Colloques en ligne

Catherine Ailloud-Nicolas

Intrigue et dramaturgie à rebours : l’exemple de La Double Inconstance de Marivaux

1Selon la définition bien connue de Bernard Dort, faire la lecture dramaturgique d’un texte de théâtre c’est « prévoir, à partir de lui, la ou les représentations possibles (dans les conditions présentes de la scène) de ce texte1 ». La définition, apparemment texto-centriste, met avant tout en valeur la capacité du dramaturge2 à déceler les potentialités scéniques d’un texte, opération que son imagination, sa connaissance de la scène, ses qualités d’analyse lui permettent de réaliser dans un esprit d’ouverture et de créativité. Peut-on considérer que l’intrigue appartient à ce que Joseph Danan nomme les « invariants dramaturgiques »3, c’est-à-dire les éléments textuels que le dramaturge va devoir respecter s’il ne veut pas transformer la pièce en un simple matériau au service du projet scénique ? Ou bien travailler sur l’intrigue, en la complétant ou en la modifiant, est-ce, au contraire, un des moyens privilégiés pour produire du sens, le renouveler ?

2Il est difficile de répondre de façon générale à cette question. Il est impossible de la trancher non plus par l’observation de ce qui est à l’œuvre dans le passage du texte à la scène, en l’absence d’un projet particulier dont on pourrait suivre le processus de création. Cette aporie peut néanmoins trouver une solution dans ce que j’appellerais la dramaturgie à rebours ou dramaturgie rétrospective. Il s’agirait, non pas, comme le décrit Dort, de partir du texte pour imaginer son passage au plateau mais de confronter des mises en scène, ce que Anne-Françoise Benhamou nomme les dramaturgies terminales4, pour revenir ensuite à la lettre du texte. Autrement dit, observer et comparer les solutions trouvées par des metteurs en scène permettrait, à rebours, de nommer précisément les problèmes textuels que les praticiens ont repérés, les béances, les mystères, les contradictions qu’une lecture peut gommer ou nier, au nom de la contextualisation, de la convention ou des strates constituées, au fil du temps, par la critique. Cela permettrait, en particulier, d’évaluer la capacité de l’intrigue à se maintenir de façon stable ou, au contraire, à se modifier au gré des projets5.

3Je me propose donc de procéder à l’exercice de la dramaturgie à rebours sur La Double Inconstance de Marivaux6. Avant cela, il me semble important de revenir à quelques présupposés qui serviront de soubassement à cette étude. Il s’agit tout d’abord d’identifier la sphère de l’action et celle de l’intrigue. L’action de La Double Inconstance est facile à établir. Elle est fondée sur le projet du Prince de se faire aimer de Silvia. Pour ce faire, il est aidé de deux adjuvants, Flaminia et Trivelin, qui sont à son service. Cet axe dramaturgique est clair. Ce qui l’est moins c’est comment cette action s’articule avec d’autres actions. En effet, on pourrait penser que le projet du Prince s’oppose à celui d’Arlequin. Mais l’amour entre Arlequin et Silvia ne semble pas relever de l’action dans la mesure où il s’apparente plus à une situation initiale qu’à une véritable quête. Cela entraîne une forme de faiblesse actantielle qui place Arlequin non en position de sujet de son propre schéma mais plutôt en opposant de celui du Prince. L’autre particularité de cette pièce est la façon dont un autre schéma actantiel naît au cours de la pièce. Il s’agit du projet porté par Flaminia pour séduire Arlequin. On a souvent commenté la difficulté à appréhender les raisons de la naissance de ce projet et son aspect invraisemblable sur le plan psychologique. C’est pourtant grâce à ce projet que va pouvoir naître La Double Inconstance, c’est grâce à lui aussi que le Prince sera préservé de la tyrannie et de l’exercice de la violence qu’il envisage un moment comme une résolution possible. On voit donc dans cette pièce que c’est l’adjectif « double » qui fait problème. La double inconstance devrait mettre en parallèle deux actions équivalentes en importance, or si la principale ne fait pas débat, la seconde est beaucoup plus difficile à cerner.

4Si l’on passe au niveau de l’intrigue, les moyens utilisés par les personnages pour activer l’action sont exposés dans des scènes de régie, c’est-à dire les scènes où les meneurs de jeu ourdissent leur plan, puis montrés directement dans leur réalisation. Mais le niveau de l’intrigue se trouve, dans la deuxième partie de la pièce, renvoyé à un hors champ de plus en plus opérant et de ce fait de plus en plus mystérieux. C’est comme si l’effacement de l’intrigue était nécessaire pour mettre au premier plan l’activité de la parole et laisser ainsi la place aux moyens privilégiés utilisés d’ordinaire par Marivaux pour structurer ses pièces de théâtre, à savoir les étapes progressives d’un verbe agissant vers une déclaration finalement dénouante.

5La pièce se révèle donc problématique ou mystérieuse et l’action du metteur en scène peut avoir pour ambition d’éclairer le niveau de l’intrigue et peut-être même d'agir sur celui de l’action. Afin d’observer les opérateurs en jeu, j’analyserai un corpus de quatre mises en scène7. Je les présente rapidement.

6La mise en scène la plus ancienne est le téléfilm de Marcel Bluwal diffusé le 20 avril 1968 à la télévision française8. Notons que Bluwal avait montré dans les mêmes conditions, en « prime time », Le Jeu de l’amour et du hasard en 19679. On peut considérer que les deux films constituent une forme de diptyque, car on y trouve des convergences de distribution. Ainsi Danièle Lebrun joue Silvia dans les deux pièces, Jean-Pierre Cassel est à chaque fois le jeune premier, Dorante dans Le Jeu et le Prince dans La Double Inconstance. Claude Brasseur interprète toujours Arlequin. En revanche, Judith Magre en Flaminia, Evelyne Dandry en Lisette, Jean Obé en seigneur courtisan et Pierre Vernier en Trivelin n’étaient pas présents dans Le Jeu. Le choix de conserver un noyau de distribution d’une pièce à l’autre est intéressant car il rappelle une problématique que Marivaux connaissait bien, celle des retrouvailles avec des acteurs de troupe d’une pièce à l’autre, Silvia et Thomassin par exemple dans les deux pièces10.

7Dans l’ordre chronologique, on trouve ensuite la mise en scène de Jean-Luc Boutté11, créée au Cloître des Carmes en 1980 et captée, avec des costumes différents, en 1982 pour la collection de DVD de la Comédie-Française. Les interprètes appartiennent à la troupe du Français : Patrice Kerbrat joue Arlequin, Dominique Constanza Silvia, Jean-Paul Roussillon Trivelin, Françoise Seigner Flaminia, Richard Fontana Lélio. Roussillon, acteur chez Boutté, et metteur en scène par ailleurs, a lui-même monté Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux en 1976 et La Commère en 1980. Dans son Jeu, Dominique Constanza était Lisette et Patrice Kerbrat Pasquin, c’est-à-dire la version française d’Arlequin. Et dans La Commère, Françoise Seigner jouait Madame Alain, Jean-Paul Roussillon interprétait Monsieur Rémy, et Patrice Kerbrat le neveu. Il est évident que la troupe de la Comédie-Française favorise ces retrouvailles d’acteurs avec un auteur ou un metteur en scène. Elles peuvent apparaître comme des hasards dramaturgiques, des continuités d’intérêt ou des résurgences de la notion d’emploi. Avec des surprises néanmoins en ce qui concerne ce dernier point. En effet, il peut être étonnant de voir Françoise Seigner passer du rôle de Madame Alain, femme mûre, substitut maternel pour son neveu, un jeune homme à marier, à celui de Flaminia, susceptible de concurrencer Silvia dans le cœur d’Arlequin. Il s’agit là d’une audace que le talent de l’actrice autorise évidemment mais qui relève presque du contre-emploi pour une comédienne à la voix de stentor, habituée, à la même époque, aux rôles de servantes des pièces de Molière. En revanche, Dominique Constanza est moins inattendue, car elle apportait à Lisette dans Le Jeu ce qu’elle donne au rôle de Silvia, à savoir une présence sérieuse et une élégance pleine de retenue qui rend crédible le passage d’une classe sociale à l’autre. Dans ces pièces, le personnage est, en effet, ce qu’on appelle aujourd’hui un transfuge de classe12, mais un transfuge sans névrose.

8Le troisième élément de notre corpus est un téléfilm de Carole Giacobbi. Tourné en 2008, il a été diffusé le 1er juillet 2011 sur France 3. La distribution est constituée d’acteurs de cinéma parmi lesquels certains n’avaient jamais fait de théâtre. Jean-Luc Anglade est un Prince plus âgé que dans la tradition et dans les exemples précédents et c’est à Arlequin que sont attribuées les caractéristiques du jeune premier romantique grâce à Clément Sibony. Silvia est jouée par Églantine Rembauville qui rend le personnage sauvage et rebelle. Elsa Zylberstein est Flaminia tandis que Lisette est interprétée par Élise Tielrooy. Ces deux comédiennes aux yeux clairs rappellent selon la metteure en scène le couple de sœurs jumelles du film les Demoiselles de Rochefort13. Quant à Serge Hazanavicius, il joue un Trivelin aux allures de garde du corps un peu voyou.

9Enfin la dernière mise en scène, théâtrale, est signée par Jean-Michel Rabeux, metteur en scène habitué des relectures audacieuses et iconoclastes des classiques14. Elle s’intitule La Double Inconstance (ou presque), ce qui montre très clairement l’intention du metteur en scène de s’octroyer quelques libertés. De fait, la pièce commence par un prologue dans lequel le comédien qui va jouer Arlequin prévient les spectateurs qu’ils ne vont pas assister à la pièce de Marivaux mais qu’ils vont voir une pièce de Pietro Carletto, un ami vénitien de Casanova. Le texte a des allures d’adaptation : des scènes sont coupées, le personnage du courtisan est supprimé, des phrases sont ajoutées. Jean-Michel Rabeux justifie ainsi ces modifications :

Les scènes de vraie comédie ne vont pas à cette pièce, elles sont de l’arlequinade grossière. Elles ne font pas rire. Je les coupe. À leurs places, nous inventons des grotesques beaucoup plus contemporains. Je fais comme Marivaux : j’allège. Notre époque est plus brève, elle comprend plus vite. Pas tant de mots ! Mais ceux qui demeurent seront habités par les corps entiers des acteurs, pas seulement par leurs bouches. Foin du blablabla du marivaudage, comme dirait Marivaux15.

10La distribution révèle une surprise puisque c’est Claude Degliame, la muse de Rabeux, qui joue le Prince. Pour le reste, Morgane Arbez est Silvia, Aurélia Arto Lisette, Hugo Dillon Arlequin, Roxane Kasperski Flaminia, Christophe Sauger Trivelin.

11Quelques remarques sur ce corpus. Le film de Carole Giacobbi constitue une sorte d’îlot particulier dans la mesure où les acteurs viennent du cinéma et parce que c’est la seule expérience de la metteure en scène dans le théâtre de Marivaux. Pour les trois autres exemples, on peut noter que les metteurs en scène abordent La Double Inconstance après une ou plusieurs expériences marivaudiennes, qu’ils utilisent le principe de retours d’acteurs, invitant ainsi le spectateur à établir des liens entre des rôles ou entre les pièces. Dans les quatre mises en scène, le choix d’un Arlequin jeune et séduisant en fait un personnage crédible à la fois comme amoureux de Flaminia, et comme rival du Prince. Cela va de pair avec un phénomène de dés-arlequin-ation constant, comme s’il était impossible aujourd’hui de rendre comique voire ridicule un personnage aimé de Silvia et de Flaminia et craint du monarque. S’il reste des traces d’Arlequin, elles sont de l’ordre de l’évocation. Ainsi, chez Bluwal, le costume du villageois qui ressemble à celui d’un bourgeois de campagne16, porte de très discrets losanges masqués par l’uniformité de la couleur rougeâtre.

12 Le Prince est jeune dans les mises en scène les plus anciennes. Chez Boutté, il aspire à la simplicité et il abandonne, quand il est lui-même, la perruque qu’il porte lorsqu’il se présente en gentilhomme de la cour. Dans le film de Carole Giacobbi, il est le seul personnage mûr de la distribution. Quant au choix de Rabeux de faire interpréter le personnage par une actrice qui a derrière elle une carrière de plus de trente ans, il relève de ce que j’appelle la dramaturgie externe. De fait, il ne s’agit pas d’éclairer par ce biais le rôle du Prince mais, selon des principes de distribution dégenrée pratiqués fréquemment aujourd’hui sur les scènes de théâtre, d’affirmer que Claude Degliame est simplement l’interprète idéale pour jouer ce personnage. L’actrice, dont la voix est dotée de beaux graves, joue avec brio les rôles féminins comme les rôles masculins, et elle y est toujours absolument crédible. Ici, les cheveux courts, une légère barbe et un costume masculin dessinent la figure du Prince sur le mode d’une évocation pertinente.

13Ce sont donc les quatre mises en scène choisies pour effectuer ce parcours de dramaturgie rétrospective. La question de l’intrigue peut être envisagée tout d’abord à travers son inscription dans un espace-temps particulier. L’histoire qui est racontée se trouve ainsi orientée par le lieu dans lequel elle se déroule qui agit sur elle.

La question de l’espace 

14Les mises en scène sont confrontées à une difficulté, celles de trouver le meilleur espace pour permettre d’accueillir les paroles de la pièce. La solution la plus simple est celle adoptée par Patrice Kerbrat qui a signé la scénographie de Boutté. L’espace est constitué par quatre murs et un plafond formé de panneaux de toiles opaques et lumineuses, encadrées de bois clair. Les murs sont percés par des portes qui permettent les entrées et les sorties des personnages. Ils structurent une scène carrée en contrebas de quelques marches d’escalier. L’espace est donc caractérisé par une certaine abstraction. Il ne connote pas une époque et laisse ce soin aux costumes qui évoquent le xviiie siècle. Il peut apparaître comme un espace paradoxal. En effet, il dit l’enfermement mais en même temps il se définit comme l’antichambre d’un hors champ invisible dont les personnages entrent et sortent, d’où peut-être ils espionnent. C’est pourquoi le courtisan, avant de demander son aide à Arlequin, fait le tour de l’espace actuel et vérifie qu'on ne l’écoute pas derrière les portes. La scénographie ne se modifie pas au cours de la mise en scène, elle est immobile mais permet une grande mobilité aux corps et une certaine liberté des mouvements. Les acteurs peuvent être en surplomb pour observer ce qui se passe en contrebas, ils peuvent s’asseoir sur les marches. L’espace ne dit rien de plus que ce qu’il dit. Il est simplement une boîte théâtrale, un cadre de jeu qui se fait ring, scène de théâtre, ou permet une verticalité au gré des scènes.

15Au contraire chez Rabeux, l’espace est très ouvert et se modifie. Selon la description faite par le metteur en scène dans sa note d’intention17 :

Le décor, imaginé par Noémie Goudal et inspiré des trompe-l'œil architecturaux, est une déclinaison photographique d’arches labyrinthiques, prison princière, mais prison qui ménage des espaces d’observations pour les Maîtres, voyeurs des effets de leurs manipulations. 

16Espace prison en effet. Pour le signifier, le Prince commence le dernier acte en donnant l’ordre de fermer le palais, réplique qui n’est pas chez Marivaux. Les arches disposées jusque-là en ligne, en arrière-scène, viennent se constituer en un demi-cercle clôturant. Espace d’observation aussi. La grande différence avec la scénographie de la mise en scène de Boutté est sa porosité. Ainsi, le Prince, Flaminia et Trivelin peuvent aisément observer ce qui se trame entre les deux amoureux, en s’abritant dans l’arrière-plan labyrinthique. Le hors-scène est ici présent, car il interagit avec la scène. Si les arches renvoient à l’architecture, elles sont en même temps une construction assez abstraite de carrés qui forment un décor imposant. Et là encore, ce sont les costumes qui prennent en charge la temporalité, avec des effets de brouillage puisque selon Rabeux18 :

Les personnages semblent sortir à l’aube d’une boîte de nuit branchée, mélange de trash, de sexy, de contemporain et de dix-huitième. Les hommes sont fardés autant que les femmes, les mouches percent les peaux, les perruques travestissent hommes et femmes, les corsets corsettent hommes et femmes. 

17Si les deux mises en scène théâtrales ont opté pour une certaine abstraction, les films ont une liberté bien plus grande pour figurer l’espace et ils peuvent choisir des lieux multiples et réels. Bluwal a tourné sa Double Inconstance dans le château de Vic-sur-Aisne près de Soissons, comme il avait tourné sa mise en scène du Jeu au château de Montgeoffroy. Le lieu désigne clairement un espace aristocratique du xviiie siècle, le palais du Prince. Une fois que le cadenas de la porte principale a été ôté, on circule dans les appartements intérieurs, dans les jardins. L’enjeu pour le metteur en scène est alors de trouver à chaque fois le lieu idéal pour jouer chaque scène. Ainsi la première scène a lieu dans une chambre où Silvia a été enfermée. La scène de retrouvailles entre Arlequin et Silvia commence de chaque côté d’une grille avant de s’achever dans le petit théâtre du château. Ce choix est évidemment signifiant, puisque c’est à partir de là que Flaminia commence à intervenir dans l’action et à jouer son rôle d’amante éplorée et d’amie complice. Pour les scènes de confidence, Flaminia et Silvia conversent dans le jardin, car elles peuvent y trouver un peu d’intimité. Lisette tente de séduire Arlequin dans l’escalier où elle l’a rencontré. Le lieu choisi pour chaque scène l’éclaire et lui donne un cadre à la fois réaliste et signifiant. Le décor, les costumes sont convergents comme dans tout film historique et la Cour, représentée de façon métonymique par le courtisan dans la pièce, est présente à travers des personnages-décors, des dames, des serviteurs, qui viennent renforcer ponctuellement l’illusion d’une réalité fictionnelle

18Le film de Carole Giacobbi prend le même parti d’une adaptation cinématographique mais il adopte une autre perspective. En effet, la metteure en scène fait le pari d’une transposition de la pièce dans le monde contemporain sans changer la langue de Marivaux : pour ce faire, elle a demandé un travail particulier aux acteurs qui ont appris l’ensemble du texte comme celui d’une pièce de théâtre mais ont joué les scènes devant la caméra sans préparation. Un principe de décontextualisation suivi d’une recontextualisation place la fable dans l’univers des boîtes de nuit. Arlequin travaille au Metropolis, un établissement situé près d’un aéroport. Il y tient le bar, Silvia y danse. Ce choix d’espace redéfinit toutes les fonctions sociales des personnages. Lisette est une meneuse de revue. Le Prince est le directeur de ce monde de la nuit. Ses bureaux et ses appartements sont dans le huitième arrondissement de Paris. Il est protégé et servi par des sbires plus ou moins mafieux dont Trivelin est le chef. Le Prince fait des affaires douteuses, passe à la télévision. Flaminia est une sorte de manager qui l’accompagne et le conseille.

19La metteure en scène a choisi cette transposition car, selon elle, le pouvoir économique est plus puissant aujourd’hui que le pouvoir politique décrit par Marivaux. Ainsi, les lettres de noblesse proposées à Arlequin deviennent dans l’adaptation un sac de billets qu’un garde du corps va chercher dans un coffre. La réalisatrice a placé l’action dans le monde de la nuit car ce dernier est fortement codifié et hiérarchisé et que l’on essaie de s’y faire passer pour ce que l’on n’est pas. Comme dans le film de Bluwal, on suit les personnages dans des lieux très divers qui sont autant de signes visant à éclairer le sens de la scène tout en re-motivant la transposition. Ainsi Silvia parle à Trivelin dans une chambre d’hôtel de luxe où elle est enfermée et surveillée par des gardes du corps avec gros muscles, oreillettes et talkie-walkie, Arlequin reçoit le courtisan en nageant dans une piscine, Lisette tente de séduire Arlequin dans un restaurant de luxe où l’a conduit Trivelin, la déclaration finale se fait sur un toit-terrasse. L’espace se rappelle en permanence comme lieu de la transposition et donc à la fois comme sa justification et comme son moteur.

20La variété des espaces choisis par les metteurs en scène nous permet de revenir au texte pour effectuer un certain nombre de constats. Le premier est que l’espace est peu défini par Marivaux et qu’il offre donc la voie à de multiples interprétations possibles. De fait, si la didascalie indique que la scène est dans le palais du Prince, cette indication ne se précise pas dans la pièce. Certes sont utilisés les mots « appartement » dans la scène 1, « maison » dans la scène 4 de l’acte I mais c’est encore un lieu général. La pièce dans laquelle ont lieu les échanges n’est pas caractérisée. C’est pourquoi le déictique « ici » est employé de façon fréquente comme dans la scène 4 de l’acte I. En réalité, l’espace se manifeste surtout verbalement dans un système d’opposition entre scène et hors-scène, entre palais et village, entre monde corrompu par les codes sociaux en pratique à la Cour19, et monde naturel. Partant, il peut s’ouvrir à toutes les représentations. Mais ce que montrent les mises en scène, c’est que le lieu unique est une faiblesse de la pièce. En effet, alors qu’il devrait être logiquement un espace d’enfermement pour Silvia, il s’ouvre dès la deuxième scène pour laisser la place au trio de comploteurs. Cela atténue fortement la perception que l’on peut avoir de la difficulté de sa situation. On comprend dès lors que les deux films aient choisi de ne pas commencer par cette scène. Bluwal montre l’enlèvement de Silvia, conduite à travers une nature solitaire dans un bateau puis dans un carrosse jusqu’au château. Certes il n’y a pas de violence explicite car la jeune femme est au milieu d’hommes qui lui marquent un respect courtois, mais elle paraît fragile et il n’y a pas d’échappatoire. Carole Giacobbi va plus loin. Après quelques images de la boîte de nuit où l’on voit Silvia et Arlequin en train d’échanger un geste complice et le Prince observer sa future proie, on assiste à un enlèvement violent de la jeune femme, contrainte de monter dans une voiture. Probablement droguée, elle se réveille dans une chambre d’hôtel en tête à tête avec un Trivelin qui regarde la télévision ou mange des cacahuètes. Les deux films tentent donc de faire appréhender la violence d’un acte non montré par Marivaux du fait, entre autres, du respect de la règle du lieu unique.

21Mais ce n’est pas là le seul inconvénient de cet espace caractérisé si faiblement. Le second inconvénient est qu’il sert pour des scènes de natures très diverses, à savoir les scènes de régie, les scènes d’intimité ou les scènes sociales qui se succèdent. Cela entraîne des difficultés de liaison de scènes. Ainsi, on se demande pourquoi Silvia sort à la fin de la scène 1 et Marivaux, qui n’est pas prolixe en didascalies, se sent obligé de préciser entre la scène 1 et la scène 2 de l’acte I : « pendant qu’elle sort, le Prince et Hermiane entrent d’un autre côté et la regardent sortir ». De même, il y a dans les discours des personnages une continuelle justification des raisons des sorties comme s’il fallait compenser par les mots le problème de répartition entre la scène et le hors-scène. Or, la raison des entrées n’est, quant à elle, pas toujours claire et le chassé-croisé est parfois acrobatique ou bien il repose sur une temporalité mystérieuse, liée au plan conçu par le Prince et ses complices. On comprend dès lors pourquoi Rabeux institue un espace d’observation, pensant l’espace de La Double Inconstance à l’image de celui qui sera imaginé par Marivaux pour La Dispute. Il est d’ailleurs frappant que, ce faisant, il révèle une intertextualité à venir. Marivaux se souviendra en effet de la scène dans laquelle Flaminia puis Trivelin interrompent les retrouvailles entre Arlequin et Silvia lorsqu’il écrira les surgissements de Carise et Mesrou dans les scènes d’intimité de La Dispute.

22Enfin, les déplacements spatiaux dans les films font apparaître une donnée du texte qui n’est pas claire dans les versions théâtrales. Cette double inconstance est trop rapide et aurait besoin de respiration, de suspension, pour être crédible. Les cinéastes s’autorisent des scènes muettes où les personnages errent seuls dans l’espace, à la recherche d’une issue à leur trouble. Chez Bluwal, chacun rêve dans une pièce du château ou regarde par la fenêtre, établissant ainsi un temps absent dans l’écriture marivaudienne. Cela va jusqu’à l’invention de scènes nouvelles chez Giacobbi : on voit Silvia sortir seule dans la nuit, les gardes ayant reçu l’autorisation de la laisser faire. Elle se fait importuner par des jeunes gens dans la rue. Les scènes supplémentaires agissent comme des respirations rythmiques et des justifications psychologiques. Elles illustrent en effet la formule récurrente chez Marivaux, le « je ne sais où j’en suis » qui traduit le désarroi du personnage.

23Le travail sur l’espace vise donc à donner à l’intrigue son cadre spatio-temporel. Il se fait par des phénomènes de contextualisation, de décontextualisation ou de recontextualisation. Si l’espace dit le xviiie siècle, l’intrigue se trouve alors replacée dans une époque qui n’est plus la nôtre et qui dit l’étrangeté des relations et des émotions. En revanche, les phénomènes de transfert opérés par Rabeux comme par Giacobbi parviennent à donner l’illusion que cette intrigue pourrait être vraisemblable dans un contexte contemporain. C’est le premier effet de la dramaturgie à rebours. Le second est un éclairage sur la pièce de Marivaux. En effet, l’espace choisi par les metteurs en scène démontre a posteriori l’indifférenciation et l’invraisemblance de l’espace de La Double Inconstance.

24Mais le travail de dramaturgie rétrospective peut aussi avoir la vertu de mettre en valeur des mystères ou des béances de l’intrigue. Ce faisant, c’est l’action elle-même qui se trouve modifiée par le travail de la mise en scène. Pour le montrer, j’étudierai le personnage de Trivelin et la séquence de fin.

Trivelin

25La comparaison entre les quatre mises en scène fait apparaître un angle mort qui n’est pas souligné par les critiques. Le plus souvent en effet, le personnage de Trivelin est vu comme un adjuvant du Prince, un double de Flaminia, moins efficace qu’elle. Après s’être trouvé affecté à Silvia qu’il tente en vain de convaincre de l’intérêt d’être aimé par le Prince, il est chargé de corrompre Arlequin. Se crée donc une fracture entre les hommes et les femmes dans la pièce, les attaques contre Silvia étant portées par les femmes dans la sphère amour-propre/coquetterie et les attaques contre Arlequin visant à éveiller chez lui l’orgueil et le désir d’accéder à une position sociale supérieure.

26 La mise en scène de Jean-Michel Rabeux joue aussi avec la notion de double, de fracture entre les hommes et les femmes, mais crée des zones de brouillage permanent. Flaminia et Trivelin portent tous deux une jupe en tulle noire. Ils sont en quelque sorte les deux facettes d’une même identité, ce que le metteur en scène a montré en dessinant deux silhouettes complémentaires : Trivelin a les jambes nues et des talons hauts, tandis que Flaminia porte des sortes de rangers sur un pantalon. Ce jeu d’installation et de brouillage des codes est renforcé par la première image du spectacle. Assis sur des chaises, les comédiens se font face, trois par trois, à cour et à jardin, avec d’un côté la sphère du masculin et de l’autre celle du féminin. Mais le rapport entre le rôle et le personnage textuel est brouillé, puisque cohabitent dans la sphère du masculin un homme joué par une femme, un homme joué par un homme et un homme joué par un homme mais portant une jupe et des talons hauts, Trivelin. La dramaturgie de ce personnage se trouve inscrite dans une préoccupation récurrente de Rabeux quant à la question du genre, mais remotivée ici par sa lecture de Marivaux. Il affirme en effet dans sa note d’intention :

Il s’agit d’acteurs avec un corps sexué, ça paraît une lapalissade, mais en ces temps qui courent c’est une affirmation. Même si leur sexe est parfois très incertain. Dans ce monde que nous campons, avec l’aide de Marivaux, mais aussi de Laclos, de Sade et de notre époque transpercée de contradictions, le sexe est un travestissement.

27Grâce au personnage de Trivelin, c’est un autre angle de lecture de la pièce qui est questionné. Alors que Carole Giacobbi affirmait le transfert du pouvoir politique en pouvoir économique, Jean-Michel Rabeux établit une autre correspondance avec le politique dans sa note d’intention :

L’érotisme aussi va se débusquer, puisque la pièce est érotique c’est indéniable. C’est dire qu’elle est tout aussi indéniablement très politique. Il s’agit de l’abus des puissants sur les sans-grades. Ça rappelle quelque chose. 

28Au fond, ce que révèlent les deux metteurs en scène, c’est la difficulté dans cette pièce à véritablement décrire une hiérarchie sociale autre que la partition spatiale entre les villageois et la Cour. En faisant de Trivelin et de Flaminia non seulement les confidents mais les acteurs de son intimité, le Prince efface les barrières sociales ou en tout cas les rend illisibles.

29Mais c’est la mise en scène de Boutté qui fait apparaître une interprétation tout à fait fructueuse du personnage. Il s’agit de la scène 2 de l’acte III entre Arlequin et Trivelin dans laquelle ce dernier révèle qu’il y a deux ans qu’il aime Flaminia en secret, information nouvelle dans l’économie de la pièce. Marivaux prévoit que Trivelin quitte alors le plateau, chassé dans la scène 2 par les coups d’Arlequin pour ne plus revenir. Lorsque l’adjuvante survient, Arlequin l’informe de l’existence de cet amour. Flaminia balaie cet argument et répond que c’est tant pis pour lui. On pourrait aisément penser qu’il s’agit d’un élément du stratagème ourdi par le trio de conspirateurs pour accélérer le processus de conversion du personnage. Dans la logique enclenchée par la scène de régie du début de la pièce, c’est tout à fait cohérent. C’est le sentiment que l’on a d’ailleurs en observant la mise en scène de Bluwal.

30Mais la mise en scène de Boutté offre une autre piste interprétative qui se révèle tout aussi intéressante. Le metteur en scène laisse Trivelin sur scène au début de la scène 3. Il entend la réponse de Flaminia et est bouleversé lorsqu’elle le rejette. Ce choix de mise en scène confronté à une analyse détaillée du texte se révèle tout à fait pertinent. Nous constatons, en effet, que la seule scène de régie qui rassemble le Prince et ses deux adjuvants suit la scène d’exposition dans l’acte I. Dans la scène 8 de l’acte I où Flaminia décide de tenter l’aventure amoureuse après l’échec de Lisette, Trivelin est absent. Et il le sera aussi lorsque Flaminia fait le bilan de l’entreprise avec le Prince dans la scène 1 de l’acte III. Alors que Trivelin continue à s’occuper de rendre Arlequin infidèle en actionnant le levier de la gourmandise, de l’amour-propre et de l’empathie vis-à-vis du Prince, il est exclu de la deuxième partie d’un plan. L’hypothèse de Boutté a plusieurs conséquences. Le personnage de Trivelin est rendu plus humain et plus intéressant. Sa motivation est explicitée. La pièce insiste alors sur les dégâts collatéraux du parcours du Prince comme dans d’autres pièces de Marivaux qui illustrent le même adage cruel qui veut que la fin justifie les moyens. Sortant cet amour de la sphère du jeu, Boutté entraîne d’autres personnages dans cette spirale de la vérité. Il fait jouer Lisette comme absolument sincère dans ses scènes avec Silvia et donne alors, par répercussion, une vision du Prince beaucoup plus ambiguë que l’image du jeune homme amoureux fou et dépassé par ce sentiment tel qu’il est joué très souvent. Si Lisette a pu réellement apercevoir une réciprocité à son intérêt pour le Prince, cela pourrait faire de lui un amoureux volage qui se lassera de Silvia comme il s’est lassé d’autres femmes de la Cour.

31Les metteurs en scène s’appuient sur le manque de scènes de régie dans la seconde partie pour poser la question de la sincérité et de la vérité des mots prononcés sur le plateau. La vérité concerne les faits, la sincérité la sphère des sentiments. Et tant que cette vérité et cette sincérité ne sont pas attestées explicitement, elles sont objets de soupçon. Le metteur en scène a le choix de ne pas trancher ou au contraire, par des signes, d’en révéler ou non la réalité. Ainsi, dans le film de Carole Giacobbi, le mensonge est systématiquement exhibé. Par exemple, le Prince fait un clin d’œil à Lisette pour la féliciter de la façon dont elle agresse Silvia devant lui. De même, lorsque Lisette revient affronter Silvia afin d’irriter son amour-propre, elle répète son rôle avant d’entrer dans sa chambre. Le mensonge est signalé par un jeu de commentaire ou de préparation. Il l’est aussi par le traitement des présences et des absences. Ainsi, la venue du courtisan qui se plaint d’avoir été menacé par le Prince pour avoir insulté Arlequin peut être vue comme une vérité ou un élément de la manipulation. Certaines mises en scène assument l’ambiguïté. Au contraire, le film de Giacobbi choisit l’explicite. Alors qu’Arlequin nage dans une piscine, le courtisan, sous la forme d’un des sbires du Prince, arrive accompagné de Trivelin qui l’observe pendant toute la scène. Il est donc clair qu’il s’agit encore d’une ruse orchestrée par le meneur de jeu. Mais le mensonge va encore plus loin dans la scène 2 de l’acte III. Arlequin et Trivelin parlent dans une boîte de nuit. Ils assistent au numéro de Lisette en train de chanter et de danser sur I am what I am, dans la version de Gloria Gaynor. Trivelin prétend être amoureux de Flaminia mais en réalité il regarde avec passion Lisette. Il continue à le faire alors qu’Arlequin sort. La réalisatrice, tout en dénonçant le mensonge de Trivelin, constitue un troisième couple dont Marivaux ne parle pas, celui de Lisette et Trivelin. Mais elle va plus loin. Arlequin sort de la boîte de nuit et appelle au téléphone Flaminia qui lui parle d’amour tout en s’apprêtant à coucher avec le Prince. La référence au couple Merteuil/Valmont est flagrante20. Cette hypothèse audacieuse est, de façon plus légère, assumée explicitement par Rabeux qui cite Les Liaisons dangereuses dans le programme de son spectacle et fait, sur le plateau, échanger un baiser entre le Prince et Flaminia. Ainsi, le mystère textuel des motivations de Flaminia est ici mis en valeur et en partie résolu. Pourquoi aide-t-elle ainsi le Prince ? Quelle est la part de vérité de son discours ? Le film laisse entrevoir par exemple que la référence à l’amant perdu pourrait être une vérité, car on voit Flaminia aller chercher une petite fille à l’école. Est-elle la fille d’un amant à présent mort ? Est-elle la fille du Prince ? Dans tous les cas, cela inscrit le personnage dans une épaisseur romanesque tout à fait pertinente et absente du matériau théâtral.

32Les mises en scène nous invitent à ne pas tirer de conclusion trop hâtive en considérant que la scène de régie de l’acte I se prolonge hors-scène et que Trivelin est associé à toutes les phases du plan. Au contraire, elles nous mettent en garde contre toute extrapolation et nous invitent plutôt à remarquer l’absence de Trivelin dans les scènes de régie de l’acte II et l’acte III, ainsi que son départ définitif à l’issue de son dialogue avec Arlequin. Du point de vue de l’analyse littéraire, soit c’est le signe que son travail est terminé et qu’il n’a rien à faire dans le quatuor final, soit c’est le signe d’une défaite personnelle et d’une blessure irréparable. Le travail vise ici à compléter les éléments de l’intrigue. Mais en interrogeant la place d’adjuvant de Trivelin, les metteurs en scène touchent aussi, par ce biais, la question de l’action. En modifiant la fin de la pièce, ils franchissent un pas supplémentaire et engloutissent l’intrigue dans une nouvelle lecture de l’action.

La scène finale

33Les dénouements marivaudiens sont le lieu de toutes les ambiguïtés21. Depuis la mise en scène de La Dispute par Chéreau, les metteurs en scène profitent de la scène de dénouement ou de celle de l’achèvement, c’est-dire la scène ultime, pour mettre en question le sens supposé et pour débusquer ce qui, derrière la fin heureuse apparente, peut se révéler comme une remise en cause des conventions génériques et une ouverture possible vers une tonalité plus mélancolique voire tragique.

34Dans La Double Inconstance, le dénouement se décline sous la forme des doubles déclarations et demandes en mariage22. Il reste néanmoins une scène d’achèvement qui se présente comme une révélation de l’ensemble de la situation pour Silvia et Arlequin. Les metteurs en scène font de cette scène un lieu privilégié d’interprétation. Leurs propositions peuvent être organisées selon deux sous-catégories : celles qui ne touchent pas au texte de Marivaux et travaillent donc à partir du matériau textuel intégral, et celles qui modifient le dialogue et ajoutent à la fin de ce dernier une séquence d’images.

Les interprétations qui ne modifient pas le texte

35La mise en scène de Boutté met en valeur la dernière réplique d’Arlequin : « À présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué. Patience ; tantôt nous lui en jouerons d’un autre. »  Créant un effet de gros plan sur le personnage dont le visage menaçant nous prend à témoin, elle insiste sur la violence qu’il pourrait exercer, en représailles, dans un avenir plus ou moins lointain. Or, c’est une piste que Boutté a préparée par des scènes où il montre les passages à l’acte d’Arlequin. Ainsi, il bat Trivelin avec un bâton, et il attaque physiquement le Prince, contraignant celui-ci à dévoiler son identité. Arlequin est donc potentiellement une force de transgression qui peut se transformer en instance révolutionnaire. Par ailleurs, la proposition met en valeur la double interprétation possible de la dernière réplique qui pourrait apparaître comme une allusion à des jeux intimes, amoureux, ou bien comme une menace. La mise en scène de Boutté révèle en outre rétrospectivement une carence didascalique, car on ne sait pas à qui cette réplique est destinée. Elle serait beaucoup moins menaçante si elle était adressée à Flaminia par exemple. Dans la mise en scène, c’est non seulement un aparté mais une forme de rupture du quatrième mur qui rend le spectateur complice de ce qui se joue en secret.

36Bluwal a, quant à lui, traité en mineur cette dernière réplique pour se concentrer sur l’atmosphère générale de la dernière scène. Celle-ci est très mélancolique. Silvia est pour la première fois vêtue de noir, alors qu’elle était habillée de blanc ou de pastel pendant toute la pièce. Elle ne parvient pas à regarder Arlequin et elle lui parle en fixant le Prince. Les corps sont immobiles et les personnages tétanisés. Ce choix met en valeur le vocabulaire qui traverse le texte, faisant alterner selon les moments le champ lexical de la tristesse et celui de la gaieté. Or, alors que tout devrait converger vers une joie générale, le metteur en scène semble indiquer que la pièce a été tout entière contaminée par une tristesse qui bascule dans une forme de mélancolie. Loin de l’image conventionnelle de la joie collective finale, Bluwal montre que la pièce ne peut se terminer dans l’insouciance, étant donné ce que les personnages ont vécu sur le plan humain23. C’est par le prisme d’une expérience humaine à laquelle peut se référer le spectateur, double des personnages, que se conjuguent épuisement et sidération face à une expérience rapide et bouleversante à la fois.

Les interprétations qui modifient le texte

37Et c’est la même piste qu’explore le film de Carole Giacobbi. Comme Bluwal, elle montre une Silvia perdue dans les yeux du Prince lorsqu’elle parle à Arlequin. La metteure en scène donne une raison à cette tristesse. Il s’agit selon elle de la conséquence d’un premier amour déçu qui, quelles que soient sa durée et la grandeur des rencontres suivantes, ne s’oubliera jamais. Silvia est heureuse d’aimer le Prince, mais elle est triste de quitter Arlequin qui restera pour toujours son émotion initiatique. C’est donc en s’appuyant sur une expérience humaine qui peut être partagée par les spectateurs qu’elle traite cette fin.

38En revanche, elle évacue de la scène la présence de Flaminia. Arlequin sort, laissant le Prince et Silvia. Une série de plans muets complète la scène dont tout ce qui suit le discours de Silvia est coupé. On voit Flaminia rejoindre Arlequin et le prendre par la main pour s’enfuir avec lui, on assiste à la retransmission télévisuelle du mariage du Prince, regardée par un nouveau couple de jeunes employés de la boîte de nuit, d’abord enlacés puis montrés en train de s’embrasser sur le parking. On peut noter que, supprimant le texte du Prince et celui d’Arlequin, la réalisatrice traite le couple Arlequin/Flaminia en mineur. C’est le personnage de Silvia qui concentre son intérêt. Et l’on comprend dès lors pourquoi elle supprime la fin de la scène. En effet, Silvia y découvre les amours d’Arlequin, son infidélité et son inconstance, ainsi que la manipulation dont elle a été l’objet. Or, traiter cet aspect de la scène constituerait une menace pour l’avenir du couple princier. La réalisatrice préfère donc donner à son film une forme de happy end généralisé, de conte de fée dans lequel les villageoises peuvent épouser les Princes. En même temps, le gros plan sur les nouveaux jeunes gens crée une fin supplémentaire plus ouverte. Est-ce le cycle de l’amour qui est mis en valeur ? Peut-on imaginer au contraire que le Prince se lassera de son amour conjugal et qu’il viendra séduire cette toute nouvelle jeune employée ?

39Jean-Michel Rabeux choisit un chemin tout autre en traitant la fin. Arlequin dit sa réplique « j’ai tout entendu, Silvia » en arrivant derrière elle. Il rit. Arlequin et Silvia sont aussi joyeux l’un que l’autre, ils se tournent autour comme s’ils plaisantaient et Silvia émaille son texte de petits rires qui ne semblent pas affecter son ancien amoureux. Ce n’est que lorsqu’elle veut saisir sa main qu’il refuse le geste et se tend. Le Prince appelle alors Flaminia qui entre en scène toute joyeuse. Les deux couples se constituent. Mais le reste du texte du Prince saisit Silvia qui manifeste sa stupéfaction devant la découverte des amours entre Arlequin et Flaminia. Rabeux ne se contente pas du silence de Silvia, il ajoute une réplique adressée à Flaminia : « Vous, avec Arlequin ? ». Et Flaminia répond : « Et oui Mademoiselle, il faut que l’inconstance soit double pour que chacun ait du plaisir ». Arlequin approuve et rit pendant que Silvia est toujours tétanisée. La dernière réplique d’Arlequin est fragmentée. La première partie provoque une hilarité généralisée et partagée. Puis la deuxième partie produit une rupture. Arlequin sort un instant et revient pour tuer Silvia avant de tuer le Prince et Flaminia et de se tuer à son tour. Rabeux nous permet de constater plusieurs éléments qui sont très intéressants pour l’analyse textuelle. Il remarque comme Boutté le caractère potentiellement menaçant de la dernière réplique d’Arlequin. Mais il met en valeur, tout en le déjouant, un aspect souvent ignoré de cette fin, à savoir le silence de Silvia qui découvre qu’elle a été victime de mensonges et de manipulation, ce silence qui fait qu’il vaut mieux terminer la pièce au plus vite. Si l’on rassemble dans notre dramaturgie à rebours toutes les solutions choisies par les quatre metteurs en scène, on peut donc avoir une vision très claire des mystères et des béances de cette fin. Certes, elle semblait donner une clôture à l’action grâce à l’aboutissement des deux projets amoureux qui en constituaient l’ossature, mais l’intrigue, quant à elle, montrait sa béance et son incomplétude. En s’attachant à éclairer l’intrigue, les metteurs en scène rouvrent l’action ou bien la modifient si fortement que l’intrigue se trouve tout à coup appuyée ou bouleversée.

Quelques remarques en guise de conclusion 

40La dramaturgie à rebours montre que le travail du metteur en scène sur l’intrigue se développe à des niveaux divers. Le dialogue théâtral, énoncé en attente d’une énonciation, se trouve par le biais de la mise en scène, complété. L’intrigue écrite par l’auteur est inscrite dans un espace-temps structurellement différent de celui prévu par l’auteur. Par ce simple acte, la mise en scène agit sur l’intrigue en l’écartant ou la rapprochant de notre époque, jusqu’au vertige, c’est-à-dire jusqu’à la tentation démiurgique de donner l’illusion qu’elle a été écrite par un contemporain. Ce premier niveau d’action est l’acte minimal d’un geste de mise en scène. Le deuxième niveau consiste à activer les mystères et les zones d’ombre du texte pour agir sur le non-dit, pour rendre explicite ce qui ne l’est pas. Par un jeu d’ajout, d’élucidation, l’intrigue se trouve éclairée par et pour la scène. L’intérêt est alors porté sur les personnages, leurs enjeux, leurs motivations, leurs relations. Enfin, le troisième niveau agit à la fois sur l’intrigue et sur l’action. La modification est alors plus forte, l’acte de mise en scène plus audacieux24.

41Mais au-delà de cette description des différentes modalités de transformation de l’intrigue par le metteur en scène, on peut affirmer que l’un des intérêts de l’analyse de la dramaturgie à rebours est de révéler le caractère incomplet, mystérieux ou insatisfaisant de l’intrigue textuelle elle-même.