Colloques en ligne

Andrea Fabiano

Intrigues et caractères chez Carlo Goldoni : un parcours expérimental

1La notion d’intrigue est centrale dans la dramaturgie comique italienne du XVIIIe siècle et s’articule étroitement avec la définition des caractères des personnages, car pour les dramaturges italiens, et en particulier pour Carlo Goldoni, le caractère est la qualité morale des personnages qui agissent dans le cadre de l’intrigue. Ainsi, l’intrigue n’est pas seulement le déroulement d’une action et d’une série de péripéties, mais elle est également le moyen de présentifier sur la scène la psychologie, le caractère des personnages1. L'écriture théâtrale doit donc chercher un équilibre entre les monologues, qui expriment l’intériorité du personnage, et les actions, qui la concrétisent dans l’intrigue, car il faut soutenir l’expression des traits caractériels des personnages principalement par l’action. Goldoni considère que l’intrigue peut être simple ou complexe, mais qu’elle reste le point primordial de la construction d’une comédie. Selon cette perspective, la comédie d’intrigue simple et la comédie d’intrigue complexe représentent les deux extrêmes d’une possible construction dramaturgique ; l’excès de la simplification de l’intrigue est typique de la comédie de caractère française contemporaine, qui est pour Goldoni « di scarsissimo intreccio, con un carattere appena, anche talor mal dipinto »2 ; tandis que la comédie espagnole, entièrement fondée sur les accidents et sur l’intrigue avec des caractères à peine esquissés, représente la condition extrême opposée, également critiquable. La comédie goldonienne, par conséquent, se veut le point d’équilibre entre ces deux polarités, où les caractères des personnages sont centraux, mais toujours dans une posture dynamique et étroitement liée à leur action.

2Cette expérimentation sur la comédie de caractère pousse Goldoni à une complexification de la structure de l’intrigue, et sa stratégie, pour nous la plus intéressante, par rapport à la thématique du colloque, est la recherche d’une intrigue romanesque qui transite de la complexification de l’action et des péripéties vers le développement vertigineux de parcours psychologiques et affectifs des personnages, comme dans la « Trilogie de la villégiature » composée et représentée en 1761, ou qui puisse permettre la représentation de caractères extrêmes propres à un monde exotique fantasmé, comme dans la « Trilogie persane », composée et représentée entre 1753 et 1756.

3En effet, dans les années 1750, les deux principaux dramaturges de la scène vénitienne et italienne, Carlo Goldoni et Pietro Chiari, se tournent tous les deux vers le roman moderne anglais et français pour réaliser une opération de translation et transcodification qui permette de renouveler et différencier leur production dramatique. Une démarche dramaturgique qui se lie à la notion de « romanédie » évoquée par l’abbé de La Fontaine pour définir un dépassement de la comédie larmoyante vers un nouveau genre dramatique inspiré du roman3. Ainsi, les romans de Marivaux, de Fielding et de Richardson deviennent les sources pour construire des intrigues romanesques. Pietro Chiari se limite à utiliser une dramaturgie romanesque comme justification de la multiplication presqu’invraisemblable de coups de théâtre, de duels, d’enlèvements, de mises à l’épreuve qui façonnent une intrigue où l’analyse psychologique est réduite, comme par exemple dans la trilogie de comédies tirées du Tom Jones de Fielding (L’orfano perseguitato, L’orfano ramingo et L’orfano riconosciuto) composée vers 1751, ou dans les deux comédies tirées de La Vie de Marianne de Marivaux (Marianna o sia l’orfana et Marianna o sia l’orfana riconosciuta) représentées en 17514.

4Goldoni aussi utilise le romanesque comme un multiplicateur de l’intrigue, mais il préfère imaginer une histoire originale plutôt que condenser celle d’un roman. En effet, il considère la translation d’une source romanesque comme trop complexe et finalement moins gratifiante que la construction d’une nouvelle intrigue avec les traits topiques du romanesque. De cette manière, il utilise les traits romanesques pour composer L’Incognita pour le carnaval de 1751 ;cette opération lui permet de mieux maîtriser la séquence des accidents de l’intrigue par rapport à une réduction d’un sujet de roman, comme il le déclare dans l’Avis au lecteur de la pièce :

Questa dunque, com’io diceva a principio, è una Commedia romanzesca, perché nel giro di poche ore una moltitudine di accidenti comprende inaspettati e strani, e talor sorprendenti ; tuttavolta però studiato ho di condurli in maniera tale, che non abbiano a dirsi impossibili o inverisimili, ma solo da una estraordinaria combinazione diretti. Se avessi prima formato o letto un Romanzo, e i fatti sparsi pel medesimo avessi unito in una Commedia, caduto sarei anch’io per necessità nell’impossibile, o nella confusione almeno, ma la Commedia originalmente tessendo, ho accomodata la favola al bisogno mio, e se gli uditori diranno dopo di averla veduta : oh quanta roba in una Commedia ! non diranno almeno : oh quanti spropositi ! oh quante bestialità ! E chi averà la sofferenza di tener dietro al filo della medesima, partirà contento d’averla sentita. Questo è quello però che sfuggir si deve, cioè non conviene affaticare l’uditore per modo che abbiagli a doler il capo per l’applicazione, e non possa nemmeno soffiarsi il naso, per non perdere la traccia degli accidenti. (L’Incognita, Autore a chi legge, Florence, Paperini, vol. VIII, 17545)

5Goldoni revient dans ses Mémoires sur ce renversement dans la construction de l'intrigue qu'opère l'écriture d'une comédie-roman qui pourrait, paradoxalement, se développer par la suite dans un véritable roman :

Après la Comédie de Pamela, et sur-tout pendant le succès équivoque de l'Homme de goût et la chute du Joueur, mes amis vouloient absolument que je donnasse quelqu'autre sujet de Roman afin, disoient-ils, de m'épargner la peine de l'invention.
Fatigué de leurs sollicitations, je finis par dire, qu'au lieu de lire un Roman pour en faire une Piece, j'aimerois mieux composer une Piece dont on pourroit faire un Roman.
Les uns se mirent à rire, les autres me prirent au mot : faites-nous donc, me dirent-ils, un Roman en action, une Piece aussi embrouillée qu'un Roman. – Je vous la ferai. – Oui ? – Oui ! – Parole d'honneur ? – Parole d'honneur !
Je rentre chez moi, et échauffé de ma gageure, je commence la Piece et le Roman tout-à-la-fois, sans avoir le sujet ni de l'une, ni de l'autre.
Il faut, me dis-je à moi-même, beaucoup d'intrigue, du surprenant, du merveilleux, et de l'intérêt en même tems, du comique et du pathétique.
Une héroïne pourroit intéresser plus qu'un héros ; où irai-je la chercher ? Nous verrons ; prenons, en attendant, une inconnue pour Protagoniste ; et je couche sur le papier : L'Inconnue. […]
Mes amis en furent contens ; le public aussi, et tout le monde avoua que ma Piece auroit pu fournir assez de matériaux pour un Roman de quatre gros volumes in octavo6.

6Goldoni considère aussi sa pièce L’Avventuriere onorato, représentée également lors du carnaval de 1751, comme une pièce romanesque, mais originale, « dans la classe des Tom‑Jones, des Tompsons, des Robinsons, et de leurs pareils »7, du fait des événements et des rencontres accidentelles de personnages que la contrainte des unités l’oblige à accumuler dans le même jour et dans le même lieu :

Non posso negare che questa commedia non abbia un poco del romanzesco, rispetto alla combinazione delle varie persone che si trovano nel medesimo giorno e nel medesimo luogo a riconoscere l’Avventuriere, e ad informare della di lui vita passata. Non è impossibile che ciò succeda, ma non è assai verisimile che ciò sia succeduto, e so benissimo che ai fatti veri, quando sono estraordinari, si ha nella Commedia il verisimile a preferire.
Pure volendo io far vedere per quante vie fu dalla sorte condotto il mio Avventuriere, e dovendo osservare l’unità del tempo e del luogo, fui necessitato a sforzare un poco l’ordine degli accidenti, ed a valermi di una combinazione possibile.
Se avessi voluto sfuggire la critica di un tale arbitrio, potea farlo assai facilmente ; poi all’azion principale, ed alla catastrofe fortunata del Protagonista necessarie non sono tutte le di lui narrate avventure, ma ho voluto così dirigermi per una certa allegoria che vi è sotto, e per divertire un poco più l’uditorio. (L’Avventuriere onorato, Autore a chi legge, Venise, Pasquali, vol. IV, 17628)

7Le questionnement de Goldoni, au moment de la composition en 1750 de sa comédie Pamela ou la vertu récompensée, tirée du roman de Richardson, est précisément celui de la manière de compresser un récit qui raconte des années de la vie des personnages dans une intrigue qui ne représente que quelques heures de cette vie, et de surcroit de manière elliptique, tout en sauvant la complexité du caractère des personnages et la vraisemblance de leur évolution :

Quantunque riescita siami felicemente questa Commedia [Pamela], che da un Romanzo, come diceva, io trassi, non ardirei consigliare alcuno di farlo, né io medesimo da cotal fonte penso volerne trarre alcun'altra. È troppo malagevole impegno restrignere in poche ore una Favola, a cui si è data dal primo Autore una estensione di mesi ed anni. Oltre a ciò manca il maggior merito, che nell'invenzione consiste, e rade volte succede ciò che a me questa fiata è riuscito, di valersi dei caratteri solamente, e prendendo della favola il buono, raggirar la catastrofe con un pensier nuovo, e rendere lo scioglimento più dilettevole. (Pamela, Autore a chi legge, Firenze, Paperini, I, 17539)

8La stratégie initialement choisie est analogue à celle de la peinture de narration, à savoir fixer un « instant décisif » dans la chaîne d’événements de l’intrigue romanesque afin de représenter ce basculement de la vie des personnages qui détermine un dénouement positif de leur condition, même si cela ne coïncide pas avec la fin véritable de la source. De cette manière, les événements qui ont précédé et les tensions relationnelles entre les personnages doivent être considérés dans un équilibre entre la connaissance préalable de l’intrigue romanesque de la part du public, le récit sur scène des personnages et la capacité performative des comédiens à dire avec le corps, avec la posture et avec le jeu leur substrat psychologique sédimenté et leur position actuelle dans l’histoire. Ce n’est pas un hasard si Pamela est précisément la première comédie que Goldoni écrit entièrement et dans laquelle il élimine les masques traditionnels de la comédie italienne dell’arte.

9Malgré les difficultés d’une adaptation directe, cette interférence avec le roman contemporain permet à Goldoni de réfléchir à la possibilité de traduire dans le théâtre le dynamisme psychologique des personnages romanesques, leur conduite évolutive au cours de l’intrigue vers un destin qui s’esquisse progressivement, par rapport aux caractères plus figés des personnages théâtraux. L’intrigue romanesque devient ainsi l’occasion de penser une stratégie de dépassement de l’unité de temps qui permette au théâtre de se charger de l’approfondissement psychologique des personnages.

10L’expérience d’une écriture dramatique sérielle se présente alors comme la stratégie de compromis entre les règles théâtrales et la nécessité d’une intrigue longue pour rendre vraisemblables les évolutions du caractère de ses personnages. Si les premières séries (La putta onorata,1749,avec sa suite La buona moglie, 1749 ; la « Trilogie persane » : La sposa persiana, 1753, Ircana in Julfa, 1755, Ircana in Ispaan, 1756) naissent sur la base d’une forte demande des spectateurs qui exigent une suite aux aventures des personnages, les deux dernières se structurent en revanche comme des compositions réfléchies et cohérentes que Goldoni écrit immédiatement dans la perspective d’une intrigue longue, qui dépasse les vingt-quatre heures canoniques ainsi que le temps standard d’un spectacle théâtral, afin de dessiner des étapes complexes de la construction psychologique des personnages et leur évolution lente vers un dénouement.

11Il s’agit de la « Trilogie de la villégiature » donnée à Venise en 1761 (Le smanie per la villegiatura, Le avventure della villegiatura et Il ritorno dalla villegiatura10) et de la « Trilogie d’Arlequin et de Camille » (Les Amours d’Arlequin et de Camille, La Jalousie d’Arlequin et Les Inquiétudes de Camille) représentée à la Comédie-Italienne de Paris en 1763-176411. Dans ces deux trilogies, l’apport du romanesque ne se concrétise pas dans l’accumulation d’accidents variés dans l’intrigue, mais dans l’exposition sur scène de la vie psychologique des personnages principaux, Giacinta dans la première trilogie et Arlequin et Camille dans la seconde, dans un temps de neuf actes, qui saisit trois étapes chronologiquement éloignées de l’histoire de la vie des protagonistes pour en dessiner le destin.

12Dans les séries précédentes originales, telles que la « Trilogie persane », Goldoni ne pensait pas à donner une continuation aux pièces ; ainsi chaque comédie était écrite avec une conclusion définitive et le spectateur ne pouvait pas imaginer l’intrigue des pièces suivantes au moment de leur représentation. En revanche, dans la « Trilogie de la villégiature », composée de manière cohérente, les deux premières comédies n’ont pas un dénouement définitif et le public attend une continuation, car la suite est annoncée par avance, sans qu'on connaisse le déroulement de l’histoire. Par exemple, dans la « Trilogie de la villégiature » la décision du mariage de l'héroïne, au centre de l’intrigue dès la première pièce, est repoussée jusqu’à la fin du troisième volet et, par conséquent, la tension dramatique déborde l’intrigue de la première et de la deuxième comédie.

13Cette construction d’une intrigue sérielle qui déplace le dénouement définitif provoque un choc chez le public parisien souligné, à propos de la « Trilogie d’Arlequin et de Camille », par le Mercure de France de décembre 1763 :

Avec quelqu’éloge que nous ayons parlé précédemment des Amours d’Arlequin & de Camille peut être encore moins que n’en mérite cette Piéce de M. Goldoni ; le Public, dont nous ne sommes que l’écho, nous force d’en ajouter encore pour celle des Jalousies d’Arlequin, Piéce Italienne du même Auteur & suite de la première. On en attendoit une troisiéme suite, ce qui formera en tout neuf Actes du même Sujet. Cette singularité blesse d’abord nos préjugés d’habitude. Trois dénoûmens ! Toujours les mêmes personnages ! Toujours les mêmes intérêts ! On ne contracteroit pas ces préjugés si l’on pensoit que la Comédie n’étant ou plutôt ne devant être qu’un tableau fidéle de la vie & des actions familières des Particuliers, rien ne s’oppose à ce que les époques ou divers incidens de leurs avantures [sic] ne produisent des dénoûmens suffisans. Ce que je dis ici, est pour les Lecteurs qui n’auront pas vû ces Piéces ; les autres n’ont besoin pour perdre ces préventions que du plaisir & de la surprise continuels que donne cette fécondité du plus rare génie, qui dispose des incidens si nécessaires, si propres d’ailleurs à intriguer, qu’il est impossible que les Personnages ne se trouvent pas dans les situations comiques, souvent intéressantes, & toujours vives, où l’Auteur les présente12.

14L’intrigue romanesque devient ainsi pour Goldoni le moyen de déverrouiller les règles classiques et de construire un véritable roman théâtral où la vie des personnages et le cheminement vers leur destin assument une durée insoupçonnée pour la dramaturgie classique d’ancien régime.