Colloques en ligne

Marc Douguet

Chaîne amoureuse et réseau de personnages : pratique de l’intrigue comique chez Corneille

1. Introduction

1Dans le théâtre français du XVIIe siècle, l’intrigue comique repose dans la majorité des cas sur un réseau de personnages unis par des relations soit uniquement amoureuses, soit à la fois amoureuses et familiales. Les éditions et les commentaires modernes modélisent parfois cette structure sous la forme d’un schéma qui complète le résumé de la pièce (sans pouvoir le remplacer, dans la mesure où il ne décrit nullement la progression de l’action). Chaque notice du Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du XVIIe siècle inclut ainsi un « schéma relationnel », comme celui ci-dessous, consacré à La Veuve1 :

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2Ce geste critique n’est pas nouveau, puisque l’édition du théâtre de Térence de Grüninger a recours à un outil de visualisation assez comparable (mais qui n’a pas eu de postérité directe). Le frontispice de chaque pièce représente les différents personnages, les relations amoureuses étant symbolisées par des traits reliant les figures, comme le montre ci-dessous l’exemple de l’Heautontimoroumenos2 :

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3Ce genre de schéma possède une évidente utilité mnémotechnique. Mais il est également intéressant d’étudier pour elle-même la forme que peut prendre le réseau des personnages. En effet, les relations amoureuses et familiales sont le moteur de l’intrigue : celle-ci tend traditionnellement vers un dénouement matrimonial consacrant au moins une des relations amoureuses qui forment le réseau, tandis que d’autres relations (rivalité amoureuse ou autorité parentale) constituent un obstacle à cette union.

4On fera ici l’hypothèse qu’il est possible de distinguer quatre types de réseaux, possédant chacun des enjeux dramaturgiques spécifiques. Ces modèles ne sont pas nécessairement exclusifs les uns des autres : réduire une intrigue au schéma qui la sous-tend n’est qu’une opération d’interprétation, qui met en valeur certaines de ses caractéristiques et en passe d’autres sous silence, dont un autre modèle pourra rendre compte. Les premières pièces de Corneille (jusqu’au Cid) nous serviront de corpus principal, ce qui nous permettra à la fois d’analyser le fonctionnement de chaque type d’intrigue, et de constater certaines similitudes entre l’intrigue comique, tragique et tragi-comique.

2. Le modèle familial

5Une première forme de réseau dramatique se caractérise par la coexistence de liens de nature différente : d’une part, des liens amoureux, et, d’autre part, des liens familiaux qui sont également des relations hiérarchiques : tel personnage est sous l’autorité de tel autre (un parent, un frère). On peut représenter un réseau de ce genre par le schéma suivant, où le trait symbolise la relation amoureuse, et le cadre la relation familiale :

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6Dans ce modèle, l’énergie déployée par les personnages de la pièce n’est dès lors pas destinée à en séduire un autre. Le fait que A aime B sans que l’inverse soit vrai, que B aime A, ou que leur amour soit réciproque n’est qu’un paramètre supplémentaire qui n’appartient pas à la définition essentielle du modèle : l’intrigue est avant tout constituée des actions entreprises par A et/ou B pour obtenir le consentement de C à l’union de A et B.

7Ce cas de figure est extrêmement fréquent dans le théâtre latin et le théâtre de l’âge classique. Il n’est cependant jamais utilisé seul par Corneille, chez qui il ne rend tout au plus compte que d’un aspect mineur de l’intrigue. Dans La Galerie du Palais3, l’union de Lysandre et Célidée est soumise à l’accord du père de celle-ci. La Suivante4 repose en partie sur un agencement particulier de ce type de réseau. Pour obtenir de Géraste la main de Daphnis (la fille de celui-ci), Florame lui promet sa sœur, Florise, dont le vieillard est amoureux. Le réseau prend la forme reconnaissable d’un carré de deux relations amoureuses et deux relations familiales garantissant l’autorité d’un personnage sur l’autre5 (fille-père, frère-sœur) :

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3. Le modèle de la chaîne amoureuse

8Une deuxième catégorie de réseaux est encore moins présente dans le corpus cornélien mais apparaît fréquemment dans le genre pastoral. Elle peut être définie par les critères suivants :

- les personnages ne sont pas soumis à leurs parents, et le réseau est uniquement constitué de relations amoureuses ;
- tous les personnages sont reliés les uns aux autres ;
- un personnage ne peut en aimer qu’un seul autre ;
- aucune relation amoureuse n’est réciproque.

9Les trois premiers critères donnent au réseau la forme d’une chaîne amoureuse unifiée, présentant éventuellement plusieurs branches (puisqu’un personnage peut être aimé par plusieurs autres). Le quatrième constitue le nœud de l’intrigue : l’obstacle à l’union des personnages n’est pas externe, et réside tout simplement dans la non-réciprocité des relations amoureuses. L’intrigue est constituée des actions entreprises par les personnages pour gagner les faveurs de la personne aimée, mais une telle structure fournit surtout une ample matière aux lamentations des amants malheureux.

10La chaîne peut être linéaire, si un personnage est indifférent à tous les autres, comme dans Palémon6, où Climène est une nymphe chasseresse indifférente aux charmes de l’amour :

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11Mais elle peut également se refermer sur elle-même et former un cycle, comme dans la Lizimène7:

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12Philine8amplifie ce même schéma, avec six personnages :

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13Dans les deux cas, l’intrigue ne peut trouver de dénouement matrimonial que par le revirement d’un ou plusieurs personnages : Climène finit par accepter Palémon, et chacune des bergères de Philine finit par se retourner vers le berger qui est amoureux d’elle.

4. Le modèle du triangle amoureux

14Un troisième modèle est similaire au précédent, si ce n’est que deux personnages y sont unis par un amour réciproque9. Aimés par d’autres soupirants, ils sont donc le point d’aboutissement d’une ou plusieurs chaînes de relations amoureuses unilatérales. L’intrigue reste constituée par les actions des personnages qui cherchent à gagner les faveurs d’une personne qui ne les aime pas10. Cependant, la présence d’un couple d’amants au centre du réseau a deux conséquences.

15D’une part, elle diversifie les actions qui peuvent être entreprises : comme on le verra, on n’agit pas de la même manière quand on est amoureux d’une personne qui est elle-même malheureuse en amour (situation commune au modèle ne reposant que sur des relations unilatérales, et à celui qui est fondé sur un amour réciproque), qui est entièrement indifférente à l’amour (situation spécifique au premier modèle), ou qui aime une autre personne et en est aimée (situation spécifique au second).

16D’autre part, le réseau des relations comporte déjà, dans ce cas, un dénouement matrimonial possible : là où la chaîne unilatérale suppose, pour aboutir à un dénouement, qu’un amant initialement malheureux parvienne à conquérir l’objet de son amour, il s’agit ici dans un premier temps de susciter des tentatives pour briser un couple d’amants heureux, et, dans un second temps, de faire échouer ces tentatives11.

17Ce modèle est le modèle majoritaire des comédies de Corneille, qui l’a théorisé en ces termes :

Ainsi dans les comédies de ce premier volume, j’ai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence ; je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait12.

18Nous verrons qu’il peut s’appliquer également aux autres genres pratiqués par Corneille à ses débuts, pourvu qu’on adapte sa définition à des registres plus élevés et à des actions plus sérieuses qu’une simple « fourbe ». Il admet plusieurs déclinaisons possibles, d’une part en fonction de l’étendue (nombre de personnages impliqués) et de la forme du réseau, d’autre part en fonction des stratégies adoptées pour désunir les amants.

19Les premières pièces de Corneille reposent sur des réseaux de trois, quatre ou cinq personnages, chacun de ces cas de figure autorisant à son tour un nombre déterminé de combinaisons possibles dans la forme du réseau.

20Avec trois personnages, le réseau ne peut prendre qu’une seule forme, celui d’un couple d’amants qu’un rival tente de briser13. C’est le triangle amoureux traditionnel, qui constitue le noyau de toutes les autres déclinaisons du modèle. Mélite14 repose sur ce schéma :

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21Il en va de même pour La Veuve15 :

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22Avec quatre personnages, trois combinaisons sont possibles. Le personnage supplémentaire peut être un second rival. C’est le cas dans La Place Royale16 (nous aurons à revenir sur la place originale qu’occupe Alidor dans l’intrigue) :

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23Il peut également se greffer en bout de chaîne, amoureux malheureux d’une personne elle-même malheureuse en amour, comme dans La Galerie du Palais :

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24Enfin, chacun des membres du couple central peut être courtisé par une autre personne. Les comédies de Corneille ne fournissent pas d’exemple de cette situation, mais on la rencontre dans Le Cid17 :

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25C’est également sur ce schéma que repose Médée18:

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26Avec cinq personnages, cinq combinaisons sont théoriquement possibles, mais seules deux d’entre elles sont présentes dans notre corpus. Dans La Suivante, Daphnis est aimée par trois hommes à la fois :

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27Clitandre19, en revanche, repose sur une chaîne linéaire :

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28Le schéma de L’Illusion comique20 est comparable, mais le geôlier n’est introduit qu’à l’acte IV et ne participe donc pas à l’intrigue initiale (tout comme Matamore, dont on peut faire abstraction dans la mesure où l’amour burlesque qu’il éprouve pour Isabelle n’est pas pris au sérieux par les autres personnages) :

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29La taille réduite de notre corpus ne permet pas de tirer de conclusions à partir de la répartition de ces différents schémas. Ceux-ci mettent cependant en valeur une organisation des personnages en niveaux concentriques : un premier niveau correspond au couple d’amants central ; un deuxième, aux personnages qui en sont amoureux et qui chercheront à les désunir ; un troisième, aux personnages amoureux d’un personnage de ce deuxième cercle.

30En fonction de ces positions, toutes les stratégies ne sont pas envisageables. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en distinguer trois. Deux ont recours à la violence, et il s’agit de solutions que les personnages du deuxième aussi bien que du troisième niveau peuvent employer.

31La première est l’enlèvement, pratiqué par des personnages masculins. Dans La Veuve, Alcidon fait enlever Clarice ; dans Médée, Égée tente de ravir Créüse ; dans La Place Royale, Cléandre projette d’enlever Angélique. Il est paradoxalement aidé par Alidor, l’amant officiel de cette dernière : c’est en effet l’originalité de la pièce de faire participer cet « amoureux extravagant » aux entreprises de son rival et de chercher lui-même, par désir de liberté, à traverser son propre amour.

32La deuxième consiste à tenter de se débarrasser de son rival par le meurtre ou le duel. Les modalités de ce type d’actions varient grandement selon les genres. En tragédie, il peut s’agir d’une simple vengeance, motivée par la jalousie (Médée fait périr Créüse). En comédie et en tragi-comédie, cette tentative se justifie par l’espoir que la personne aimée, privée de l’objet de sa flamme, soit désormais plus réceptive aux avances qu’on lui fait. Dans Clitandre, Dorise, amoureuse de Rosidor, tente de tuer Caliste, et Pymante, amoureux de Dorise, Rosidor. Plus rusé, Théante cherche dans La Suivante à susciter un duel entre Florame et Clarimond afin d’éliminer ses deux rivaux d’un coup (« Puisque de deux rivaux, l'un mort, l'autre s'enfuit, / Tandis que de sa peine un troisième a le fruit21 »). Ce modèle s’applique également, quoiqu’imparfaitement, à L’Illusion comique et au Cid. Dans L’Illusion comique, Adraste surprend Clindor en compagnie d’Isabelle et l’attaque22, mais la nature exacte de son dessein évolue et passe d’une bastonnade comique (« Crois-moi qu’il se verra, pour te mieux contenter, / Chargé d’autant de bois qu’il en pourra porter23 ») à un meurtre tragi-comique (« Ce baiser te va coûter la vie24 »). Dans Le Cid, Don Sanche se bat en duel contre Don Rodrigue, mais l’amour qu’il éprouve pour Chimène n’est pas le moteur principal de l’intrigue, puisqu’il ne fait que s’offrir en champion de la vengeance de celle-ci.

33On notera qu’un rival éconduit peut aussi s’en prendre à la personne aimée elle-même. Ces crimes passionnels, accomplis en dernier recours, nous font sortir du genre comique (on pense à Hermione ordonnant le meurtre de Pyrrhus, dans Andromaque25). Mais dans L’Illusion comique, Lyse se trouve dans une situation assez proche, puisque c’est elle qui informe Adraste du lieu et de l’heure où il pourra surprendre Clindor (« il sera puni de m’avoir dédaignée26 »).

34Dans la mesure où ces actions peuvent être entreprises par des personnages situés à n’importe quel niveau dans le réseau (comme le montre bien l’exemple de Clitandre, où Rosidor manque d’être tué par Pymante à cause du simple fait qu’il est aimé par Dorise, et alors même qu’il lui est indifférent), on les rencontre également dans des intrigues qui reposent uniquement sur des relations unilatérales. Dans l’exemple de Palémon que nous citions plus haut, la magicienne, amoureuse de Palémon, cherche à faire périr Climène, la bergère indifférente dont celui-ci est amoureux.

35La troisième stratégie, en revanche, suppose l’existence d’un couple d’amants. Elle est réservée aux personnages qui sont amoureux de ceux-ci et cherchent à les désunir. Très fréquemment employée, elle consiste à faire croire que l’un de ces deux amants est en réalité indifférent à l’autre, voire lui est infidèle. Trois paramètres au moins offrent de multiples variations possibles autour de ce procédé :

- Quelle est la personne dont on cherche à remettre en cause la fidélité ? la personne aimée ? le rival ?
- À qui cherche-t-on à faire croire cela ? Le plus souvent à l’autre membre du couple, mais d’autres cas existent.
- Enfin, que cherche à faire croire l’auteur de la fourbe ? que la personne est simplement indifférente ? qu’elle en aime un autre ? et dans ce cas, fait-il croire qu’elle aime une personne qui participe à la chaîne amoureuse ou qui lui est extérieur ? fait-il croire qu’il est lui-même l’objet de cet amour ?

36Dans Mélite, Éraste forge des fausses lettres pour faire croire à Tircis que sa maîtresse Mélite aime Philandre (qui ne participe pas au réseau principal des relations amoureuses et n’y est relié que dans la mesure où il est en réalité amoureux de la sœur de Tircis). Éraste n’explique pas en quoi cette fourbe pourra servir ses intérêts, mais la réaction de Tircis lui donne raison, puisque, quand il apprend l’infidélité de Mélite, il est, selon les conventions du genre, prêt à mourir de dépit sans s’expliquer avec sa maîtresse, ce qui laisserait le champ libre à Éraste :

Je répandrai mon sang, et j’aurai pour le moins
Ce faible et vain soulas en mourant sans témoins
Que mon trépas secret fera que l'infidèle
Ne pourra se vanter que je sois mort pour elle27.

37Dans La Suivante, Amarante fait croire au père de sa rivale Daphnis que celle-ci préfère Clarimond à Florame, dont elles sont toutes deux amoureuses. Nous faisions précédemment remarquer que les différents modèles d’intrigue ne sont pas exclusifs les uns des autres : ici, le schéma de la chaîne amoureuse et celui de l’autorité parentale sont associés.

38La Galerie du Palais et La Place Royale utilisent ce procédé de manière originale, dans la mesure où les amants qui occupent le centre du réseau participent eux-mêmes à leur désunion. Dans La Galerie du Palais, Hippolyte cherche à faire croire à Lysandre que Célidée ne l’aime plus, mais elle y parvient en manipulant habilement Célidée elle-même, à qui elle suggère d’éprouver son amant par une feinte indifférence. De façon plus traditionnelle, elle renforce par la suite cette conviction en faisant en sorte, à la scène 3 de l’acte IV, que Lysandre aperçoive Célidée et Dorimant ensemble (qui est lui-même – mais cela n’a ici pas d’importance — amoureux d’Hippolyte) afin de lui faire croire que sa maîtresse a un nouvel amant. Elle achève enfin de semer le trouble à la scène 6 de l’acte IV en faisant croire à Célidée que Lysandre lui fait désormais la cour (cette feinte tire parti des avances que celui-ci lui a faites par dépit à la scène 5 de l’acte III, mais qu’elle amplifie délibérément). Dans La Place Royale, Alidor fait lui-même croire à Angélique qu’il lui est infidèle en lui faisant parvenir une fausse lettre où il déclare sa flamme à une certaine Clarine : comme dans le projet d’enlèvement, on assiste là à l’utilisation paradoxale, par l’amant lui-même, d’un procédé destiné à désunir le couple.

39La position des personnages amoureux des membres du couple central offre une autre possibilité dramaturgique. Dans un réseau où chacun des deux amants possède un autre soupirant, ceux-ci ont tout intérêt à joindre leurs efforts. À côté des dialogues amoureux, des scènes de rivalité et des scènes où un amant se voit éconduit, la rencontre entre ces deux alliés potentiels constitue une autre forme d’interaction parfaitement identifiable. Ce phénomène apparaît dans La Suivante, où, à la scène 4 de l’acte III, Amarante conseille à Clarimond de demander plutôt la main de Daphnis à son père que de faire en vain la cour à celle-ci. Intervenant elle-même auprès du père par la ruse décrite précédemment, elle sert ses intérêts aussi bien que ceux de Clarimond. Dans L’Illusion comique, nous avons également vu Lyse informer Adraste (à la scène 7 de l’acte II) du rendez-vous entre Isabelle et Clindor. Enfin, Médée libère Égée de prison à la scène 4 de l’acte V afin de s’assurer un asile après qu’elle les aura tous deux vengés.

40Tel que nous l’avons défini (un réseau composé uniquement de relations amoureuses unilatérales et d’une relation réciproque, où tous les personnages sont reliés les uns aux autres, et où aucun personnage ne peut en aimer deux autres à la fois), ce modèle éclaire le fonctionnement des neuf premières pièces de Corneille. Deux nuances doivent cependant être apportées. Ne satisfaisant que deux personnages, le réseau représente une situation foncièrement instable ; il constitue donc le moteur de l’intrigue, car il lui permet de se mettre en mouvement par les actions entreprises pour modifier cet état des choses. Cependant, toutes les relations amoureuses ne génèrent pas d’actions : certains personnages, bien qu’insatisfaits, restent passifs. Ils peuvent jouer un rôle essentiel dans l’intrigue s’ils sont utilisés par d’autres dans l’élaboration d’une fourbe. Par exemple, Clitandre ne fait rien pour vaincre les dédains de Caliste, mais son amour est exploité pour perdre Rosidor : pour attirer celui-ci dans la forêt et lui tendre un guet-apens, Pymante forge en effet un faux cartel qui lui est adressé, et qui est attribué à Clitandre. Clitandre et Rosidor étant tous deux amoureux de Caliste, la fourbe est vraisemblable. Dans d’autres cas, la relation amoureuse ne se justifie que parce qu’elle introduit une dimension pathétique supplémentaire, parce qu’elle accroît légèrement la tension dramatique (elle constitue un obstacle potentiel, une menace qui plane sur l’union des amants, même si cette possibilité ne se réalise pas effectivement), ou parce qu’elle permet de donner un emploi à un acteur de la troupe (c’est l’exemple célèbre de l’infante du Cid28).

41D’un autre côté, les schémas par lesquels nous avons modélisé les différentes pièces sont loin de rendre compte de toute l’intrigue : on voit que le schéma de La Veuve, à trois personnages, est par exemple extrêmement simplifié comparé au schéma plus complet que propose le Dictionnaire analytique que nous citions en introduction. Notre modèle n’en est pas moins opérant pour comprendre l’enjeu principal de la pièce (Alcidon tente de ravir Clarice à son rival Philiste) en faisant abstraction des circonstances particulières par lesquelles l’action se développe. Si les relations amoureuses sont motrices, d’autres relations et d’autres personnages sont évidemment nécessaires aussi bien à la brouille des amants qu’à sa résolution : bien souvent, comme nous l’avons vu, l’entreprise de désunion suppose d’utiliser à son insu un autre personnage, dont on feint qu’il soit l’objet de l’amour d’un des membres du couple central. Que celui-ci participe à la chaîne amoureuse (Dorimant et Hippolyte dans La Galerie du Palais, Clarimond dans La Suivante) ou lui soit extérieur (Philandre, dans Mélite, Clarine dans La Place Royale, qui n’apparaît même pas sur scène et peut très bien être une pure fiction) modifie considérablement la manière dont l’intrigue pourra évoluer, mais ne change rien à la fonction intrinsèque de ce rôle, qui possède des enjeux similaires dans tous les cas de figure. En outre, amis, parents, domestiques peuvent servir à véhiculer des informations (dans Mélite, la sœur de Tircis, dont Philandre est amoureux, joue un rôle essentiel dans la circulation des fausses lettres).

42L’avantage des modèles que nous avons définis tient à leur simplicité, qui permet de mettre en lumière les enjeux communs à un très grand nombre de cas. Les intrigues qui les mettent en œuvre présentent quant à elles d’infinies variations. Celles-ci sont dues non seulement aux circonstances particulières qui régissent la progression de l’intrigue, et que nous venons d’évoquer, mais aussi à la coexistence possible de plusieurs modèles au sein d’une même pièce. Cette coexistence peut se faire selon plusieurs modalités. Nous avons vu que La Suivante repose sur un schéma classique de chaîne amoureuse, où l’amour de Daphnis et Florame est traversé par leurs rivaux Théante, Clarimond et Amarante. Mais un autre schéma, ne faisant pas tout à fait intervenir les mêmes personnages, émerge de l’intrigue : celui, non moins classique, où les relations familiales conditionnent les relations amoureuses : Florame « échange » avec Géraste sa sœur Florise contre Daphnis. Les deux schémas sont ici parfaitement complémentaires.

43Certaines pièces peuvent quant à elles articuler des schémas incompatibles entre eux. Nous avons postulé que, dans le réseau des relations amoureuses, un personnage ne peut en aimer qu’un seul autre. Or ce critère est démenti dans les faits : l’amour feint, l’hésitation ou l’inconstance sont autant de facteurs qui perturbent l’orientation des relations. Dans ce cas, plutôt que de créer un modèle ad hoc qui s’appliquerait parfaitement à une situation donnée mais ne permettrait pas de tirer de conclusions générales, nous avons tout intérêt à considérer que les personnages sont pris dans deux intrigues concurrentes. Il est alors possible, par un geste critique, d’isoler celles-ci et de les décrire séparément (et la simplicité de chaque schéma rend assez prévisible la position que chaque personnage y occupe et les stratégies qu’il peut mettre en œuvre, qui appartiennent à un répertoire commun de procédés dramatiques) avant d’en analyser l’articulation (et l’on peut émettre à titre de conjecture que celle-ci échappe au contraire largement à toute tentative de systématisation, et participe ainsi pleinement à la richesse et à la complexité de l’œuvre).

44Parfois, ces multiples schémas se succèdent, notamment dans les tragi-comédies qui s’affranchissent de l’unité de temps. Dans Les Tuileries de Rayssiguier29, Lucidan fait croire à Daphnide (dont il est amoureux) que son amant Alcidon lui est indifférent :

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45Il s’ensuit un duel entre Lucidan et Alcidon, à l’issue duquel Alcidon part en exil. Il tombe alors amoureux de Clorimène. Le même schéma et le même type de fourbe se reproduisent, faisant intervenir en partie les mêmes personnages, dans des positions différentes, puisque Daphnide occupe la place de l’amante dédaignée et tente de faire croire à Clorimène qu’Alcidon ne l’aime pas :

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46Ailleurs, les personnages se trouvent pris dans plusieurs schémas en même temps. La Veuve en est un bon exemple. Un triangle amoureux traditionnel est formé par Philiste, Clarice et Alcidon :

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47Mais la situation est fortement compliquée par le fait qu’Alcidon, pour couvrir son dessein, feint d’aimer Doris, la sœur de Philiste. Il participe donc à un autre réseau comptant trois personnages, puisque Doris (qui n’émet pas de préférence entre ses amants) est également aimée par Florange. Ce réseau comporte en outre des relations familiales qui jouent un rôle essentiel. En effet, si Clarice est libre de disposer d’elle-même, Doris est soumise à l’autorité de son frère (qui l’a promise à Alcidon) et de sa mère Chrysante (qui préférerait la voir mariée au riche Florange). On a donc le schéma suivant :

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48Quand Doris se range à l’avis de sa mère, Alcidon tient un prétexte pour enlever Clarice : prétendant que Philiste n’a pas tenu sa promesse, il peut engager son ami Célidan à l’aider à s’en venger en enlevant Clarice et en lui ôtant ainsi à son tour l’objet de son amour (« Je vois trop que Philiste en te volant ton bien / N’a que trop mérité qu’on le prive du sien30. ») On assiste là à l’application du même principe d’échange que dans La Suivante, bien que le processus soit moins intuitif : un homme donne sa sœur à un autre qui lui donne sa fille en retour ; un homme prend la maîtresse d’un autre parce que celui-ci ne lui a pas donné sa sœur. Cependant, l’articulation de ces deux schémas se retourne contre Alcidon. À trop feindre d’aimer Doris et à trop la réclamer à Philiste, il voit son prétexte s’évanouir quand celui-ci, à la scène 3 de l’acte III, s’engage à briser l’union de sa sœur avec Florange : « Sans doute il va chasser Florange de ma place : / Mon prétexte est perdu s’il ne quitte ces soins31. » Alcidon échoue finalement pour n’avoir su conserver l’équilibre entre l’intrigue réelle et l’intrigue feinte dans lesquelles il se trouve pris, et avoir un bref instant penché avec trop de conviction du côté de la feinte.

5. Le modèle du carré amoureux

49Quand les amours feints, les hésitations et les inconstances se généralisent au sein de la pièce, il peut être utile de convoquer un quatrième et dernier modèle. Dans les schémas au prisme desquels nous avons lu les premières pièces de Corneille, la situation de base de l’intrigue contient un certain nombre de personnages, et les relations qui les unissent : tel personnage en aime tel autre et non tel autre. L’intrigue se met en branle grâce, justement, à cette fixité du sentiment, postulée d’entrée de jeu. Un modèle plus souple peut être envisagé où l’on considère que toutes les unions entre les personnages sont potentiellement réalisables : tout personnage peut devenir l’amant de n’importe quel autre. Soit par exemple une intrigue comptant deux hommes et deux femmes, quatre unions sont possibles32 :

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50Il existe donc deux solutions garantissant le maximum d’unions possibles (A et B, C et D, ou A et D, B et C). Avec trois hommes et trois femmes, neufs unions sont possibles33, etc. Un déséquilibre entre le nombre d’hommes et le nombre de femmes suppose nécessairement qu’un personnage ne trouvera pas de parti. La combinatoire est en outre réduite par l’exclusion des unions entre frères et sœurs.

51Ce modèle est beaucoup plus abstrait que les précédents, car il ne rend pas compte des actions qu’entreprennent les personnages. Il éclaire bien, en revanche, la genèse de l’œuvre : écrire une pièce, c’est poser un certain nombre de personnages et inventer des circonstances qui servent de prétexte à l’exploration des différentes combinaisons qui peuvent les réunir.

52Il constitue également plus une tendance de l’intrigue qu’un schéma qui en rende compte avec exactitude : il s’applique plus ou moins bien selon le nombre de combinaisons matrimoniales qui sont envisagées, et selon que ces potentialités sont présentes dans le cours même de la pièce, où apparaissent uniquement au dénouement. Dès qu’il y a plus de quatre personnages, et même dans les pièces où la pertinence de ce modèle est évidente, il est notamment extrêmement rare que toutes les combinaisons soient évoquées.

53De manière diffuse, il est à l’horizon de toutes les comédies de l’époque, qui se finissent traditionnellement par le mariage du plus grand nombre de personnages. Corneille évoque ainsi « la coutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu’on introduisait sur la scène34 ». Ce procédé suppose nécessairement de s’affranchir des relations amoureuses qui constituent le schéma de base de l’intrigue, et d’en imaginer d’autres. Dans Clitandre, par exemple, le dénouement unit Clitandre et Rosidor, qui étaient jusque là épris d’autres personnages. Ce mariage diversifie le réseau amoureux, mais il n’en épuise pas les possibilités (il aurait fallu pour cela qu’une ambiguïté naisse également entre Pymante et Caliste), et n’est mentionné que de manière fugace. Le schéma suivant représente les différents personnages mariables de la pièce, les relations auxquelles il est fait allusion (trait plein) et celles qui ne sont pas exploitées (trait en pointillés).

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54Dans Mélite, les fausses lettres créent plus de trouble, puisque Philandre, se croyant aimé de Mélite, abandonne pour elle sa maîtresse Cloris. Comme Éraste obtient la main de Cloris à la fin de la pièce (sa fourbe lui est pardonnée, tandis que Philandre est puni de son inconstance), tous les liens entre les cinq personnages mariables sont exploités d’une manière ou d’une autre, qu’ils prennent la forme d’un amour réciproque ou unilatéral. On aboutit au schéma suivant, où l’absence de trait entre deux personnages indique une relation de parenté qui exclut toute union :

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55Cependant, la relation entre Philandre et Mélite n’est jamais considérée comme pouvant déboucher sur une véritable union, et celle entre Éraste et Cloris n’est qu’une convention propre aux dénouements de comédie.

56La Suivante pousse plus loin le jeu combinatoire. Dès le début de la pièce, Florame, Théante, Amarante et Daphnis forment un carré au sein duquel aucune possibilité n’est exclue dans la mesure où les deux hommes courtisent la suivante Amarante tout en cherchant à séduire sa maîtresse Daphnis. Les trois autres personnages (Géraste, Clarimond et Florise, qui n’apparaît pas sur scène) entretiennent quant à eux chacun une relation unique :

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57Ce modèle du carré amoureux (qui sera par la suite systématiquement exploité par Corneille dans ses trois comédies héroïques, Don Sanche d’Aragon, Tite et Bérénice et Pulchérie) est encore plus prégnant dans La Galerie du Palais. L’intrigue ne fait intervenir que quatre personnages mariables, et la chaîne amoureuse dans laquelle ils s’inscrivent et que nous avons précédemment décrite se referme sur elle-même :

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58Bien qu’elle soit la maîtresse de Lysandre, Célidée n’est en effet pas insensible au charme de Dorimant, déclarant ainsi à Hippolyte :

Ma sœur, que me dis-tu ? Dorimant t'importune !
Quoi ! J'enviais déjà ton heureuse fortune,
Et déjà dans l'esprit je sentais quelque ennui
D'avoir connu Lysandre auparavant que lui35.

59Et quand Lysandre, piqué par les froideurs de Célidée, se retourne vers Hippolyte et suscite ainsi la jalousie de Dorimant, Célidée s’offre à mots couverts à ce dernier en lui proposant de se venger « par des moyens plus doux36 », c’est-à-dire en lui ravissant à son tour sa maîtresse. Le dénouement privilégie la réconciliation du couple initial formé par Lysandre et Célidée et lui ajoute une union entre Dorimant et Hippolyte, qui finit par accepter les vœux de son soupirant. Néanmoins, l’autre solution matrimoniale possible (Dorimant-Célidée, Lysandre-Hippolyte) hante en permanence la pièce37.

    

60La richesse d’une pièce tient, pour conclure, souvent moins à la forme du réseau amoureux qui la sous-tend (qui puise dans un répertoire de procédés conventionnels) qu’à la manière dont le dramaturge développe cette situation : dès lors, la modélisation permet d’isoler ce qu’une intrigue a en commun avec les autres et constitue ainsi un travail préalable à une analyse approfondie qui s’intéressera quant à elle aux spécificités de l’œuvre. Mais elle permet aussi, dans certains cas, de faire apparaître des procédés plus inattendus intervenant au niveau même de la structure des relations amoureuses (concurrence de modèles, comme dans La Veuve, participation volontaire ou involontaire de certains personnages à la fourbe visant à traverser leur union, comme dans La Galerie du Palais ou La Place Royale). Les quatre modèles que nous venons d’esquisser doivent leur limite aussi bien que leur utilité à l’opération de simplification sur laquelle ils reposent : leur limite, car un seul modèle, ni même une conjonction de modèles, ne saurait rendre compte de tous les aspects d’une intrigue donnée ; leur utilité, car réduire l’intrigue à un schéma de base permet d’en saisir le principe immédiatement et d’un seul coup d’œil.