Colloques en ligne

Sarah Diane Brämer et Adrien Paschoud

Les régimes de périodicité dans l’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et d’Alembert

1Dirigée par Diderot et d’Alembert, l’Encyclopédie n’a rien de commun a priori avec la presse périodique. La première repose sur une méthode et une systématique, se donnant pour ambition de représenter « l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines »1. La seconde, par nature, n’opère de celles-ci qu’une saisie nécessairement parcellaire2. Alors que l’une entend œuvrer à la conservation des savoirs « pour les siècles à venir »3, l’autre a pour vocation principale de se tenir au plus près de l’actualité (événementielle, intellectuelle) de son époque4. Les encyclopédistes ont eux-mêmes veillé à accentuer cette ligne de démarcation, en jetant un regard très dépréciatif sur les journaux et autres publications sérielles (à l’exception des publications académiques destinées aux élites savantes). L’affaire semble donc entendue. Pourtant, à y regarder de plus près, certains voisinages se dessinent. D’abord, la parution annuelle de l’Encyclopédie offre à ses éditeurs une remarquable tribune. L’enjeu est polémique : attaqués par les hommes d’Église qui veulent faire interdire l’ouvrage, les encyclopédistes ripostent en menant une véritable campagne d’opinion5. Ensuite, la périodicité rend possible, par volumes interposés, un dialogue serré entre D’Alembert et Diderot sur les principes épistémologiques de l’ouvrage. Un questionnement épistémologique qui obéit parallèlement à une dimension stratégique : donner à l’Encyclopédie sa pleine légitimité au sein d’un paysage intellectuel marqué par la concurrence des cercles savants (dont les institutions académiques, les milieux lettrés et le corps ecclésiastique). Enfin, les éditeurs ont tablé sur la périodicité pour asseoir le lien de complémentarité des volumes de discours (1751-1765) et de planches (1762-1772). Une alliance du texte et de l’image destinée à parachever le projet encyclopédique, tout en satisfaisant à la « curiosité »6 du lecteur, mais que des contraintes matérielles quasi insurmontables ont fortement compromise, comme on le verra en dernière analyse.

Périodicité et attaques ad hominem : l’« Avertissement du tome III » (1753) et l’« Éloge de Montesquieu » (1755)

2L’histoire mouvementée de la publication de l’Encyclopédie est bien connue7. La diffusion d’une plaquette publicitaire annonçant l’ouvrage (le Prospectus de 1750)8 suscite l’hostilité d’une partie des milieux religieux. Les jésuites sont les premiers à entrer en lice. Dirigés par le Père Berthier, les Mémoires de Trévoux accusent les encyclopédistes d’avoir plagié l’arbre des connaissances de Bacon et d’avoir pillé le Dictionnaire universel de Trévoux9. Mais ce sont là des griefs relativement mineurs. En revanche, lors de la parution du premier tome de l’Encyclopédie en juin 1751, le discours des apologistes prend une autre tournure. Selon les jésuites, auxquels les jansénistes emboîteront le pas10, les Philosophes favorisent l’« impiété » et sapent l’autorité monarchique. Les ajouts de Diderot à l’article « Âme » de l’abbé Yvon, ainsi que l’article « Autorité politique » (Diderot) sont visés en particulier. S’appuyant sur le scandale suscité par l’affaire de l’abbé de Prades – soupçonné de propager une doctrine matérialiste dont les encyclopédistes se sont faits les complices11 –, les jésuites font pression sur le Conseil d’État du roi. La décision d’interdire l’ouvrage est prise le 7 février 1752. Elle sera pourtant levée quelques mois plus tard grâce aux soutiens dont les Philosophes bénéficient à la Cour et surtout à la protection de Malesherbes, alors directeur de la Librairie.

3Paru en octobre 1753, le tome III de l’Encyclopédie s’ouvre sur un « Avertissement » rédigé par D’Alembert. Cet avant-texte revient sur l’interdiction de 1752. D’Alembert dénonce, sans les nommer, ceux qui se sont servis de la « main de la Religion » pour interdire l’Encyclopédie ; il invalide les accusations de plagiat ; il condamne la « présomption et la bassesse » de « certains hommes de lettres » qui par « jalousie » ont nui à l’ouvrage en recourant à la « satire » (p. i). Véritable plaidoyer pro domo, l’« Avertissement du tome III » réaffirme l’unité et l’esprit de la « République des lettres ». Il est le lieu où s’énonce dès les premières lignes un ethos collectif : « Nous oserons parler de nous-mêmes à nos lecteurs […] nous montrer tels que nous sommes » (ibid.). Outre qu’il s’agit de rallier à soi l’opinion publique, D’Alembert poursuit une visée bien plus large. Dénoncer la « malignité » des attaques adverses est une manière de magnifier l’ambition intellectuelle d’un projet inscrit dans un « nouvel ordre des choses » (ibid.). L’entreprise encyclopédique s’arrime ici à la vision utopique de la connaissance telle que Bacon, cité par D’Alembert, l’avait exprimée dans sa Nouvelle Atlantide : « Les grands ouvrages sont les enfants du Temps » (p. x), écrit D’Alembert, citant le philosophe anglais. Mais ces lignes ouvrent aussi aux virtualités d’un ouvrage qui engloberait dans sa perfection unitaire les savoirs désormais exempts des faiblesses du langage12. Ces grands orgues rhétoriques s’accompagnent, il faut le souligner, de considérations bien plus prosaïques. En effet, l’interdiction de 1752 permet à D’Alembert de justifier le retard de la parution du tome III auprès des souscripteurs (p. ij). Le ton du polémiste indigné et du publiciste avisé se mêlent ici.

4Dans l’« Avertissement du tome III », D’Alembert oppose les polémiques stériles, engluées dans le présent, et l’avènement glorieux d’un « siècle philosophique », comme il le fera dans son « Éloge de Montesquieu » publié au seuil du tome V (1755) de l’Encyclopédie. Rien ne distingue a priori cet éloge de la tradition littéraire à laquelle il appartient. Les premières lignes retracent une existence vouée à l’exemplarité ; elles célèbrent le rang éminent qu’occupe l’œuvre au sein de la philosophie et des belles-lettres. Une manière commune à la biographie des philosophes, telle que la pratique l’âge classique, d’allier le particulier (le portrait moral d’un grand homme) et le général (les idées qui composent un esprit concourent au bien collectif)13. Discours de circonstances donc, cet éloge se soustrait au carcan discursif qui est le sien pour livrer une véritable attaque ad hominem. Il permet à D’Alembert de prendre pour cibles les jansénistes qui, dans les Nouvelles ecclésiastiques, un périodique clandestin fondé en 1728, ont âprement combattu L’Esprit des lois14. À ne lire que la « foule des brochures » qui ont voué aux gémonies l’ouvrage de Montesquieu, on les croirait issues, écrit D’Alembert, d’un territoire peuplé « de barbares »15. L’intention est évidente : montrer que les attaques contre L’Esprit des lois offrent des similitudes avec l’interdiction de l’Encyclopédie, une analogie que Montesquieu aurait lui-même évoquée peu avant sa mort (D’Alembert détourne opportunément le lieu commun des ultima verba dans des visées militantes). L’éloge funèbre rejoint alors la haute lutte contre « l’infâme », hydre sans cesse renaissante, comme le suggèrent les lignes conclusives de la seconde partie de la Défense de l’Esprit des lois16que reprend textuellement D’Alembert : « J’aurais encore bien des choses à dire ; mais j’aime mieux renvoyer aux feuilles mêmes. ‘‘ Croyez-moi, mes chers Pisons : elles ressemblent à un ouvrage qui, comme les songes d’un malade, ne fait voir que des fantômes vains’’ »17. Convoquer une polémique littéraire antique (celle qui opposa les Anciens et les Modernes), c’est mettre en perspective les temporalités passées et présentes, bien sûr, mais c’est aussi se parer du prestige de l’Art poétique d’Horace, cité ici, pour dénoncer en retour l’indigence des griefs adverses, nés de quelques esprits malades.

5Le ton de l’« Avertissement du tome III » et de l’ « Éloge de Montesquieu » oscille entre une indignation froide et un registre satirique. Le contenu polémique de ces avants-textes déteint du reste sur certains articles, comme plus tard l’article « Nouvelles ecclésiastiques », également de D’Alembert, et fort hostile aux jansénistes (il en est de même de l’article « Journal » de De Jaucourt qui vaut par les métaphores animalisantes désignant les adversaires de l’Encyclopédie)18. Ouvrage de savoir, mais aussi et malgré lui, de circonstances, l’Encyclopédie quitte sa vocation première pour revêtir les traits d’un combat philosophique et critique de tous les instants ; son mode de périodicité, même malmené par les événements, lui permet de s’inscrire dans un cycle d’actions et de réactions dont nous avons ici isolé deux moments. De ce point de vue, l’Encyclopédie se rapproche nolens volens de la presse périodique, lorsque celle-ci adopte le mode de la réponse (sur cette notion, voir infra). Notons encore que cet affrontement de longue haleine entre Philosophes et anti-Lumières a contraint les premiers à s’interroger sur les ressorts de l’écriture polémique. D’Alembert prend ainsi le parti de riposter frontalement, épousant alors les circonstances les plus immédiates, alors que Diderot, pour sa part, opte pour une stratégie oblique, en privilégiant le caractère potentiellement subversif du système des renvois. Il table sur le caractère d’évidence de la vérité philosophique qui agit « secrètement et sans éclat »19 sur les esprits.

Périodicité, épistémologie, positionnement stratégique

6La périodicité, on l’a dit, est une composante essentielle du combat mené par les Philosophes contre leurs adversaires : les apologistes, en premier lieu, mais aussi certains hommes de lettres redoutables et redoutés dont Fréron et Palissot20. Il convient pourtant de souligner que la périodicité ne se limite pas à ses seuls enjeux polémiques, lesquels se sont imposés aux encyclopédistes. Rendue à son intention première (livrer volume après volume l’inventaire des savoirs), la périodicité accompagne conjointement la réflexion épistémologique qui sous-tend le projet encyclopédique et qui est énoncée dans les avants-textes (dont le Discours préliminaire) et les grands articles programmatiques (parmi lesquels « Art », « Dictionnaire », « Éléments des sciences » et « Encyclopédie »). D’Alembert et Diderot partent d’un postulat fondamental, celui de l’unité de la nature. Observer les phénomènes, les recueillir, les mettre en relation, c’est reconnaître l’existence d’un ordre préétabli – c’est aussi reconduire une métaphysique, en d’autres termes une classification obéissant à un système (la métaphysique ne désigne pas ici une science première des choses définie a priori et obéissant à une causalité supérieure ; la notion a connu une refonte sémantique à partir de Locke et que Condillac a prolongée). Pourtant, on le sait, les écrits encyclopédiques de D’Alembert et de Diderot font apparaître de profondes divergences21. Celles-ci portent d’abord et avant tout sur les processus de construction des savoirs. S’il reconnaît l’apport de l’expérience dans l’analyse des lois de la nature et si, par ailleurs, il fustige toute spéculation chimérique22 (c’est-à-dire affranchie de l’observation), D’Alembert défend un modèle déductif, fondé sur les sciences mathématiques. Même si des nuances s’imposent, Diderot tend, pour sa part, à privilégier la démarche inductive ; il se tient à distance de toute généralité stricte du concept. L’héritage du scepticisme d’une part, la lecture de Buffon d’autre part, sont essentiels à cet égard.

7La périodicité de l’Encyclopédie permet à D’Alembert et à Diderot de confronter leurs vues par articles interposés23. Lorsque Diderot se livre à une critique de l’abstraction mathématique dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), D’Alembert répond par l’article « Découverte » dans le tome IV (1754) de l’Encyclopédie. Le postulat avancé dans le Discours préliminaire y est réaffirmé : la connaissance empirique conforte une raison transcendante de l’ordre des choses, distincte cependant de la théologie, « matière perpétuelle de disputes, & quelquefois de troubles »24. D’Alembert reprend le même argumentaire dans l’article « Éléments des sciences » paru dans le tome V (1755) : il énonce la conception d’une encyclopédie dont tous les éléments convergeraient vers un seul et même principe et que l’esprit humain pourrait contempler « sous un point de vue indivisible »25. Une proposition que Diderot écarte dans l’article « Encyclopédie », paru dans le même tome26. Ce dialogue interne est rendu possible par le fait que les articles de l’Encyclopédie étaient rédigés à la suite, dans l’ordre alphabétique. La périodicité reproduit, on le voit, les mécanismes éditoriaux de la dispute savante (ou de ce que l’on nomme parfois à l’âge classique la « réponse »). La dispute constitue un événement avec ses protagonistes, son historique, son déroulement, ses scansions27. En témoigne à cet égard la parution des articles de physique de D’Alembert (« Action », « Figure de la Terre » et « Gravitation »)28. Ces contributions échelonnées sur plusieurs volumes se font le relais, in vivo, des controverses que le newtonianisme a suscitées, invitant la communauté savante à des interprétations renouvelées. L’Encyclopédie réfracte les énoncés scientifiques et permet leur circulation dans des contextes épistémiques pluriels, de même que les périodiques savants du temps, tels que les Mémoires de l’Académie royale des sciences29. La périodicité engage dès lors deux modalités de lecture : la première, qui suppose une vision d’ensemble du débat, permet un parcours diachronique (de l’origine d’un différend au déploiement périodique, article après article, de ses enjeux) ; la seconde, au contraire, est synchronique : le débat s’inscrit dans cette science des rapports que permet le système des renvois (mobilisé par les encyclopédistes en raison de sa valeur probatoire) – un système qui a été pensé, plus généralement, comme un rempart contre le risque inévitable de morcellement de l’Encyclopédie, sur le plan matériel d’abord (ordre alphabétique, découpage en volumes destinés à être publiés selon une planification temporelle) et épistémologique (sans les renvois, l’Encyclopédie échoue à établir la « chaîne » qui unit les savoirs, devenant de facto une œuvre illisible).

8Lorsqu’ils font état de controverses savantes, Diderot et D’Alembert mènent par-delà leurs divergences un objectif commun : se tenir au plus près des avancées des sciences. L’ouvrage relaie les débats du temps, propose éventuellement un arbitrage, donne à voir ce qui demeure à explorer. Il offre une conception dynamique de la connaissance, en se présentant comme un dictionnaire, bien sûr, mais aussi comme une systématique. Il s’agit en d’autres termes de fonder un discours d’autorité et donc de le valider auprès d’un lectorat pluralisé. En vue de cela, les encyclopédistes mènent concurremment plusieurs stratégies. L’ouvrage doit d’abord se démarquer de la Cyclopaedia (1728) de Chambers (le projet initial étant d’en procurer une traduction) et plus généralement des encyclopédies existantes. Si Diderot et D’Alembert expriment leur dette à l’égard de cet ouvrage (paru en deux volumes), ils entendent s’en distinguer par les ambitions intellectuelles qu’ils prêtent à l’Encyclopédie30, par le mode de lecture proposé, par l’adjonction de volumes séparés de planches, par le nombre de collaborateurs enfin. Il s’agit également d’écarter les critiques que l’on adresse habituellement aux encyclopédies et autres dictionnaires : ces ouvrages fragmentent inutilement les savoirs, ils les rendent illisibles et font perdre le « goût de l’étude »31. Le Discours préliminaire énonce donc ces critiques pour les désamorcer d’emblée. C’est la raison pour laquelle les éditeurs s’attellent à rapprocher leur démarche du prestige dont disposent les académies. L’Encyclopédie produit une connaissance, nous disent ses éditeurs, dont la validité n’a rien à envier à ces institutions savantes. Dans le même temps, Diderot présente à ces dernières une objection commune : celle de ne pouvoir embrasser « la science générale de l’homme »32. Les académies, notamment dans les volumes qu’elles font paraître, n’offrent que des morceaux détachés. Seule l’Encyclopédie sera à même de les rassembler :

C’est à l’exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer ; ouvrage qui ne s’exécutera que par une société de gens de lettres et d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l’intérêt général du genre humain33.

9Se placer sous l’égide de l’Académie, tout en cherchant à définir une voie qui soit propre à l’Encyclopédie, va de pair avec un autre impératif tout aussi important : se démarquer de la production journalistique non-institutionnalisée. Outre le fait qu’il s’agit d’affirmer la figure du Philosophe dans le champ des belles-lettres, il s’agit aussi et surtout de creuser un écart maximal entre deux dispositifs de connaissance, en insistant sur le statut hautement supérieur de la démarche encyclopédique, située à l’exact opposé de la temporalité restreinte (c’est une « histoire momentanée » de la production imprimée) et donc superficielle d’un périodique. Les encyclopédistes se montrent extrêmement sévères à l’égard de la presse journalistique. Celle-ci représente une masse informe qui a dangereusement proliféré (voir l’article « Journal ») sous la plume de « barbouilleurs de papiers » (selon Rousseau) et d’ignares en matière de sciences, à l’instar des jésuites des Mémoires de Trévoux (voir l’article « Journaliste »). Les encyclopédistes reprochent à la presse périodique de se perdre dans la redondance, le vain bavardage, l’ineptie : « […] & que font tous les Journalistes, dont néanmoins le travail en lui-même est utile, que de donner au public ce qu’il a déjà, que de lui redonner même plusieurs fois ce qu’on n’aurait pas dû lui donner une seule ? » (« Avertissement du tome III », p. vij)

10Le ton est ironique : les journalistes font preuve d’une absence totale de discernement, ils excellent à se montrer médiocres. Les qualités qui devraient être celles du journaliste rendent d’autant plus visibles les défauts qui affectent cette activité. Le mépris des encyclopédistes porte tout autant sur le lectorat dont sont dénoncés les penchants à la paresse intellectuelle :

Tous ces papiers sont la pâture des ignorants, la ressource de ceux qui veulent parler et juger sans lire, et le fléau et le dégoût de ceux qui travaillent. Ils n’ont jamais fait produire une bonne ligne à un bon esprit, ni empêché un mauvais auteur de faire un mauvais ouvrage.34

11Notons le terme dépréciatif de « pâture » : l’écriture journalistique nourrit, au sens le plus trivial du terme, le besoin quasi consumériste du lectorat. Le constat est donc sans appel. Il annonce ce qui sera le reproche majeur énoncé à l’encontre de l’activité journalistique, celui de mettre en péril la transmission du savoir :

Mais que devient l’extrait quand le livre est oublié ? Un dictionnaire universel et raisonné est destiné à l’instruction générale et permanente de l’espèce humaine ; les écrits périodiques, à la satisfaction momentanée de la curiosité de quelques oisifs. Ils sont peu lus des gens de lettres35.

12Présentée comme une œuvre sans « mesure et constante » par ses éditeurs, l’Encyclopédie est à l’opposé de la presse périodique, laquelle se meut dans les errements d’une démarche de connaissance aléatoire, vouée à disparaître. Ce faisant, comme certains critiques l’ont souligné, la démarche des encyclopédistes, mue par la volonté d’ériger l’Encyclopédie en un ouvrage de référence en matière de savoir, élude le fait que la presse a été l’un des vecteurs essentiels de la Philosophie éclairée, aussi bien sur le plan de la promotion d’une nouvelle scientificité (celle de l’empirisme) que sur le plan de la critique des normes (politiques, religieuses et morales). Mais au regard des intentions publicitaires de l’ouvrage, ces parentés sont volontairement omises par les encyclopédistes, ou du moins minorées.  

Périodicité et réflexivité : les volumes de discours et les volumes de planches

13La question de la périodicité a été abordée jusqu’ici dans les volumes de discours de l’Encyclopédie. Il convient à présent de se pencher sur les enjeux qu’elle revêt au regard de la complémentarité que les éditeurs ont souhaitée entre les volumes de discours et de planches. En plus d’être un argument publicitaire (fournir au lecteur un ensemble bien plus vaste de planches que ne le faisait la Cyclopaedia de Chambers), l’alliance du texte et de la gravure est jugée essentielle à la réussite de l’entreprise encyclopédique. Les ambitions épistémologiques de l’ouvrage (transmettre un savoir à un lectorat composé de savants, d’hommes de lettres, mais aussi d’« artisans ») rendent en effet absolument nécessaire le « besoin de figure ». C’est du moins ce qu’affirme Diderot dans le Prospectus :

Nous avons distribué dans les sciences & dans les arts libéraux, les figures & les planches, selon le même esprit & avec la même économie que dans les Arts mécaniques ; cependant nous n’avons pu réduire le nombre des unes & des autres, à moins de six cents. Les deux volumes qu’elles formeront ne seront pas la partie la moins intéressante de l’ouvrage, par l’attention que nous aurons de placer au verso d’une planche, l’explication de celle qui sera vis-à-vis, avec des renvois aux endroits du dictionnaire auxquels chaque figure sera relative. Un lecteur ouvre un volume de planches ; il aperçoit une machine qui pique sa curiosité : c’est, si l’on veut, un moulin à poudre, à papier, à soie, à sucre, etc. Il lira vis-à-vis, fig. 50, 51 ou 60, etc. « Moulin à poudre », « Moulin à sucre », « Moulin à papier », « Moulin à soie », etc. il trouvera ensuite une explication succincte de ces machines avec les renvois aux articles « Poudre », « Papier », « Sucre », « Soie », etc. de certaines planches que je considère comme prolongation des articles descriptifs de l’Encyclopédie36.

14Le Prospectus décrit le cheminement que le lecteur effectuera pour connaître un objet. Cheminement aisé, écrit Diderot, puisque l’Encyclopédie est dotée d’un remarquable système de renvois : de l’article à la planche qui lui correspond, de l’explication de la planche à l’article qui l’accompagne. Une complémentarité qui repose sur les mérites respectifs du discours et de l’image. Diderot assigne au discours la capacité de présentifier un objet afin d’en expliquer les composantes. Ainsi, par exemple, l’article « Cidre » (tome III, 1753) mobilise les procédés d’animation du discours : déictiques spatiaux (« au-dessous », « au bas », etc.), adresses au lecteur (« Imaginez », « Voyez », etc.), parataxe. Semblable à une « scène », la description du pressoir à cidre est fondée sur une succession d’instants figés. L’absence de référence à une planche étonne, bien sûr, mais le discours vient suppléer à l’image (sans qu’on puisse exclure que Diderot ait eu une gravure sous les yeux au moment de la rédaction). D’autres articles comme « Arcy » (tome I, 1751) imitent le parcours qu’opérerait le regard d’un spectateur sur un tableau : mobilisant un ensemble de déictiques, Diderot décrit un paysage enchanteur (en l’occurrence des grottes) que n’aurait pas renié l’esthétique rococo. La faculté de l’imagination permet alors de lier les éléments évoqués par le discours – Diderot reconduit stylistiquement la connaissance par les sens. Pour autant, Diderot demeure prudent. L’article « Bas » (tome II, 1752) montre à quel point la relation mimétique entre l’objet et l’image peut être problématique : montrer l’interaction des parties mobiles d’une machine est une entreprise démesurée, prompte à perdre le lecteur dans le dédale d’une représentation impossible37.

15Pour ce qui a trait de l’image visuelle proprement dite, elle revêt, selon Diderot, une importance capitale. Car elle livre, dans l’immédiateté de la perception, un être ou un objet :

Grâce à nos travaux ceux qui viendront après nous pourront aller plus loin. Sans prononcer sur ce qu’ils auront encore à faire, nous leur transmettrons du moins le plus beau recueil d’instruments et de machines qui ait existé, avec les Planches relatives aux arts mécaniques, la description la plus complète qu’on en ait encore donnée, et sur toutes les sciences une infinité de morceaux précieux. (« Avertissement du tome VIII », p. x)

16À l’inverse des définitions (nécessairement imparfaites), l’image visuelle ne se prête pas à une interprétation potentiellement équivoque ou incomplète : elle ne peut parasiter notre rapport au monde observable. L’idée que l’esprit se fait des choses est mieux traduite par l’image visuelle que par un mot. Les planches suppléent donc aux failles du discours encyclopédique : elles lui sont donc supérieures car elles participent des processus de production de l’esprit dans le sillage de l’empirisme et du sensualisme, doctrines au sein desquelles la vue occupe une place prédominante38. Lorsqu’elles représentent un seul et même objet sous différents angles, les planches allient le tout et les parties, renforçant leur efficacité cognitive : elles rendent par conséquent un objet parfaitement transparent à lui-même, offrant de celui-ci une représentation intelligible, car unitaire39. L’analogie entre l’image visuelle (le « tableau ») et les mécanismes de l’esprit est du reste un élément que partagent les philosophes empiristes et leurs interprètes, dont Diderot, bien sûr, mais aussi Condillac. Pour autant, Diderot n’est pas le chantre naïf de l’image visuelle. Car il reconnaît que, dans certains cas, celle-ci se trouve aussi démunie que le langage définitoire pour représenter un objet, comme par exemple une machine dans ses détails les plus infimes. Diderot mesure ainsi la difficulté qu’il y a à choisir ce qui sera l’élément le plus pertinent pour saisir le fonctionnement d’un objet, le déroulement d’un procédé.

17Comme on le voit, Diderot a affirmé l’unité organique des volumes de discours et de planches. Or, il apparaît que celle-ci a été mise à l’épreuve de la fabrication matérielle de l’Encyclopédie, et plus précisément de sa périodicité pour le moins heurtée. D’abord, les articles de l’Encyclopédie n’ont pas toujours été rédigés en synchronie avec la fabrication des planches. Certains encyclopédistes font référence à des planches qui n’existent simplement pas dans les volumes. D’autres, à l’inverse, ignorent dans leurs articles des planches existantes (voir par exemple « Cristallisation » et sa planche correspondante dans le domaine « Chimie », tome III, planche II, figure 11)40. Ensuite, il est parfois fait allusion de manière très vague à un ensemble de planches à venir. A contrario, certaines planches relatives à un objet sont parues avant les articles portant sur cet objet. Il en est ainsi du « Pressoir à cidre ».

img-1-small450.pngimg-2-small450.png

Fig. 1 et 2 « Œconomie Rustique, Pressoir à Cidre », Encyclopédie, t. I, 1762.

18Les gravures (fig. 1 et 2) publiées en 1762 dans le premier volume des planches sous la rubrique « Œconomie rustique » sont précédées d’une légende qui expose les différents objets comme « le pressoir », « la pile », « la brebis », « le mouton », etc. tout en évoquant brièvement la fonction de chaque partie (fig. 3).

img-3-small450.png

Fig. 3 « Pressoir à Cidre », Encyclopédie, t. I, 1762.

19Un dispositif de figures, de chiffres et de lettres permet de faciliter la lisibilité de l’ensemble. L’article correspondant, « Pressoir à cidre » sera publié seulement trois ans plus tard, dans le volume XIII (1765), et donne des informations complémentaires sur le processus de fabrication, tandis que les images ainsi que la légende insérée dans le recueil des planches permettaient simplement d’identifier les différents éléments du pressoir. Ainsi, l’élément isolé est réintégré dans le processus de production – et retrouve par-là sa place au sein de la description de la machine. La publication différée rend délicate la compréhension d’une machine dans ses aspects les plus techniques, même si, dans ce cas, il faut noter l’habileté de Diderot à tirer profit du discours, en ce qu’il permet de rendre le mouvement.  

20Mais il s’agit ici d’une réussite qui demeure ponctuelle. Car, le système explicatif précédant les planches apparaît aux yeux de Diderot comme la conséquence malheureuse d’un travail éditorial qui n’a pu être mené à terme et auquel les éditeurs ont suppléé dans l’urgence :

Il n’y eut aucune correspondance rigoureuse entre le discours et les figures. Pour parer à ce défaut on se jeta dans de longues explications qui précèdent les arts dans nos volumes de planches. Combien de machines inintelligibles, faute de lettres qui en désignent les parties41.

21C’est l’édifice épistémologique dans son entier qui se voit ici ébranlé. Il y a ici un constat d’échec auquel Diderot a voulu remédier en s’adressant aux éditeurs pour la publication d’une nouvelle édition de l’Encyclopédie. Le propos est encore bien plus sévère – et désabusé – dans le volume VII des planches :

Dans les volumes de planches qui ont précédé, on trouve immédiatement après l’état alphabétique des principales matières qui y sont contenues, une table scientifique qui ne peut plus avoir lieu, la liaison des objets ayant été rompue par le déplacement et l’interpolation de plusieurs arts et de plusieurs sciences dont on s’est hâté de publier les planches aussitôt qu’elles ont été prêtes. Il en est arrivé que certaines parties s’étant présentées plutôt, et d’autres plus tard qu’elles ne le devaient, les premières ont altéré l’enchaînement dans les volumes précédents et que les secondes le détruisent nécessairement dans celui-ci et dans ceux qui suivront (t. VII des volumes de Planches, p. 3-4).

22Diderot reconnaît avec lucidité les incohérences qui ont entravé la réalisation matérielle de l’Encyclopédie, au point d’invalider l’objectif premier de l’ouvrage : rendre apparents les liens entre les savoirs, les arts et les techniques. L’œuvre idéale, vouée à offrir un regard totalisant sur les connaissances, n’est qu’une chimère ; d’autres combinaisons apparaissent, bancales et fragmentées. L’écart, la dissonance, la faillite infusent dans un ouvrage qui a échappé en partie à ses éditeurs – et que le travail de caviardage de Le Breton42 a contribué, au grand désarroi de Diderot, à fragiliser encore davantage.

23Quelques mots pour conclure. Nous avons vu que la périodicité engage des enjeux polémiques, épistémologiques et structurels (s’agissant de la relation entre les volumes de discours et de planches). Elle met au jour la dimension hautement réflexive de l’ouvrage : D’Alembert et Diderot, du moins entre 1751 et 1759, s’attachent autant aux savoirs qu’à leur mise en discours (la réflexion sur la question de la nomination est évidemment fondamentale) et à leur mise en contexte. La pratique ancienne du commentaire (comme celle que Diderot appose dans les marges de l’article « Certitude » par exemple) témoigne du souci constant de discuter des prémisses théoriques énoncées dans les avants-textes. S’intéresser à la fabrication matérielle de l’Encyclopédie, c’est donc entrer dans la composition profondément hétérogène d’un ouvrage « en acte » (Alain Cernuschi), en lieu et place du grand-œuvre des Lumières militantes que l’on a voulu parfois construire a posteriori. L’Encyclopédie a tendu certes vers un idéal de représentation – qu’un pan de la critique post-moderne a interprété à tort comme la marque du triomphe d’une raison totalisante, voire totalitaire dans le sillage d’Adorno et d’Horkheimer43 – mais sa fabrication matérielle relève davantage d’une « contexture » extraordinairement diversifiée, soumise à des fragments de discours. L’Encyclopédie est à cet égard un patchwork, un montage à hue et à dia de fragments, loin du modèle rassurant de l’arbre des connaissances, mais qui, dans le même temps, s’est prêté à une exploration toujours recommencée, et à plusieurs voix, des conditions d’élaboration du discours savant.