Colloques en ligne

Martine Créac’h

L’Œuvre de Franck Venaille et la matière du temps

1En opposition au concept de « pureté » de la modernité définie par Clement Greenberg1,Jacques Rancière définit le « régime esthétique » comme un monde dans lequel toute hiérarchie a été abandonnée :

C’est un monde où toutes les histoires sont dissoutes en mots, échangeables avec les lignes, les touches ou les « dynamismes » en quoi s’est dissous tout sujet pictural, ou avec les intensités sonores où les notes de la mélodie se fondent avec les sirènes des navires, les bruits des voitures et le crépitement des mitrailleuses2.

2La poésie peut être un observatoire privilégié pour l’étude de ces temporalités hétérogènes qu’annonçait en 1966 Théodor Adorno3. Comme l’indique Laurent Dubreuil dans une étude sur Baudelaire,

le maintenant de l’œuvre nous projette bien dans plusieurs temps ensemble. Pour n’être pas en propre au littéraire, cette co-présence en devient une marque signifiante. Le texte est chargé de son passé mais n’opère pour nous que dans son présent. Ce constat ne dépend nullement de ce que François Hartog repère comme une tendance de notre époque et qu’il nomme présentisme. Car il s’agit de souligner que le poème est, à son lecteur, tout passé et tout présent ; ce qui forme en somme son perpétuel avenir, chaque fois changeant. Si l’on peut cerner une pareille complication temporelle dans la lecture littéraire, il doit être entendu que l’œuvre l’accomplit aussi de manière singulière4 .

3Si la répétition d’un « je pense à vous » dans « Le Cygne » de Baudelaire convoque à la fois Ovide et Virgile, Hugo et Racine, Andromaque et la « négresse », « bric-à-brac confus » de passés révolus, la variation sur la même formule rythme également l’œuvre de Venaille. Dans Chaos, pour rendre hommage à un acteur du cinéma d’avant-guerre, Raimond Aimos abattu en août 1944 (« Aimos/ Je pense à vous, mort sur les barricades » ; « Est-ce pour cela, Aimos, que je pense/ Tant à vous ? »5), comme dans Hourra les morts ! : « Je pense souvent à vous, Augusta Proust. » ; « Je pense toujours à vous. » ; « Augusta Proust, je pense toujours à vous. » ; « Comment ne pas songer à vous, mère ? » ; « Je penserai éternellement à vous, Augusta Proust.6»

4Par un titre qui fait écho à la fois à la « matière d’eau » de La Descente de l’Escaut et à l’œuvre de Paul Klee, je voudrais montrer que cette « complication temporelle » est au cœur de la poétique de Franck Venaille. Il s’agit, plus précisément, de la tension entre deux rapports au temps que souligne le poète dans La Tentation de la sainteté :

Il semblait que deux forces égales mais antagonistes se partageaient le monde et son propre destin. Issues toutes deux de la matière mentale. Se complétant. Se déchirant l’une l’autre:
1 : l’énergie créatrice
2 : l’attirance vers le gouffre.7 

L’énergie créatrice

5Il y a certes, dans l’œuvre de Venaille, une énergie qui se manifeste par une obsession de la rupture, signalée par exemple par le désir de changer d’identité (renaître belge en Franck lorsque l’on est né François dans le onzième arrondissement à Paris en 1936), mais aussi par l’opposition à une certaine tradition poétique dans laquelle Venaille rassemble, pêle-mêle, le surréalisme, « quincaillerie de mots et d’images », la poésie « laborieuse née de la Résistance » et « les gadgets formalistes contemporains8 ». Elle s’exprime par des pratiques modernistes dans la présentation de ses textes, dans des titres qui sont autant de slogans (Hourra les morts ! en 2003 ; C’est nous les Modernes en 20109).

6L’énergie se manifeste aussi par une dynamique : celle de la marche le long du fleuve dans La Descente de l’Escaut10qui s’aventure dans les friches industrielles de notre temps et développe, comme l’analyse Jean-Patrice Courtois, un « temps fluvial11 ». Ce mouvement se poursuit, dans Hourra les morts !, par le trajet qui oriente dans le même sens le mouvement des avant-gardes dadaïstes et surréalistes réunies par Pierre Reverdy dans la revue Nord – Sud12. L’œuvre construit un devenir, une ligne de variation. Cette énergie des avant-gardes impose un rythme dont le poète, dans Hourra les morts !, suggère le tempo par une image empruntée à la culture du football, celle du mouvement de l’avant-centre de l’équipe de football sous le regard fasciné de l’enfant d’autrefois : « Je vois une similitude entre la nervosité du poème et l’accélération soudaine de l’avant-centre face au but »13.

7Ce mouvement, dans Hourra les morts !, anime le trajet des voies, celui de « notre rue Paul Bert » (p.136) ou des Boulevards des maréchaux (p. 99), des bus, le P.C.1« Porte de Versailles » (p. 99), le P.C.2 « Porte de la gare » (p. 102), le P.C.3 « Porte de Montreuil » (p. 103), des « rails – gares de triage – aiguillages » : « les lignes de transport sont une œuvre moderne », annonce un titre (p.101-102). Ce sont aussi des « lignes de vie » (p. 103) qui orientent la vie amoureuse, la tentation de suivre une moderne passante (« Une jambe, belle, entraînant l’autre, belle également » p. 135), de « se brancher sur [la] prise intime » des femmes (p. 29). Comme Tristan Garcia, dans son récent essai La vie intense. Une obsession moderne14, elles font de l’électricité la figure centrale de la modernité. Elles peuvent également laisser croire à une « vocation » (p. 121) d’artiste dans une conception, moderne là encore, où le sujet n’existe que dans son aptitude à devenir15. Le perpétuel renouvellement des inspirations dans la poésie de Venaille confirme cette vocation au changement.

L’attirance vers le gouffre

8Une pulsion régressive met cependant cette énergie en tension. Elle apparaît par exemple dans ce poème d’Algeria :

Ils aperçurent un lac (glacé), puis des oiseaux tombèrent, raidis, figés :  le paraphe de la mort dit-il alors que non loin d’eux, ignoble, rigolard, le fou marron se signait, se signait tous ils entrèrent dans la. Lagune. Alors sur l’autre rive une femme hèle un enfant et dans le clapotis c’est sa jeunesse à lui qui par grandes brassées d’air au visage le fouette. L’enfant rame. Il est dans le soleil rouge aussi impénétrable que l’Impossible. Démesure. On le touche : il s’efface ! On le croit disparu : mais il est là qui vous regarde. Noire, la mère s’est assise. Comme on l’attend ! Comme on l’espère toujours semblable ! Noire est la barque qui bientôt disparaît. Toutes les cloches de brume se mirent alors, toutes les cloches ! Ils restèrent là : tous deux. Le froid. La couleur de la mer. Il n’y avait peut-être rien d’autre à faire qu’à : pleurer. Doucement. Au plus profond du cœur malade. Puis, jacassants, des enfants passèrent. Langue inconnue. Deux petites filles. Tous ces volets tirés. Lui dire : je suis coupable. Révoquons le destin. Mais telle une ville flottante s’arrachant du brouillard le bateau devant eux comme ses lèvres rouges les reprit. Alors, sorti de l’eau noire, s’é-le-va : le silence – le silence – le silence – 16

9Si le cadre évoqué est celui d’un lac, il ne s’agit cependant pas du « miroir amical des montagnes bleues » évoqué dans un poème de Tragique17. À sa fluidité est opposée une fixité mortifère qui peut rendre compte de l’impossibilité du discours sur la guerre d’Algérie. À l’écriture surtout est confiée la charge d’exprimer l’opacification du langage. Insistante dans un poème composé d’un grand nombre de phrases nominales, la ponctuation ne cesse d’interrompre le discours. Elle est utilisée, dans ce poème, plutôt comme une façon de rompre que comme une façon de lier : rupture entre l’action et sa conséquence (« On le touche : il s’efface ! »), entre l’attente et la réalité (« on le croit disparu : mais il est là qui vous regarde. »), entre la phrase préparée et la phrase prononcée (« Lui dire : je suis coupable. »). Les tirets répétés font entendre le silence entre les mots, coupent même certains mots pour faire entendre le son avant le sens. Ils freinent la lecture, l’empêchant d’être fluide, trop directement orientée vers la signification.

10Le poème est construit par des effets de reprise (« comme on l’attend, comme on l’espère toujours semblable »), de bégaiement (« se signait se signait »). Les répétitions soulignées par le chiasme lié à l’inversion du sujet (« Noire, la mère s’est assise. […]. Noire est la barque ») ou le rappel d’une chanson ancienne (« Toutes les cloches de brume se mirent alors, toutes les cloches ! ») confirment cette impression d’un temps arrêté. Le contexte général au passé isole, cependant, deux moments de rupture : le premier, au présent semble une image onirique rejouant ce qui ne s’est pas bien joué dans l’enfance, le second rompt le silence par une parole au style direct : « Lui dire : je suis coupable. Révoquons le destin. ». Ces deux moments ouvrent l’espoir d’un événement, d’un sursaut, espoir contredit par la continuité d’une théorie de couples (couple formé par la mère et l’enfant suivi par le couple formé par les deux petites filles) et par l’effet d’encadrement produit par le système des couleurs (rouge/ noire/ rouge/ noire).

11Certes, dans Algeria, le motif du fleuve est retrouvé à propos de l’Hudson river18. Ce fleuve est associé, comme dans le long poème de 1995 La Descente de l’Escaut, à l’espoir d’une guérison : « je me souviens de l’Hudson river j’y jetais des cailloux de petits riens des bouts de vie, souvenirs, mémoire, tout cela autrefois dans.  L’eau. » Même s’il est surdéterminé par plusieurs images légendaires, celles du Nil ou du Petit Poucet mais aussi celles du Styx ou du Léthé, le mouvement héraclitéen du fleuve est abandonné. Il est ralenti (dans une note Venaille se demande « pourquoi, dans un paysage si plat, l’Escaut fait tant de courbes. On a l’impression que son cours ralentit.19»), remplacé par la fixité d’une surface : « Souvenirs. Qui remontent. Qui apparaissent à la surface. Je suis fleuve. » Elle fait re-surgir ce qui, déjà dans La Descente de l’Escaut, était le « temps du sommeil de l’eau » et ses « images d’avant-monde 20». Elles appartiennent peut-être à ce « vieil Escaut » que Venaille évoque dans l’avant-texte du recueil :

Corps malade ou fœtus, en tout cas témoin muet d’une intériorité qu’il ne cesse de montrer, sous l’Escaut, dans l’Escaut, vit ce qu’à Cambrai, Gand, en maints endroits de son cours on nomme avec respect le « vieil Escaut ». Il s’agit le plus souvent d’une sorte de bras mort. On y trouve des signes des marées lointaines. Cela ne bouge pas. Dans son champ, c’est comme une attente, un guetteur, un lac, une mer intérieure. Cela nous dit des choses anciennes, sans âge. Pourtant c’est muet. Né sans langue. C’est même probablement mort-né. C’était là avant l’arrivée des hommes et leurs premiers borborygmes. Lorsqu’on descend l’Escaut et que ses péniches, ses remorqueurs apparaissent comme autant de pépites d’un or industriel, il faut prêter l’oreille à ce qui ne s’exprime pas. Peser le poids de son silence. Écouter les éclusiers, les bateliers évoquer ce frère difforme, puîné bien sûr, ce frère mort lors de discordes anciennes, d’un duel, d’un moment de gibet ou de bûcher. On ne peut rien écrire sur l’Escaut si l’on n’a pas en tête cet autre fleuve, ce double que les paysans, sans cesse, évoquent. 21

12Cette présence souterraine du vieil Escaut est rapprochée dans le poème de la scène des souterrains d’Allemonde du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, dans laquelle Golaud montre à son jeune frère la mort qui l’attend :

   Je suis un homme perdu dans ce bois de hêtres
Glissant sur les bords fangeux du fleuve. Je
suis malade. Mais, dès le premier ponton de bois
je resurgis, semblable en cela à cette eau noc-
turne, nommons-la : Force et Faiblesse ! Mirage !
Obsession des anciens cabaretiers ! L’eau d’avant
toute naissance Eaux glauques où les saules se noient
S’abreuvent les moutons Murs ! Barbelés ! Je crois
avoir l’âme à jamais blessée mais dans les sous-
sols du triste château d’Allemonde pourrit celui
qui demeure pour toujours le fœtus jumeau Ô
tu te diriges vers le centre de la ville Dans
ses caves, sous les tunnels : frère difforme, défi-
guré où perches et brochets, d’effroi, meurent : Je
suis triste tant j’ai la nostalgie des temps an-
ciens où l’on jetait les porcs crevés dans tes
eaux noires.
 22»

13 Bien après La Descente de l’Escaut, Franck Venaille parle du poète comme d’un « fossoyeur » ou d’une « taupe », et de l’écriture poétique comme d’une « sorte d’excavatrice qui remonte en pleine lumière drames et bonheurs divers puisés là, dans le trou, la béance, les creux de la pensée23 ». Les poèmes peuvent-ils exhumer à la lumière du présent le trésor enfoui du passé et Algeria apporter une « vérité historique » sur la guerre d’Algérie ? Non, sans doute. L’image archéologique éclaire cependant la démarche de Venaille parce qu’elle nous fait comprendre que la vérité recherchée n’est pas celle de l’objet, la guerre, mais du travail de la mémoire constituée de traces appartenant à des temporalités différentes :

Il est plus que temps de dire que, pour moi, l’écrivain est celui qui n’oublie rien. Il était déjà là lorsque le Christ a douté de son père, Lénine des soviets, lors des incendies et des épidémies de peste, lors des guerres et des batailles. Il fut médecin, malade, archer, officier. Il a combattu. Il a vu mourir. Il a dressé des plans, un peu stratège, un peu architecte. Il était là bien sûr lorsque sa mère et son géniteur se sont rencontrés et aimés. L’écrivain dit, non pas une mémoire collective ou sociale, mais une mémoire sans âge […]24.

14 C’est précisément contre le temps unilinéaire de notre expérience ordinaire que l’archéologue Laurent Olivier définit, dans Le sombre abîme du temps, la spécificité du temps archéologique, « temps pluri-temporel, comme l’est celui de la mémoire, en ce sens que plusieurs temporalités sont ici à l’œuvre et se recouvrent25». Plutôt, dit-il, que de « raconter le passé », il faut reconnaître « les vestiges du passé comme les symptômes d’une mémoire qui continue à travailler le présent, renoncer à cette espérance d’un passé enfin saisissable en tant que tel26  ».

15Venaille a construit son recueil Algeria publié en 2004 dans la mémoire de la guerre d’Algérie : les premiers poèmes du recueil ont été écrits près de cinquante ans après l’événement, les derniers, vingt ans après, comme si cette guerre devait être approchée par la mémoire plutôt que par l’histoire. On peut mettre cette approche en relation avec le dispositif temporel du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, que commente Venaille. Dans celui-ci, ce sont les événements futurs qui sont la clé des événements passés27.

16Dans Noord publié en 2007, Franck Venaille fait de cette tension entre l’énergie et ce qu’il appelle le « poids », l’origine même de la poésie :

À un certain moment d’écriture on est à la fois le cheval et son cavalier. Le premier crée une forme de beauté fondée sur la vitesse, l’élégance, l’énergie et, en même temps, accepte le poids, la lourdeur du cavalier. C’est de cet assemblage hétéroclite, de cette sorte d’affrontement que naît, pour moi, véritablement la poésie.28

Baudelaire encore

17Suivant la troublante passante de Hourra les morts !, plusieurs critiques ont relevé l’insistance des références à l’œuvre de Baudelaire dans celle de Venaille. On y croise aussi, outre la fascinante et voyante lesbienne (Violette Leduc est nommée dans Hourra les morts ! « la baudelairienne29 »), Madame Aubijoux, pâtissière, papetière, libraire chez qui Moi-de-onze-ans se précipitait pour lire les exploits des coureurs cyclistes dans Miroir-Sprint, l’hebdomadaire sportif du Parti communiste. Cette femme « était à elle seule une référence vivante à Baudelaire […] qui allait [lui] faire découvrir la vérité d’une femme, d’une "belle fille", nue aux bijoux ». Résonnent également dans Algeria un baudelairien « Je suis coupable » et, dans La Tentation de la sainteté, le cri de l’aphasique de retour de Namur :

Il y a des années, dans un tout autre siècle, et sur l’un de ces quais, un homme a crié sa misère et ses sarcasmes. Après sa chute à l’église Saint-Loup à Namur, Baudelaire atteint d’aphasie et de divers troubles mentaux, est ramené à Paris. Un cri, long, sonore, persistant, tel fut le salut du poète, dans cette gare, à sa ville.30 

18Pourraient encore être évoqués la « douleur prégnante » de Tragique dont, par la référence à Baudelaire, le pathos est mis à distance (« Çà ! Ma douleur ! Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports31») ou le poème de Requiem de guerre intitulé BAUDELAIRIEN qui s’achève sur les « merveilleux nuages »32.

19Je ne retiendrai pour mon propos que l’audace d’une conception du temps qui associe la tension vers « l’intemporel » à une valorisation du présent qui s’exprime, chez Baudelaire comme chez Venaille qui se présente en « dandy de lui-même33 », par un goût du costume souligné par le film de Martin Verdet. Si, pour Baudelaire, « le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent34 », l’œuvre de Franck Venaille peut être abordée aujourd’hui par cet air vif du présent.