Colloques en ligne

Martine Lavaud

Quand la presse fait son cinéma : le cas d’Excelsior

1« Excelsior sera ce qu’il a l’ambition d’être : le cinématographe de l’actualité universelle. Le lire, ce sera tout voir ». C’est ainsi que, le 16 novembre 1910, Pierre Lafitte présente son dernier né : le quotidien photoillustré Excelsior, qui en 1917 sera cédé à la famille Dupuy, propriétaire du Petit Parisien et du Miroir, vingt-trois ans avant la parution du dernier numéro, le 29 mai 1940. Célébrant le premier anniversaire du quotidien, Edmond Rostand rappelle la persistance du modèle cinématographique dans l’imaginaire des lecteurs : « On s’attend à ce que sur votre papier gigottent [sic] soudain les silhouettes. Comme en ce cinéma dont vous savez la fortune, évidemment ».

2À 38 ans, celui qui est à la fois un infatigable sportsman et l’éditeur d’Arsène Lupin a déjà fait la démonstration de ses talents d’entrepreneur en créant cinq autres périodiques illustrés : La Vie au Grand air (1898), Femina (1901), Album Musica (1902), Je sais tout (1905) et Fermes et châteaux (1906). Excelsior, titre dont l’étymologie affiche l’ambition d’excellence, franchit un pas de plus : il s’agit de laisser la photoillustration derrière soi pour viser l’horizon nouveau du cinématographe. Or voici déjà deux ans, depuis 1908, que Charles Pathé a proposé son « Pathé Journal » aux cinémas français et étrangers. Plus encore, l’année même de la création d’Excelsior, « Gaumont Actualités » entre en lice, avant l’arrivée prochaine, en 1912, d’« Éclair-Journal » ou « Éclipse-Journal ». La rudesse de la concurrence a de quoi laisser perplexe : comment un support papier soumis au temps incompressible du travail des rotatives ainsi qu’à l’inéluctable victoire de l’image fixe, peut-il raisonnablement lutter contre le cinéreportage ? Comment dès lors faut-il comprendre le positionnement cinématographique d’Excelsior ? S’agit-il d’un coup de bluff ordinaire du discours commercial ? d’un hommage au septième art érigé en horizon du journalisme idéal ? ou bien d’un authentique rapport concurrentiel par lequel le texte, loin d’être sacrifié sur l’autel de la vitesse et du spectacle, pourrait tirer son épingle d’un jeu susceptible de le desservir ?

La question du positionnement

3Considérons le positionnement d’Excelsior dans le double environnement médiatique de la photo-illustration et des actualités cinématographiques. Photographiquement, Pierre Lafitte s’est distingué en proposant, par exemple dans son hebdomadaire La Vie au grand air, une iconographie abondante valorisée par une mise en page soignée. Par ailleurs, le marché de la presse quotidienne offre déjà, comme le font Le Journal ou Le Matin, des clichés photographiques, mais parcimonieusement, à raison de 5 images, 10 les jours fastes, le tout incrusté dans une masse textuelle compacte. La nouveauté n’est donc pas dans le principe du quotidien photo-illustré, mais dans une double ambition à la fois quantitative, avec un ratio photographie / texte ambitieux de près de 30 photographies pour 12 ou 16 pages, et qualitative, grâce au soin apporté à la mise en page ainsi qu’au choix du papier. En somme Lafitte envisage d’ajuster à l’échelle du quotidien sa formule spectaculaire et luxueuse de l’hebdomadaire photo-illustré.

4C’était un projet simple dans l’idée, mais complexe du point de vue de son positionnement dans le marché émergent d’une actualité filmée dont l’histoire se superpose à celle du cinéma. Les films disparates et courts tels que la fameuse « Sortie de l’Usine Lumière de Lyon », ou surtout, en juin 1895, le débarquement des participants au Congrès des photographes à Neuville-sur-Saône illustrent cette tension spontanée du cinéma vers l’archivage médiatique et immédiat du vivant. Ainsi Félix Mesguich ou Albert Promio, tous deux opérateurs des frères Lumière, ne tardent pas à offrir leurs services à Charles Pathé. En attendant que ce dernier ne précise son offre, Georges Méliès se lance dans les actualités reconstituées, qu’ils s’agisse de la reconstitution de l’affaire Dreyfus, en 1899, et plus bizarrement, en 1902, de la mise en scène anticipée du couronnement d’Edouard VII, avec, dans le rôle du roi, un garçon de lavoir, et dans celui de la reine, une blanchisseuse. Si la même année Pathé cède également à la tentation de la reconstitution, avec la mort du pape Léon XIII, il s’en écarte vite pour placer le fait authentique sous les yeux du spectateur. Dès 1895, celui pour qui le cinéma doit être « le journal, l’école, le théâtre de demain » s’est engagé dans la compétition sauvage qui voit arriver 129 brevets de caméra, dont le sien, celui du photozootrope déposé avec Henri Joly en novembre 1895, et qui fut à l’origine du système de projection stabilisé dit « de la Croix de Malte », avant le système à Griffes des frères Lumière. Un autre enjeu de cette compétition est d’offrir au public, conquis par l’écran de 300 m2 installé durant l’Exposition Universelle de 1900, des espaces de projection accessibles. En 1911 le Gaumont-Palace achète ainsi une salle de plus de 5000 places, rue Caulaincourt. En 1912, Paris compte 190 salles de projection susceptibles de diffuser les actualités de trois sociétés concurrentes pour la somme de 50 centimes, soit le tarif d’une baraque de foire. Que pèse Excelsior, face à tout cela, aux 6500 employés de Charles Pathé, propriétaire de cinq studios parisiens, inventeur d’une formule de location lucrative de ses films, de machines supérieures au kinéscope d’Edison qui lui permettent de réaliser une percée, même provisoire, sur le marché américain1 ? Et pourtant les problèmes techniques rencontrés par Charles Pathé, Léon Gaumont, « Éclipse-Journal » et « Éclair-Journal », ne sont pas négligeables : les images, qui peuvent parvenir 8, 10, 15 jours après l’événement, induisent une conception étendue de l’actualité, surtout pour un spectateur occasionnel ; et quant à leur montage, il procède davantage de la juxtaposition chaotique que de la hiérarchisation raisonnée.

5Lorsqu’il présente son programme dans le premier numéro du 16 novembre 1910, Excelsior peut ainsi s’engouffrer dans une triple brèche : celle de la proximité temporelle, de la cible sociologique et de l’expertise. Celle de la temporalité parce que la formule quotidienne permet de combler les blancs d’une fréquentation occasionnelle des salles de cinéma, Excelsior offrant à ses lecteurs une salle de projection cinématographique quotidienne et privée, soit la déclinaison ciné-journalistique du spectacle dans un fauteuil. Celle de la cible sociologique, parce que la tenue culturelle d’Excelsior lui permet d’anoblir un art souvent considéré comme trop populaire. Celle de l’expertise enfin, tant Excelsior arbore une liste de collaborateurs truffée de grands noms littéraires et scientifiques, dont Édouard Branly, Henri de Régnier, Apollinaire, les frères Margueritte, lesquels opposent la richesse de leurs textes aux cartons indigents des films muets de l’actualité.

6Fait surprenant, Excelsior, pourtant si prompt à inventorier les innovations technico-médiatiques de son temps, ne mentionne pour ainsi dire jamais les actualités Pathé. Cela n’existe pas, n’a jamais existé. Un exemple parmi tant d’autres. Le premier numéro « sort » 19 jours après que Judith Gautier, fille de Théophile et digne collaboratrice d’Excelsior, a été élue à l’Académie Goncourt. Pour Excelsior, dont la cinématographie recherche l’illusion du quasi direct, l’événement est déjà trop vieux pour être traité en tant qu’actualité. En revanche, le journal pourrait rendre compte d’un événement notable : la visite, rue de Washington, chez celle qui peut se targuer d’être la première femme admise à l’Académie Goncourt, d’un opérateur de Pathé Actualités. Or il est probable que la projection de la séquence correspondante corresponde, à peu de chose près, au baptême du feu d’Excelsior. Pourtant, pas un mot d’Excelsior à ce sujet. Grâce à Florence Rionnet, il a été possible de retrouver dans les archives Pathé ces images qu’une fiche bristol répertorie avec désobligeance, écorchant le nom de Judith « Gauthier » et lui adjoignant cette petite muflerie : « grosse dame ». On y voit la digne fille de Théophile couper un livre sur son balcon. De cette poignée de secondes le spectateur peut retenir le souffle lourd d’une Judith gênée, chercher le visage du père dans celui de la fille, et dans tous les cas se heurter au mystère des mots prononcés, comme derrière une vitre. D’un côté les développements critiques de Judith dans Excelsior, de l’autres les archives visuelles d’un corps sans voix. Soit deux systèmes d’impressions, sensorielles et intellectuelles, diamétralement opposés, par leur durée, leur intelligibilité, la nature de leur empreinte, et que les expériences d’interview photo-chronographique ont pu tenter de raccorder, ce que ne fit pas Lafitte, pris, concernant Pathé, en flagrant délit éloquent de déni. Le cinématographe de l’actualité qu’il ambitionne, ce n’est pas celui des salles obscures qui semblent, en lieu et place de vivants, inventer l’espèce étrange des contemporains d’outre-tombe.

Le cinéjournalisme d’Excelsior : grammaire et déclinaisons

7Le cinéma Excelsior, quel est-il donc ? Sans doute un cinéma tout autre, parlant, vivant, dont il envisage la polysémie et rêve de compenser les insuffisances.

8À vrai dire le journal fait son cinéma au sens figuré du terme, tant il s’agit de se faire remarquer à tout prix, surtout durant le lancement des deux premiers mois, avec la mise en place d’un éphéméride métadiscursif associant réactualisation permanente, affirmation d’humilité, exhibition simultanée des difficultés techniques et des marques d’un succès inespéré, récit héroïque du labeur journalistique, y compris nocturne. Le numéro du 17 novembre 1910 fait ainsi le récit fébrile d’un tirage frénétique, entre 8h du soir et midi, sur cinq machines, le directeur des messageries Hachette ayant déclaré que le journal, faute d’exemplaires en assez grand nombre, aurait « manqué la vente de plus d’un million d’exemplaires ». Le numéro du lendemain permet de suivre la folle épopée d’une impression qui, ainsi que le journal en informe son public, ne peut excéder 250 000 exemplaires, en attendant davantage, de nouvelles machines ayant été commandées. Dans le numéro du 19 novembre, le ton se fait plus alarmiste : le « Syndicat des marchands » de la ville de Marseille menace de mettre Excelsior à l’index si l’émeute des lecteurs ne peut obtenir assez d’exemplaires.

9Faire son cinéma, c’est pratiquer la culture bousculée de l’instantané qui affecte le cliché autant que les formes brèves (légende, dépêche, brève, billet…). C’est aussi secondariser l’événement au profit du dispositif professionnel qui permet d’en assurer les différentes étapes : reportage, impression, distribution et vente. Le véritable événement, c’est l’exploit journalistique qui se trouve « rhématisé » au détriment de l’événement-prétexte. Faire son cinéma, c’est ainsi afficher d’improbables tirages – le million d’exemplaires est une annonce canularesque à peine masquée – ; c’est aussi exhiber, au sein du journal, le spectacle photographique des files d’attente devant les bureaux du journal (fig. 1).

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Fig. 1 Excelsior, 19 novembre 1910

10Mais le cinéma d’Excelsior ne relève pas d’un simple cabotinage métajournalistique : il est aussi un objet thématique. Le 6 janvier 1911, il s’agit de s’interroger sur la question juridique de la propriété littéraire dans le cas des adaptations cinématographiques ; le 18 février, Excelsior examine les atouts et insuffisances du cinématographe parlant de Gaumont ; le 8 novembre 1918, il organise une longue enquête de trois semaines intitulée « Le cinéma contre le théâtre ». Tels sont quelques exemples parmi d’autres puisés dans un quotidien qui décline toute la polysémie du cinématographe, y compris dans sa dimension étymologique, puisque c’est bien le mouvement qu’il s’agit d’écrire. Le mouvement des corps dont on exalte et encourage moralement, esthétiquement, médicalement l’activité sportive, et qu’il convient de représenter par l’art consommé de la chronophotographie et des mises en page inventives (fig. 2). Adossée à l’expertise du docteur Toulouse qui exhorte le lecteur à ne pas céder aux pièges d’une société industrielle dont la vie de bureau et les transports mécanisés l’immobilisent et le sclérosent, la cinématographie du sport est aussi esthétique que prescriptive.

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Fig. 2 Excelsior, 3 avril 1911

11Excelsior n’a d’ailleurs de cesse de relier le mouvement du corps à la dynamique intellectuelle, comme si le corps devait déclencher la pensée en vertu d’un système d’entraînement physiomécanique. C’est tout l’esprit de la République des intellectuels sportifs, dont Pierre Lafitte, journaliste et cycliste devant l’éternel, et quelques figures dont il peuple sa rédaction, tel Jean Richepin. Le mouvement des corps doit susciter celui de la pensée. Dans cette célébration de l’homme complet, culturiste de l’esprit et du corps, artiste, scientifique, poète et technophile, rien ne cède à la mélancolie. La pensée de l’âge du cinématographe est dynamique, euphorique, expérimentale, ludique, comme lorsque, le 12 novembre 1911, le journal morcelle la page à l’extrême, introduisant un « plaisomètre », ou bien un « grinchomètre » recueillant les critiques des lecteurs, inventant des faits divers canularesques qui atomisent la page, comme le découpage indélicat d’une fille de joie, Coco l’Ablette, que ses agresseurs tronçonnent en 28 parties inégales ; c’est aussi le cas lorsque, après la gaffe du second numéro qui tue prématurément Tolstoï, le journal passe des pompes de l’oraison funèbre à la surenchère de l’éphéméride, et pour mieux s’amuser de ses propres dysfonctionnements, clôt en ces termes sa séquence nécrologique à rebondissements: « Tolstoï est mort, sans avoir repris connaissance. Il s’y est même repris à trois fois pour mourir avec plus d’éclat »2.

12Cette passion généralisée pour la décomposition chronophotographique ou chronotextuelle du mouvement et des faits a pour premiers corollaires l’hyperprécision horaire, l’anticipation et la correction continue. Le 16 novembre 1912, l’Excelsior signale : « S.M. Pierre Ier, roi de Serbie, arrivera à Paris, à la gare du bois de Boulogne, cet après-midi à trois heures 5 ». L’exemplaire du lendemain confirmera, avec une exactitude d’horloge suisse : « Le roi de Serbie est arrivé hier après-midi à 3h5 à Paris ». Cette passion pousse Excelsior à suivre, sur le long terme et cependant au jour le jour, les trajectoires hasardeuses des phénomènes sociaux (en particulier la libération des femmes, aviatrices, suffragettes et porteuses de jupes-culottes), ou bien celles, biographiques, des aventuriers, expérimentateurs dont le journal scénographie les réussites ou les loupés, comme pour l’obstiné Reichelt, tailleur parisien d’origine autrichienne, inventeur à ses heures, qui s’évertua à perfectionner un système du parachute dont le monde entier cherchait alors la formule. Avec Reichelt, le kamikaze autrichien du parachutisme, empêtré dans ses pans de tissu disposés en dépit des règles du bon sens et surtout de la physique, les échecs se suivent et se ressemblent. Si, dans un premier temps, c’est un mannequin qui fait les frais d’un tel acharnement, par exemple le 28 novembre 1911, il en va autrement le 4 février 1912. Ce jour-là, depuis la tour Eiffel, Reichelt ayant décidé de mettre le mannequin au repos afin de faire l’expérience lui-même, saute et se tue, mettant, sous l’œil cinématographique et navré d’Excelsior et Charles Pathé, un point définitif à cette histoire (fig. 3).

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Fig. 3 Excelsior, 5 février 1912

Excelsior VS Pathé-Journal imprimé : éloge des systèmes instables

13Énumérant et célébrant les victimes et les héros de l’aviation, les duellistes que la saisie du cinématographe rend d’autant plus anachroniques, les ratés et les avancées de la photographie aérienne ou de la jupe culotte, le cinématographe d’Excelsior est un hymne à toutes les audaces dont il donne à voir les processus non linéaires, et dans lesquelles il se reconnaît. Le cinématographe, qui n’est plus un simple mode d’esthétisation du journal, ni même un thème, est ostensiblement intégré dans le dispositif médiatique et fait de lui une sorte d’ouvroir de journalisme potentiel, de machine à enregistrer ses propres expériences. D’où le choix revendiqué du système instable et de la correction continue dont je voudrais restituer la portée en m’appuyant sur un concurrent dont on aurait pu craindre qu’il coulât Excelsior. Ce journal, c’est le Pathé Journal imprimé créé en novembre 1912 sous la houlette d’Armand Verhylle pour constituer un produit d’appoint des productions filmiques et de la marque Pathé.  

14La brève présentation publiée le 1er novembre explicite ainsi trois visées : populariser l’information spectaculaire grâce au prix modique de l’hebdomadaire (5 ct, quand Excelsior en coûte 10) ; archiver à domicile les documents visionnés en salle grâce à la reproduction de « mouvements arrêtés dans la prise de vue cinématographique, au moment le plus sensationnel de leur évolution » ; donner à voir et à savoir ; faire fonction non d’organe polémique, mais de journal d’information3. Le numéro du 8 novembre ajoute : « Le cinématographe dégage le cerveau des montagnes de papier qui l’écrasent depuis les successifs écroulements des siècles et des civilisations ». Il s’agit d’offrir de la matière brute à valeur indiciaire, à charge pour le spectateur d’en extraire toutes les interprétations nécessaires. L’hebdomadaire, deux fois plus court qu’Excelsior, s’ouvre par le cinémascope d’une actualité souvent militaire, par exemple la guerre des Balkans, qui figure en Une du Pathé Journal du 1er novembre 1912 (fig. 4), et se clôt par une page de publicités consacrées à l’industrie cinématographique : instruments, salles ou agences de projection. Entre les deux, la formule fixe de rubriques récurrentes : chronique judiciaire, interview, « Gazette filmée », en réalité un récit humoristique rimé, feuilleton-roman, parfois une rubrique poétique, « Le coin des poètes ». Tout y rend un vibrant hommage au cinéma et à son messie, Charles Pathé. Pathé interviewé dans le numéro du 12 janvier 1913 ; Pathé précurseur célébré par les personnalités politiques à qui l’on fait visiter les studios Pathé ; Pathé loué par Max Linder ; Pathé dont on célèbre la cinématographie ultra rapide permettant de saisir la sortie d’une balle d’un canon ; les frères Pathé dont une institutrice, dans une publi-information déguisée, vante la puissance pédagogique de leur système de vidéoprojection KOK. Bref tout cela relève de ce qu’on appellerait aujourd’hui un journalisme « corporate », mais que l’équipe d’Armand Verhylle s’emploie à travestir pour le constituer en journalisme idéal, et mieux dissimuler un talon d’Achille structurel : les artisans du cinéma d’actualité sont des tourneurs de manivelle, comme on disait, non des professionnels de l’information. Présenter l’image brute comme la forme quintessenciée de l’information, c’était balayer d’un revers de main la valeur ajoutée de la hiérarchisation, de l’organisation, de la mise en perspective et de l’analyse.

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Fig. 4 Une du Pathé Journal du 1er novembre 1912

15Or une telle position n’a jamais constitué la ligne d’Excelsior. Certes le journal cédait à l’ivresse auto-promotionnelle : « aucun événement notable ne s’accomplira dans l’Univers sans que les lecteurs d’Excelsior n’en deviennent presque instantanément les témoins et les juges », lisait-on dans le numéro du 16 octobre 1911. Mais il importait, comme l’affirmait le numéro du 16 novembre 1912, de soigner le « commentaire à nos images » tout autant que « l’illustration à nos textes », sans que ces derniers fassent écran à la vérité des faits. Excelsior, intéressé par un lectorat « jeune », ami des « idées neuves », fait de l’instabilité de son système, de son enregistrement et de son analyse simultanés une marque de fabrique. Même promotionnel, l’exhibitionnisme métadiscursif est donc le rouage premier d’Excelsior qui, concédant les dysfonctionnements inhérents à un régime médiatique balbutiant, mais dévoré de perfectionnisme, invite le lecteur à l’indulgence tout en sollicitant le retour critique des experts, notamment pour son premier anniversaire : « Excelsior a-t-il trouvé sa formule définitive ? Il a joint à l’information l’illustration quotidienne. A-t-il fait assez et ne doit-il pas pousser plus loin ses innovations4 ? » D’où l’externalisation du métadiscours, qui n’émane plus de Lafitte, mais de 15 commentateurs représentant l’élite française dans sa diversité, et dont il s’agit d’expérimenter « les méthodes neuves de reportage »5. Du simple étudiant au général en passant par l’acteur Mounet-Sully, Camille Saint-Saëns, le scientifique Branly, le journaliste Alfred Mézières, Paul Déroulède, qui qualifie le journal « d’instantané national », Rostand, évoquant une « forme nouvelle de gazette d’illustration immédiate et foudroyante », ou le fantaisiste Pawlowski, Excelsior recueille les suggestions6. En intégrant la pause critique dans son métabolisme, le journal souhaite éviter un risque majeur du culte médiatique et technophile des images : celui des effets contreproductifs de l’accélération sur l’intelligence qu’elle est susceptible, en lui retirant la durée nécessaire à son travail, de freiner. Il s’agit donc non de s’imposer d’emblée comme un grand journal, mais de proposer le cinématographe de son propre devenir en restituant, au jour le jour, la bousculade incessante des expériences, de l’humour et du temps. Dans le journalisme « classique », celui que tente de dissimuler la fausse modernité de Pathé Journal qui fige son rubricage dès le premier numéro, l’instabilité n’est qu’événementielle. C’est une question de sujet. Dans la formule d’Excelsior, elle se veut également systémique. C’est une question de traitement.

16Au fond, ce qui se joue en arrière-plan dans et par la convocation du cinématographe, c’est le rapport à la culture de masse que Georges Duhamel, en 1930, condamnera brutalement en faisant du cinéma un « divertissement d’ilotes », un « passe-temps d’illettrés », la nourriture « savamment empoisonnée » d’une « multitude que les puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu’elles achèvent d’avilir. Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question […] »7.

17À l’époque d’Excelsior, le rapport du cinéjournalisme à ce qui ne s’appelle pas encore la culture de masse est envisagé de trois manières, auxquelles on peut associer trois noms emblématiques, à savoir Charles Pathé, Albert Kahn et Pierre Lafitte. Charles Pathé, lui-même issu d’un milieu populaire (son père était charcutier), est l’un des artisans majeurs de cette culture de masse qui chaque semaine draine un public mondial de 215 millions de spectateurs dans quelque 95 000 salles. La tendance qu’il représente est historiquement associée à un épisode indécent de son histoire et de celle de la censure, lorsque, en 1909, sa société fut condamnée pour avoir inséré dans ses actualités le film de l’exécution capitale des quatre tueurs de Béthune, qui eut lieu le 10 janvier 1909. À ce sensationnel létal on peut opposer le spectacle élitiste de l’information incarné par le banquier mécène Albert Kahn, chef d’orchestre des Archives de la planète, champion de l’autochrome (la collection en compte environ 72 000) qui, refusant les canaux corrompus de la presse vulgaire, préféra favoriser la paix du monde en passant par le haut, c’est-à-dire en organisant des projections privées à destination des décideurs de la politique, de la finance et des arts. Entre les deux sans doute, Pierre Lafitte. Quand Albert Kahn s’adresse confidentiellement aux grands qui seraient les seuls à faire levier sur la marche du monde, quand Charles Pathé, qui régale le peuple, évacue l’analyse et le texte dans des formats courts et bousculés, intercale entre l’actualité des faits et celle de la projection le double retard des déplacements de reporters et des délais de livraison, Lafitte se glisse dans l’embrasure d’une porte étroite mais ambitieuse : celle du journalisme cinétextuel haut de gamme, quotidien, expert et construit, informatif et distrayant, un journalisme à succès, certes, mais dans le cercle balisé d’une élite élargie, à la fois scientifique, littéraire, artistique et sportive. Un journalisme qui réussirait l’improbable mariage de l’accélération et de l’expertise.