sous la bannière d’une scientificité qui se voudrait imparable, mais sans avoir forcément objectivé ni explicité ses propres déterminations ? Aimanté par la perspective d’une restitution fidèle à l’original, l’idéal d’impartialité se proclame plus facilement qu’il ne s’atteint. Par analogie, on pourrait lui appliquer la mise au point salutaire à laquelle se livre ici F. Gabriel à propos, cette fois, du récit historique : « le récit historique, rappelle-t-il en s’appuyant sur les travaux de Meir Sternberg et Jean-Pierre Sonnet, n’est pas un compte rendu des faits, il ‘‘revendique être un compte rendu des faits’’, c’est tout différent. »

10Appréhendant elle aussi, mais sur le terrain de l’historiographie, l’émergence d’un territoire institutionnel de la philosophie, Catherine König-Pralong envisage la réception non seulement comme une « opération sur le passé » visant à le rejeter ou à se l’approprier, mais comme « l’une des pratiques épistémiques dont ont résulté les traditions scientifiques nationales. » Son analyse se déploie autant sur l’axe diachronique de l’historiographie que sur celui, synchronique, des circulations et autres échanges internationaux entre écoles de pensée. Pour mieux répondre aux questions soulevées dans notre appel, elle le met en perspective en choisissant d’historiciser les « processus d’historicisation réflexive » eux-mêmes. Dès les premières Lumières, l’essor de la recension critique, mode à part entière de la sociabilité savante, prépare le « décrochage métadiscursif » qui s’imposera à l’orée du xixe siècle. Plus radical que la temporalisation de la philosophie mise en œuvre dès le xviiie siècle (par exemple chez Brucker), et en opposition à elle, le tournant historiographique qui s’opère autour de 1800 traduit en effet une « conscience méthodologique exacerbée, qui accuse réception des travaux antérieurs et de l’histoire disciplinaire, [et qui] loin d’être le symptôme d’une sclérose ou d’un essoufflement, peut être interprétée comme l’acte de refondation d’un savoir sur de nouvelles bases scientifiques. » Tennemann, qui incarne cette tendance, fait de l’histoire de l’histoire de la philosophie un préalable indispensable à l’édification d’une discipline qui puisse contribuer au progrès général des sciences. Autrement dit, contre une érudition non sélective et de ce fait peu éclairante, il affirme la nécessité d’une réflexivité critique et méthodique : fort des principes orientant a priori sa lecture de la tradition reçue, « il accuse réception de l’histoire disciplinaire pour s’en démarquer à la manière kantienne ». Poursuivie et radicalisée au cours du xixe siècle, cette quête de scientificité prendra bientôt la forme d’une objectivation des traditions historiographiques, attestant par là même le « potentiel novateur de la rétrospection et de l’historicisation. »

11D’une contribution à l’autre, un des fils rouges du dossier est l’importance des relais institutionnels, idéologiques, esthétiques, qui s’interposent entre œuvre et signification. Les études de réception se font alors études de médiation. Ainsi, tandis que F. Gabriel souligne le rôle créateur des « scribes israélites », C. Volpilhac-Auger attire l’attention sur les acteurs, pédagogiques autant qu’éditoriaux, ayant favorisé l’émergence d’une vision plus « littéraire » que « philosophique » des Lumières. Les études de réception, démontant les mécanismes de formation de la valeur littéraire, prennent alors pour objet un lecteur qui n’a rien d’« implicite », d’intra-textuel, sinon par manque, justement, de la nécessaire explicitation touchant à son ancrage institutionnel. De la même manière, analysant la situation hexagonale et transatlantique de Victor Cousin, C. König-Pralong dévoile tout l’arsenal à la fois idéel et matériel (recensions, articles de revues, traductions, promotion aux États-Unis) qui permet au philosophe – « acteur actif de sa propre réception » – d’assoir sa domination symbolique dans le champ philosophique national et au-delà. Parce qu’il occupe tant les chaires d’université que les colonnes des grandes revues (où il signe de nombreuses recensions sur ses collègues français, allemands ou écossais), Cousin s’installe au carrefour des influences. Dans ses fonctions de passeur et d’intermédiaire, il prend volontiers ses distances avec les traditions qu’il présente au lectorat français, ce qui lui confère une posture avantageuse d’arbitre. En retour, cette position de pouvoir lui vaut d’être considéré, par exemple chez William Hamilton, comme le représentant typique d’une philosophie toute française. Pour sa part, Adrien Cavallaro, lecteur des lecteurs de Rimbaud, analyse ces discours situés relevant de la critique des créateurs. La réception suit un chemin spécifique, celui de ces représentants d’une mémoire littéraire, distincte d’une histoire littéraire universitaire, qui va de Segalen à Breton et Larbaud, en passant par le groupe de la NRF ou Reverdy et Max Jacob lors de la « querelle du poème en prose ». Dans le cas des Illuminations, l’étude montre que ces passeurs situent l’œuvre dans une histoire des formes sans en faire pour autant un réel modèle d’écriture. La réception en discours ne coïncide pas avec la réception en acte : le paradigme critique n’est pas le paradigme créateur. L’histoire de la réception, désireuse de généalogies affranchies de cette mémoire littéraire travaillée par les conflits de position à l’intérieur du champ, doit alors céder la place à la théorie des formes.

12Enfin, la confrontation des textes composant ce dossier fait ressortir les liens forts unissant réception et herméneutique. La conscience des déterminations de tous ordres ayant dessiné la trajectoire longue des textes anciens lance en effet un défi au lecteur du jour. Le commentateur doit se percevoir lui-même comme héritier de ces corpus et des actes de lecture qui en ont institué les contours et proclamé la valeur canonique. Conscient de ne rien commencer mais de prendre place, au contraire, dans une file immémoriale conditionnant sa situation de lecture, comment se positionnera-t-il face à ces lignées herméneutiques au principe de traditions disciplinaires dont lui-même est issu ? Appartenant à des traditions que la pratique des études de réception lui donne l’occasion d’objectiver, quelle forme prendra et sur quelle décision débouchera ce travail de distanciation ? Quelle place accorder aux notions épineuses de contresens ou de mécompréhension ? Les études de réception ont-elles pour vocation de faire le départ entre « bonnes lectures » et « mauvaises lectures » ? Un point de vue normatif, ou correctif, répondant à la « mythologie » par la philologie doit-il prévaloir sur une démarche descriptive se bornant à déployer, au risque d’un certain relativisme, le « pluriel » d’un texte ? Suffit-il vraiment de faire un pas de côté pour adopter un regard généalogique ou archéologique visant à exhumer les conditions de possibilité historiques des interprétations et des usages ? Ces questions déterminantes reçoivent ici plusieurs formes de réponses.

13Tantôt, on enregistre un certain pluralisme exégétique en dressant une typologie de positions et de prises de position. C’est la direction choisie par Alain Corbellari quand il envisage l’histoire de la critique comme une arché-typologie, dans l’intention de ramener la chaîne des polémiques successives à « quelques postulats de base », ou encore à « un certain nombre d’attitudes savantes récurrentes ». L’histoire de la réception, structurale par son souci du jeu entre l’invariant et la variation, nietzschéenne par son attention au « retour du même » logé au cœur de la différence, consiste à établir un répertoire de problèmes ramenés à quelques types majeurs, le tout fournissant une sorte de grammaire des gestes critiques. Tel serait, si l’on peut dire, l’enjeu diacritique des travaux métacritiques : « Déceler le semblable sous des oripeaux divers ou le divergent derrière des formulations parentes détermine ainsi deux gestes symétriques également indispensables à la reconstitution et à la comparaison des paradigmes critiques ». L’interprétation de la genèse du corpus homérique oscillera entre un « individualisme » critique, centré sur la figure d’un auteur unique, et un « traditionalisme » critique, défendant la thèse d’une composition multiple étalée dans la durée. De même, « les deux pôles du « lachmannissme et du bédiérisme » structurent le champ de la réflexion philologique sur le devenir historique de la chanson de geste et ses principes d’édition de texte.

14Tantôt, au contraire, l’effort typologique le cède à un arbitrage qui s’assume comme tel. Les études de réception paraissent alors tirer l’une de leurs légitimités de leur capacité à identifier, en les objectivant, les phénomènes de « dérive herméneutique » (J.-M. Schaeffer). L’analyse peut décrire tout un éventail d’usages – individuels ou sociaux, esthétiques, politique ou religieux – de la lettre, conformément à l’idée ancienne d’applicatio5. On décrit alors une série de schèmes interprétatifs variables en fonction des processus de recontextualisation. L’exhumation des conditions historiques de possibilité de l’exégèse montre par exemple comment la lecture des œuvres passe par l’usage d’une catégorisation ancrée dans un cadre national. U. Bähler, revenant sur l’histoire de la philologie romane, pose ainsi le problème des liens entre savoir et politique, quand une discipline se voit requise pour construire une identité collective. La science des textes médiévaux cherche « les origines de la nation saisissables dans les premières manifestations littéraires vernaculaires ». « Intégrative », l’idée de nation mise en avant par la philologie à la fois pluraliste et universaliste de Gaston Paris fait barrage aux idéologies de la pureté nationale. En ce sens, l’histoire de l’histoire de l’épopée ne peut éluder la question des distorsions politiques. M. Bizais-Lillig montre pour sa part combien, à l’époque impériale, les conflits d’interprétation épousent les conflits dynastiques, qui vont jusqu’à affecter, dans un contexte de censure politique et d’autodafé, l’existence matérielle des textes. L’investigation critique, attachée à étudier la sédimentation des commentaires, cherche à comprendre comment se met en place « la tradition orthodoxe du Classique des Poèmes », qui réduit l’équivocité des textes, en imposant une lecture « contrainte », de manière à orienter la lecture en fonction d’un système de valeurs spécifique. A. Cavallaro, qui rappelle la nécessité d’éviter le piège de la téléologie, estime pour son compte que la réception des Illuminations fait éclater au grand jour une « disjonction entre le paradigme et les enjeux internes du recueil », quand C. Volpilhac-Auger épingle les conceptions réductrices du rationalisme des Lumières et hiérarchise les lectures de l’auteur du Traité sur la tolérance : ici, « au moins ce Voltaire parle encore sa langue : celle du combat » ; là, d’autres imposent de « fortes distorsions ». La frontière entre ces deux démarches (exposer la pluralité des interprétations ; arbitrer et hiérarchiser ces interprétations) est souvent ténue. Consciemment ou non, les études de réception oscillent continuellement entre ces deux pôles, contraires mais indissociables, que sont la volonté d’illustrer la plasticité allégorique d’une œuvre et l’effort philologique de fixer ce qu’Umberto Eco appelait les « limites de l’interprétation ». D. Antoine-Mahut reformule ici cette vieille dichotomie en termes d’« économie morale », oscillant entre « impartialité » et « actualisation ». A. Corbellari propose quant à lui une défense de l’histoire des disciplines et de la méthode historique placée sous le signe de Nietzsche. Si l’histoire doit être attaquée, c’est lorsqu’elle affirme « l’incommunicabilité instituée entre présent et passé ». L’approche historique bien comprise entend, au contraire, « décloisonner le passé pour l’ouvrir sur nos attentes les plus vitales ».

15Pour finir, dans un bilan d’étape tourné vers l’avenir, Anne-Rachel Hermetet, qui repense de manière prospective les études de réception comparatistes dans le contexte de la « mondialisation de la littérature », dessine quant à elle un programme de recherche principalement synchronique. Elle estime d’une part qu’il convient d’analyser « toutes les traductions d’une même œuvre à une époque donnée et les commentaires qui en sont fournis par la critique pour évaluer l’internationalisation de cette œuvre » ; elle propose ensuite, dans le but de sortir des approches exclusivement binaires, de construire des « corpus multiscalaires, c’est-à-dire de faire varier l’échelle des processus de réception analysés et de comparer les résultats obtenus à la faveur de cette variation (entre deux pays, à l’intérieur d’un continent, dans un espace transatlantique, par exemple) » ; elle ajoute que les mutations médiologiques liées en particulier au développement de la « blogosphère » peuvent faciliter l’approche de cet objet aux contours problématiques, le « lecteur ordinaire ». Enfin, elle appelle à poursuivre, dans ce nouveau contexte « mondialisé », le travail d’interprétation des interprétations historiquement constitutif des études de réception. A.-R. Hermetet souligne alors combien le discours critique d’accueil reste prisonnier de « lunettes » nationales, malgré un contexte de production internationalisé. Les études de réception comparatistes interrogent ainsi de manière cruciale la convergence problématique entre catégories politiques, culturelles, linguistiques et esthétiques, dans leurs interactions avec les niveaux nationaux et transnationaux. Dans un contexte d’échange intense entre aires culturelles qui fait suite au processus d’internationalisation des avant-gardes amorcé au moins depuis le symbolisme, selon quelles grilles de lecture envisager les œuvres ? Qu’en est-il de « l’impossible articulation entre caractéristiques nationales et modernité », ici suggérée par un parallèle esquissé entre trois romanciers hongrois, Gyula Krúdy, Sándor Márai et Péter Esterházy ?

16Conçu à l’origine comme une pause réflexive, ce dossier ne revendique qu’une dimension exploratoire. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, il espère fournir, de manière éparse, quelques éléments d’une possible feuille de route pour ce que deviendront, ou voudront devenir, les études de réception dans les années à venir. De ces quelques jalons résulte-t-il un programme « magnifiquement sacrilège », comme le voulait Bourdieu, non sans provocation, dans ses Méditations pascaliennes ? Chacun en jugera. Que les perspectives ici ouvertes se révèlent historiquement éclairantes serait déjà beaucoup. Puissent-elles surtout aider à comprendre autrement ce que nous faisons, ici et maintenant, avec les objets étranges et familiers qui sont notre pain quotidien.