Colloques en ligne

Jean de Guardia

Le nœud gordien de la comédie moliéresque

1Molière est à de multiples égards l’héritier fidèle de Térence. Par son « naturel » et par son comique relevé, comme le disait déjà Boileau, mais aussi, plus techniquement, parce qu’il reprend scrupuleusement à Térence sa conception de l’intrigue de comédie. Cette dernière porte sur une question conjugale (plus qu’amoureuse) : il s’agit toujours d’obtenir le consentement paternel au mariage des jeunes gens. Chez Térence, le modèle le plus net se trouve dans L’Andrienne (V, 4), où les deux pères, au dénouement, donnent leur consentement en quelques vers :

SIMON : Ce qui arrive a suffi pour me raccommoder tout de suite avec toi.
PAMPHILE : O l’aimable père ! Quant à ma femme, comme je l’ai, je la garde. Chrémès n'y change rien ?
CHRÉMÈS : Rien de plus juste, à moins que ton père ne soit d’un autre avis.
PAMPHILE : Sans doute.
SIMON : J’y donne les mains.
CHRÉMÈS : Pamphile, la dot est de dix talents.
PAMPHILE : J’accepte1.

2Le dénouement par consentement peut apparaître à un esprit moderne comme un invariant générique de la comédie. Mais en réalité ce n’était pas le seul modèle formel disponible au moment où Molière se mit à écrire pour le théâtre, ni même le principal. Dans la comédie cornélienne notamment, qui constituait l’horizon d’attente du spectateur du temps, le « nœud » de la comédie n’était pas l’opposition paternelle mais une « fourbe » (une fourberie) qui créait une « méprise » et « brouillait » les amants :

Ainsi dans les comédies de ce premier volume, j’ai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence ; je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait.2.

3Chez Corneille, la comédie relève ainsi d’une dramaturgie de « l’éclaircissement » : le dénouement n’est rien d’autre qu’un retour à la clarté. Inversement à Corneille et conformément à Térence, Molière pratique une comédie du consentement – et ce n’est qu’avec lui que ce consentement va devenir, pour plusieurs siècles, un invariant générique de la comédie. Ce choix technique a des conséquences importantes sur la nature de la dramaturgie moliéresque, car il est en pratique très difficile à manier, pour une raison que Luigi Riccoboni formule ainsi :

Les Anciens ont nommé action […] un point presque indivisible. […] celle de la comédie ne consiste presque toujours qu’en quatre mots, que dit un acteur [i.e. un personnage] pour consentir à une chose à laquelle il a été contraire pendant toute la pièce3.

4Le consentement présente ainsi l’inconvénient d’être « un point indivisible », c’est-à-dire un acte unique, impossible à déployer en une série d’événements, en une intrigue. Si on ne peut le développer, c’est simplement parce qu’il n’y a pas de degrés dans le consentement (c’est oui ou c’est non) et parce que le consentement ne dure que ce que dure cette parole performative. Le nœud de la comédie moliéresque ne connaît ainsi que deux états, noué ou dénoué, et aucun état intermédiaire. C’est pour ainsi dire un nœud « gordien » : il est soit bien  serré, soit tranché, mais il est inutile de chercher à le dénouer entrelacs par entrelacs – c’est impossible. Le modèle structurel de la comédie du consentement est au fond assez problématique :

– Papa, je veux me marier avec Dorante.
– Non.
– S’il te plaît, mon papa chéri…
– Bon, d’accord.
Rideau4.

5Ce problème – le dramaturge ne peut pas développer l’intrigue comique en décomposant le consentement en plusieurs actions – détermine en fait largement l’histoire technique de la comédie moderne.

6En fondant la comédie sur le consentement, Molière cherche évidemment à afficher la « régularité » dont Térence est le garant, mais ce faisant, il s’interdit techniquement de rejoindre l’idéal aristotélicien de la fable bien faite : celle qui se structure comme une chaîne causale à plusieurs maillons, celle qui, de cause en effet, amène progressivement son dénouement, celle qui, comme le dira Racine plus tard, s’avance « par degrés vers sa fin5 ». L’intrigue comique se trouve ainsi au cœur d’un conflit entre deux « régularités » : celle du modèle effectif (les pièces de Térence), et celle du modèle théorique (celui d’Aristote).

7Si la poétique de l’intrigue comique térentienne ne peut être celle du progrès gradué vers une fin, que peut-elle être ? Quels sont les modèles formels possibles pour une intrigue comique « à consentement » ? Nous allons examiner tour à tour les deux solutions que Molière a trouvées, les deux logiques structurelles qui ont été engendrées par le caractère « gordien » du nœud comique.

Nœud gordien et dramaturgie des contretemps

8Si le nœud de la comédie est gordien, c’est-à-dire homogène et binaire, la solution dramatique la plus simple consiste à ne pas y toucher – sans quoi il passera sans transition à son état dénoué. Il s’agit donc de retarder le plus possible le moment où l’on affronte le nœud. Tout l’art du dramaturge consiste alors à retarder une action essentiellement instantanée, et l’intrigue comique devient un vaste contretemps au consentement. Le dramaturge ne provoque pas l’affrontement entre les personnages et le nœud, mais au contraire retarde cet affrontement. La version la plus claire du phénomène se trouve dans l’exposition de Tartuffe, où Orgon se trouve face à Cléante (I, 5, v. 409-4266) :

Cléante
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous ?
 
Orgon
Oui.
 
Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
 
Orgon
Il est vrai.
 
Cléante
Pourquoi donc en différer la fête ?
 
Orgon
Je ne sais.
  
Cléante
Auriez-vous autre pensée en tête ?
  
Orgon
Peut-être.
 
Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?
  
Orgon
Je ne dis pas cela.
   
Cléante
Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d’accomplir vos
[promesses.
  
Orgon
Selon.
   
Cléante
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.
   
Orgon
Le Ciel en soit loué !
  
Cléante
Mais que lui reporter ?
  
Orgon
Tout ce qu’il vous plaira.
   
Cléante
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
  
Orgon
De faire
Ce que le Ciel voudra.
   
Cléante
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?
  
Orgon
Adieu.

9Dans cette séquence, qui appartient encore à l’exposition, Orgon refuse de « dire un mot », d’entrer dans la logique binaire du consentement : la logique du oui ou non. Il refuse de choisir, donc de créer le conflit, et derrière lui le dramaturge recule d’autant le moment où les personnages s’attaqueront au nœud, risquant de le faire passer brusquement d’un état – noué – à un autre – dénoué. Mutatis mutandis, c’est bien la logique que reprendra Racine dans son Iphigénie et dans Bérénice : le « pouvoir dominant » (Agamemnon, Titus), qui devrait se prononcer, ne dit ni oui ni non, et la pièce ne met en scène qu’une longue procrastination – qui n’était nullement le modèle dramaturgique cornélien. La logique du contretemps au consentement sera comme on sait systématisée par Molière dans Le Misanthrope, pièce dans laquelle le seul enjeu dramatique est l’entretien amoureux décisif qu’Alceste doit avoir avec Célimène, entretien sans cesse repoussé par divers contretemps : cette fois, ce n’est plus le père qui doit donner son consentement, mais la belle elle-même, qui est veuve et donc libre. Mais Molière avait expérimenté bien plus tôt ce dispositif, dans sa comédie-manifeste7 : Les Fâcheux, là aussi avec consentement amoureux et non paternel. Comme l’écrit La Fontaine dans sa fameuse lettre à Maucroix :

Le sujet [des Fâcheux] est un homme arrêté par toutes sortes de gens, sur le point d’aller à une assignation amoureuse8.

10Durant toute la pièce, le héros, Eraste, cherche en effet à parler à sa maîtresse Orphise, avec laquelle il a un rendez-vous galant au jardin :

Je crains d’avoir déjà passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée où devait être Orphise. […]
Ah ! c’est malaisément qu’en pareille matière
Un cœur bien enflammé prend assurance entière ;
Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,
Ce que plus il souhaite est ce qu'il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare9.

11Mais il n’y parvient jamais. Il est en effet entravé dans cette quête par une série de neuf « fâcheux » (trois par acte) qui viennent tour à tour lui demander un service correspondant à leur manie : donner un placet au roi de la part d’un « donneur d’avis », être témoin d’un duel pour un « bretteur », donner son opinion à des précieuses sur une « question d’amour », etc. À chaque fois que le héros croit parvenir à s’entretenir un instant avec sa belle, et qu’elle s’apprête à lui ouvrir son cœur, ils sont interrompus :

Eraste
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d’un autre ;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas ;
J’en mourrai ; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.
  
Orphise
Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...

SCENE VI
Alcandre, Orphise, Eraste, La Montagne

Alcandre
Marquis, un mot. Madame,
De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret10.

12Une nouvelle scène commence ainsi au beau milieu d’un vers, alors que le dialogue n’est pas achevé. Si la scène 7 pouvait retrouver la même configuration de personnages que la scène 5 et l’achever après l’interruption de la scène 6, la pièce elle-même s’achèverait du même coup. Mais lorsque le solliciteur a enfin fini son interminable demande, et qu’il se retire, la belle est partie :

Adieu. Cinquante fois au diable les Fâcheux !
Où donc s’est retiré cet objet de mes vœux ?

13Par deux fois dans la série, les amants se trouvent bien réunis en scène, mais leur entretien ne peut pas commencer parce que la présence d’un fâcheux donne lieu à une méprise et à une scène de dépit amoureux. Dans un premier temps, c’est Orphise qui semble être en galante compagnie :

Eraste
Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c’est elle qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient ?
(Il la salue comme elle passe, et elle, en passant, détourne la tête.)
Quoi ? me voir en ces lieux devant elle paraître,
Et passer en feignant de ne me pas connaître !11

14Un acte plus tard, c’est Eraste qui est surpris à son tour par Orphise en compagnie de deux jolies précieuses qui lui demandent un avis sur une « question d’amour ».

Eraste
Que vous tardez, Madame, et que j’éprouve bien...!
   
Orphise
Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m’accusez d’être trop tard venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue. […]
Laissez-moi, je vous prie,
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.
(Elle sort.)
   
Eraste
Ciel ! faut-il qu’aujourd’hui Fâcheuses et Fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence12.

15Dans les deux cas, la séquence donnera lieu à une scène de dépit amoureux, qui retardera d’autant l’entretien décisif.

16Ainsi, dans Les Fâcheux, Molière met au point un modèle de fonctionnement dans lequel l’intrigue comique n’est pas une série de scènes enchaînées mais une seule scène suspendue par une série d’autres scènes. Cette dramaturgie de la scène interrompue pourrait apparaître comme un hapax, ou une exploration, mais il n’en est rien : elle deviendra une structure fondamentale de la comédie moderne : l’intrigue comique y sera largement une série de contretemps à une action unique.

17Une telle structure dramatique présente des caractéristiques fort différentes de celles de la concaténation aristotélicienne. D’abord quant à la nature du suspens, qui se trouve altérée. En effet, dans une telle structure, l’« agréable suspension » prônée par Corneille pour le théâtre moderne porte sur un contenu déterminé. Pour le spectateur, il ne s’agit pas de se demander où l’enchaînement des causes et des conséquences va mener le héros, mais plutôt de se demander si le héros va arriver à son but, que nous connaissons par avance. La réception est constituée d’une attente pleine et non d’une attente vide comme dans le suspens aristotélicien. Les risques d’une telle structure sont évidents : non seulement les faits qui constituent l’intrigue sont terriblement répétitifs, mais l’attente des faits futurs aussi – chose encore plus grave pour la réception théâtrale.

18La contrepartie de ce risque – qui est sans doute la raison pour laquelle Molière le prend – est le caractère très « scénique » d’une telle structure. Dans une dramaturgie des contretemps au consentement, paternel ou amoureux, l’enjeu est au fond de réunir deux personnages sur la scène et de les faire s’expliquer. Le contenu de l’attente est alors incarné : c’est bien une scène que l’on attend et non un « événement » abstrait. Du même coup, l’intrigue – le système des faits – s’incarne très précisément en un jeu de mouvements scéniques : sortir, entrer, se trouver, se chercher, se fuir, commencer à se parler, s’interrompre ou être interrompu. L’intrigue n’est alors rien d’autre que le système des mouvements. Pour le dire en termes rhétoriques, le grand problème du théâtre est le fossé ontologique qui sépare l’intrigue théâtrale – l’inventio – de la série de scènes qui constitue le spectacle effectif – la dispositio. Au théâtre, une bonne inventio – une bonne intrigue – n’est nullement le gage d’un bon spectacle, car les événements (objets de l’inventio) et les scènes (objets de la dispositio) sont de deux natures différentes. La comédie des contretemps au consentement règle élégamment le problème en faisant correspondre point par point inventio et dispositio : chaque « fait » sera une « scène », et au total l’intrigue sera bien une série de scènes, un spectacle. En cela, la comédie des contretemps est infiniment plus « théâtrale » que la comédie concaténée.

19La seconde caractéristique de ce modèle est que l’intrigue n’est pas le but de la comédie, ni du point de vue génétique, ni du point de vue de l’intérêt du spectateur. Ce sont au contraire les tirades comiques des fâcheux qui sont l’objet central de la démarche esthétique de Molière. Génétiquement, les fâcheux sont premiers, et le nœud est second, comme l’écrit Molière dans sa préface :

Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’importuns, et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver13.

20Non seulement le nœud de la pièce est quelconque, topique (imposé génériquement), mais surtout le concept de « nœud » est sous la plume de Molière détourné de son sens originel, quasiment par un jeu de mots. Il ne désigne plus ici le moment où les fils se retrouvent pour former une « embrouille » (un imbroglio) mais bien ce qui fait le lien entre des éléments préexistants. Le nœud est donc génétiquement second. Du côté de la réception, l’intérêt du spectateur se porte sur ces grandes scènes – ces éléments premiers – et non sur le fil qui sert à les amener et à les unifier. Dans la comédie des contretemps, l’intrigue est devenue ce que Corneille appellerait volontiers « l’acheminement vraisemblable » des scènes comiques. Si en apparence les fâcheux sont un obstacle à l’avancée de l’intrigue, en profondeur, l’intrigue est le prétexte au défilé des fâcheux. Le relief du spectacle moliéresque est de cette façon inversé par rapport à la tradition comique : les passages traditionnellement saillants deviennent chez lui des creux, des transitions, et les passages creux deviennent saillants.

21Le problème de l’articulation de l’intrigue avec le comique n’était pas fondamental chez Térence, qui au fond concevait le comique comme un « ornement » de l’intrigue, et non comme une nécessité générique influant sur sa logique structurelle. En revanche, pour Molière, le comique fait bien partie de l’essence générique de la comédie, et il doit influer sur le fonctionnement de son intrigue, sur sa structure. Les Fâcheux posent ainsi un premier rapport structurel possible entre comique et intrigue dans la comédie : le premier est simplement le contretemps de la seconde.

Nœud gordien et dramaturgie de la tentative

22Retarder le moment de s’attaquer au nœud de la comédie n’est qu’une des deux manières possibles de négocier le problème du nœud gordien. Il en existe une autre, dans laquelle les personnages s’attaquent bel et bien au nœud, mais échouent à le dénouer. Ainsi, à chaque étape, l’intrigue revient à son point de départ et recommence : c’est pour ainsi dire une dramaturgie de la tentative. Cela comme si Les Fâcheux étaient constitués d’une série de rendez-vous dans lesquels Orphise refusait à chaque fois le mariage, et finissait, au dernier rendez-vous, par l’accepter. On voit bien le point commun avec le modèle des contretemps : dans les deux cas l’intrigue reste immobile, car dans tous les cas le nœud ne peut pas être dénoué progressivement. Mais on voit aussi la différence : dans le premier cas, on n’essaie pas, dans le second si. Au fur et à mesure de l’avancée de la carrière de Molière, ce modèle, la série de tentatives pour obtenir le consentement d’un père qui s’y refuse, va devenir dominant – si dominant qu’on n’en aperçoit plus l’étrangeté : il faut la lui restituer.

23Dans Le Bourgeois gentilhomme, pièce très schématique, ce principe de fonctionnement trop simple est bien peu maquillé. M. Jourdain fait en effet l’objet d’une série de sollicitations14 cherchant à obtenir son consentement. La plus naturelle – et celle qui est chronologiquement première – est bien sûr celle du prétendant lui-même, qui vient faire sa demande en mariage :

CLÉONTE. Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
MONSIEUR JOURDAIN. Avant que de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire, si vous êtes gentilhomme.
CLÉONTE. Monsieur, la plupart des gens sur cette question, n’hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. […] et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN. Touchez là, Monsieur. Ma fille n’est pas pour vous.
CLÉONTE. Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN. Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille15.

24L’échec de cette demande la constitue en première tentative d’une série. Madame Jourdain va ainsi prendre le relais et tenter à son tour d’obtenir du « pouvoir dominant » l’alliance bien assortie et légitime :

MONSIEUR JOURDAIN. C’est une chose que j’ai résolue [marier sa fille à un gentilhomme].
MADAME JOURDAIN. C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi, sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand-maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de grand-dame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse ? C’est la fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous : elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà […] ».
MONSIEUR JOURDAIN. Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage, ma fille sera marquise en dépit de tout le monde ; et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse16.

25A cette seconde étape, l’intrigue de comédie devient mécaniquement une affaire rhétorique. Alors que la demande du prétendant, de nature performative, n’a pas pour but de convaincre le père, les autres sollicitations ont un véritable enjeu de persuasion. Madame Jourdain commence par l’argument le plus persuasif a priori pour un bourgeois : sa réputation dans le quartier. Parce que c’est un échec, il va falloir ensuite varier les arguments (le logos), ainsi que les orateurs, qui vont se relayer avec des ethos très différents pour essayer de trouver la bonne clé psychologique. Ainsi, l’intrigue de la comédie du consentement est dans son infrastructure même de nature oratoire : la rhétorique n’y est plus l’habillage d’une structure d’action préexistante – elle constitue cette action. Alors que la comédie des contretemps prenait pour intrigue un jeu scénique de va-et-vient, la comédie des tentatives prend pour intrigue une série de situations oratoires, tout aussi « théâtrales » aux yeux du XVIIe siècle. La comédie devient ainsi une « suite de sollicitations » qui présente l’immense commodité de se relancer d’elle-même : parce que chaque tentative échoue, elle motive aux yeux du spectateur une nouvelle tentative. Comme dirait Aristote, c’est l’échec de l’action qui constitue la « cause nécessaire » de l’action suivante, ce qui constitue une modalité d’enchaînement causal assez étrange en réalité.

26Ce modèle articule le comique et l’intrigue d’une manière toute nouvelle, très différente du modèle des contretemps. L’invention de la « comédie de caractère » repose sur l’idée que l’expression d’un caractère essentiellement ridicule est comique : c’est ce que le XVIIe siècle appelait un « trait ». Le modèle des tentatives ratées constitue dans ce cadre un très bon modèle d’articulation du comique et de l’intrigue : la sollicitation itérative vient contrarier le caractère, qui produit un « trait » comique à chaque fois. Dans notre scène, le trait est constitué par la fin de la réplique de M. Jourdain : « Ne me répliquez pas davantage, ma fille sera marquise en dépit de tout le monde ; et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse ». Le propos est hyperbolique et désopilant : pour un spectateur du XVIIe siècle, marier une fille de bourgeois à un Duc – premier des rangs nobiliaires au-dessous des princes de sang – est un pur adunaton. Ainsi, le modèle des tentatives ratées facilite la mise en œuvre de l’esthétique de Molière, qui implique l’investissement massif du comique, et notamment, des « traits » de caractère. Il rend la production des « traits » très facile : parce que la sollicitation vient contrarier le caractère, quelle que soit sa nature, elle provoque systématiquement un « trait ». Comédie de caractère et comédie du consentement ont bien des intérêts structurels communs.

27Pour dénouer, le dramaturge doit faire réussir une tentative qui, par le fait même qu’elle réussit, sera la dernière. Mais dans la logique de la comédie « régulière », cette dernière tentative ne peut avoir la même structure que les autres : si elle est de même nature que les autres, les mêmes causes produisant les mêmes effets, elle échouera, en vraisemblance, comme les autres. Corneille le dit ainsi :

Il n’y aurait pas grand artifice au dénouement d’une pièce, si, après l’avoir soutenue durant quatre actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième, par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’auteur n’oserait en faire six. Il faut un effet considérable qui l’y oblige, comme si l’amant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre où il fût prêt d’être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré, il fût reconnu pour être de plus grande condition, et mieux dans la fortune qu’il ne paraissait17.

28Le modèle de la « suite de sollicitations » se heurte ainsi au mur de la règle classique de l’« égalité des  caractères ». Une fois posé le caractère du père (pour créer un nœud), la règle aristotélicienne interdit de le changer (pour dénouer). C’est bien parce qu’il ne peut pas y avoir de changement de caractère (« Finalement, la noblesse n’est pas si importante que cela ») qu’il ne peut y avoir de changement de volonté arbitraire (« Marie-toi donc avec le roturier que tu aimes »). La solution la plus évidente, envisagée dans la fin de la citation de Corneille, est d’avoir recours à la reconnaissance : c’est le modèle implexe de Térence lui-même. Molière l’utilise parfois (dans L’Avare ou L’École des femmes par exemple) : après une série de tentatives pour obtenir le consentement de l’autorité, le dramaturge, par une anagnorisis, change l’identité du prétendant ou de la prétendue, ce qui modifie les données du problème sur lequel la pièce travaillait, et annule l’opposition paternelle. Le consentement se fait donc, mais pas au même mariage. Ainsi, le choix du dénouement par reconnaissance, étrange par bien des aspects techniques, est simplement la solution la plus simple à la double contrainte que s’est imposée la comédie moderne : le nœud « gordien » de Térence d’une part, la règle de constance de l’autre.

29Mais la plupart du temps, Molière essaie d’éviter cette solution de facilité. Par hypothèse, la clé psychologique qui obtiendrait le consentement n’existe pas : la rhétorique est donc sans cesse mise en échec par l’inertie du caractère. Il faut donc nécessairement changer de plan : quitter celui de l’argumentation pour entrer dans la mystification par la ruse. A la dernière tentative, il ne s’agit plus de changer l’opinion du « pouvoir dominant » pour qu’elle soit conforme à la réalité, mais de changer la structure de la réalité pour qu’elle corresponde au désir du « pouvoir dominant », tranchant ainsi le nœud gordien tout en laissant le caractère inchangé. C’est ainsi que Covielle transformera Cléonte en « fils du Grand Turc » pour qu’il convienne au père, qui donnera bien son consentement, mais à un mariage qui n’est pas celui qu’il croit. De même, Argan, dans Le Malade imaginaire, accordera Angélique à un Cléante soi-disant devenu médecin.

30Le passage à la ruse, à la mise en scène, à la mystification, n’est pas un changement de logique structurelle : la ruse n’est rien d’autre qu’une dernière tentative, réussie celle-là. Le modèle de l’intrigue comique des tentatives serait donc celui-ci :

img-1.png

31Au moment où Molière commence sa carrière d’auteur comique, la comédie est perçue par le public comme un genre de l’intrigue, dans le sens très précis (et non théâtral) que l’Académie donne au terme :

INTRIGUE. s. f. Embrouillement, embarras d’affaires causé par de secrètes pratiques. Intrigue difficile à démêler, à débrouiller. Former une intrigue. Démêler, dénouer une intrigue18.

32L’intrigue implique donc deux choses : d’une part la multiplicité des « affaires » (des fils, des séries causales), d’autre part l’emmêlement de ces fils entre eux pour former une « imbroille » – mot très utilisé à l’époque. Et effectivement les comédies de la première moitié du siècle sont fondées sur des fables qui présentent ces deux structures. Elles font notamment en sorte que les identités des personnages soient à chaque instant problématiques pour le spectateur, à cause de multiples quiproquos qui s’accumulent et se combinent. L’enjeu esthétique de la comédie « à intrigue » est de constituer une démonstration de virtuosité dramaturgique dans la maîtrise du montage des actions, de la circulation des personnages et de l’information. Son principe est de demander au spectateur un grand effort de mémoire et de le maintenir en permanence à la lisière de ce que Corneille, à propos de sa tragi-comédie Clitandre, appelle l’« obscurité » :

Ceux qui ont blâmé [Mélite] de peu d’effets auront ici de quoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pour me suivre au théâtre, et si la quantité d’intrigues et rencontres n’accable et ne confond leur mémoire […] il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui, n’ayant vu représenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pas nettement, seront fort excusables […] le moindre défaut, ou d’attention du spectateur ou de mémoire de l’acteur, laisse une obscurité perpétuelle en la suite19.

33Systématiser la « comédie du consentement », c’est donc mener tout à la fois une vaste opération de simplification des structures dramaturgiques et un grand déplacement des enjeux de réception. Le « nœud » était originellement le gros entrelacs formé par les fils en attente d’être « débrouillés » un à un par le dramaturge et par le spectateur ; dans la nouvelle comédie du consentement, il n’est plus qu’un blocage qu’on ne saurait « débrouiller ». Il ne peut qu’être coupé d’un coup de ciseau dramatique, et ne demande donc plus aucun effort d’attention du spectateur. L’esprit du spectateur sera désormais bercé par un mouvement de balancier binaire qui tantôt l’approche d’un pas du dénouement qu’il connaît par avance, tantôt l’en éloigne d’un pas.