Colloques en ligne

Christian Nicolas

La notion d’oikonomia chez Donat

1Donat, le grand commentateur tardo-antique des comédies de Térence1, est un excellent lecteur de l’argumentum térentien2 et des situations scéniques, si l’on peut ainsi s’exprimer. Ce qu’il nous dit par exemple des apartés3, des gestes et déplacements des personnages, de l’attribution des répliques, des entrées et sorties de scène4, etc., procède uniquement d’une mise en scène mentale qu’il se fait à partir d’une lecture rigoureuse du texte et de lui seul. Le nombre de remarques qui, dans son commentaire lemmatisé, relèvent de la dramaturgie au sens large est très important.

2Parmi elles, le grammairien prête une attention particulière à ce qui relève de la préparation : Térence anticipe, en bon artisan, les situations futures et le commentateur lui en fait toujours gloire. Par exemple l’arrivée ou simplement l’existence de tel personnage qui fera une reconnaissance nécessaire au dénouement de la pièce est souvent évoquée dès l’acte I, en sorte que ce qui pourrait passer pour une irruption providentielle est en fait, pour qui sait être attentif aux détails du texte, justifié par l’attente qu’on en avait dès le début5 ; l’arrivée d’un nouveau personnage est annoncée par celui qui est déjà sur scène6 ; une liaison de vue laisse attendre une scène de personnage-qui-court7 ; voici qu’arrive un personnage dont l’entrée provoque le nouement8 ; etc.

1. Le lexique de la préparation dramaturgique chez Donat

3Le lexique dont Donat se sert dans son commentaire pour nommer la préparation est profus. Voici ce que nous en avons relevé dans le Thesaurus de notre site HyperDonat9. Trois notions connexes figurent dans ledit Thesaurus : « préparation », « agencement », « anticipation »10. Chacune a un lexique associé.

4À la notion de « préparation », dont les termes parents sont « intrigue » et « figure de pensée », se rattachent, dans l’ordre alphabétique, les termes apparatio, ‑onis ; apparatus, ‑us ; oeconomia, ‑ae ; οἰκονομικός, ‑ή, ‑όν ; παρασκευή, ‑ῆς ; paro, ‑are ; praemonstro, ‑are ; praeparatioonis ; praeparo, ‑are ; praestructio, ‑onis ; praestruo, ‑ere ; procuratioonis ; προπαρασκευή, ‑ῆς et προθεράπευσις, εως.

5À la notion d’ « agencement », corrélat de la précédente, mais dont les termes parents sont « dispositio » et « figure de pensée », sont rattachés les termes conectuntur et προοικονομία, ‑ας. Est ajoutée en outre une corrélation avec « intrigue ».

6Enfin à celle d’ « anticipation », notion fille de « dispositio », sont rattachés les termes praesentio, ‑ire et προπαρασκευή, ‑ῆς.

7Les trois notions, qui sont entre elles en situation de corrélats directs ou indirects, dépendent pour deux d’entre elles de la notion de « dispositio », laquelle engage les mots du lexique dispositio, ‑onis ; distributio, ‑onis ; introductio, ‑onis ; inuolutio, ‑onis ; περιοχή, ‑ῆς, et σύνθεσις, εως ou, pour la première citée, de celle d’ « intrigue », qui envoie vers le terme continentia. La notion mère de « figure de pensée » est trop générique et nous envoie vers des horizons trop lointains. Nous n’en parlerons pas du tout ici.

8Sur ce champ notionnel, les branches concernées dans notre Thesaurus (qui se veut une vison du monde de Donat) pourraient représenter un segment de ce genre, où ne sont ciblés que les termes associés aux notions qui nous intéressent ici (N= notion ; L= lexique associé) :

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9Force est de constater que ces relations entre notions ont été pensées dans l’absolu et ne cadrent pas nécessairement avec le détail. On voit par exemple que des mots morphologiquement aussi proches que οἰκονομία et προοικονομία ne sont pas rangés dans le même buisson alors qu’ils relèvent contextuellement de la même notion de préparation.

10Précisons qu’il ne faut pas s’étonner qu’il y ait du grec dans ce latin. Donat, comme beaucoup d’autres auteurs de spécialités modélisées en grec avant de l’être en latin (rhétorique, dialectique, philosophie, grammaire, astronomie, physique, etc.), a un double lexique technique : une nomenclature grecque telle qu’issue de prédécesseurs grecs, qui ont les premiers théorisé et nommé des notions utiles, et une nomenclature latine qui, d’une manière ou d’une autre, traduit la première en utilisant tout l’éventail des possibles que connaît la traductologie, ce qui crée à l’occasion une fâcheuse synonymie entre termes latins11. Une question insondable, en tout cas très difficile, consiste à traquer les différences qui existent (peut-être) entre le terme originel grec et son correspondant latin d’une part (par exemple, dans les termes ci-dessus, entre παρασκευή et praeparatio) et entre les deux ou trois mots latins supposés répondre à un seul mot grec (par exemple praeparatio / praestructio / procuratio, tous probables équivalents de παρασκευή). Signalons que la présence de grec dans les manuscrits médiévaux (et même plutôt datés du dernier Moyen Âge) qui constituent la tradition textuelle du commentaire à Térence ne facilite pas la reconnaissance des termes, parfois suspects de reconstructions modernes12.

11Il ne faut pas non plus s’étonner que la notion s’effiloche entre des mots de nature différente. La variation stylistique habituelle chez les auteurs antiques (mais qu’on observe aussi chez les doctes en français) fait que le terme technique attendu, qui devrait sans doute toujours être un substantif, peut voir sans dommage sa valeur sémantique transférée sur un adjectif, un adverbe ou un verbe (et ce tant en grec qu’en latin !). Par exemple pour évoquer une métaphore, Donat peut employer bien sûr le terme grec μεταφορά (ad Ad. 229, ad And. 208, etc.), son correspondant translitéré et décliné en latin metaphora (ad Eun. 103, etc.), l’adverbe grec μεταφορικῶς (ad And. 192, etc.), l’adverbe latin metaphorice (ad Ph. 326), mais aussi le terme latin tra(ns)latio (ad And. 266 ; 348, etc.), qui est le calque morphologique de μεταφορά, et même n’importe quelle forme du verbe transfero qui signifie alors « faire une translatio » (ou, évidemment, « faire une μεταφορά ») : cfad And. 733.1 uerbum a uenatoribus [...] translatum, « le mot vient des chasseurs par métaphore »13.

12Les termes utilisés par Donat pour la notion de « préparation » ne sont pas exclusifs de cet idiolecte du grammairien-commentateur mais courent dans d’autres corps de métier et se trouvent dans celui-ci, le cas échéant, par métaphore. Ainsi, si la notion véhiculée par la famille de parare (d’où apparatio, apparatus, parare, praeparatio, praeparare) est strictement générique, celle de (προ)παρασκευή engage étymologiquement vers l’outillage ou l’armement (τὰ σκεύη) et évoque donc l’action de préparer ses instruments (affûtage, graissage, polissage, etc.) pour optimiser leur utilisation prochaine ; celle de προθεράπευσις et de procuratio (qui en est le strict calque morphologique) est issue du langage médical et évoque un prétraitement, un soin préventif qui permet d’éviter ou d’atténuer la survenue de la maladie14 ; celle de struo (praestruo, praestructio) vient du vocabulaire de la construction et évoque le chantier préalable au montage des fondations (aplanissement, terrassement, déblaiement, etc.). On notera dans ces termes la présence fréquente des préverbes prae-/pro-/ προ- qui viennent saturer et parfois dupliquer un sème ‘anticiper’.

13Il serait certainement trop long pour notre propos de détailler chaque occurrence des termes relevés ci-dessus et on orientera l’enquête sur le seul terme oeconomia, que Donat utilise toujours sous la forme grecque οἰκονομία, y compris comme régime d’une préposition latine (ad And. 481.1, praeter οἰκονομίαν ; ad And. 228.1, ad οἰκονομίαν) voire grecque (ad Ad. 78.1, κατ᾽οἰκονομίαν), sauf une fois, sous forme translitérée (ad Eun. 446, pro oeconomia). En retenant les occurrences d’οἰκονομία / oeconomia mais aussi celle, occasionnelle, de l’adjectif οἰκονομικός (ad Hec. 810.2) et celle du substantif προοικονομία (ad Eun. 719), on n’a pas moins de vingt-et-une scolies dans l’ensemble du commentaire qui évoquent nommément la notion d’oikonomia.

2. L’origine du terme oikonomia

14Commençons par chercher l’origine du terme.

15Étymologiquement, la forme interne du mot grec οἰκο-νομία veut dire « répartition de la maisonnée » et se comprend au sens de « gestion d’un ménage ou d’une famille, élevage, épargne » ; c’est le sens premier que lui donnent les dictionnaires et qu’on peut déduire de la définition inaugurale (et très tautologique) que Xénophon place dans la bouche de Critobule dans le début du dialogue L’Economique : Xen. Oec. 1.2 Δοκεῖ γοῦν, ἔφη ὁ Κριτόβουλος, οἰκονόμου ἀγαθοῦ εἶναι εὖ οἰκεῖν τὸν ἑαυτοῦ οἶκον (« il semble en tout cas, répondit Critobule, que c’est l’apanage du bon gestionnaire que de bien gérer sa propre gestion »)15. De là dérivent des sens divers : par métonymie, le mot peut désigner l’« intendance » de toute collectivité plus grande que l’oîkos et les « principes de gouvernement »: de la cité, du dème, du nome égyptien, de l’état, du cosmos… Très vite la notion de « gestion » envoie vers celle d’ « arrangement », de « planification », de « plan », d’« organisation ». Et plusieurs langues techniques s’en emparent, comme l’architecture ou la rhétorique.

16Par exemple Vitruve, dans les débuts de son traité, nomme la notion comme une subdivision de la science de l’architecture :

Vitr. 1.2.1 : Architectura autem constat ex ordinatione, quae graece τάξις dicitur, et ex dispositione, hanc autem Graeci διάθεσιν uocitant, et eurythmia et symmetria et decore et distributione, quae graece οἰκονομία dicitur.
L’architecture est faite de mise en ordre (en grec τάξις), de disposition (en grec, διάθεσις), d’eurythmie, de symétrie, de convenance et de distribution (en grec οἰκονομία).

17Mais c’est surtout en rhétorique et en littérature de commentaire que le terme prend une ampleur technique importante. Quintilien l’utilise plusieurs fois. L’un des emplois les plus intéressants est le suivant, où il fait une analyse lexicologique du mot :

Quint. 3.3.9 : Hermagoras iudicium, partitionem, ordinem quaeque sunt elocutionis subicit oeconomiae, quae Graece appellata ex cura rerum domesticarum et hic per abusionem posita nomine Latino caret.
Hermagoras subordonne le jugement, la disposition, l’ordre et ce qui relève de l’élocution à l’économie, mot qui, en grec, vient du lexique des affaires domestiques et, mis dans ce champ lexical par catachrèse, n’a pas de correspondant adapté en latin.

18Ce que Quintilien veut dire, sans doute, c’est que le composé grec est rétif à une traduction directe univerbée. Difficile de créer un composé latin équivalent (comme *domitributio par exemple)16. Faute de mieux, donc, les Latins se servent directement de l’emprunt lexical oeconomia.

19Pour la notion, Quintilien nous dit aussi, dans ce même passage, que, au moins selon le rhéteur Hermagoras, le terme est hyperonymique et recouvre les termes iudicium, partitio, ordo.

20Les autres occurrences du terme, chez lui, aiguillent nettement vers l’idée de dispositio :

Quint. 1.8.9 : oeconomia quoque in iis diligentior quam in plerisque nouorum erit, qui omnium operum solam uirtutem sententias putauerunt.
La disposition aussi, chez eux, est plus attentive que chez la plupart des auteurs modernes, pour qui la qualité de toutes leurs œuvres réside dans la signification.
    
Quint. 1.8.17 praecipue uero illa infigat animis, quae in oeconomia uirtus, quae in decore rerum, quid personae cuique conuenerit, quid in sensibus laudandum, quid in uerbis, ubi copia probabilis, ubi modus.
Surtout, il faut que le grammairien imprime dans les esprits quelle est la qualité du plan, celle de la convenance dans le sujet, ce qui convient à chaque personnage, ce qu’il faut louer dans les pensées et dans les mots, où l’abondance est acceptable, où la mesure.

21Quintilien connaît aussi l’adjectif oeconomicus, emprunté au grec et dérivé bien sûr du substantif. Il caractérise une catégorie de dispositio :

Quint. 7.10.11 illa enim est potentissima quaeque uere dicitur oeconomica totius causae dispositio, quae nullo modo constitui nisi uelut in re praesente potest : ubi adsumendum prohoemium, ubi omittendum ; ubi utendum expositione continua, ubi partita ; ubi ab initiis incipiendum, ubi more Homerico a mediis uel ultimis ; ubi omnino non exponendum.
Car la plus puissante disposition de toute la cause, celle qu’on appelle étymologiquement économique, est celle qui ne peut se faire que dans le feu de l’action : où faut-il se charger d’un préambule, où faut-il s’en passer ? Où faut-il faire une exposition continue, où des subdivisions ? Où faut-il commencer au début, où, comme Homère, au milieu ou à la fin ? Où faut-il ne pas du tout faire d’exposition ?

22C’est dans la rhétorique grecque que se sont faites ces précisions. Il est question d’économie rhétorique quand il s’agit de classer les arguments les uns par rapport aux autres. Mais il faut distinguer oikonomia de taxis :

Rhetorica anonyma, Prolegomena in artem rhet. 6.35.9 sq. Διαφέρει δὲ τάξις οἰκονομίας, ὅτι ἡ μὲν τάξις τῆς ἀκολουθίας ἐστὶ τῶν κεφαλαίων, καὶ τοῦ εἰδέναι κατὰ τάξιν χρήσασθαι αὐτοῖς, ποίῳ τινὶ πρώτῳ, ἢ ποίῳ δευτέρῳ. Ἡ δὲ οἰκονομία ἐστὶ τοῦ συμφέροντος· πολλάκις γὰρ διὰ διὰτὸσυμφέρονἀναστρέφομεντὴντάξιν, καὶχρώμεθατῷπρώτῳ, εἰ συμφέρει, δευτέρῳ.
Il y a une différence entre ordonnancement (taxis) et économie (oikonomia). L’ordonnancement relève de la cohérence (akolouthia) des chapitres et du fait de savoir les mettre dans l’ordre, lequel en premier, lequel en deuxième. L’économie relève de l’utile : en effet souvent pour l’utilité nous modifions l’ordre et prenons le premier, si c’est utile, en deuxième.

23On comprend donc qu’un ordre particulier des arguments vient en remplacement d’un autre agencement possible, par exemple chronologique, pour fortifier pragmatiquement une position. On peut sans doute déduire que la taxis est le plan théorique pensé à froid et l’oikonomia un plan de substitution, par inversion d’arguments, fait dans l’instant de l’énonciation et de l’interaction (cf. in re praesente dans le précédent exemple de Quintilien), le plan mis en pratique et en paroles et adapté aux circonstances (en fonction des réactions de l’adversaire ou du public par exemple).

24Un autre type de définition oriente davantage vers la fiction. Par exemple dans cette définition d’Aelius Aristide :

Ael. Aristid. (Spengler) 2.9.1 ΠΕΡΙ ΟΙΚΟΝΟΜΙΑΣ. (1) Οἰκονομία δὲ λόγου ἐφ’ ἅπαντι ἡ ἁρμόζουσα τάξις καὶ ἡ προσδοκία τῶν λεγομένων καὶ τὸ ἐξηρτῆσθαι ἀλλήλων τὰ νοήματα καὶ τὰ ἐπιχειρήματα ἐχόμενα τοῦ ὑποκειμένου…
De l’économie : Est économie du discours par-dessus tout la mise en ordre harmonieuse, la vraisemblance de l’énoncé et l’interdépendance des pensées et des arguments en rapport avec la réalité…

25on voit la notion d’οἰκονομία, manifestement classée comme figure de pensée (cf. τὰ νοήματα), voisiner avec des termes impliquant l’harmonie (ἁρμόζουσα, ἐξηρτῆσθαι ἀλλήλων), l’ordonnancement (τάξις) des arguments – comme dans les définitions rhétoriques stricto sensu – mais aussi se faire l’instrument de la vraisemblance (προσδοκία).

26C’est clairement dans ce sens que les auteurs d’exégèse (au sens large) vont l’utiliser dans la littérature de commentaire pour caractériser tout effet de préparation, tout endroit où un infléchissement narratif se trouve annoncé avant de se produire. Les poètes usent donc d’économie17 et les commentateurs se doivent de la remarquer et de la décoder.

27Outre le procédé d’oikonomia est également connu, chez les rhéteurs et les commentateurs, celui de prooikonomia. Son emploi chez Donat n’est pas absolument avéré : en ad Eun. 719, on lit « hic iam προοικονομία ad futurum exitum fabulae <est> ». Or on pourrait sans affecter le sens de la scolie préférer une lecture : hic iam pro οκονομίᾳ ad futurum exitum fabulae est, « ici, ça sert d’oikonomia en vue du proche dénouement de la pièce », dans des énoncés comparables à ad And. 99.2 : « singula hic pro argumentis sunt » (« tous les mots un par un servent de preuve ») ; inversement on lit en ad Eun. 446.1 : « uersiculus (…) pro oeconomia inducitur » (« un petit vers est mis ici en guise d’oikonomia »), pour lequel on pourrait sans dommage préférer éditer : uersiculus προοικονομίᾳ inducitur (un petit vers est mis là par prooikonomia). De fait, Donat, d’une part, n’hésite pas à faire des syntagmes prépositionnels mixtes avec préposition latine et mot grec écrit en grec (cfad And. 228.1, ad οἰκονομίαν ; ad And. 481.1, praeter οἰκονομίαν, déjà évoqués plus haut) et, d’autre part, le prototype dont dérivent les manuscrits connus comportait (comme le manuscrit A de la tradition donatienne : cf. Cioffi, ouvr. cité, p. 181 sq.) une indifférenciation alphabétique gréco-latine, en sorte que les scribes ultérieurs qui l’ont eu sous les yeux ont pu corriger un segment mixte aussi bien en « latin » pro oeconomia qu’en grec προοικονομίᾳ, leçons qui peuvent toutes deux émaner d’un originel mixte pro OIKONOMIA. Impossible donc d’établir avec sûreté la présence du terme prooeconomia chez Donat18.

28Il est en outre difficile d’établir une franche différence entre les deux concepts d’oikonomia et de prooikonomia. Souvent on ne voit pas ce qui changerait à l’énoncé si on y substituait une forme de prooikonomia à une forme d’oikonomia. Une facilité consiste, dans la définition du premier, à l’expliquer comme étant situé chronologiquement avant le second : la prooikonomia est une préparation de l’oikonomia, une anticipation de la préparation. Ainsi dans ce passage d’Hérodien qui, définissant la prooikonomia, se sert des termes qui définissent oikonomia mais en surexploitant le sème ‘anticipation’ :

Aelius Herod. De figuris [Spengler] (= Περὶ σχημάτων) 59.1 : Ῥητέον δ’ ἑξῆς καὶ περὶ τῶν τοῦ λόγου κατασκευῶν. Προοικονομία τοίνυν ἐστὶν ἡ τὰ μέλλοντα διατίθεσθαι προπαρασκευάζουσα λέξις19.
Il faut maintenant parler des outils du discours. Est donc prooikonomia la parole qui anticipe en amont la future disposition des éléments.

29Là où la définition d’oikonomia pourrait contenir le terme paraskeuè (préparation), celle de prooikonomia utilise le terme de proparaskeuè (avant-préparation). C’est ce quasi-pléonasme que prétend rendre ma traduction (« anticipe en amont »). Mais dans les faits il n’y a pas de différence sensible entre les deux séries de termes.

30Dans le cadre de la fiction, le terme de prooikonomia vaut aussi. Ainsi dans cet exemple amusant de Nicolaos de Myra :

NICOLAUS, Progymnasmata 8.9 (Felten) : οἷον εἰ διαλέγοιτο τὰ πρόβατα πρὸς τοὺς λύκους φιλικῶς, προοικονομῆσαι δεῖ τὴν φιλίαν καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα.
Si par exemple les brebis devisent amicalement avec les loups, il convient de préparer cette amitié, ainsi que les autres faits semblables20.

31Ce dialogue moutons-loup doit être préparé (oikonomia) en amont (pro-) pour pouvoir atteindre la vraisemblance contractuelle. Une fois accepté le code fictionnel de la fable selon lequel les animaux parlent, alors il faut aplanir aussi la difficulté préalable qu’il y a à voir s’entretenir amicalement (φιλικῶς) des animaux conventionnellement ennemis. Une fois cette préparation faite, alors on peut adhérer à la fiction, qui peut commencer.

32La série lexicale prooikonomia (comprenant le verbe prooikonomeîn / -meîsthai, plus fréquent que le substantif et signifiant « faire une prooikonomia ») est en tout cas assez ancrée dans la tradition rhétorique et exégétique pour que Cicéron l’utilise dans sa correspondance avec cette tendance au code-switching latino-grec qu’il pratique avec ses intimes lettrés21 :

Cic. Ad Q. fr. 2.3.6 (lettre 102) : hic προῳκονομησάμην quid<d>am εὐκαίρως de iis quae in Sestium apparabantur crimina et eum ornaui ueris laudibus magno adsensu omnium.
Ce fut pour moi une bonne occasion de préparer quelque peu la défense de Sestius au sujet des accusations que l’on dresse contre lui aujourd’hui, et j’ai fait de lui un bel éloge mérité, qui a rencontré l’approbation unanime22.

33Il y a de très nombreuses références dans les commentaires homériques de l’adverbe eukairôs (opportunément) qu’on trouve ici ; même si la collocation du verbe prooikonomeîn (fréquent) et de l’adverbe n’est pas attestée dans le TLG électronique, on est à plein dans de la phraséologie exégétique : Cicéron, à la façon des commentateurs alexandrins, commente ici son propre texte. L’éloge qu’il a fait de Sestius, au bon moment (eukairôs), en l’occurrence lors d’une plaidoirie pour Bestia (que nous ne possédons pas), sert dans le même temps de préparation au plaidoyer à venir, le Pro Sestio.

3. Le contexte d’apparition du terme oikonomia chez Donat

34Voyons désormais le contexte dans lequel Donat utilise les termes (pro)oikonomia et les dérivés adjectivaux ou adverbiaux de la série. Nous détaillerons ensuite précisément, pour la seule pièce de L’Eunuque, les situations qui motivent l’apparition du concept dans le commentaire donatien23.

35Les termes de la série sont (sans surprise) fréquemment associés à l’idée d’enchaînement chronologique des événements : celui auquel on assiste et qui est qualifié d’oikonomia en annonce un prochain. On voit ainsi (pro)oeconomia voisiner avec l’adjectif futurus (ad Eun. 434 ; 719 ; 501 ; ad Ph. 53424) ou avec un futur morphologique (rediturus : ad Eun. 602.2 ; amaturus : ad Eun. 230.1). De fait, l’agencement des événements, conçu dans sa linéarité, concourt toujours techniquement d’abord au nouement puis au dénouement. Selon sa place dans la pièce, il est donc associé à un futur événement « nouant », comme une dispute par exemple (ad Eun. 434 ; 501 : litem) ou de la colère (ad And. 399.3 : succenseat), voire au nouement générique (ad Hec. 175.3 : « Mira οἰκονομία : fac enim praesentem et nullus error in fabula est », « remarquable oikonomia : car si on ne fait pas partir le personnage, il n’y a plus de méprise dans la comédie ») ou à un futur événement « dénouant », comme une reconnaissance par exemple (implicitement avec oeconomia25 mais explicitement avec son parasynonyme προπαρασκευή : ad Eun. 620 : « et simul hic προπαρασκευή est uirginis agnoscendae », « et en même temps, c’est une avant-préparation de la reconnaissance de la jeune fille »), ou une preuve (ad Eun. 719 : indicium). Il est aussi associé assez souvent directement au concept de dénouement : ad Ph. 534 (οἰκονομία ad futurum exitum comoediae) ; ad Eun. 719 (προοικονομία ad futurum exitum fabulae) ; ad Eun. 501 (οἰκονομία ad litem futuram et exitum fabulae). L’événement économique répertorié est donc analysé comme préfigurant un élément moteur de l’intrigue.

36Si le rapport à la situation est omniprésent, on peut voir la série lexicale mise en relation de façon moins récurrente avec la caractérologie d’un personnage. La situation peut alors avancer (ou se bloquer) en raison d’un trait de caractère de personnage. Voici une intéressante remarque de Donat qui donne une sorte de définition en extension du terme oikonomia :

Don. Ad And. 459. 1  ita pol qvidem res est vt dixti lesbia  in hac scaena nouo modo cessante Dauo fallitur Simo per nimiam sagacitatem suam. simul in hac scaena id agit poeta, ut ad nuptias faciendas magis accendatur Simo. et quaedam industria, quaedam uelut casu eueniunt, ut nunc suspicio senis ; in multis enim οἰκονομία comicorum poetarum ita se habet, ut casu putet spectator uenisse, quod consilio scriptoris factum sit.
1  ita pol qvidem res est vt dixti lesbia dans cette scène, de manière originale, alors que Dave s’arrête d’agir, Simon est trompé par l’excès de sa propre sagacité. En même temps dans cette scène le poète s’arrange pour que Simon s’enflamme plus encore pour conclure le mariage. Et certains événements arrivent à dessein, d’autres comme par hasard, comme maintenant le soupçon du vieillard ; dans beaucoup de cas en effet, l’agencement (οἰκονομία) pratiqué par les poètes comiques est tel que le spectateur pense qu’arrive par hasard ce qui se produit conformément au dessein de l’écrivain.

37Comprenons ainsi la scolie : Dave renonce à jouer son rôle d’esclave roué, adjuvant du jeune amoureux et adversaire du vieux père ; c’est alors Simon, le vieux père, qui, en ayant des soupçons inconsidérés et spontanés par excès de finesse (per nimiam sagacitatem), va permettre à l’action de rebondir. Il va lui-même accélérer le processus qui conduit immanquablement au mariage. On a donc ici une préparation de l’élément déclencheur qui s’obtient non pas par les machinations d’un esclave (industria) mais par le hasard (casu). Mais c’est un hasard techniquement orchestré par le poète et qui relève bel et bien de l’oikonomia. On a donc une sorte de typologie de la préparation : la plus fréquente relève d’événements et d’actions volontaires, celle-ci, plus rare (nouo modo), relève d’un trait psychologique involontaire. Mais bien sûr, dans les deux cas, le dramaturge est à la manœuvre.

38La conformité au rôle est également à verser du côté de l’oikonomia. Par exemple, en ad Ad. 78.2 (le terme oikonomia ayant été donné dans la scolie 78.1), Donat relève qu’il est pleinement justifié que le vieux Micion confirme, après s’être posé la question, que le personnage qui entre en scène est bel et bien son frère Déméa : c’est parce qu’il est myope comme un vieillard qu’il a eu besoin d’un peu de temps pour cette confirmation et cela est conforme à l’attente et prouve une grande attention du poète au détail.

39Un autre cas d’oikonomia par caractère, dans le cas du soldat Thrason de L’Eunuque, sera détaillé ci-dessous.

40Plus généralement, l’oikonomia accompagne quelque chose comme le réalisme. Micion parle de Déméa ? or le voici justement qui arrive :

Don. Ad Ad. 78 1 sed estne hic ipse de qvo  κατ᾽οἰκονομίαν   superuenit de quo sermo est, ut factis dicta ostendantur.
1sed estne hic ipse de qvo par souci d’agencement (κατ᾽οἰκονομίαν), survient celui dont on parle, pour que les faits accréditent les paroles.

41On pourrait justement trouver cela bien artificiel… Mais ce que veut dire Donat, c’est que, en fait, le portrait qu’a fait Micion de Déméa va être corroboré « dans les faits ». Le spectateur, après cette « préparation » préalable à l’entrée de l’autre frère, est impatient de voir ce qui ne va pas manquer d’être une confrontation entre deux personnages tenants de deux systèmes d’éducation opposés. Le portrait prépare l’entrée en scène.

42Même effet avec le passage suivant :

Don. ad Ad. 441.2   Et magna οἰκονομίᾳ senex laudatur, ut postulationi eius statim adsit fides.
2
Et c’est avec un grand sens de la préparation (οἰκονομίᾳ) qu’est fait l’éloge du vieil Hégion, afin que sa demande soit aussitôt digne de confiance.

43Le vieil Hégion s’apprête à entrer en scène ; Déméa l’aperçoit et en fait un éloge appuyé avant qu’il arrive. Dans la scène suivante, Hégion somme le fils de Déméa d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de la jeune Pamphila. Le court portrait élogieux qui en a été fait en monologue par Déméa, qu’on ne peut suspecter de complaisance à autrui, sert à donner du poids à l’injonction d’Hégion.

44La notion de vraisemblable est également souvent engagée par la série lexicale étudiée. L’oikonomia consiste à donner de la véracité à un caractère ou de la vraisemblance à un événement (ad Eun. 359.3 ; 446.1 : uerisimile).

45Il peut arriver aussi que l’oikonomia relaie la notion de conformité générique : tel passage relève de l’oikonomia parce qu’on est dans une comédie. C’est ce qu’on comprend de ce passage :

Don. Ad Ph. 750. 2 ex aegritvdine mors consecvta est bene moderatus est, ut neque nimis aegre ferat neque rursum ἁπλοϊκῶς. et haec   οἰκονομία   est, ne in eadem urbe duae uxores plus mali ex sollicitudine afferant Chremeti quam ex alterius morte tristitiae, nec in comoedia possunt nimis miserabiles mortes esse, ne res in tragoediam transiret.
2 ex aegritvdine mors consecvta est c’est bien de s’être modéré, pour n’apporter ni trop de dureté ni inversement demeurer dans la platitude (ἁπλοϊκῶς). Et cela relève de l’agencement de la pièce (οἰκονομία) que la présence dans la même ville de deux épouses n’apporte pas à Chrémès, par le souci que cela représenterait, plus de mal que la mort de l’une d’entre elles de tristesse ; et dans une comédie les morts ne peuvent pas être trop pathétiques, afin que l’intrigue ne bascule pas dans la tragédie.

46Le vieux Chrémès, marié à Athènes, a aussi contracté un mariage secret à Lemnos, dont il a eu une fille, qui, venue à Athènes à l’insu de Chrémès, est précisément celle qu’Antiphon, fils de son voisin Démiphon, a épousée pendant l’absence de son père. L’autre épouse (mère de la jeune fille) est décédée : le voilà donc à nouveau monogame. La scolie (qui repose plutôt sur le Male factum ! « Malheur ! » de Chrémès) s’interprète ainsi : il est bon que Chrémès, apprenant son veuvage, manifeste son désarroi ; mais il est bon aussi que cette mort opportune, qui met fin à sa double vie et à son double nom, arrange ses affaires. Au fond, le hasard a fait venir sa fille Phanium à Athènes où le fils de son voisin l’a opportunément épousée, réalisant ainsi le souhait des deux compères Chrémès et Démiphon qui souhaitaient faire alliance entre leurs familles. Voici donc une mort de comédie qui contribue à la résolution de l’intrigue.

47La zone considérée par la notion d’oikonomia est à géométrie variable. Le terme est parfois accroché à un début de scène dans une scolie qui commence éventuellement par la formule typique haec scaena ou in hac scaena (ad And. 228.1 ; 459.1 ; 481.1 ; ad Ad. 356). Dans ce cas, le terme signale une « scène de préparation ». Par exemple (ad And. 228) l’entrée en scène de Mysis vise à préparer la prochaine arrivée de la sage-femme et à tomber sur Pamphile qui arrive sur scène au moment précis où sa femme accouche. Ou bien encore on a une scène de caractère qui préfigure la montée progressive de l’anxiété d’un personnage :

Don. ad Ad. 356 vna fvisse in raptione cvm aeschino   οἰκονομία, in qua ostenditur, quantum commouebitur Demea ipsa re comperta, cum ex parua rei suspicione tantum se afficiat.
vna fvisse in raptione cvm aeschino   préparation (οἰκονομία) par laquelle on montre quelle pourra être l’émotion de Déméa quand il aura une connaissance pleine et entière de l’affaire, dans la mesure où à partir d’un mince soupçon il en vient à être à ce point affecté.

48Mais il s’agit le plus souvent d’une zone plus restreinte : une réplique (ad Eun. 446.1 : hic uersiculus), quelques mots26. Dans ce cas Donat donne au segment considéré une importance préparatoire particulière : il signale un trait de caractère qui se révélera utile à l’avancée de l’action ; il laisse attendre un événement déclencheur ; etc.

49L’oikonomia relève donc de l’utile. Mais elle n’est pas nécessairement incompatible avec l’agréable. On voit ainsi la notion voisiner avec un complémentaire comme facetia ou un terme grec signifiant « trouvailles », qui relèvent tous deux de l’inventio :

Don. ad And. 228. 1  avdivi archylis iamdvdvmhaec sunt inuentionis poeticae, ut ad oἰκονομίανfacetiae aliquid addant. nam oἰκονομίαest, ut accersatur obstetrix et conueniatur Pamphilus ; facetia scribentis in his uerbis est, quod Archylis compotricem potissimum adduci iubere fingitur.
1  avdivi archylis iamdvdvm  paroles qui participent de l’invention poétique, pour ajouter quelque chose de facétieux à l’agencement (οἰκονομία). L’οἰκονομία (agencement) consiste en effet à faire appeler la sage-femme et à faire arriver Pamphile en même temps ; la facétie de l’écrivain dans ce passage vient de ce qu’il représente une Archylis qui a surtout à cœur de faire venir sa compagne de boisson.
     
Don. ad And. 481 1adhvc archylis qvae ads.qq.o. specta in hac scaena, quam scite expressa sit consuetudo medici uel medicae egredientis ex aegri domo : nam ueniens de negotiis eius loquitur, abiens de morbo. et haec sunt praeterοἰκονομίαν quae dicuntur εὑρήματα.
1  adhvc archylis qvae adsolent qvaeqve oportet voyez dans cette scène présentées aussi habilement que possible les paroles habituelles du médecin ou de la sage-femme sortant de la maison d’un personnage malade : en effet en arrivant, ce dernier ou cette dernière parle de la situation du malade et en sortant de sa maladie. Et ces paroles qui sortent du strict agencement de l’intrigue (οἰκονομία) sont appelées des trouvailles (εὑρήματα).

50Notons enfin que le terme d’oikonomia est en en quelque sorte gradable puisqu’il accepte une détermination axiologique : bona (Ad And. 399.3), magna (ad Ad. 441.2 ; ad Eun. 440.2), mira oeconomia (ad Hec. 175.3). La préparation peut être plus ou moins bien faite, plus ou moins habile. Elle l’est en fait, selon Donat, toujours plus que moins.

4. L’oikonomia dans L’Eunuque

51Observons désormais les situations dans L’Eunuque qui font dire à Donat qu’il y a oikonomia27. Nous les prenons dans l’ordre d’apparition, pour tenter de suivre l’intrigue complexe de la pièce.

4.1. « Chéréa va l’aimer »

52La première occurrence dans le commentaire à L’Eunuque du terme oikonomia se trouve dans une scolie au vers 230 (Acte II scène 1).

Don. ad Eun. 230. 1 facie honesta οἰκονομία, qua ostenditur amaturus Chaerea, si quidem hanc Parmeno ipse miratur.
1 facie honesta agencement (οἰκονομία) qui vise à montrer que Chéréa va l’aimer si même Parménon lui-même l’admire.

53L’esclave Parménon a été chargé par son jeune maître Phédria d’amener une petite Ethiopienne et un vieil eunuque à sa maîtresse Thaïs, en cadeau. Mais sur place, au moment de s’acquitter de sa tâche, il voit arriver Gnathon, le parasite du soldat Thrason, rival de son maître, qui entre en scène avec une superbe créature. Et il s’exclame « facie honesta ! », « elle est de belle figure ! ». Le spectateur sait par un dialogue précédent de Thaïs qu’il s’agit de cette jeune esclave achetée récemment par Thrason, en réalité sœur du citoyen Chrémès, et que Thaïs a réclamée au soldat pour la restituer intacte à son frère. Parménon, qui n’a pas cru un mot du récit qu’avait fait Thaïs28, la prend seulement pour une esclave et un cadeau que l’amant soldat fait en parallèle à ceux qu’il apporte à la courtisane Thaïs.

54Ce que Donat qualifie ici d’oikonomia c’est la révélation sur la beauté remarquable de la fille. C’est en effet l’esclave Parménon qui trouve qu’elle a un beau visage. Or c’est une remarque de jeune premier : on est dans la topique de l’amoureux qui décrit sa belle à son esclave ou à son ami. Au vers 296, Chéréa la décrira lui-même dans les mêmes termes ou presque : « o faciem pulchram ! ». Si donc même un esclave se trouve en dépassement de fonction (de rôle, en l’espèce) pour la trouver belle, alors a fortiori un jeune homme prédestiné à la passion comique en sera éperdument amoureux. Le spectateur s’y attend déjà. En revanche, son attente sera surprise car à ce stade il ne connaît pas encore Chéréa, qui s’apprête seulement à paraître sur scène. On peut croire, aux propos de Parménon, que l’immanquable futur amoureux de la petite sera Phédria, qui pourra ainsi se guérir de sa coûteuse passion pour Thaïs. De fait, on ne sait pas encore qu’il y a double intrigue. Le portrait que Parménon fait de la belle avec ces deux mots prépare donc en fait l’amour de Chéréa (amaturus Chaerea).

55En parlant au futur (amaturus), Donat se place dans la perspective du spectateur plutôt que dans celle du personnage. Nous allons très vite découvrir Chéréa et il va se révéler amoureux, dans quelques vers. Mais en réalité il l’est déjà car il a aperçu la jolie fille avant que Parménon ne la voie : il est actuellement à sa poursuite, il en est déjà follement épris. Amaturus est dans le temps du spectateur et préfigure le vers tout proche où Chéréa dira amo (Eun. 307).

4.2. Chéréa ne connaît pas Thaïs

56Considérons le bloc des quatre scolies apposées au vers 359 :

Don. ad Eun. 359 1 sed istam thaidem non scivi nobis vicinam καλῶς : quomodo enim pro eunucho ueniet, si nouit aut notus est ? et si adulescens mulierem ne nouit quidem, multo maxime ipse nescitur. 2 sed istam thaidem non scivi nobis vicinam οἰκονομία contra illud, quod meretrix uicina erat. 3 havd div est uicina scilicet. et est causa, an uerisimile sit nescire potuisse uicinam. 4 Et nota apud Terentium uicinas poni saepius adulescentibus meretrices, ut haec prima sit amoris illecebra.
1 sed istam thaidem non scivi nobis vicinam bien (καλῶς) : comment en effet viendra-t-il à la place de l’eunuque s’il la connaît ou si elle le connaît ? et si le jeune homme ne connaît pas la femme, il est encore bien plus inconnu d’elle. 2 sed istam thaidem non scivi nobis vicinam agencement (οἰκονομία) pour contrer le fait que la voisine soit une courtisane. 3 havd div est ‘voisine’ implicitement. Et cela explique qu’il ait pu ne pas connaître sa voisine. 4 Et notez que chez Térence les courtisanes sont souvent placées comme voisines des jeunes gens, afin que ce soit là le premier appât de l’amour.

57On est là un peu plus loin dans l’intrigue de Chéréa, à la scène 3 de l’Acte II. Chéréa, à la recherche de la beauté qu’il a aperçue et dont il est dans l’instant tombé amoureux, vient d’arriver devant chez Thaïs où se trouve aussi son esclave Parménon. Il vient de raconter à ce dernier la rencontre avec un fâcheux qui lui a fait perdre la piste de la jeune fille. Parménon comprend que c’est celle que Gnathon a amenée et fait entrer chez Thaïs. Parménon glisse le nom de Thaïs dans la conversation et le jeune Chéréa déclare : « sed istam Thaidem non sciui nobis uicinam », « mais cette Thaïs dont tu parles, j’ignorais qu’elle était notre voisine ». D’où la remarque de Donat, à plusieurs étages : 1. il est nécessaire que Thaïs et Chéréa ne se soient jamais vus, sans quoi le stratagème du faux eunuque ne pourra fonctionner ; 2. en même temps, il peut sembler curieux que Chéréa ne sache pas qu’une courtisane habite à côté de chez lui (d’autant plus étrange de la part d’un jeune homme manifestement plein d’hormones et qui, qui plus est, devrait connaître la relation que son grand frère entretient déjà avec elle). C’est à ce propos que Donat parle d’oikonomia : si Chéréa n’est pas au courant, c’est parce que cela fait peu de temps que Thaïs s’est installée là et que, dans l’intervalle, Chéréa (comme nous le reconstituons de la fable) est parti faire son service militaire au Pirée, dont il revient pour la première fois. L’oikonomia est ici envisagée comme une parade contre une possible faute technique29 (« contra illud quod meretrix uicina erat », « pour contrer le fait qu’une courtisane habite dans le voisinage »). Autrement dit l’échange « – Je ne savais pas qu’il y avait une courtisane dans le coin.  – Cela ne fait pas longtemps » n’apporte aucun élément essentiel : il sert seulement à justifier que Chéréa ne connaisse pas Thaïs, ce qui donne de la vraisemblance à son caractère (uerisimile, scolie 3) et une préparation possible au déguisement du jeune homme en eunuque (scolie 1). Le bloc de commentaire se conclut sur une sorte de loi de composition comique (scolie 4) : les courtisanes de comédie habitent souvent à côté des jeunes gens de comédie, évidemment pour créer un démarrage d’intrigue.

4.3. Ça va barder chez Thrason

58Allons plus loin dans la fable. La courtisane Thaïs a réceptionné la jeune Pamphila de la part du soldat ; Thaïs sait que cette jeune fille, bien qu’elle ait été achetée comme esclave par le soldat Thrason après un enlèvement par des pirates, est de naissance libre et frère du citoyen Chrémès. Pour l’obtenir en cadeau de Thrason, elle a évincé son amant Phédria pour trois jours afin que le soldat ait l’exclusivité. L’idée de Thaïs, pour se faire des relations importantes en ville auprès de citoyens d’Attique, est de restituer aussitôt la jeune Pamphila à son frère, avec les preuves de sa naissance. De son côté le soldat a invité Thaïs à dîner chez lui. Il croit que la courtisane est jalouse de Pamphila (en réalité elle a tout fait pour l’empêcher de violer la jeune femme qu’il prend pour une esclave). Pour l’heure il se demande quelle attitude adopter vis-à-vis de Thaïs à l’égard de la petite Pamphila. Il demande donc conseil à son parasite Gnathon : Eun. 434 « Purgon ego me de ista Thaidi ? », « dois-je me justifier auprès de Thaïs au sujet de la petite ? ». Gnathon lui conseille au contraire d’accentuer ce que le soldat croit être de la jalousie : si elle parle de Phédria, il faut parler de Pamphila pour faire croire à Thaïs qu’elle a une rivale. Voici le commentaire de Donat à la question de Thrason et à la réponse de Gnathon :

Don.  ad Eun. 434 pvrgon ego me de ista thaidi οἰκονομία ad litem futuram inter militem et Thaidem.
pvrgon ego me de ista thaidi agencement (οἰκονομία) qui prépare à l’affrontement qui va avoir lieu entre le soldat et Thaïs.
Don.  Ad Eun.  440 2   tv pamphilam continvo   hic magna οἰκονομία est, qua Terentius praeparat, quemadmodum iurgium inter Thaidem militemque et Gnathonem per duas partes serpat fabulae. tv pamphilam continvo il y a ici un grand agencement (οἰκονομία), grâce auquel Térence prépare la façon dont la querelle entre Thaïs, le soldat et Gnathon va s’insinuer dans deux actes de la pièce.

59De fait, suivant les conseils de Gnathon, Thrason évoquera le nom de Pamphila pendant le repas et en naîtra une dispute. Mais les raisons de la dispute ne sont pas tellement dans les ressorts de la jalousie de Thaïs mais bel et bien dans la présence de Chrémès, parti rejoindre Thaïs chez le soldat où elle l’attendait : le soldat va se trouver jaloux de celui qu’il prend pour un nouveau rival, Chrémès va se montrer grossier et Thaïs va rentrer précipitamment dans la crainte que Thrason ne vienne par la force récupérer Pamphila chez elle (ce qu’il tentera effectivement dans l’Acte IV).

60On a l’impression que l’indication oikonomia est donnée deux fois à courte distance pour le même procédé. La préparation dont il s’agit concerne en fait la réponse de Gnathon du vers 440 : « ubi nominabit Phaedriam,tu Pamphilam continuo », « dès qu’elle dira le nom de Phédria, toi dis celui de Pamphila dans la foulée », et elle est d’ordre textuel. Nous apprenons en effet au début de l’Acte IV par Dorias, une servante qui a accompagné Thaïs chez le soldat et qui en est revenue avant sa maîtresse pour mettre ses bijoux à l’abri, comment s’est déroulé (hors scène) le repas chez Thrason : à peine le soldat a-t-il vu ce Chrémès inconnu qu’il a dégainé le nom de Pamphila :

Eun. 623-626 : miles uero sibi putare adductum ante oculos aemulum uoluit facere contra huic aegre : ‘heus, inquit, puere, Pamphilam accerse ut delectet hic nos’. Illa : ‘minime gentium ! in conuiuium illam !’ miles tendere ; inde ad iurgium.
Mais le soldat croit qu’on lui a mis sous les yeux un rival ; il a voulu dans son dépit lui rendre la pareille : ‘hé petit, dit-il, va chercher Pamphila pour qu’elle nous charme ici’. Thaïs : ‘pas le moins du monde ! elle dans un banquet !’. Le soldat insiste ; d’où la dispute.

61En obéissant à la stratégie que son parasite lui donne dans l’Acte III, Thrason crée les conditions de la grande dispute qui commence hors scène pendant l’entracte et qui court sur tout l’Acte IV ; il s’agit donc bien d’une préparation utile au développement de l’action autour de la possession de Pamphila et qui prendra son paroxysme burlesque dans la scène du siège de la maison de Thaïs par Thrason et son armée de bras cassés.

62Une troisième scolie indiquant une préparation se trouve non loin de là, mais cette fois avec le point de vue de Thaïs :

Don. ad Eun. 501 si forte hvc chremes advenerit oἰκονομία ad litem futuram et exitum fabulae. et hoc non audit miles, nam si audiret, nimis irasceretur.
si forte hvc chremes advenerit agencement des mots (οἰκονομία) en vue du conflit à venir et du dénouement de la fable. Le soldat n’entend pas cela non plus, car s’il l’avait entendu, il se serait par trop énervé.

63On est dans la fin de la même scène II, 3. Thaïs, habillée pour le repas chez le soldat auquel elle va partir avec lui, donne, sans être entendue de Thrason, des instructions à Pythias, sa servante. Thaïs attend toujours avec impatience Chrémès pour le renseigner sur le fait que sa sœur disparue est toujours en vie et qu’elle est même chez elle ; comme elle doit partir chez Thrason pour déjeuner, elle laisse mission à Pythias de retenir Chrémès à la maison jusqu’à son retour ou, au cas où le jeune homme (qui entrera en scène immédiatement après le départ de Thaïs) soit trop pressé, de l’amener chez Thrason pour qu’elle lui parle. C’est bel et bien ce qui se passera. Thaïs, qui n’a rien prémédité et qui se gardera bien de parler de Phédria pour ne pas fâcher le soldat, lui demandera l’autorisation de faire entrer au banquet cet inconnu avec qui elle a une affaire pressante : à contrecœur Thrason autorisera Chrémès à prendre part au repas mais les conciliabules auxquels il assiste entre Thaïs et Chrémès l’indisposent. Par jalousie, et conformément aux leçons de Gnathon du début de scène, il évoquera l’idée de faire venir Pamphila pour chanter au banquet, ce qui provoquera le clash. La venue de Chrémès chez Thrason, préparée par la réplique de Thaïs, est le véritable élément déclencheur de la dispute entre la courtisane et le soldat.

4.4. Stupide, mais pas idiot !

64L’occurrence suivante d’oikonomia, dans la même scène que la séquence précédente (la conversation entre Thrason et Gnathon) et légèrement antérieure à la réplique de Thaïs ci-dessus, participe de la conformité au rôle. Toujours dans sa quête d’amour auprès de Thaïs, le soldat prend acte du conseil du parasite de tenter de rendre Thaïs jalouse mais a un soudain accès de lucidité : Eun. 446 « Siquidem me amaret, tum istuc prodesset, Gnatho », « bien sûr si elle m’aimait, cela pourrait servir, Gnathon ».

65Le commentaire de Donat est particulièrement long :

Don. Ad Eun446. 1siqvidem me amaret tvm istvc prodesset gnathohic uersiculus personam militis et Gnathonis continens pro oeconomia inducitur, qua uerisimile fit facile militem ferre posse anteponi sibi Phaedriam, qui se semper intellexerit non amari. nam si hoc tollas, aut excludendus est Phaedria aut ex dolore militis in hac fabula fit exitus tragicus. 2 Et hoc miles ut sapiens locutus est. ergo meminisse conuenit ridiculas personas non omnino stultas et excordes induci a poetis comicis, nam nulla delectatio est, ubi omnino qui deluditur nihil sapit. 3 Stultitia autem est in his quattuor modis: aut non uenire in mentem quod oportet aut si uenerit non tenere aut bonum consilium non admittere aut malum admittere. uide ergo, ut hoc, quod commode miles uiderat, non tenuerit totumque amiserit. hoc autem idcirco interposuit poeta, ut ostenderet, quid ueneni haberet assentatio, per quam non modo errantes decipiuntur ac praecipites eunt, uerum etiam sapientes interdum sanique euertuntur.
1 siqvidem me amaret tvm istvc prodesset gnatho  ce petit vers, qui contient une présentation du personnage du soldat et de celui de Gnathon, est introduit pour servir de préparation, qui rend vraisemblable le fait que le soldat puisse supporter qu’on lui préfère Phédria, vu qu’il a compris dès le début qu’il n’était pas aimé. De fait, si l’on enlève ce passage, ou bien il faut que Phédria soit mis à la porte, ou bien que la douleur du soldat ne donne à cette pièce un dénouement de tragédie. 2 Et cela est dit par le soldat comme s’il était intelligent. Il convient donc de se souvenir que les personnages ridicules ne sont pas toujours représentés par les poètes comiques comme des idiots sans cervelle ; de fait, il n’est nul plaisir quand celui dont on se joue n’a absolument aucune forme d’intelligence. 3 Or il y a quatre manières d’être stupide : ou bien ne vient pas à l’esprit ce qui le devrait, ou bien si cela vient on ne le retient pas, ou bien encore on n’accepte pas un bon conseil, ou bien on en accepte un mauvais. Voyez donc comment le soldat n’a pas conservé mais bel et bien totalement perdu ce qu’il avait justement compris. De plus, le poète a inséré cet épisode pour montrer quel poison il y a dans la flatterie, par laquelle non seulement ceux qui se trompent sont abusés et se précipitent à leur ruine, mais par laquelle également des gens intelligents et sains d’esprit sont réduits à néant.

66Donat présente cette réplique (hic uersiculus) comme une préparation nécessaire, sans laquelle (si hoc tollas) c’est la fin de la pièce qui sera bancale : Phédria restera exclu de l’amour de Thaïs (rupture de l’attente du spectateur) ou le soldat sera trop triste d’apprendre qu’il n’est pas le préféré après l’avoir cru, transformant la comédie en tragédie (rupture générique). Ce raisonnement ressemble, y compris dans sa formulation par hypothèse d’une suppression de situation, à une autre scolie d’oikonomia citée plus haut : ad Hec. 175.3 « Mira οἰκονομία : fac enim praesentem et nullus error in fabula est », « remarquable oikonomia : car si on ne fait pas partir le personnage, il n’y a plus de méprise dans la comédie ».

67Mais cela est ici bien forcé : autant, dans le cas de la scolie à L’Hécyre, l’absence du personnage du vieillard est nécessaire à l’intrigue, sans quoi, assistant au quotidien aux relations entre Sostrata et Philumène, il n’aurait aucun reproche à faire à son épouse, autant ici la suppression de cette remarque du soldat n’aurait aucune portée sur l’intrigue. Que Thrason se trouve rejeté par Thaïs à la fin de la pièce et que Phédria réintègre seul l’amour de la courtisane est conforme aux attentes comiques, quoi qu’en laisse entendre Donat30. On a le sentiment qu’il surdimensionne le rôle préparatoire de ces quelques mots qui, au fond, le gênent peut-être. La suite du commentaire montre en effet qu’il transforme en éloge paradoxal un élément caractérologique qui pourrait passer pour une erreur.

68Le soldat est un crétin ; toute la scène avec Gnathon, qui se paie sa personne impunément à chaque réplique, le montre : il ne décode rien de l’ironie de son parasite. Sa triomphante bêtise est topique et caractéristique du rôle qui est le sien. Il est là pour être ridicule et plaire au public qui aime à se moquer bruyamment de lui. Donat relève plusieurs fois des traits de sa parlure barbare (par exemple emoriri dans ad Eun. 432, qui est une scolie d’oikonomia implicite), qui est dans le ton d’un miles gloriosus et qui sera relayée par les gasconnades des Fracasse ou Rodomont de l’âge classique. Par là, en disant siquidem me amaret, « oui, si elle était amoureuse de moi », expression à l’irréel qui implique qu’il sait que ce n’est pas le cas, il fait preuve d’une lucidité sur lui-même qui est, dans un premier temps, à contre-courant de son caractère. C’est sans doute ce qui explique la longueur assez inhabituelle de ce groupe de scolies car il faut que Donat dédouane son poète d’une apparente faute technique. Donc en fait, Thrason est stupide mais pas idiot… au moins par intermittences. Et donc malgré les apparences, et même (par un tour de force exégétique) grâce à ce paradoxal trait de sagesse décrit par Donat à l’aide d’un oxymore (miles ut sapiens locutus est), on a de l’oikonomia de conformité au rôle et au genre : c’est en effet moins drôle si l’on a affaire à un idiot monolithique, trop facile à berner ; c’est bien plus efficace si la dupe est occasionnellement traversée de lueurs d’intelligence. Et cette oikonomia de conformité est aussi une oikonomia de situation car, le moment venu, le soldat aura oublié cette très fugace intuition (et il est nécessaire qu’il redevienne idiot) : en effet, malgré l’inefficacité ici reconnue du stratagème de Gnathon, il dira au bon moment « Pamphila » devant Thaïs, lors du banquet qu’il organise, déclenchant la nécessaire dispute avec la courtisane. Autrement dit, ce que révèle cette courte réplique, c’est une conformité paradoxale à son rôle d’imbécile, selon la deuxième forme d’imbécillité décrite dans la scolie 3, l’oubli de ses bonnes résolutions (uide ergo, ut hoc, quod commode miles uiderat, non tenuerit totumque amiserit). Grâce à ce trait de caractère de l’intelligence intermittente techniquement conforme à la comédie, Thrason pourra être l’amorce de la rixe homérique qui courra jusqu’à la fin de l’Acte IV.

4.5. « Change de costume »

69Un dernier passage semble ambigu, voire paradoxal. Nous sommes à la scène 5 de l’Acte III, dans les tout derniers vers de l’acte. Chéréa, après le viol qu’il vient de perpétrer sur l’innocente servante qui vient d’être offerte à Thaïs par le soldat (et qu’il ne sait pas encore être de naissance libre et sœur du citoyen Chrémès), est tombé inopinément sur son ami Antiphon et lui a fait le récit triomphal de l’événement. Or pour arriver à ses fins, le jeune Chéréa a dû quitter son costume de jeune recrue (il fait actuellement son service militaire) et l’échanger (pendant l’entracte avant l’Acte III) contre celui du vieil eunuque que Phédria (le frère aîné de Chéréa) avait l’intention d’offrir à Thaïs ; c’est en faux eunuque qu’il a violé la jeune fille et s’est échappé ; Antiphon ne l’a d’ailleurs pas tout de suite reconnu sous ce déguisement (Eun. 545-546). Et à ce moment de l’action, Chéréa est encore habillé en eunuque. C’est compromettant, puisque c’est l’habit bariolé qui fera immanquablement reconnaître le violeur, et, en outre, les deux jeunes gens doivent rejoindre d’autres camarades pour un grand pique-nique chez l’affranchi Discus. Donc Chéréa doit se changer. Mais il n’ose pas rentrer chez lui, où il a peur de tomber sur son père ou sur son grand frère ; Antiphon lui propose donc de venir se changer chez lui : « muta uestem(…) ; eamus ad me ; ibi proxumumst ubi mutes » (Eun. 609-612 : « change de costume ; allons chez moi, c’est le plus près pour que tu te changes »).

70Voici le commentaire de Donat sur les mots muta uestem d’Antiphon :

Don. ad Eun. 609. 2  mvta vestem haec οἰκονομία <est> ad id, quod in domum Thaidis rediturus est Chaerea.
2  mvta vestem c’est une préparation en vue du prochain retour de Chéréa dans la maison de Thaïs.

71Donat précise qu’il y a oikonomia. Nous comprenons, en première lecture, que le changement de costume prépare le retour du jeune homme, lequel se fera plus de deux cents vers plus loin dans la scène 2 de l’Acte V (vers 840).

72Or ce n’est pas ce qu’il faut comprendre en réalité car, dès cette nouvelle entrée, Chéréa dit explicitement qu’il est toujours habillé en eunuque. De fait, chez Antiphon, contre toute attente, se trouvaient le père et la mère de son camarade : impossible d’entrer chez eux sans éveiller les soupçons ; dans la rue, devant chez Antiphon, passe une connaissance de Chéréa qui, elle aussi, pourrait le trahir et le faire reconnaître comme le violeur en costume bariolé qu’on recherche sans doute déjà. Par conséquent, Chéréa s’est caché depuis tout ce temps, a laissé partir Antiphon seul à la fête de Discus et revient sur les lieux de son crime, sans doute pour rentrer chez lui pour enfin pouvoir récupérer son costume initial. C’est là qu’il tombe sur une Thaïs furieuse et qui cherche l’auteur de ce forfait qui contrarie tous ses plans (et ceux du grand frère Phédria, ceux de Chrémès, le bientôt reconnu frère de la jeune fille, ceux du soldat Thrason…).

73Or Donat, qui traque très bien les implicites, n’a pas manqué de remarquer un élément de situation aussi clairement explicité. Au vers 840, il accroche la scolie suivante :

Don. Ad Eun. 840. 1 apvd antiphonem v. m. et p. rediens in uiciniam suam causas reddit Chaerea, cur non mutauerit uestem. oportuit autem et iam e re argumenti fuit non mutasse, ut eum uideret meretrix cum turpi habitu incedentem ut reum uitiatae uirginis.
1 apvd antiphonem v. m. et p. revenant dans son quartier, Chéréa explique les raisons pour lesquelles il n’a pas changé de costume : c’est une nécessité commandée par l’intrigue de ne pas en avoir changé, pour que la courtisane le voie entrer avec une tenue honteuse, comme suspect d’avoir déshonoré la jeune fille.

74L’oikonomia (même si le mot n’y est pas cette fois) consiste donc à faire revenir Chéréa piteusement dans le costume d’eunuque qui le trahit et dont il n’arrivera décidément pas à se débarrasser. Mais en quoi consistait alors l’oikonomia relevée dans la réplique d’Antiphon au vers 609 ? Eh bien justement en ce que l’acte de changement de costume ne se réalise pas. A la fin de l’Acte III, la vraisemblance imposait à Chéréa de changer de costume : en effet, en gardant cet habit, Chéréa est comme un évadé de prison en costume rayé et boulet au pied ; on ne verrait que lui, d’où la proposition d’Antiphon « muta uestem ». Mais à l’Acte V, il faut que ce même habit le confonde. En quelque sorte, Donat fait un raccourci ou une anticipation. Un raccourci parce que la proposition « muta uestem » était nécessaire en soi et pour soi tout comme le fait que Chéréa, lors de son retour sur scène, soit toujours déguisé en eunuque. Et une anticipation, parce que, au fond, c’est au moment du vers 840 qu’il devrait évoquer l’oikonomia : l’explication qu’y fait Chéréa de l’échec de sa tentative de changement de costume s’enchaîne sur la remarque d’Antiphon du vers 609 et prépare la scène de duel avec Thaïs qui s’annonce. Et en réalité, il faut comprendre au vers 609 : « Oikonomia de ce qu’il va dire à son retour sur scène devant Thaïs (et qui explique qu’il n’a pas changé de costume) ». Il faut, par souci de vraisemblance, que Chéréa ait à la fois cherché à redevenir lui-même (609) et échoué à se débarrasser de ce costume désormais compromettant (840). C’est tout ce processus qui est économique.

75De ces illustrations empruntées au commentaire à L’Eunuque, retenons comme éléments définitoires d’oikonomia chez Donat les sèmes suivants : ‘anticipation’, ‘opportunité’ et ‘vraisemblance’ et proposons une définition : « anticipation technique faite par le poète pour préparer avec naturel (et si possible de façon agréable) et au bon moment un événement futur et/ou l’arrivée d’un personnage pour leur assurer une certaine vraisemblance ».

Conclusion

76La définition proposée est assez vaste pour ramasser tous les emplois relevés du terme oikonomia et de ses dérivés. Chaque fois que le terme est présent, on peut appliquer ladite définition. Mais inversement, il y a de nombreuses situations qui répondent à cette définition de l’oikonomia sans que le concept soit mentionné. En lieu et place, est évoqué par Donat le critère de la vraisemblance, celui de la conformité, celui de l’anticipation, celui de l’opportunité… En voici quatre exemples tirés toujours du commentaire à L’Eunuque.

Don. Ad Eun. 721 4 tv pol si sapis qvod scis nescis uideamus, cur nolit poeta de uitio uirginis continuo scire Thaidem : utrum ne improuiso malo uehementius commoueatur ac doleat ? an ut ex eiusdem uirginis habitu uultuque ista cognoscat, quod est actuosius ? an quod proximum uero est, ut illam et Thais et frater ignorantes uitiatam animosius aduersum militem defendant repetitum eam uenientem cum tanto strepitu ac minis ? nam quo ore praeterea diceret Thais Chremeti de sororis pudore sollicito « educata ita, ut teque illaque dignum est », si sciret illam uirginem non esse ?
4 tv pol si sapis qvod scis nescis voyons pourquoi le poète refuse que Thaïs sache tout de l’outrage subi par la jeune fille : est-ce pour lui éviter d’être trop violemment émue et affligée si un tel malheur lui était annoncé à l’improviste ? ou pour qu’elle apprenne la chose de l’attitude même et de la physionomie de la jeune fille, ce qui est plus dans l’action ? ou, ce qui est le plus proche de la vérité, pour que Thaïs et le frère de la fille, tous deux ignorants de l’outrage dont elle a été victime, la défendent avec plus de cœur contre le soldat venu la réclamer avec force clameurs et menaces ? car avec quel visage Thaïs pourrait-elle dire après cela à Chrémès, inquiet de la vertu de sa sœur, « educata ita, ut teque illaque dignum est », si elle savait qu'elle n'est plus vierge ?
   
Don. Ad Eun. 322 3 qva ratione amisti nisi remansisset Chaerea, sed consecutus uirginem uidisset quo deducta sit, quam Parmenonem conueniret, non ita procederet fabula, ut nunc procedit ; inruisset enim in cognitionem meretricis importune Chaerea nec pro eunucho adduceretur ulterius.
3 qva ratione amisti si Chéréa n’était pas resté là mais avait poursuivi la jeune fille pour voir où on l'emmène, plutôt que de rencontrer Parménon, la pièce n’avancerait pas comme elle le fait à présent ; car Chéréa se serait fait malencontreusement connaître de la courtisane et il ne pourrait ensuite être emmené en se faisant passer pour l’eunuque.

   
Don. Ad Eun. 817 1 pergin scelesta mecvm perplexe loqvi nunc demum uirgo uitiata esse cognoscitur a Thaide, opportune, postquam magnopere et defensa est et retenta. nam statim consequentur nuptiae eius et Chaereae, qui illam uitiauit.
1 pergin scelesta mecvm perplexe loqvi c’est maintenant seulement, au bon moment, que Thaïs apprend que la jeune fille a été déshonorée, après avoir été préservée et tenue à l’écart avec beaucoup de soin. En effet, s’ensuivra aussitôt son mariage avec Chéréa, qui l’a déshonorée.
    
Don. Ad Eun. 1012 1 qvid ilicone credere non ideo hoc dicit, quod personae suae fidem deroget, sed quod res incredibilis fuerit quam illi persuaserit, aut certe si credendum fuerit, non statim neque examinata neque facta rei cognitione.
1 qvid ilicone credere elle ne dit pas cela parce qu’elle ôte tout crédit à son personnage, mais parce qu’il lui semble incroyable qu’elle ait pu le persuader, ou du moins, si c’était chose croyable, ce n’aurait pas dû être immédiat sans examen et sans avoir pris connaissance de la chose.

77Pour toutes ces scolies, sans doute, Donat pourrait écrire oeconomia ; comme il ne l’a pas fait, on peut dire que le concept s’y trouve en creux, qu’on a de l’oikonomia in absentia et l’on comprend pourquoi la construction d’un Thesaurus de notions déconnecté du lexique (notre tâche actuelle dans le programme Hyperdonat) est complexe.