Colloques en ligne

Virginie Leroux

L’intrigue comique dans trois traités de poétique aristotéliciens de la deuxième moitié du XVIe siècle

1Dans son étude sur la théorie de la comédie au xvie siècle, Marvin T. Herrick montre que l’intrigue (plot en anglais), au sens d’ensemble des événements qui forment le nœud d’une pièce de théâtre, a plusieurs équivalents latins, plus ou moins exacts1 : le terme fabula, qui signifie à la fois pièce de théâtre, fable et récit non vraisemblable, est utilisé pour traduire muthos par les premiers traducteurs humanistes de la Poétique d’Aristote, ce qui lui confère le sens plus technique de « système des faits » (pragmaton sustasis)2 ; argumentum, qui désigne une histoire fictive mais vraisemblable, est employé pour désigner le résumé et la substance d’une pièce et, à la fin du siècle, il sera identifié à la fabula aristotélicienne. Pour rendre compte de l’organisation et de la structure d’une pièce, les théoriciens humanistes utilisent aussi des termes hérités de la rhétorique comme dispositio, ordo, utilisé par Horace aux vers 41 et 42 de son Art poétique et associé à l’ordo poeticus ou artificialis3, et oeconomia que les commentateurs de Térence, particulièrement lu à la Renaissance, associent souvent au terme paraskeue, c’est-à-dire préparation4. Ces commentateurs contribuent à la diffusion d’une structure héritée de Donat-Evanthius qui distingue le prologue, la protasis, consacrée à l’exposition du sujet, l’epitasis dans laquelle se développent et progressent les embarras, et la catastrophe qui correspond au retournement de la situation jusqu’à l’issue heureuse5.  

2Les premières poétiques latines humanistes qui font une place à la théorie des genres mentionnent la comédie mais font assez peu de cas de l’intrigue comique. C’est le cas du traité sur la comédie (De comoedia libellus) de Victor Faustus, paru à Venise en 1511, qui se concentre sur cinq critères : l’époque, le style, la matière, les mètres et le spectacle6. Dans son De poetica et carminis ratione, composé en 1513, puis revu et publié à Vienne, en 1518, le suisse Vadian consacre seulement quelques lignes à la comédie, cinquième espèce générique abordée dans le huitième chapitre du traité. Conformément à la perspective pédagogique qui est la sienne, il emprunte à Donat-Evanthius deux citations qui expriment la fonction morale du genre : la comédie enseigne « ce qui est utile dans la vie et ce qu’il faut éviter » (« quid sit in uita utile, quid contra euitandum ») et Cicéron en fait le miroir des mœurs et l’image de la vérité7. Cependant, quand il aborde la tragédie, il la distingue systématiquement de la comédie et, s’inspirant du De fabula d’Evanthius (IV, 2), oppose l’intrigue tragique et l’intrigue comique :

In hac ergo sublimes personae et exacta officia, in illa civiles et populi opinione ductae proponuntur. Cumque in comoedia principia inquieta et perturbata esse soleant, in tragoedia omnia contrario modo se habent, principium enim laetum et iucundum est, finis semper horrendo aliquo eventu amarulentus8.
Dans ce genre [la tragédie], sont mis en scène des personnages de haut rang et des fonctions bien précises ; dans la comédie de simples citoyens, conduits par l’opinion du peuple. Alors que dans une comédie, les débuts sont d’ordinaire troublés et agités, dans une tragédie, c’est le contraire, le début est joyeux et heureux et un événement effroyable rend toujours la fin amère. 

3L’exposé est laconique : il faut déduire de la comparaison entre les deux genres que l’intrigue comique se caractérise par une fin heureuse et de l’exposé des situations initiales et finales que l’intrigue implique dans les deux genres un retournement de situation.  

4La dispositio constitue, en revanche, le sujet de la Poétique de François Dubois, parue à Paris en 1516, puis en 1520. Dubois adopte, en effet, une perspective originale puisqu’il se fonde sur la définition cicéronienne de la narration qui concerne les personnes pour analyser la dispositio poétique et étend cette définition à trois genres littéraires : l’épopée illustrée par l’Enéide, la tragédie, illustrée par l’Hécube et l’Iphigénie d’Euripide et la comédie, illustrée par l’Andrienne de Térence, une œuvre étudiée en milieu scolaire et connue du public visé :

In his tribus poeticae narrationis generibus multa (vt est apud Ciceronem [De inventione, I, 27]) debet inesse festiuitas confecta ex rerum varietate, animorum dissimilitudine, grauitate, lenitate, spe, metu, suspitione, desiderio, dissimulatione, errore, misericordia, fortunae commutatione, insperato incommode, subita laetitia, iucundo exitu rerum9.
Les trois genres de la narration poétique, d’après un passage de Cicéron, doivent avoir beaucoup d’agrément, grâce à la variété des événements ; à la diversité des sentiments : sérieux, douceur, espoir, crainte, désir, dissimulation, hésitation, compassion ; aux changements de fortune : malheurs inattendus, joies soudaines, heureux dénouement. 

5Si Dubois note que la pitié convient plus particulièrement aux poètes tragiques et précise à propos du revirement de fortune que « les comiques sont peu familiers de ces motifs, car ils n’introduisent que des personnages d’humble condition qui ne sont guère exposés aux vicissitudes de la fortune »10, sa démarche gomme les différences génériques pour privilégier un parcours unique qui s’ouvre par le désordre et la confusion, et s’achève par une issue heureuse et une joie inopinée – « Chrémès reconnaît en Glycère la fille qu’il a perdue et Pamphile l’épouse, comme il le souhaitait. Charinus de son côté, a bon espoir d’épouser Philumèle »11 – en passant par un dispositif de tromperies, de faux espoirs, de méprises, de désillusions. Comme l’a montré Jean Lecointe, même si Dubois n’emploie pas l’expression et n’en donne pas une description aussi rigoureuse que Girolamo Vida, on peut considérer sa Poetica comme « un des témoins importants d’une évolution décrite par Terence Cave qui conduit au xvie la théorie littéraire occidentale à élaborer la notion de suspens, promise au brillant avenir que l’on sait »12.

6En 1548, paraît le petit traité sur la comédie de Francesco Robortello, l’auteur du premier commentaire imprimé de la Poétique d’Aristote, paru en 154813. Selon Daniel Javitch ce traité marque un point de rupture et inaugure un intérêt nouveau pour la forme particulière de la comédie en transposant au genre comique les analyses aristotéliciennes de l’intrigue tragique14. A la suite de Marvin T. Herrick, Rolf Lohse insiste, au contraire, sur la concurrence et la fusion des modèles théoriques et notamment sur le fait que les normes extrapolées de l’Art poétique d’Horace et des commentaires de Térence anticipent les règles formulées par les théoriciens néo-aristotéliciens15. Il concède que la diffusion de la Poétique d’Aristote a « enrichi » la théorie de la comédie, mais se concentre sur les effets (Wirkungsdimensionen) du genre et sur la catharsis comique16. Alors que Marvin T. Herrick centre son étude de l’intrigue comique sur la structure dramatique héritée de Donat-Evanthius (prologue, protasis, epitasis, catastrophe), je me propose d’analyser la méthode de trois théoriciens aristotéliciens en confrontant le traité de Robortello au De poeta d’Antonio Sebastiano Minturno, un dialogue paru en 1559, mais probablement composé à la fin des années 1540, dont le quatrième livre est consacré au genre comique17, puis à l’Art de la comédie tiré d’Aristote (Ex Aristotele Ars comica) dont Antonio Riccoboni, traducteur de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote, fait suivre, en 1585, sa paraphrase de la Poétique du Stagirite18.

7Robortello, Minturno et Riccoboni étudient la comédie selon une double grille et différencient les parties qui concernent l’essence du genre, que Robortello appelle « parties essentielles » (essentiales)19 et Riccoboni « parties de qualité » (partes qualitatis), des parties de quantité (« quae respiciunt ad quantitatem ; et partes magnitudinis »)20. La division est empruntée à Aristote qui, à la fin du chapitre 12 de la Poétique, distingue les parties qui constituent des éléments spécifiques de la tragédie, qu’il a définis au chapitre 6 de la Poétique (6, 50a8-9), c’est-à-dire l’histoire (fabula), les caractères (mores), la pensée (sententiam), l’expression (dictio), le spectacle (apparatus) et le chant (melodia), des parties « en laquelle [la tragédie] se divise lorsqu’on la prend en son extension » (kata to poson)21, c’est-à-dire : le prologue, l’épisode, la sortie et le chant du chœur qui se divise à son tour en chant d’arrivée et chant sur place. Cette dernière structure s’applique mal aux comédies de Plaute et de Térence qui ne comportent pas de chœur et elle ne correspond pas non plus à celle des comédies grecques anciennes qui se signalent notamment par la parabasis, un intermède dans lequel le coryphée développe un discours politique ou défend l’auteur. Par ailleurs, si l’intrigue occupe une place beaucoup plus importante dans la comédie nouvelle et dans le genre latin de la palliata qui s’en inspire, tous les préceptes qui concernent l’histoire (fabula) tragique ne paraissent pas transposables à ces genres comiques et le sont encore moins à la comédie ancienne dans laquelle l’illusion théâtrale reste faible et le vraisemblable n’est pas recherché. Face à ces difficultés et à la discordance entre un modèle théorique conçu pour la tragédie grecque et les comédies antiques qui constituent les modèles à imiter, les trois théoriciens adoptent des stratégies distinctes dont je vais rendre compte en commençant par l’examen de leur présentation des parties de quantité pour aborder ensuite leurs analyses de la fabula comique.  

Les parties de quantité : l’intégration progressive de la structure aristotélicienne

8Si les trois théoriciens transposent à la comédie la conception aristotélicienne de la fabula, ils n’exploitent pas tous la nomenclature aristotélicienne pour les parties de quantité, systématiquement traitées à part.

Horace et Donat-Evanthius à défaut d’Aristote

9Robortello accorde presque toute la place aux parties de qualité et rejette à la toute fin de son traité la question de la structure de la comédie :

Hactenus a me expositae fuerunt partes comoediae, essentiales. Aliae partes, quae ad quantitatem respiciunt, quatuor a Donato enumerantur, qualesque sint, explicantur. Prologus, Prothesis, Epitasis, Catastrophe. De his puto scripsisse Aristotelem in lib. secundo de Poetica quem interiisse suspicor ; nam libro primo qui extat tragoediae partes eiusmodi diligenter persequitur. Comoedia quinque actibus absolui debet, ut etiam monet Horatius in Poetica22.
En voilà assez sur les parties essentielles de la comédie. Pour ce qui est des autres parties, qui concernent la quantité, Donat en a dénombré quatre et a exposé leur nature : le prologue, la prothesis, l’epitasis et la catastrophe. Je pense qu’Aristote en a traité dans le second livre de la Poétique que je crois disparu : en effet, dans le premier livre qui subsiste, il a scrupuleusement analysé pour la tragédie les parties de ce genre. La comédie doit être divisée en cinq actes, comme le prescrit aussi Horace dans la Poétique.

10L’incompatibilité manifeste entre la structure dramatique fournie par Aristote au chapitre 12 de la Poétique et le corpus latin des comédies antiques dissuade vraisemblablement Robortello de recourir à la méthode de transposition qu’il explore pour la fabula. En l’absence d’un schéma aristotélicien opérationnel, il renvoie donc à la structure de Donat-Evanthius (De fabula, IV, 5) et aux prescriptions d’Horace concernant la division en cinq actes (Art poétique, v. 189-190), appliquées aux comédies de Plaute et de Térence dans la plupart des éditions humanistes. La référence au livre II, perdu, de la Poétique d’Aristote est ambiguë : le pronom his peut avoir pour antécédent aliae partes, c’est-à-dire les parties de quantité ou, plus précisément, les quatre parties énumérées par Donat, ce qui « aristotéliserait » en quelque sorte le schéma du grammairien. Quoi qu’il en soit, Robortello n’harmonise pas explicitement le schéma de Donat avec la division aristotélicienne de l’intrigue tragique en nouement (desis) et dénouement (lusis) qu’il mentionne dans son développement sur la fabula23.

La concurrence des modèles

11Dans le De poeta de Minturno, Pomponio Gaurico, qui est chargé de l’exposé sur la comédie, traite, comme Robortello, des parties de quantité après avoir terminé son développement sur les parties de qualité qui intègre dans la section sur l’expression un long exposé de Gravina sur les ridicula. C’est selon deux taxinomies qu’il traite de la structure comique. Il recourt d’abord, sans le nommer, à la nomenclature de Donat-Evanthius, présentée comme le « découpage approuvé par la plupart » (« ab ea partitione, inquit, quae plerisque probatur »)24, en l’illustrant par des exemples empruntés aux comédies latines. Après avoir rappelé les fonctions du prologue – captatio benevolentiae, exposition de l’argument, défense du poète – et les différentes formes qu’il peut prendre, il superpose les trois autres parties distinguées par Donat-Evanthius à la structure en acte : la protasis qui correspond à l’introduction d’un danger (periculum), d’un tourment (cruciatus) ou d’un souci (cura) correspond au premier acte, parfois à une partie du second ; l’epitasis qui développe cette perturbation par de nombreux désordres (turbae) recouvre le second, le troisième et parfois le quatrième acte, comme dans l’Hécyre et Amphitryon. Enfin, la catastrophe qui correspond au retournement et à l’amélioration de la situation occupe le cinquième acte et parfois une partie du quatrième comme dans les Adelphes et parfois même tout le quatrième comme dans l’Heautontimoroumenos ou dans Cistellaria. Gaurico mentionne aussi l’« occasion » (occasio) qui prépare la voie de la catastrophe, c’est-à-dire une circonstance favorable qui rend possible la résolution de l’intrigue, par exemple, dans l’Andrienne, l’arrivée de Criton (ut in adueniente in Andria Critone)25 – qui, en effet, reconnaît en Glycère la fille que Chrémès croyait morte dans un naufrage –, ou dans les Captifs l’annonce faite à Aegion par le parasite qui lui révèle l’arrivée du fils que les ennemis avaient capturé (« et in Captiuis parasito nuntium Aegioni de aduentu filii, quem hostes ceperant afferente »)26. Il aborde de même le cas d’une epitasis si complexe qu’elle occupe une partie du cinquième acte ou le cas des intrigues complexes qui se caractérisent par une double catastrophe, comme celle de l’Heautotimoroumenos.

12Or, Gaurico suggère aussi, ce que ne fait pas Robortello, d’appliquer à la comédie les parties que Vopiscus a déterminées pour la tragédie dans la quatrième partie du traité, c’est-à-dire la structure du chapitre 12 de la Poétique : prologues (prologi), épisodes (episodia), chœurs (chorica) et sorties (exodi)27. Comme il a suffisamment parlé du prologue à propos du schéma de Donat et comme Vopiscus a tout dit des épisodes en traitant de la tragédie, il se concentre sur les parties chorales précisant qu’il ne traitera donc pas de la nouvelle comédie, mais de l’ancienne. Il accorde une importance particulière à la parabasis qu’il traduit par transgressio soit parce que le chœur sort du lieu qui lui est imparti, c’est-à-dire l’orchestra, soit parce qu’il transgresse les limites du sujet de la pièce28. Il explique que « ce genre de digression » (genus digrediendi) a été inventé afin que le poète puisse s’adresser au peuple et qu’il a été accordé à juste titre à l’auteur de comédies puisqu’il s’efforce de corriger ce qui est répréhensible en stigmatisant et critiquant les vices. Il détaille alors les sept parties qui composent la parabase complète et analyse longuement les parabases des comédies d’Aristophane.

13Les deux grilles sont traitées séparément et illustrées par des genres distincts : la palliata pour la grille de Donat et la comédie ancienne pour la structure d’Aristote.

Fusion des grilles et des nomenclatures

14Riccoboni, en revanche, s’attache à faire coïncider les deux grilles comme il s’en explique au chapitre XII de l’Ars comica.

Partes quantitatis, ex quibus Comoedia componitur, duorum generum sunt ; partim extra actionem, ut prologus separatus, cuius, exemplum ex ueteri Comoedia non habetur, sed tantum ex noua ; et chorus in ueteri, non in noua usurpatus : partim in actione, ut, si loqui uelimus ex Aristotelis praescripto, prologus scilicet coniunctus, episodium, exodus ; si recentiorum terminos spectemus, protasis, epitasis, catastrophe29.
Les parties de quantité dont la comédie se compose sont de deux sortes : l’une est extérieure à l’action, comme le prologue séparé dont l’ancienne comédie n’a pas d’exemple, mais qui se rencontre seulement dans la nouvelle comédie ; et le chœur utilisé dans l’ancienne comédie mais dont la nouvelle n’a pas conservé l’usage ; l’autre appartient à l’action, comme, si nous voulons utiliser une nomenclature aristotélicienne, le prologue intégré à l’action, l’épisode et la sortie ou, si nous considérons la terminologie d’auteurs plus récents, la protasis, l’epitasis et la catastrophe.

15Pour pouvoir superposer les deux schémas, il en supprime les parties qui ne conviennent pas à l’un ou l’autre des deux genres de comédie antiques. Les chapitres suivants sont consacrés aux parties qui restent et soulignent la convergence des nomenclatures héritées des Anciens. Dans le chapitre 15 (De prologo coniuncto)30, le prologue lié à l’action est assimilé au premier acte de la comédie, c’est-à-dire, « selon la définition d’Aristote, la partie qui précède le chœur » (« ut definit Aristoteles, pars integra ante chorum »)31 que Riccoboni identifie à la protasis, « exposé de l’argument et début du drame et de l’action » (« propositio et initium dramatis, atque actionis »). Comme Minturno, il précise que la protasis se poursuit parfois au deuxième acte, par exemple, chez Plaute, dans le Soldat fanfaron. Dans le chapitre 16, il situe l’épisode aristotélicien au deuxième, au troisième et au quatrième actes et l’identifie à l’epitasis de Donat et dans le chapitre 17, il assimile la sortie (exodus) à la catastrophe, qu’il définit comme un « retournement vers une fin heureuse » (« ad iucundos exitus conuersionem »)32. De même, dans le chapitre 18 consacré au nombre d’actes (De numero quinque actuum), l’exigence horatienne des cinq actes est accordée avec la structure aristotélicienne :

In tragoedia et in comoedia sunt quinque actus : prologus coniunctus, episodium primum, episodium secundum, episodium tertium, exodus33.
Dans la tragédie et dans la comédie, il y a cinq actes : le prologue intégré à l’action, l’épisode un, l’épisode deux, l’épisode trois et la sortie. 

16Les grilles qui étaient juxtaposées chez Robortello et chez Minturno fusionnent chez Riccoboni avec pour corrélat une rigidification de la structure comique qui n’admet plus la souplesse dont fait preuve Minturno dans le De poeta.  

Fabula tragique et fabula comique : la première tentative de transposition réalisée par Robortello

17Les trois théoriciens abordent différemment les parties de quantité mais adoptent la même méthode en ce qui concerne les parties de qualité puisqu’ils cherchent à transposer à l’intrigue comique des préceptes élaborés pour l’intrigue tragique par Aristote dans la Poétique. Robortello ouvre la voie. Alors qu’il applique pour définir les genres une méthode héritée du commentaire de Philopon aux Seconds analytiques, qui consiste à partir des points communs entre plusieurs genres pour identifier ensuite des différences spécifiques34, il procède ici différemment puisqu’il commence par indiquer que la matière de la comédie est différente de celle de la tragédie, pour ensuite rendre compte des points communs des intrigues comique et tragique :

Fabulam comicam oportet complecti res tenues ac viles ; hac enim ratione differt a tragoedia ; itidem simplicem, atque unam tantum actionem imitari, non plures ; quae confici possit intra unius Solis periodum, ut doctissime monet Aristoteles in Poetice, ubi de tragica loquitur fabula35
L’histoire comique doit comprendre des choses humbles et basses ; elle diffère en cela de la tragédie ; elle doit de même imiter une action simple et une, et non multiple, qui tient dans une seule révolution du soleil, comme le prescrit très doctement Aristote, lorsqu’il parle de la tragédie.

18Robortello se réfère ici au chapitre 5 de la Poétique (49b12-13) qu’il commente de la même façon que dans son commentaire en expliquant qu’Aristote n’entend pas ici l’espace naturel d’une journée, au sens donné ordinairement par les savants astronomes, mais une journée artificielle. Il précise ensuite, reprenant le chapitre 7, que l’histoire « doit avoir une certaine étendue (magnitudinem) et un agencement systématique (ordinem) » (Poétique, 7, 50b34-37). Le terme ordo implique une unité organique – toutes les parties doivent s’accorder (congruant)mais aussi une délimitation de l’histoire qui ne doit pas s’achever, ni commencer n’importe où. La juste étendue est celle qui permet un changement (mutatio) et un abandon (inclinatio) des troubles (turbationum) et des différends (rixarum)36. En se fondant sur le chapitre 7 de la Poétique (51a34-35), Robortello précise que l’action doit former un tout de sorte que rien ne peut être supprimé ou déplacé sans que le tout soit disloqué et bouleversé. Il note ensuite d’après le chapitre 9 que les poètes comiques construisent leur histoire à l’aide de faits vraisemblables et lui donnent des noms inventés (51b11-14), puis, toujours selon le chapitre 9, qu’une histoire « à épisodes » (episodica) ne convient absolument pas. C’est encore sur le chapitre 9 qu’il s’appuie pour prescrire de représenter des événements qui se produisent contre toute attente. Se fondant sur le début du chapitre 10, il distingue ensuite deux types d’histoires : les histoires simples (simplices) et les histoires complexes (implexae) qui comprennent des reconnaissances et des événements qui se produisent contre tout espoir. Il énumère donc les cinq espèces de reconnaissance mentionnées par Aristote au chapitre 16 de la Poétique : par les signes distinctifs – naturels, comme les cicatrices, ou acquis, comme les colliers ; par le souvenir ; par raisonnement ; par un paralogisme ou un raisonnement faux et des conjectures vraisemblables. Il renvoie à son commentaire de la Poétique pour davantage d’explications et n’intègre pas d’adaptation au genre comique, se contentant de préciser que « dans les comédies, les reconnaissances sont situées dans la dernière partie quand la perturbation commence à s’apaiser », de donner, sans développer, l’exemple de l’Andrienne de Térence et de préciser que de nombreuses autres pièces comportent une reconnaissance37. De même, après avoir mentionné les prescriptions du chapitre 17 concernant la façon de composer les histoires et résumé le chapitre 18 en indiquant que toute comédie se compose d’un nouement (connexio) et d’un dénouement (solutio), Robortello signale qu’il pourrait donner des exemples empruntés à Plaute et à Térence, mais qu’il lui a semblé suffisant de passer les préceptes en revue38. C’est donc un canevas qu’il fournit, suivant l’ordre de la Poétique d’Aristote, dans une visée normative, en sélectionnant les caractéristiques de la fable tragique qui lui semblent applicables à l’histoire comique.

L’effet de surprise : joie, douleur et étonnement

19Si les prescriptions qui concernent les unités, la vraisemblance et la structure complexe de l’intrigue s’appliquent à la fois à la tragédie et à la comédie, les faits imités et les effets produits sur le spectateur ne sont pas les mêmes :

Quoniam vero in comoedia non tantum imitatio est rerum uilium, ac tenuium, cuiusmodi sunt in actionibus hominum priuatis ; sed etiam turbulentarum ; hoc enim etiam adsit oportet, quod est sumptum a natura et consuetudine humanarum actionum, quae semper aliquid in se perturbationis, ac difficultatis habent ; necesse est intermisceri ea, quae sunt praeter spem, et expectationem nostram ; euenta quaedam fortuita, quae insperatam laetitiam afferant, aut dolorem, aut admirationem39.
Puisque dans une comédie on n’imite pas seulement des choses basses et viles comme celles qui caractérisent les actions des particuliers, mais aussi des troubles, il convient de mettre en scène ce qui a été pris à la nature et à l’habitude des actions humaines qui comprennent toujours en elles un peu de perturbation et de difficulté ; il est nécessaire d’y mêler des actions qui se produisent contre tout espoir et contre toute attente, et des événements fortuits qui apportent une joie inespérée ou de la douleur ou de l’étonnement.

20Le début de la définition rappelle la façon dont Donat-Evanthius définit les comédies latines et on reconnaît notamment l’adjectif turbulentus qui caractérise les débuts de l’intrigue comique dans le De fabula. Cependant, alors que Dubois notait que les personnages d’humble condition « ne sont guère exposés aux vicissitudes de la fortune »40, Robortello précise que la condition humaine implique troubles et difficultés, ce qui rend l’intrigue compatible avec le précepte du vraisemblable. Dubois mentionnait aussi après Cicéron « le désagrément inattendu (insperato incommode) » et « la joie soudaine (subita laetitia) » parmi les ingrédients de la « narration poétique », cependant la transposition d’Aristote introduit la notion d’admiratio41, terme par lequel Robortello traduit après Pazzi la notion de thaumaston (θαυμαστόν) qui figure dans les dernières lignes du chapitre 9 de la Poétique, en 1452a1-6 :

Quoniam autem imitatio non tantum perfectae actionis, uerum etiam miserabilium terribiliumue est, haec autem maxime talia erunt potissimumque pollebunt quotiescunque per se ipsa inuicem admiranda illa accident, nimirum hoc pacto admirabile magis sese offert quam si a casu uel a fortuna proficisci appareat. Siquidem in his etiam quae a fortuna proueniunt, illa quidem maximam admirationem prae se ferunt quae ueluti suopte impulsu prouenire uideantur, ut in Argo Mituy statua, quae super inspectantem collapsa authorem Mituy necis interfecit42.
Puisque l’imitation a pour objet non seulement une action complète, mais encore des faits propres à inspirer la pitié ou la terreur, et que d’autre part ceux-ci le seront surtout, et auront l’effet le plus radical, à chaque fois que, tout en s’enchaînant les uns aux autres, ils se produiront de façon surprenante, c’est assurément de cette façon que l’effet de surprise s’offre avec davantage de force que s’il a l’air d’arriver par accident ou sous l’effet de la fortune. Car même dans les faits qui proviennent de la fortune, ceux qui produisent la plus grande surprise sont ceux qui semblent arriver comme à dessein : telle à Argos la statue de Mitys, qui tua, en tombant sur lui pendant un spectacle, l’auteur du meurtre de Mitys.

21Dans son commentaire de la Poétique Robortello s’attache longuement à montrer que le thaumaston est indispensable à la pleine efficience de la pitié et de la terreur et on peut supposer que l’admiratio sert aussi de catalyseur à la joie et à la douleur qui se substituent à la crainte et à la pitié comme effets propres à la comédie.  

22La douleur correspond probablement à l’effet violent qu’Aristote ajoute aux deux parties de l’histoire – coup de théâtre et reconnaissance – à la fin du chapitre 11 et qu’il définit comme une « action causant destruction ou douleur, par exemple les meurtres accomplis sur scène, les grandes douleurs, les blessures et toutes choses du même genre »43. Cependant la mention de ce sentiment étonne puisqu’au début du chapitre 5, Aristote définit le comique comme un défaut ou une laideur qui ne causent « ni douleur ni destruction », selon la traduction de Pazzi que reproduit le commentaire de Robortello : « turpitudo sine dolore, minimeque noxia44 ». Robortello ne cite pas le passage dans le traité sur la comédie, mais, dans son commentaire de la Poétique, il cherche à définir quelles sont les fautes et les laideurs qui suscitent le rire45. Il énumère d’abord des vices « douloureux et destructifs » (φθαρτικὰ) en se fondant sur le développement qu’Aristote consacre à la pitié dans la Rhétorique (II, 8, 1386a8-12) et cite notamment les coups, les meurtres, les blessures ou la privation de nourriture. Il en vient ensuite aux vices « douloureux mais non destructifs », en s’appuyant cette fois sur le développement que le Stagirite consacre à la honte (II, 6, 1383b12) – par exemple jeter son bouclier, prendre des cadavres ou avoir une relation sexuelle non autorisée. Enfin, il illustre les fautes qui ne sont « ni douloureuses ni destructives » par l’exemple des Nuées d’Aristophane, pièce dans laquelle Aristophane fait rire de Socrate en se moquant de son enseignement :

Nam comici cum sint derisores, risum captant ex alienis peccatis. Vt Aristoph. risum captat in Nebulis, ex Socratis persona, cum ait illum docere quomodo dimetiri oporteat pulicis saltum. Itidem, quomodo insecta bombum emittant46.
En effet, les comiques sont des railleurs et font rire des vices d’autrui. Par exemple, Aristophane dans les Nuées fait rire de Socrate, lorsqu’il dit que ce dernier enseignait comment mesurer le saut d’une puce ou encore comment les insectes émettent des pets retentissants.

23Dans la partie historique du traité sur la comédie, Robortello fait de la raillerie (dicacitas) une caractéristique de l’ancienne comédie grecque et il prend, de nouveau, l’exemple des Nuées, pièce dans laquelle on rit (ridetur) de Socrate, homme excellent et très saint. Cependant, le rire n’est pas mentionné parmi les effets de l’intrigue comique. Dans la suite du développement sur la fabula, c’est de nouveau la douleur et la joie qui sont citées  à propos de la scène de reconnaissance (agnitio), définie comme un passage de l’ignorance à la connaissance qui fait naître de la joie et de la douleur, mais presque toujours la joie (« fere semper laetitia ») puisque les troubles commencent à s’apaiser47. La priorité revient ainsi à l’effet de surprise et au plaisir qui résulte de la fin des contrariétés accumulées par l’intrigue.

La fabula comique dans le De poeta de Minturno

24Pomponio Gaurico, à qui est confié l’exposé sur la comédie, qui occupe le livre IV du De poeta de Minturno, s’inscrit dans la démarche de Robortello mais approfondit l’analyse des préceptes aristotéliciens et les illustre par de très nombreux exemples empruntés à la comédie antique qui le conduisent à infléchir les normes établies par le Stagirite.

Illustration et assouplissement des préceptes aristotéliciens

25Après avoir souligné la visée pédagogique de la comédie et défini le plaisir (voluptas) comme l’effet propre de l’imitation comique qui suscite « joie et rire » (iucundam et ridiculam)48, Gaurico conteste la nécessité d’une fin heureuse et apaisée pour la comédie. Rappelant qu’à la fin des Nuées d’Aristophane, Strepsiade retourne à l'école de Socrate et y met le feu, de même que dans l’Asinaria de Plaute, Artémone trouve son mari dans les bras d’une courtisane et menace de le battre, il distingue la joie que procure le soulagement de voir un homme échapper au malheur – légitimation de la fin heureuse – du plaisir suscité par le rire qui se nourrit, au contraire, des désagréments subis par ceux qui sont ridiculisés49. Pour ce qui est de l’étendue de la comédie, il commence par rappeler la prescription d’Aristote, mais pour l’assouplir aussitôt :

Quanta porro haec actio sit et quam longa, me hercule neminem fugiet ; si temporis eodem curriculo, atque Tragoediae, spatium illi circumscriptum esse intelliget. Nam uel intra diem, uel ad summum biduo, ut res proposita postulat, quam ut exprimat Comicus actionem susceperit, peractam esse perspiciet. Aristophanis enim Plutos, Plauti Amphitryo, Terentii Heautontimorumenos res intra biduum confectas complectuntur50.
L’étendue et la longueur de cette action n’échappera, par Hercule, à personne si l’on comprend que l’espace de temps qui lui est imparti est le même que celui qui est imparti à la tragédie. En effet, on verra qu’elle est achevée en un jour ou au plus en deux jours, selon ce qu’exige l’argument que l’auteur comique a choisi pour exprimer l’action. En effet, le Ploutos d’Aristophane, l’Amphitryon de Plaute et l’Heautontimoroumenos de Térence comprennent des événements qui s’accomplissent en un espace de deux jours.

26Minturno fait preuve de la même souplesse lorsqu’il énumère les espèces de comédies. Alors que Robortello, fidèle à Aristote, se contente de distinguer les comédies simples des comédies complexes, Minturno ajoute des catégories empruntées à Donat-Evanthius : les comédies mouvementées (motoria), comme l’Heautontimoroumenos et le Phormion de Térence ou, pour l’ancienne comédie, les Cavaliers et les Nuées d’Aristophane ; les comédies d’un genre calme avec peu d’action (stataria), comme les Captifs, la Mostellaria, le Pseudolus ou le Trinumnus de Plaute et les comédies mixtes comme l’Aululaire qui est un peu plus calme qu’agitée ou l’Eunuque qui comprend plus de parties agitées. À ces catégories il ajoute une dernière distinction entre des comédies qui ne comportent que des personnages comiques et des comédies doubles (duplices) qui mettent en scène des personnages de basse condition et des homme particuliers, mais aussi des dieux et des héros, comme l’Amphitryon.

27Le caractère dialogique du traité permet, par ailleurs, de formuler des objections et de nuancer des prescriptions. C’est ainsi qu’un des interlocuteurs, Scortianus, note que le goût de Térence pour l’intrigue double semble contredire le principe de l’unité d’action51, ce à quoi Gaurico répond que la fable reste unique même si elle comprend des actions variées dans la mesure où « ces actions résultent de la même cause et ont la même issue » (« quae et eadem de causa euenerunt, et eundem exitum inuenerint, comprehendantur »), ce qui est le cas dans les comédies de Térence52. Par ailleurs, il fait l’éloge des épisodes extérieurs à l’histoire, comme le dialogue entre le parasite et le soldat qui ouvre le Soldat Fanfaron et ce, au nom du plaisir du spectateur. C’est encore au nom de ce plaisir que provoque l’admiratio qu’il préfère comme Aristote les fables complexes aux fables simples et les motoriae ou les mistae aux statariae.

28Lorsqu’il définit la fable complexe, Gaurico la caractérise d’abord par la reconnaissance (agnitio). Alors que Robortello se contentait d’énumérer les types de reconnaissance distingués par Aristote au chapitre 16 de la Poétique, Minturno donne des exemples empruntés aux comédies latines. Ainsi, la reconnaissance par les signes distinctifs est illustrée par l’exemple de l’Hécyre :

In Hecyra anulo conspecto Pamphilus reperit se uirginem priusquam eam uxorem duxisset compressisse, quod quidem indicium, etsi arte uacat, extrinsecus absumptum est53.
Dans l’Hécyre, grâce à la vision d’un anneau, Pamphile découvrit qu’il avait violé la jeune femme avant de l’épouser, indice qui, s’il est étranger à l’art poétique, est cependant un signe acquis et extérieur au corps.

29C’est, en effet, la bague offerte par Pamphile à la courtisane Bacchis dont il était amoureux avant son mariage qui permet la reconnaissance : alors que l’épouse de Pamphile, Philomèle, sur le point d’accoucher d’un viol subi peu avant son mariage, a quitté la demeure conjugale pour retourner chez ses parents, Bacchis va la trouver pour la rassurer ; c’est alors que la mère de Philomèle reconnaît au doigt de la courtisane la bague que portait sa fille et qui lui avait été arrachée lors de l’agression. Cette bague prouve que Pamphile est l’auteur du viol mais aussi qu’il est le père légitime du nouveau-né et permet la réunion des époux. On a donc affaire à une péripétie avec reconnaissance mais Minturno ne le dit pas. Fidèle au chapitre 16 de la Poétique, il rappelle que l’indice de l’anneau n’est pas du ressort de l’art, mais relève des signes acquis, peut-être pour rappeler implicitement que les signes acquis sont préférables aux signes naturels. Cependant, à la différence de Robortello, il ne mentionne pas les différentes catégories de reconnaissance distinguées par Aristote, ni la hiérarchie établie par ce dernier, mais il insiste sur l’efficacité comique de l’effet de surprise, empruntant ses exemples aussi bien à la palliata qu’à la comédie ancienne, par exemple, aux Nuées d’Aristophane :

In Nephelis Strepsiades a Socrate filium didicisse quemadmodum se ab aere alieno calumnis liberaret, arbitratus, cum plane in creditores illuderet, ac prae laetitia conuiuium celebraret, ab eo festiue admodum elusus cum id omnium minime speraret, uerberatur quasi fas esset liberorum manibus parenteis uapulare54.
Dans les Nuées, Strepsiade jugea bon d’envoyer son fils apprendre de Socrate comment il pourrait se libérer des accusations de dette ; alors qu’il se jouait de ses créanciers et comblé de joie célébrait un banquet, il fut, alors qu’il s’y attendait le moins, l’objet de joyeuses railleries de son fils et battu par ce dernier, comme s’il était permis que les parents reçoivent des coups des mains de leurs enfants.

30Le comportement inattendu du fils de Strepsiade est parfaitement immoral mais il est conforme aux exigences de l’intrigue comique.

L’hamartia comique

31Or, à la reconnaissance et à l’effet de surprise, Gaurico ajoute l’erreur de jugement (error opinionis), affirmant qu’il « n’est pas de fable sans quelque erreur en raison de laquelle une situation devient critique »55. Dans son exposé sur les ridicula, Gravina utilise cette expression pour qualifier le quiproquo, par exemple les quiproquos de l’Amphitryon56. Cependant, les exemples donnés par Gaurico relèvent plutôt de la mauvaise décision ou de la naïveté. Le premier est emprunté à l’Andrienne où Pamphile, sur le conseil de l’esclave Davus, promet qu’il va épouser la femme que son père désire qu’il épouse. Le second est pris dans les Adelphes où Eschine est soupçonné par son beau-père d’aimer Psaltria qu’il avait fait enlever non pour lui-même mais pour son frère. L’expression désigne aussi la bêtise du Miles du Soldat fanfaron de Plaute:

Quid Miles ille gloriosus, qui sibi persuasisset neminem esse, a quo non mirum in modum amaretur, cum eam dimisisset, cuius amore deperibat, ut eam uxorem duceret, quae se connubii cum illo ineundi cupiditate flagrare simulabat, an non praeter expectationem delusus irridendum se praebet ?57
Que dire du Soldat fanfaron ? Alors qu’il était convaincu qu’il n’y avait personne dont il ne fût incroyablement aimé, alors qu’il avait congédié celle pour qui il mourait d’amour pour épouser une femme qui faisait semblant de brûler du désir de l’épouser, ne prête-t-il pas à rire pour avoir été abusé contre son attente ?

32L’erreur de jugement est l’équivalent comique de l’hamartia, ou faute tragique, que les humanistes, Pazzi par exemple, traduisent précisément par error. Alors que dans son commentaire de la Poétique, Robortello se fonde sur le troisième livre de l’Ethique à Nicomaque (III, 1, 14) pour identifier cette error aux actes que l’on accomplit par ignorance non de ce qu’il faut faire, mais des circonstances particulières dans lesquelles et au sujet desquelles l’action a lieu, Minturno explicite, dans son développement sur la tragédie, la faute tragique de certains héros par un défaut de caractère et, comme le note Michal Lurje, il est le premier à identifier la faute d’Œdipe58. Peut-être s’agit-il de réaffirmer l’équité de la justice divine et l’importance conjointe de la foi et des œuvres, dans le contexte des débats théologiques du concile de Trente, auxquels Minturno a pris une part active. De fait, Minturno est sensible au fait que l’hamartema entre dans la définition aristotélicienne du comique. Au début du chapitre 5, précédemment cité, Aristote précise que « le comique consiste en un défaut (ἁμάρτημα) ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction ». Pazzi traduit ἁμάρτημα par peccatum, mais Minturno glose le passage en y intégrant la notion d’erreur, ce qui rapproche l’hamartema comique de l’hamartia tragique :  

Nam quod ridiculum dicitur, id erratum quoddam est, et doloris damnique expers turpitudo59.
En effet, le comique est une sorte d’erreur et de laideur qui ne cause ni destruction ni dommage.

33L’erreur entendue comme mauvaise interprétation des faits, source de quiproquos et d’ennuis, ou encore comme mauvaise décision est donc un ingrédient de l’intrigue comique.

34Qu’en est-il du laid ? La question est surtout abordée dans le long exposé sur les ridicula, pris en charge par Gravina, qui décrit les différents types de laideur60, mais illustre aussi  systématiquement les procédés mentionnés par Cicéron dans le livre II du De oratore par des exemples empruntés à Plaute et à Térence. Particulièrement attentif à la convenance, il distingue les personnages qui peuvent susciter le rire « de façon obscène, indigne d’un homme libre et tout à fait ridicule » (« obscoene, illiberaliter, perridicule »), comme le parasite, l’entremetteuse et l’esclave, de l’homme grave et du jeune homme éduqué qui doivent veiller à respecter la décence et dont on ne peut se moquer que s’ils méritent les railleries à l’instar du soldat fanfaron. Il oppose, par ailleurs, le rire grossier provoqué par Plaute, chez qui on trouvera « de nombreux passages qui manquent de subtilité » (« insulsa tamen in eo non pauca deprehendes ») des  traits plus fins de Térence, plus modéré (moderatior)61. Cependant, à la fin de la section sur la fabula, Gaurico rappelle que rien d’indigne ou d’indécent, rien qui puisse choquer n’est admis dans l’intrigue comique et, au nom du decorum, blâme Plaute d’avoir représenté dans Mostellaria des jeunes gens en train de se soûler ou de participer à des orgies.

35Si Minturno s’attache à proposer une caractérisation aristotélicienne de la fabula qui privilégie l’effet de surprise et le thaumaston, il envisage les vertus pédagogiques du rire moqueur et, dans le contexte de la contre-Réforme, son analyse repose sur une conscience aiguë des convenances et des hiérarchies sociales qui imposent des limites au plaisir comique.

L’infléchissement de Riccoboni : la valorisation du rire et des ridicula dans l’analyse de l’intrigue comique

36Dans l’Art de la comédie tiré d’Aristote (Ex Aristotele Ars comica) dont il fait suivre sa paraphrase de la Poétique du Stagirite, Antonio Riccoboni approfondit la méthode de ses prédécesseurs en transférant à la comédie les analyses aristotéliciennes de la tragédie62. Il fait, en effet, du rire – et non plus du plaisir – l’équivalent pour le genre comique de la crainte et de la pitié et définit ainsi une catharsis comique :

Inducit per voluptatem ex ridiculo animorum purgationem, quia per huiusmodi voluptatis assuefactionem animus temperatur, ad talem uoluptatem perfruendam, et ex eo etiam perpurgatur, quod per ridiculas deceptiones cauere huiusmodi deceptiones condiscit63.
Elle opère par le plaisir qui naît du risible la purgation des esprits parce que l’accoutumance à ce genre de plaisir procure à l’esprit de la modération dans la jouissance d’un tel plaisir et la purgation est complète parce qu’elle apprend par des tromperies qui suscitent le rire à se méfier des tromperies de ce genre.

37La catharsis tragique a donné lieu à de multiples interprétations autorisées par l’ambiguïté de la formulation de la Poétique, l’équivoque portant notamment sur l’objet de la purgation et sur sa nature. Robortello privilégie une interprétation homéopathique et considère que les spectacles purgent de la crainte et de la pitié et endurcissent les hommes, tandis que Vincenzo Maggi attribue comme fin à la tragédie de purger par la crainte et la pitié les passions qui leur sont semblables, comme la Colère, l’Avarice et la Luxure64. De la même manière, Riccoboni confère ici une double nature à la catharsis comique : la première, déjà formulée par Giulio Del Bene65, est homéopathique et vise une forme modérée de plaisir, conformément au modèle aristotélicien de l’eutrapelia, tandis que la seconde, allopathique, fait du rire l’opérateur de la leçon morale par la distance et la condamnation qu’il suscite.

38L’examen de la fabula qui suit cette définition met l’accent sur la composition et se veut normative : chaque paragraphe commence ainsi par le verbe debet. Les deux premières prescriptions concernent l’unité de l’intrigue, distinguée de l’historia. Prenant l’exemple des Ménechmes, Riccoboni raconte toute l’histoire des deux jumeaux pour préciser que la représentation ne comprend que le jour de leurs retrouvailles. Par le biais d’une comparaison avec le corps humain qui, au sein d’un tout organique, comprend le corps et la tête, Riccoboni distingue de l’histoire des personnages la fabula qui se limite à l’action du dernier jour (tota ultimi diei actio) et comprend un début, un milieu et une fin. Il en revient donc à l’unité d’action et de temps définie par Aristote pour la tragédie, une révolution du soleil. À propos de la question de la double intrigue, il prend l’exemple de l’Andrienne et propose une analyse différente de celle qui figure dans le De poeta de Minturno : selon Riccoboni, l’Andrienne comprend bien une action double, l’action de Pamphile qui aime Glycère et celle de Charinus qui aime Philumena, mais une de ces actions est la principale et l’autre est adventice et tient lieu d’épisode.

39La troisième prescription porte sur la vraisemblance et la quatrième condamne l’intrigue « épisodique » : seuls sont tolérés les épisodes qui sont nécessaires à l’action, par exemple dans les Ménechmes, ceux qui permettent le quiproquo entre les deux frères et par là la reconnaissance. Riccoboni commence par rappeler l’argument de la pièce, facile à résumer : « Ménechme Sosiclès reconnaît son frère, Ménechme d’Epidamme, qui avait été enlevé » (« Menechmum Sosiclem Epidamni Menechmum surreptum fratrem suum agnouisse »)66. Sans essayer de justifier la vraisemblance de l’enlèvement de l’un des jumeaux et de leurs retrouvailles six années plus tard, Riccoboni rapporte les événements qui se succèdent au début de la pièce : Peniculus parle ; survient le Ménechme qui a été enlevé, invectivant sa femme, la courtisane Opsonie sort et envoie Cylindrus acheter des victuailles ; ensuite, Ménechme Sosiclès arrive avec son esclave et il est pris à tort pour son frère (« falso accipitur ») par Cylindrus, puis par Erotie, puis par Peniculus, puis par la servante et enfin par l’épouse. Aucun des faits mentionnés n’est invraisemblable et ils sont liés selon un enchaînement nécessaire puisque chaque action prépare un quiproquo. On ne peut donc pas parler d’une intrigue épisodique (fabula episodica).

40De façon plus singulière, la cinquième prescription établit un lien entre l’admiratio et la catharsis comique.

Debet esse admirabilis, ut per ridiculum deceptionem talis inducat deceptionis purgationem : admiratio enim rerum malarum, et turpium, quae in Comoediis irridentur, ac uituperantur, spectatores docet, ne in illas incurrant. Nam, quemadmodum Tragoedia in rebus miserabilibus, et metuendis admirationem mouet : sic Comoedia in turpibus, et irridendis. Vt, cum in Adelphis Terentii Demea pater decipitur, et Ctesiphonem filium esse probum, Aeschinum uero improbum credit ; ex huiusmodo deceptione oritur admiratio, quae spectatores commonefacit, ne simili modo decipiantur. Qua purgatio est Comoediae propria67.
La fable doit surprendre afin de réaliser par une tromperie ridicule la purgation d’une telle tromperie. En effet, la surprise que suscitent les vices et les actions honteuses qui sont ridiculisées et blâmées dans les comédies apprend au spectateur à ne pas s’y précipiter. De même que la tragédie provoque la surprise à propos d’événements qui font naître la pitié et la crainte, ainsi la comédie le fait à propos d’événements honteux et ridicules. Par exemple, lorsque dans les Adelphes de Térence, Demea, le père, est trompé et croit que son fils Ctésiphon est honnête, tandis qu’il croit Eschine malhonnête : d’une tromperie de ce genre naît la surprise qui enseigne aux spectateurs à ne pas être trompés de la même manière. Cette purgation est propre à la comédie.

41La catharsis comique se voit attribuer, comme la catharsis tragique, une fonction pédagogique : l’admiratio est l’agent d’une prise de conscience qui rend le spectateur plus lucide. La prescription suivante concerne la nature de la fable la plus belle qui doit être complexe (implexa) et comporter le changement d’une fortune contraire en heureuse fortune. Riccoboni énumère alors les six sortes de reconnaissance distinguées par Aristote dans la Poétique : par les signes (per signa), par une fiction du poète (per poetae fictionem), par la mémoire (tum per memoriam), par le syllogisme (per syllogismum), par le paralogisme (per paralogismum), par une succession d’événements (per rerum successionem). Il insiste enfin sur la nécessité d’un dommage ou de troubles, distincts des troubles de la tragédie – sans morts ni blessures donc – et qui déboucheront sur des noces, de la joie, de la tranquillité. De fait, l’intrigue doit comporter des dangers (aliqua pericula) sans lesquels « les dénouements seraient glaciaux » (« exitus essent frigidissimi »)68. La formule est empruntée à Jules-César Scaliger qui dans le livre I des Poetices libri septem conteste la définition de Donat-Evanthius, selon laquelle la comédie traite de personnes privées et d’affaires civiles sans qu’il y ait de danger (« priuatarum personarum, ciuilium negotiorum comprehensio sine periculo », de com. 5, 3) pour affirmer, au contraire, que dans une comédie, « il y a toujours un danger, sans quoi les dénouements seraient glaciaux » (« Deinde in comoedia semper est periculum, alioquin exitus essent frigidissimi ») et « même des dommages pour les marchands, les rivaux, les esclaves, les maitres, comme dans l’Asinaria et la Mostellaria, où les maîtres sont punis » (« sed etiam damna lenonibus et riualibus et seruis et heris, quemadmodum in Asinaria et in Mostellaria ipsi quoque heri male multantur »)69. Riccoboni conclut cependant le chapitre en notant que dans la comédie le risible prend la place des maux des tragédies (« Loco autem tragicorum malorum debet ridiculum continere »). Encore une fois, l’accent est mis sur le rire.

42Comme Robortello, Riccoboni n’intègre pas la laideur à sa caractérisation de la fabula comique. La définition aristotélicienne du comique est reléguée dans le chapitre XX consacré au « risible » (« De ridiculo ») qu’il inscrit explicitement dans la lignée du De ridiculis de Vincenzo Maggi70. Partant de la définition d’Aristote, Riccoboni propose, comme Maggi, une physiologie du rire qui met l’accent sur la dilatation du cœur tout en signalant le rôle joué par l’esprit ; cependant il insiste non sur la connaissance, mais sur l’imagination71. Le relâchement des esprits explique les manifestations du rire, comme la dilatation de la bouche ou même les larmes. Riccoboni fournit ensuite des exemples de laideur et développe longuement la question de l’intégration des traits comiques dans le champ de l’urbanitas. Or, il revient à la fable dans les derniers chapitres de son traité puisque le vingt-troisième est consacré au nœud et au dénouement, tandis que le dernier distingue quatre espèces de comédies : simple (simplex), dans laquelle ne figurent ni péripétie, ni reconnaissance, complexe (implexa), dans laquelle tout est péripétie et reconnaissance, de caractères (morata), « dans laquelle prévalent les caractères », comme l’Hécyre de Térence, et enfin comique (ridicula) dans laquelle prévalent les traits comiques (ridicula), les plaisanteries (ioci) et les facéties (facetiae), comme les Ménechmes de Plaute72. Ces caractéristiques peuvent se combiner – une comédie peut être simple et de caractères comme les Adelphes ; complexe et de caractères comme l’Hécyre ; simple et comique comme l’Aululaire ; complexe et comique comme les Ménechmes. En revanche, certaines catégories sont incompatibles : une comédie ne peut pas être à la fois simple et complexe ni de caractère et comique. Riccoboni établit enfin un classement qui part de la combinaison la moins estimable à la combinaison préférable : d’abord la fable simple de caractères, ensuite la fable simple comique, puis la fable complexe de caractère et enfin la fable complexe comique. Le rire est donc réintégré à la caractérisation de l’intrigue de comédie.

43Robortello, Minturno et Riccoboni s’inspirent de la théorie aristotélicienne de la tragédie pour caractériser l’intrigue comique et imposer des normes et des règles. Pour ce qui est des parties de quantité, la nomenclature de Donat-Evanthius, mieux adaptée à la comédie latine, s’impose ; cependant Minturno applique la structure tragique aristotélicienne à la comédie ancienne grecque et Riccoboni s’attache à fusionner les grilles des deux théoriciens antiques en les intégrant à la structure horatienne en cinq actes. S’agissant de l’analyse de la fabula, la transposition est plus facile : les trois théoriciens humanistes prescrivent l’unité d’action et de temps, recommandent de respecter la vraisemblance et privilégient la fable complexe qui comprend des reconnaissances, des péripéties, des troubles, des dangers et un retournement de situation qui provoquent plaisir, joie et admiratio. Le concept aristotélicien de thaumaston permet, en effet, de rendre compte d’un goût pour le suspens, déjà remarquable chez Dubois et chez Vida. Les trois théoriciens se singularisent cependant en privilégiant chacun des caractéristiques distinctes : Robortello mentionne la douleur parmi les effets spécifiques de la comédie, Minturno fait de l’harmatia comique ou « erreur d’opinion » un ingrédient constitutif de l’intrigue comique et Riccoboni définit une catharsis comique. Le rire occupe une place croissante dans l’analyse de l’intrigue comique : Robortello mentionne le rire satirique de l’ancienne comédie, cependant, dans son analyse de la fabula, fondée sur la comédie nouvelle, la joie et l’étonnement dominent. Minturno tient aussi compte du rire satirique et le légitime dans une perspective épidictique, reprenant à son compte l’image cicéronienne du miroir des mœurs et rappelant que la comédie enseigne ce qui est utile et ce qu’il faut éviter. Il consacre un long développement aux ridicula, en appliquant aux comédies antiques l’analyse cicéronienne des traits comiques et définit un usage convenable du rire, fondé notamment sur l’appartenance sociale des personnages. Riccoboni accorde au rire une place centrale : sensible aux enjeux éthiques de la comédie, il substitue à l’image cicéronienne du miroir des mœurs le mécanisme de la purgation par le rire et il fait de la complexité et de l’attention portée aux traits comiques les caractéristiques de la plus belle intrigue. Son interprétation de la catharsis comique vise cependant une forme modérée de la jouissance, preuve si l’en est que le rire, la joie et le plaisir continuent d’être perçus comme un danger qui doit être contrôlé.