Colloques en ligne

Paola Cosentino et Jean-Yves Vialleton (trad.)

Machiavel et son Discours sur notre langue : théorie et pratique de l’intrigue comique

1Au cours du XXe siècle1, le Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua2 a été l’objet d’un épuisant débat entre les spécialistes qui se sont employés à démontrer (ou à infirmer) l’attribution du texte à Machiavel. Dans ces dernières années s’opposaient d’un côté Cecil Grayson (1971) puis Mario Martelli (1978) qui donnaient comme objection la nature même du texte, qui contiendrait une série de réflexions sur la langue et la poésie difficilement compatibles avec l’époque où a vécu le Secrétaire de la République florentine, et, de l’autre, Carlo Dionisotti (1975), suivi par Fredi Chiappelli (1974) et ensuite par Ornella Castellani Pollidori à qui est due la première édition critique d’importance du texte (1978), qui établirent que, puisque rien ne permettait d’infirmer de façon certaine l’attribution du traité à la plume de Machiavel, attribution par ailleurs étayée par le témoignage de Bernardo, le fils de l’auteur, il fallait faire confiance au peu de témoignages dont on dispose allant dans le sens de cette attribution. Depuis peu, grâce en partie à l’intervention décisive de Paolo Trovato et de sa nouvelle édition critique qui fait référence (1982), on a préféré tenir compte surtout des trois manuscrits conservés, où justement Machiavel apparaît comme auteur de l’opuscule3.

Réflexions sur la langue et réflexions sur la comédie

2Quelles sont donc les positions linguistiques que ce texte choisit de promouvoir ? En premier lieu le Dialogo se dresse contre ceux qui se disent persuadés du caractère italien du « volgare », c’est-à-dire contre ceux qui pensent que la langue littéraire moderne est composée à partir d’éléments communs aux différents dialectes de la péninsule4 : selon l’auteur, la langue « dans laquelle ont écrit nos poètes et nos orateurs » est en réalité fondamentalement florentine5. Il en donne pour preuve le renvoi obligé au toscan chez tous ceux qui doivent trouver des termes nouveaux à employer ou même adapter leurs mots pour les rendre conformes à la tradition. Au reste, précisément dans la partie finale du Dialogo, est évoqué le « sel »6 propre à chaque idiome auquel il convient d’avoir recours quand on compose une comédie si on la veut capable de docere mais aussi de delectare. Au sein d’un court traité né d’une polémique d’ordre linguistique, il est de fait naturel d’ajouter une partie spéciale consacrée au théâtre comique, dont la réussite tient étroitement à l’emploi d’une langue pleine de vie, c’est-à-dire dynamique, moderne et capable de provoquer l’hilarité.

3Machiavel cependant ne s’en tient pas là : son discours s’étend jusqu’à des considérations sur la nature plus générale d’un texte comique, comme n’a pas manqué de le souligner Carlo Dionisotti, qui, dans le passage en question, a relevé la présence d’une véritable « histoire du théâtre italien »7, faite d’après les « formules dramaturgiques répandues dans la culture humaniste »8 et évidemment reprises lors des célèbres réunions de l’Académie des Jardins Oricellari9. Lisons le texte même du Dialogo :

Dico ancora come si scrivano molte cose che, senza scrivere i motti e i termini proprii patrii, non sono belle. Di questa sorte sono le commedie ; perché, ancora che il fine d’una commedia sia proporre uno specchio d’una vita privata, nondimeno il suo modo del farlo è con una certa urbanità e termini che muovino riso, acciò che gl’uomini, correndo a quella delettazione, gustino poi l’esemplo utile che vi è sotto10.
Je veux parler aussi de la façon dont s’écrivent de nombreuses choses qui ne sont pas belles si elles ne recourent pas à des bons mots et un vocabulaire propres et idiomatiques. En font partie les comédies ; parce que, même si la fin de la comédie est de fournir un miroir de la vie privée, du moins son moyen d’y arriver est de le faire avec une certaine urbanité et des mots qui suscitent le rire, de façon à ce que les hommes, accourant vers ce plaisir, goûtent ensuite l’exemple utile caché en dessous.

4L’écrivain définit la comédie comme « miroir de la vie privée » en reprenant à la lettre une expression trouvée dans le traité De comoedia attribué à Donat, qui serait prise à l’origine à Cicéron, et à laquelle se réfèrent tous les humanistes et même les auteurs de textes comiques au début du XVIe siècle (Lorenzo Strozzi ou, selon les découvertes récentes de Pasquale Stoppelli, Machiavel lui-même, écrit dans le prologue de la Commedia in versi : « Ch’altro non è comedia ch’uno spechio di vita », « Qu’est-ce qu’une comédie sinon un miroir de la vie ? », v. 63-64)11. Plus intéressante encore dans ce contexte semble être l’évocation du concept d’« urbanité » : il met en relation le langage – ici, évidemment, le trait d’esprit – et le comportement élégant, et qui donc ne tombe jamais dans la vulgarité ou le licencieux, selon une idée déjà formulée dans le De sermone de Pontano qui lui-même s’inspire d’Horace, et qui est reprise ensuite dans le prologue de la Clizia à propos de la représentation comique (« e possonsi tutte queste cose [ovvero l’avarizia, il furore, la gola ecc.] con onestà grandissima rappresentare », « et l’on peut représenter toutes ces choses [c’est-à-dire l’avarice, la colère, la gourmandise, etc.] avec la plus grande honnêteté »12). La comédie de l’urbanité utilise les mots pour susciter le rire, justement parce que c’est à travers le rire que les hommes éprouvent du plaisir et, sans s’en apercevoir, s’enrichissent du message moral caché sous le voile des mots13.

5Dans la suite de son discours, Machiavel fait référence à l’impossibilité pour les personnages d’avoir un caractère sérieux (« gravità ») dans un texte comique, du moment que s’y trouvent mises en scène des figures telles que l’esclave trompeur (« servo fraudolente »), le vieillard ridicule (« vecchio deriso »), le jeune homme fou d’amour (« giovane impazzato d’amore »), la courtisane flatteuse (« puttana lusinghiera ») et enfin le parasite affamé (« parasito goloso »)14. Cette gamme diversifiée de types humains amène à la delettazione et, en même temps, sert à l’utile pour tous ceux qui assistent à la représentation. D’un côté le langage comique, de l’autre les protagonistes : tout contribue à renforcer l’effet divertissant d’où découleront les nécessaires effets édifiants.

6Les différentes sources à l’arrière-plan du passage sont faciles à reconnaître : Térence, Ovide, Horace, et, là encore, Donat, auteur d’un commentaire des comédies de ce même Térence (parmi lesquelles l’Andria, que Machiavel a traduite). Le texte du grammairien latin, découvert par Giovanni Aurispa en 1533, fut amplement utilisé et parfois repris à la lettre : pour Machiavel pourtant eut plus de poids la publication d’un nouveau et plus significatif commentaire, moderne, dû à un frère bénédictin français connu sous le nom latin de Guido Juvenalis et repris dans les deux éditions vénitiennes de Térence de 149415. Les gloses de ce dernier eurent une grande influence sur la composition de La Mandragore comme sur celle de la Clizia, surtout au niveau du lexique, qui devenait le moyen d’expérimenter les formes antiques sous des costumes modernes.

7Mais il est bon de s’attarder encore un peu sur la liste des personnages. En préface à l’Heautontimoroumenos16, Térence présente une table des personnages composée d’un servus currens, d’un iratus senex, d’un edax parasitus, liste qui pourrait avoir servi de point de départ pour la rédaction de La Mandragore (où, dans un ordre légèrement modifié, on lit qu’il y a dans la pièce « un amante meschino, / un dottor poco astuto, / un frate malvissuto, / un parassito di malizia il cucco », un pauvre amoureux, un docteur pas malin, un religieux indigne, un parasite, enfant chéri de la ruse, le cuisinier)17, comme pour celle de la Clizia, dans le prologue de laquelle Machiavel écrit :

Giova veramente assai a qualunque uomo, e massimamente a’ giovanetti, cognoscere l’avarizia d’un vecchio, il furore d’uno innamorato, l’inganni di un servo, la gola d’un parassito, la miseria d’un povero, l’ambizione d’un ricco, le lusinghe d’una meretrice, la poca fede di tutti gli uomini18.
Il faut vraiment que les hommes quels qu’ils soient et plus particulièrement les tout jeunes gens connaissent l’avarice d’un vieillard, la colère de l’amoureux, les fourberies d’un esclave, la gourmandise d’un parasite, la misère d’un pauvre, l’envie de dominer d’un riche, les flatteries des prostituées, le peu de confiance que méritent les hommes dans leur ensemble.

8Saute au yeux tout de suite la ressemblance entre les deux exordes de Machiavel, qui, dans les deux cas, évoquent un jeune amoureux (amante meschino dans un cas, il furore di un innamorato dans l’autre), un vieillard (un dottor poco astuto l’avarizia d’un vecchio), un parasite (di malizia il cucco / la gola di un parasito), à leur tour étroitement liés aux types évoqués dans le traité sur la langue, où, comme on l’a vu, apparaît la série comique jeune homme-personnage âgé-pique-assiette19, copiée sur le répertoire latin des personnages comiques.

9Dans le commentaire préparatoire à un cours d’université sur l’Andria de Térence, Politien restitue l’histoire de la comédie antique, composant par là en fait le premier traité moderne sur le théâtre. En se référant aux textes les plus connus, c’est-à-dire à la Poétique d’Aristote, aux traités déjà cités, le De comoedia de Donat et le De fabula d’Evanthius, enfin à un traité anonyme byzantin, l’humaniste parcourt rapidement l’origine des genres dramatiques, les diverses divisions d’un texte, en finissant par les personae comicae et la structure des chœurs : l’attention à l’égard des personnages amène à une répartition significative, qui comprend justement senes, iuvenes, mulieres et servos, selon une distinction introduite par le même Donat, sur la base de la fabula palliata. Il est vrai que de tels personnages, définis d’après leur rôle social, peuvent facilement tomber dans les stéréotypes les plus rebattus : Térence, en réalité, modifia profondément cette si rigide structure, mettant au centre de ses pièces la force, l’énergie et par conséquent la propension au désordre et à la transgression des règles de la part des jeunes gens.

10Au caractère original de la comédie térentienne, Evanthius consacre aussi une série d’observations importantes : elle présente des histoires qui offrent des motifs variés et les personnages eux-mêmes ne correspondent pas aux types fixes existant dans la tradition20. À l’imitation de l’auteur comique latin, Machiavel suit une perspective réaliste, car les protagonistes, même s’ils obéissent aux canons fixés par les modèles de la comédie antique, introduisent en réalité des innovations de grande portée, comme il ressort par exemple du personnage de frère Timoteo dans La Mandragore, héritier du marchand d’esclaves21, ou de la figure du vieux Nicomaco dans la Clizia qu’on peut interpréter comme une sorte d’alter ego de l’auteur lui-même.

11Par ailleurs, il est peut-être bon d’identifier une différence entre la liste des personnages négatifs élaborée dans le Dialogo (personnages aux traits hyperboliques, dans lesquels les spectateurs peuvent reconnaître, sous une forme exagérée, leur propres vices) et celle contenue dans le prologue du second texte de théâtre de Machiavel : les observations exposées dans l’opuscule sur la langue semblent être dépourvues de cette ironie22, à laquelle en revanche ne renonce pas l’auteur de la Clizia quand il fait allusion à la bienséance de sa comédie, présumée, et à la déception qu’il éprouverait si, à la représentation, il y avait une certaine malhonnêteté (« ci fusse una qualche disonestà »)23. Dans le prologue, le discours machiavélien est à dessein ambigu : face à une série de préceptes liés à la comédie en général, l’intérêt de l’écrivain semble se concentrer sur le rire des spectateurs, malicieusement provoqué par le spectacle des « événements imprévus qui peuvent naître dans l’amour » (« accidenti che nello amore naschano »)24.

12Dans la suite du Dialogo, Machiavel s’interroge sur les éléments strictement linguistiques qui contribuent à rendre un texte comique. Il s’arrête en fait sur les mots (« termini ») et sur les traits d’esprit (« motti ») nécessaires à la réussite de la comédie, capables de stimuler le comique et de susciter, une fois encore, le rire :

Ma perché le cose sono trattate ridiculamente, conviene usare termini e motti che faccino questi effetti ; i quali termini, se non sono proprii e patrii, dove sieno soli interie noti, non muovono e né possono muovere. Donde nasce che uno che non sia toscano non farà mai questa parte bene, perché se vorrà dire i motti della patria sua farà una veste rattoppata, facendo una composizione mezza toscana e mezza forestiera ; e qui si conoscerebbe che lingua egli avessi imparata, s’ella fussi comune o propria. Ma s’e’ non gli vorrà usare, non sappiendo quelli di Toscana, farà una cosa manca e che non arà la perfezione sua25.
Mais, parce que les choses sont traitées de façon comique, il faut utiliser des mots et des traits d’esprit qui produisent ces effets : lesquels mots, s’ils ne sont pas propres et vraiment de la patrie où ils sont conservés dans leur intégrité et où on les connaît, ne touchent pas et ne peuvent toucher. De cela provient que celui qui ne serait pas toscan ne fera pas cette tâche correctement, parce que, s’il veut utiliser les expressions de sa patrie, il fera un vêtement rapiécé, faisant une composition à moitié toscane à moitié étrangère ; et là on connaîtrait quelle langue il a apprise, si elle était commune ou propre. Mais, si, ne sachant pas les expressions [motti] de Toscane, il ne veut les employer, il produira une œuvre gauche et qui n’aura pas sa perfection.

13Le langage doit donc se plier aux lois du genre auquel il donne sa voix : si les personnages viennent d’un monde bas par tradition, si l’intrigue est modelée sur la beffa, le bon tour, joué souvent à un vieillard stupide, la communication elle-même entre les actants doit être inspirée du ridicule, construite qu’elle est sur des expressions et des façons de parler plaisantes. Façons de parler qui sont justement des topoi ingénieux, lieux obligés de la parfaite conversation, comme l’atteste la longue dissertation sur les « facezie », les plaisanteries, contenue dans Le Livre du Courtisan de Castiglione (à son tour faite sur le modèle de la célèbre sixième journée du Décaméron). Par conséquent, Machiavel soutient ici que ne peuvent être capables d’effet comique que les plaisanteries énoncées dans la langue « propre » : mais une comédie écrite par un écrivain qui n’est pas florentin, une comédie par conséquent « moitié toscane, moitié étrangère », finira par être semblable à un « vêtement rapiécé », parce qu’elle a dû, d’un côté, utiliser l’idiome de la tradition locale, et de l’autre recourir à des expressions comiques venant du lieu d’origine de l’auteur. Par ailleurs, en renonçant à utiliser des mots d’esprit, on risque de produire « une chose gauche » (« una cosa manca »), c’est-à-dire une œuvre manquant de vivacité et d’agrément, ingrédients fondamentaux de la comédie.

14Le fait que le problème de la langue (toscane-florentine ou bien italienne) soit strictement lié à l’écriture comique est démontré une fois encore par une intervention ultérieure, qu’il est possible de situer comme proche de celle de Machiavel. Je veux parler de la Risposta all’epistola del Trissino delle lettere nuovamente aggionte alla lingua volgar fiorentina26 par Lodovico Martelli, texte suscité par la célèbre proposition de réforme de l’alphabet italien signée par l’auteur de la Sofonisba (1524), le Trissin, et qui témoigne non seulement d’une indubitable exigence de réflexion sur les formes de la langue « vulgaire » dans le tournant de ces années – nous sommes entre 1524 et 1525 –, mais aussi de l’importante prise de position d’un intellectuel florentin impliqué dans l’histoire de la cité27 et dans celle du théâtre en tant qu’auteur d’une tragédie hellénisante intitulée Tullia. Comme Machiavel, Martelli se penche sur les difficultés des écrivains qui ne sont pas toscans en particulier quand ils se confrontent à la langue de la comédie, qui doit à la fois imiter la réalité et susciter le rire. De façon plus synthétique que dans le raisonnement exposé dans le Dialogo, l’auteur de la Riposta écrit :

Vedasi etiandio alcune commedie di costoro [scil. i Lombardi e gli Italiani in genere che hanno scritto in fiorentino], nelle quali, come hanno ad esprimersi gli comici affetti et gli festivi detti, corettori argutamente delli comuni errori, eglino non usano cotali affetti né cotali detti quali alla Toscana lingua si confanno, ma delli loro ivi seminano, et fanno diversità tale che, recitati, non fanno l’uficio a lloro destinato, di ammonire movendo a piacevole riso gli ascoltanti. Di questo non è cagione altra cosa che l’essere poveri dello nervo istesso della nostra lingua, et il non sapere quella, per questo difetto, né potere, in ogni maniera a sua voglia maneggiare ; sì come avverrà a ciascuno delli nostri comici, gli quali, dalla natural richeza d’essa aiutati, havranno per molto facile lo esprimersi in quelle cose che a costoro per la detta povertà seranno impossibili28.
On voit même des comédies qu’ils [les Lombards ou plus largement des Italiens non toscans mais qui ont écrit en florentin] ont faites dans lesquelles, quand ils ont à exprimer les affects comiques et les mots joyeux, correcteurs ingénieux des erreurs communes, ils n’usent pas le genre d’affects ni le genre de bons mots qui correspondent à la langue toscane, mais y sèment les leurs, et font une bigarrure qui, à la scène, ne remplit pas l’office qui est le leur, châtier les mœurs tout en poussant à un rire agréable les auditeurs. De cela il n’est pas d’autres causes que le fait qu’il leur manque l’énergie même de notre langue et qu’ils ne connaissent pas celle-ci, et qu’ils ne peuvent, à cause de ce manque, quoi qu’ils fassent, la manier à leur guise ; comme le feront tous les auteurs de comédies de chez nous, lesquels, aidés de la richesse naturelle de leur langue, auront une bien plus grande facilité pour exprimer des choses qui pour les autres seront impossibles du fait de ce manque dont nous avons parlé.

15Comme le fait justement remarquer Castellani Pollidori dans sa longue introduction au texte de Machiavel (en appendice duquel est édité le texte de Martelli)29, les arguments avancés par les deux écrivains sont les mêmes : la fonction de la comédie, ici liée à ces « affetti » et à ces « detti » capables de corriger, avec subtilité, les erreurs des hommes, puis le naturel des traits d’esprit, lesquels réussissent à être un instrument d’éducation morale seulement s’ils sont prononcés dans une langue en mesure de susciter le rire, enfin la faiblesse d’expression des auteurs de comédies non toscans, dans la mesure où ils sont « poveri dello nervo istesso della nostra lingua », où leur manque l’énergie de la langue30. Certes, les considérations de l’auteur de Tullia restent brèves en comparaison avec le raisonnement plus complexe de Machiavel : cependant elles attestent une prise de position qui, bien que visant par dessus tout à réfuter la conception hardie du Trissin d’une langue « italienne », conception tirée du De vulgari eloquentia de Dante, stipule l’existence d’un rapport étroit entre l’histoire de la comédie et celle de la conquête d’un langage qui justement pour le comique demande une attention particulière.

16C’est justement pour ces raisons que Machiavel se prononce naturellement en faveur de conceptions linguistiques qui prennent en compte la langue parlée et pourraient facilement s’identifier au dialecte31 : un texte théâtral est destiné à la communication orale, ce qui demande une langue pleine de vie et non pas fabriquée en laboratoire32. Dans le cas de La Mandragore, si le florentin mimétique des divers personnages que sont Callimaco, Ligurio, Lucrezia se situe dans la medietas de la langue familière, le vocabulaire de Nicia oscille au contraire entre des expressions châtiées de pédant et le parler fleuri, relevé de traits d’esprit facilement reconnaissables par l’auditeur et capables de susciter le rire justement à cause du contraste produit entre les deux codes33. En outre, cette caractérisation polarise l’attention des spectateurs justement sur le personnage victime de la farce, qui devient l’héritier principal de cette tradition florentine remontant au siècle précédent, celle des galimatias du Burchiello et du burlesque de Luigi Pulci.

17Revenons cependant au Dialogo, où, ce n’est pas un hasard, Machiavel cite « un Arioste de Ferrare » (« uno degli Ariosti di Ferrara »)34, c’est-à-dire Ludovic Arioste, l’auteur des Suppositi, composés au départ en prose. La célèbre comédie de l’Arioste avait été imprimée à Florence chez Bernardo Zucchetta en 1510, rééditée en 1525 à Rome chez Minizio Calvo, enfin était sortie à Venise, en 1525, des presses de Niccolò Zoppino (pour en rester aux premières éditions) ; elle avait été portée à la scène à Ferrare en 1509, au palais ducal, puis à Rome, une dizaine d’années plus tard, au Vatican. Le manque de documents ne permet pas de connaître quelle version des Suppositi a pu lire (ou voir représenter) Machiavel : celui-ci en souligne néanmoins les éléments positifs, car il s’agit d’une « estimable composition » (« una gentil compositione ») pourvue d’un « style élégant et soigné » (« uno stilo ornato e ordinato »). Bien plus, l’histoire est bien conçue puisque on pourra y trouver « un nœud bien formé et mieux encore dénoué » (« un nodo bene accomodato e meglio sciolto »)35. Il est bon de s’arrêter sur cette dernière expression, en particulier parce qu’elle renvoie à une formulation effective de l’idée d’intrigue. Présente dans un passage de la comédie de Jacopo Nardi, I due felici rivali36, cette notion descend de la notion grecque de désis et elle est évidemment tirée directement des réflexions d’Evanthius et de Donat sur les comédies de Térence, qui, on l’a vu, sont soumises à une analyse attentive au niveau des personnages, des étapes de la pièce (prologue, protase, épitase, catastrophe) et enfin de la résolution de l’histoire. Histoire à qui est reconnu un rôle substantiel, comme ce sera plus tard le cas dans la tradition aristotélicienne, mieux connue aujourd’hui37 : au centre de l’action comique est ce qu’on appelle l’epitasis, définie comme le moment où la confusion des choses atteint son maximum (c’est là justement le nœud, l’acmé dramatique), avant de se dissiper, de se dénouer, aboutissant au bonheur final.

18Au niveau de la langue, en revanche, est reproché à l’Arioste un aspect embarrassé, reproche qui est encore celui que lui fait la critique d’aujourd’hui : l’auteur débutant de La Cassaria d’abord, puis des Suppositi avait créé une œuvre « qui manque de ce sel qu’on recherche dans une comédie » (« priva dei quei sali che ricerca una commedia »38), c’est-à-dire qui ne parvenait pas à faire rire. Et cela à cause du fait que le Ferrarais avait élaboré une langue fondée sur un mélange artificiel, où le florentin n’était pas pur (« proprio »), mais mêlé d’expressions d’autres idiomes, ce qui lassait les oreilles. L’auteur du Roland furieux, de fait, n’avait pas seulement utilisé une expression « commune » au florentin et au ferrarais (payer di doppioni, payer avec des pièces d’or, c’est-à-dire fournir une prestation insuffisante), mais il avait même employé une expression « propre » à Ferrare (bigonzoni, « cuves », mot du dialecte ferrarais), voulant créer une koiné lexicale qui blessait l’oreille à cause de sa discordance avec la langue de la comédie elle-même. Machiavel est attentif à la question de la langue à mettre dans la bouche des personnages, soucieux au plus haut point de défendre l’idiome florentin contre ceux qui, « de façon absolument malhonnête, l’appellent l’italien » (« inonestissimi, la chiamano [lingua] italiana »)39. Autres seront les résultats obtenus par l’écrivain du point de vue de la pratique comique, pour laquelle il mit à disposition de la scène un incontestable talent de dramaturge.

19Examinons l’une après l’autre les deux comédies du Secrétaire florentin, en tenant surtout compte de leur rapport aux textes antiques : si la double traduction de l’Andria40 fut un exercice d’entraînement utile pour délimiter le bassin linguistique pour les expériences successives dans le domaine de la comédie, La Mandragore et la pièce qui suivit, la Clizia, attestent, au moins, la conquête définitive d’un vocabulaire, qui, bien que sortant du théâtre latin, voulait se mesurer aux exigences du public contemporain41. Par ailleurs, le riche bagage d’histoires fournies par Plaute et Térence pousse Machiavel à inventer – pour ce qui est de la première pièce – et à imiter – pour ce qui est de la seconde : la beffa, le bon tour à la Boccace, reste le thème dominant, bien qu’il soit facile de déceler dans l’une comme dans l’autre œuvre le goût de leur auteur pour la parodie, lui qui, sous le masque, livre une représentation de l’impitoyable réalité, sociale et politique, de son temps42.

La Mandragore, ou de l’excès

20L’intrigue de La Mandragore se fonde sur une heureuse convergence entre l’antique et le moderne43 : d’un côté elle porte la marque de l’expérience fructueuse du Machiavel traducteur de l’Andria de Térence, et donc de son acquisition des normes fondamentales qui règlent la comédie antique, d’un autre côté, y apparaît avec évidence l’apport fourni par la tradition toute florentine de la beffa, du joyeux mauvais tour, inspirée par le genre des nouvelles, et, naturellement, par le Décameron de Boccace, aussi bien que par le modèle théâtral imposé par La Calandria de Bibbiena. La première comédie de Machiavel, par rapport aux précédents latins dans lesquels le mécanisme comique est entièrement fondé sur le « viluppo » (le développement) de la troisième partie et sur le « scioglimento » (dénouement)44 contenu dans la quatrième, se déroule sans obstacles particuliers, portant à son achèvement le dessein conçu par Ligurio pour satisfaire à la fois le vieux Nicia qui veut avoir un enfant, le jeune Callimaco qui soupire auprès d’une belle femme, et même Lucrezia (qui se trouvait prise dans un dilemme). Mais il faut nous arrêter ici un moment pour une courte parenthèse concernant La Calandria. Représentée en 1513, à Urbino, puis dans les premiers mois de 1514 à Rome, cette comédie est la production unique et géniale d’un auteur qui veut y mettre en scène une farce bien réussie : construite sur le modèle d’un évident archétype plautinien (Menaechmi), la comédie de Calandro renvoie néanmoins d’abord au personnage des nouvelles du Décameron à qui on joue un mauvais tour (une beffa), comme aux premières expérimentations de l’Arioste en 1508 (Cassaria) et 1509 (Suppositi). En comparaison avec la structure linéaire de La Mandragore de Machiavel, l’intrigue est plus complexe, puisque elle fait converger plusieurs lignes thématiques axées sur l’action principale du valet Fessenio et sur le joyeux tour joué au personnage éponyme, Calandro. Que Machiavel ait cependant regardé du côté de la comédie de Bibbiena est un fait évident : pas seulement pour ce qui est des situations et des caractères des personnages, mais aussi pour ce qui est de la langue, car Bibbiena avait su donner à sa petite composition la « saveur du toscan parlé dans sa tonalité exacte »45. Alors que l’Arioste semble surtout se référer aux modèles latins, soumis, à Ferrare, à la mise en langue vulgaire et aux reprises théâtrales, le lettré toscan avait su quant à lui tirer profit de l’inclination de l’esprit florentin pour le genre du recueil de nouvelles, tradition littéraire liée au motif du personnage à qui l’on joue un tour, mais aussi à l’emploi des histoires drôles et des traits plaisants. Objets d’attention, comme on l’a vu, du Dialogo, qui est un traité sur la langue (et, en partie, sur la comédie).

21Soulignant l’importance des traits d’esprit au sein de la comédie, Machiavel assigne au langage un rôle-clé, aussi parce qu’un texte théâtral ne trouve son accomplissement qu’à travers l’utilisation de la langue parlée et, le Secrétaire florentin le savait bien, lors de la représentation et de la confrontation avec le public. Toutefois, face aux indications normatives sommaires contenues dans le Dialogo, visant à souligner la nécessité pour l’auteur de comédie de se référer à une langue pleine de vie et donc pas nécessairement toscane pour provoquer le rire46, la texture lexicale de La Mandragore montre une capacité mimétique supérieure, car les personnages apparaissent caractérisés différemment, précisément dans la perspective d’un réalisme dérivé d’abord du modèle du Décaméron47. Un premier indice de l’exagération dramatique qui réside dans la comédie se trouve justement dans les différentes modalités expressives mises dans la bouche des personnages, qui vont de la rhétorique amoureuse (fortement parodique) de Callimaco au pragmatisme malin de Ligurio, en passant par le caractère typiquement florentin donné à Nicia48, dont la parlure mêle à la fois l’exhibition prétentieuse d’une érudition superficielle et une riche série de « riboboli », (d’idiotismes toscans), de cajoleries grossières et d’expressions dialectales. La langue du vieux bourgeois florentin met du coup en avant une composante grotesque que Machiavel donne comme inhérente à la représentation comique, miroir déformé du contexte de la ville, tendant à l’immobilisme et l’inertie, et que le Secrétaire florentin connaît de près.

22Revenons à l’argument de La Mandragore. Dans les premières scènes, la comédie met au premier plan la relation entre Ligurio, le « parasite » de la comédie antique ici transformé en metteur en scène de l’action pour qui seul compte la réussite de ce qu’il a entrepris, et Callimaco, pareil en tout au « jeune homme fou d’amour »49 que Machiavel mentionne dans son Dialogo. Et qui incarne les lois du désir et de la chair, prompt qu’il est à mourir dès lors que sa convoitise ne viendrait pas à être satisfaite. Justement le jeune Guadagni, tombé amoureux de Lucrezia sur sa réputation et disposé à faire la conquête de la belle Florentine par tous les moyens, même illicites, est significatif de l’opération tentée par l’auteur du Prince par rapport aux modèles de comédie latins vers lesquels pourtant il se tourne. Le jeune homme plaintif de la comédie térencienne devient en fait un amoureux intrépide qui use d’un vocabulaire pétrarquiste pour parler de sa maladie amoureuse, mais aussi pour clouer au pilori ceux qui useraient avec sérieux de ce vocabulaire. L’évocation continuelle de la disparition définitive, que ce soit celle rêvée pour mettre fin à la souffrance amoureuse ou bien celle, feinte, du « garzonaccio », du mauvais garçon dont Callimaco assume les traits, permet à l’écrivain de concevoir un univers comique où la Mort vraiment est sans cesse exorcisée. Mise à distance, donc rejetée au delà des frontières du genre (comme du reste elle l’est). On trouve par exemple cette plaisanterie dans l’acte I :

Meglio è morire che vivere così. Se io potessi dormire la notte, se io potessi mangiare, se io potessi conversare, se io potessi pigliare piacere di cosa veruna, io sarei più paziente ad aspettare il tempo. Ma qui non c’è rimedio, e se io non sono tenuto in speranza da qualche partito, i’ mi morrò in ogni modo. E veggendo d’avere a morire, non sono per temere cosa alcuna, ma per pigliare qualche partito bestiale, crudele, nefando. (acte I, scène III)50

Mieux vaut mourir que de vivre comme je vis. Si je pouvais dormir la nuit, si je pouvais prendre quelque nourriture, si je pouvais parler avec d’autres gens, si je pouvais trouver du plaisir à quoi que ce soit, j’aurais plus de patience et j’attendrais l’occasion. Mais il n’y a pas de remède, et si un projet quelconque ne me berce d’un peu d’espoir, je suis homme mort. Mourir pour mourir, que veux-tu que je craigne ? Et me voilà prêt à prendre une résolution extrême, terrible, désespérée51.

23Si la mort est évoquée comme un possible remède à la souffrance amoureuse, il n’en reste pas moins que le jeune Guadagni se dit prêt à toutes les violences pour satisfaire sa fougue amoureuse, selon une logique féroce qui n’est guère celle du personnage de l’amoureux. À l’acte IV, de même, Callimaco attend la résultat de l’entretien entre Lucrezia et le frère. Il est en proie à une agitation compréhensible, indiquée à travers une série de symptômes physiques qui s’avèrent être la parodie du tempérament de l’amant tel que l’a transmis la poésie lyrique. Il sait déjà qu’il se trouvera contraint de choisir entre deux possibilités, « vivre heureux » ou, de façon tranchée, « mourir » :

Quanto più mi è cresciuta la speranza, tanto mi è cresciuto el timore. […] Ma io ci sto poco su, perché da ogni parte mi assalta tanto disio d’essere una volta con costei, che io mi sento dalle piante de’ pie’ al capo tutto alterare : le gambe triemano, le viscere si commuovano, el cuore mi si sbarba del petto, le braccia s’abbandonono, la lingua diventa muta, gli occhi abbarbagliano, el cervello mi gira. Pure, se io trovassi Ligurio, io arei con chi sfogarmi. Ma ecco che ne viene verso me ratto: el rapporto di costui mi farà o vivere allegro qualche poco o morire affatto. (acte IV, scène I)52
Plus mon espoir s’est accru, plus ma crainte augmente. […] mais je ne me tiens pas ferme. Assailli que je suis de tous côtés du désir de la posséder un seul jour, je me sens bouleversé des pieds à la tête ; les jambes me tremblent, mes entrailles se troublent, mon cœur bat comme s’il allait s’élancer de ma poitrine, les bras me tombent, ma langue est muette, mes yeux ont des éblouissements et ma cervelle me tourne. Si je pouvais du moins trouver Ligurio, j’aurais avec qui exalter mes tourments. Mais le voilà qui court vers moi… ce qu’il va me dire me rendra un souffle de vie ou me fera tout à fait mourir53.

24L’emphase, l’excès, la redondance sont typiques des modalités d’expression de Callimaco, amoureux en proie à une passion aux traits viscéraux et hors-norme. Mais nous est donnée à voir ici une insistance suspecte, qui semble se moquer de la tradition, mais aussi marquer un caractère précis, une tyrannie irrationnelle et quasiment aveugle, qui n’a rien à voir avec la complaisance envers soi-même de caractère intellectuel de Ligurio :

ché, se fussi, e’ fia l’ultima notte della vita mia : perché o io mi gitterò in Arno, o io m’impiccherò, o io mi gitterò da quelle finestre, o io mi darò d’un coltello in sull’uscio suo. Qualche cosa farò io perché io non viva più. (acte IV, scène IV)54Si cela arrivait, cette nuit sera la dernière de ma vie ; car je me jetterai dans l’Arno, je me pendrai, je me précipiterai par la fenêtre, ou je me donnerai un coup de poignard sur sa porte. Enfin je suis capable de tout pour me débarrasser de la vie.55

25Un autre élément qui semble pousser La Mandragore de Machiavel au delà des limites (morales) d’une comédie traditionnelle est celui lié à la réalisation du bon tour dans les confrontations avec Nicia. Tenant compte du désir désespéré d’avoir un héritier de ce dernier, Ligurio s’ingénie à élaborer un faux remède qui prévoit, outre l’emploi de la plante appelée mandragore, la collaboration d’un frère indigne (« mal vissuto »)56 et de la femme objet de la concupiscence de Callimaco. Dans le dialogue de Timoteo et Lucrezia dans la scène IX du troisième acte, les argumentations utilisées par le religieux pour convaincre la jeune épouse de prendre une part active dans le projet, sont empreintes d’une rhétorique extrêmement raffinée, qui va jusqu’à tirer parti des textes saints (Augustin, Bonaventure, Thomas d’Aquin) pour articuler un raisonnement inattaquable.

26Le but est, bien entendu, profane, mais l’art déployé par le frère reprend une série de topoi qui vont dans une direction précise, du choix du bien le plus grand par rapport au mal le moindre, jusqu’à l’épisode biblique des filles de Loth qui justifie l’accouplement incestueux, en passant par le premier livre du De civitate Dei – sur le corps qui ne pèche pas si la femme n’est pas consentante à la violence. Le fil conducteur du discours, surtout pour le spectateur qui connaît le but véritable de Timoteo, est profondément scabreux ; le thème est blasphématoire et, si ici il suscite le rire justement par la mise en place d’un tel attirail théologique, il semble renvoyer à l’outrance contenue dans les bien plus sérieuses réflexions des traités politiques de Machiavel. Le « mystère »57 évoqué par le frère à la fin de son discours renvoie de plus à la conclusion de La Mandragore58, lorsque, à la place des noces finales des comédies plautiniennes et térenciennes, nous nous retrouvons face à un événement énigmatique sur lequel beaucoup a été déjà dit59 et qui apparaît décidément en concordance avec les affirmations du dominicain à l’acte III. Justement Timoteo qui, à sa manière, célèbre un rite nuptial entre Callimaco et Lucrezia, avec la bénédiction de Nicia, selon la règle, organise une cérémonie équivoque, qui vise à souligner la composante paradoxale d’une affaire pétrie de tromperies et qui pourtant se conclut de la meilleure façon possible, c’est-à-dire à la satisfaction de tous les participants.

27Pourtant, à propos précisément de la composante blasphématoire d’une comédie destinée à être jouée devant le pape Léon X, il faut se poser la question de savoir pourquoi cette composante constitue, et pas par hasard, un motif central du texte : motif apte à divertir tous ceux qui saisissent les éléments d’une stratégie de corruption en acte (dans la scène de Timoteo et Lucrezia), mais aussi apte à proposer une idéologie au fort impact qui, profitant des licences permises au genre comique, semble indiquer une voie nouvelle, poursuivie d’une façon différente et avec une conformité plus grande au verbe plautinien, même dans la Clizia. En effet, aux instincts primordiaux qui guident les personnages correspond le projet d’une escroquerie qui prévoit la grossesse forcée d’une femme (heureusement consentante) et la mort d’un bon à rien destiné à prendre sur lui les effets de la mandragore. Le public sait ce qu’il y a derrière la fiction, à l’inverse de Nicia, qui est disposé à risquer sa propre personne pour obtenir un héritier : le bon tour prend des traits inquiétants, ceux mêmes que Callimaco, victime d’un aveugle instinct, semble couvrir d’ombre dans la volonté ultime de prendre, si nécessaire, un « parti bestial, cruel, atroce » (« partito bestiale, crudele, nefando », scène citée, I, 3).

28À l’opposé, Timoteo, frère corrompu et corrupteur, poursuit de son côté son intérêt le plus matériel (comme il le montre dans le rapide dialogue avec une paroissienne) : tant il est vrai qu’il aurait été jusqu’à accepter de faire « gâter » (« sconciare ») une jeune femme afin d’obtenir rapidement « quelque peu de cet argent pour commencer les bonnes œuvres » (acte III, scène 4)60. Ensuite, une fois comprise la duperie mise en place par Ligurio pour tester la disponibilité du religieux, il saura encore plus facilement faire la conquête de la récompense convenue. Grâce à une interprétation volontairement forcée des textes saints. La vocation comique de Machiavel apparaît donc adaptée aux exigences d’une représentation qui, même si elle se fait réaliste et agréable grâce aux expressions idiomatiques qui caractérisent la parlure de Nicia, semble porter à la scène une matière sombre, scabreuse, vraiment différente de celle de la comédie de Plaute et de Térence61.

La Clizia ou de l’autoparodie

29On sait que l’histoire de la seconde comédie de Machiavel, la Clizia, est faite sur celle de Casina de Plaute. Cette dernière pièce est elle-même inspirée d’une comédie grecque aujourd’hui perdue, Clerumenoi de Diphile : l’écrivain le fait savoir dans le prologue, où il donne l’argument de la pièce, une histoire fondée sur la rivalité entre un père (Lysidamus) et un fils (Euthynicus), tous les deux amoureux de la même jeune fille d’origine inconnue qu’ils veulent faire épouser à leurs serviteurs respectifs. Si la comédie repose donc sur un plot bien connu, il n’en est pas moins vrai que Plaute transforme librement le modèle grec, puisqu’il dépeint un monde d’où ressortent surtout des masques surréels et laids correspondant souvent aux figures des souteneurs, des parasites, des serviteurs privés de scrupules. Machiavel reprend en l’adaptant cette tradition, non seulement en calquant les éléments essentiels de l’histoire, mais en réélaborant ou traduisant diverses scènes du texte de départ62.

30Dans le prologue de la Clizia, l’écrivain florentin prend modèle sur l’exorde plautinien en présentant, en prose, les antécédents de l’affaire qui sera représentée sur scène : reprenant le modèle térencien, cependant, il ajoute une série d’observations qui, comme on l’a en partie déjà vu, s’attardent sur la nature et sur les fins du genre comique63. Mais l’affirmation initiale de Machiavel qui ouvre sa comédie par un raisonnement portant sur l’histoire et l’éternel retour prend un relief particulier :

Se nel mondo tornassino i medesimi uomini, come tornano i medesimi casi, non passerebbono mai cento anni, che noi non ci trovassimo un’altra volta insieme a fare le medesime cose che ora64.
Si dans le monde revenaient les mêmes hommes, comme reviennent les mêmes faits, il ne se passerait pas cent ans sans que nous ne nous retrouvions à refaire ensemble les mêmes choses qu’aujourd’hui.

31Le texte reprend d’abord la chanson qui le précède (« Quanto sie lieto il giorno… », « Pour sentir combien est heureux le jour… »)65, centrée sur le thème du retour de la « mémoire des événements anciens » (« memorie antiche ») qui sont aujourd’hui montrés et célébrés, mais il fait écho à certains passages célèbres de l’œuvre de Machiavel où le Secrétaire florentin insiste sur le retour périodique des mêmes temps66. Néanmoins le ton semble ici suggérer une autre modalité de lecture, capable de déceler une intention parodique précise par rapport au Machiavel politique et donc d’élargir la portée d’une réflexion philosophique qui semblerait friser l’absurde67. Pour ce qui est de l’intrigue, elle apparaît d’une facture plus traditionnelle que celle de la pièce précédente : un vieux Florentin (Nicomaco) s’est amouraché de la jeune Clizia, une enfant trouvée, et, pour la séduire, il ne trouve pas d’autre moyen que de lui faire épouser le serviteur Pirro, avec la promesse qu’on lui réserve la nuit de noces. Le schéma de base est dans le texte de Plaute ; ne sont modifiés que les noms des personnages et parfois leur fonction (le rôle de Sofronia, épouse de Nicomaco, par exemple, est renforcé). Par ailleurs, Cleandro, c’est-à-dire le fils du personnage principal, secrètement amoureux de Clizia, devient une figure terne, qui collabore cependant avec la mère et arrange un autre mariage possible de la fille, avec le fermier Eustachio. Ce n’est que l’humiliation finale de Nicomaco, tombé dans le piège des fourberies du serviteur Siro, qui consacrera le retour à l’ordre et la restauration de la morale ordinaire.

32Mais en quoi consiste le mécanisme comique capable de susciter le rire ? Naturellement dans le contraste entre les ambitions – obscènes – de Nicomaco et la désillusion liée à une embarrassante rencontre nocturne, à laquelle fait suite un mélancolique retour dans le rang du héros. Machiavel fait cependant une sorte de géniale réduction de cette « fête de débauche »68 qui est consubstantielle à la comédie de Plaute : le protagoniste n’est pas seulement un amoureux ridicule, il se fait l’interprète, dans le fond, d’un drame humain d’une tout autre envergure. Il correspond à ce « vieillard ridicule » recensé parmi les personnages nommés dans le Dialogo et condamné à la défaite. La passion sénile du marchand florentin est inexorablement remise en question à travers le tour orchestré par Sofronia : en présence de Cleandro, garçon pleurnichard et sans énergie à qui, par un caprice de la fortune, reviendra comme épouse justement la jeune fille si désirée, Nicomaco apparaît l’homme de l’action, de l’entreprise (bien que désespérée), de l’ingéniosité destinée à succomber seulement devant l’évidence des faits. Une fois encore, le pessimisme machiavélien passe à travers la grimace comique : si La Mandragore amenait à une fin heureuse profane mais sanctifiée, la Clizia vise le retour au statu quo, à la restauration de cette moralité exemplaire, mais entièrement négative, à laquelle correspond la mort définitive de tout instinct vital.

33C’est précisément dans cette seconde comédie de Machiavel, trop souvent considérée comme la production tardive d’un esprit désormais replié sur lui-même, qu’il est donc facile de voir une utilisation fonctionnelle de l’histoire classique, grâce en premier lieu à l’introduction du thème du conflit entre le père et le fils. Dans l’intrigue de la Casina, les deux protagonistes sont un vieux couple, Lysidamus et Cleostrata, d’après lesquels sont bâtis chez Machiavel Nicomaco et Sofronia : dans la Clizia au contraire apparaît comme plus évidente la confrontation entre un septuagénaire actif et intrépide et un inepte chanceux qui, à la fin de la pièce, se retrouvera vainqueur. À la punition du mari volage par la Cleostrata de Plaute se superpose l’évidente honte du marchand florentin, qui se retire dans l’ombre, bien conscient, parce qu’il n’est pas un sot, de l’échec de son projet.

34Si Casina est donc une comédie farcesque fondée sur une intrigue scabreuse, la Clizia apparaît comme le fruit d’une opération qui, bien que prenant son point de départ dans l’imitation directe d’un modèle antique, tend à mettre en valeur certains aspects spécifiques (le thème de la tromperie, par exemple, c’est-à-dire du tour joué au vieillard amoureux) pour donner vie à un univers comique où triomphe le profit immédiat de chaque personnage69. L’enquête anthropologique – qui est une constante de l’analyse politique chez Machiavel – se traduit donc dans la représentation ironique d’une série de personnages au caractère négatif, parmi lesquels on reconnaît l’auteur en personne. Nicomaco, en effet, s’avère une sorte d’autoportrait déformé, qui permet sans aucun doute de mettre sur la scène certains éléments biographiques (inscrits, en premier lieu, dans le nom du personnage)70. On peut donc lire le recyclage du plot plautinien dans la direction d’une réécriture qui vise à éliminer les aspects comiques les plus sensibles de la source71 et, en même temps, à renforcer les traits humains des deux protagonistes, Nicomaco d’une part et Sofronia de l’autre72. Il y a plus : même le langage, ici adapté à un contexte florentin à qui appartiennent substantiellement tous les personnages, témoigne d’un réalisme modéré qui, bien que s’éloignant du vernaculaire caractéristique de la parlure du Nicia de La Mandragore, rend propre une attitude expressive qui tend à reproduire certains traits visiblement comiques de l’idiome de la cité, traits considérés comme nécessaires à la réussite même du spectacle. C’est Machiavel lui-même qui l’énonce dans le prologue de la comédie :

Ma volendo dilettare è necessario muovere gli spettatori a riso, il che non si può fare mantenendo il parlare grave e severo, perché le parole che fanno ridere sono o sciocche, o iniuriose, o amorose. È necessario pertanto rappresentare persone sciocche, malediche, o innamorate. E perciò quelle commedie che sono piene di queste tre qualità di parole sono piene di risa […]73.
Mais si l’on veut susciter le plaisir il faut pousser les spectateurs à rire, ce qui ne peut se faire en tenant un langage sérieux et sévère, parce que les mots qui font rire sont ou sots, ou injurieux, ou amoureux ; il est nécessaire donc de représenter des personnes sottes, maudites, ou amoureuses ; et pour cela les comédies qui sont pleines de ces trois qualités de mots sont remplies d’éclats de rire.

35Composée en vue d’une fête, la comédie, représentée avec succès le 13 janvier 1525, laisse entrevoir, dans son fond, une réflexion très lucide sur les comportements humains, lisibles à travers la théorie du retour des temps présente dans des pages bien connues de notre écrivain. Maintenant, à l’inverse du dénouement heureux de La Mandragore, le héros de la Clizia a subi un échec et il est obligé d’en accepter les conséquences, pareil en cela, même si ce n’est pas voulu, à l’homme Machiavel. Si le but est celui d’instruire en donnant du plaisir à travers des personnes non plus « sottes » ni « maudites », mais tout simplement « amoureuses » (comme le dit précisément le prologue), alors la Clizia peut être sans aucun doute considérée comme une mise en scène à travers laquelle se confrontent, comme souvent dans les lettres, le haut et le bas, le tragique et le comique, le public et le privé, parce que la comédie est certes le miroir de la vie, mais aussi le reflet amer des affaires, personnelles et politiques, contemporaines.