Colloques en ligne

Matthieu Letourneux

Entre poétique des supports et dynamiques sérielles : mutations de l’illustration romanesque des périodiques aux collections populaires (1860-1930)

1S’il existe une généalogie nette entre l’édition de romans illustrée du xixe siècle et les premières collections de romans populaires du début du xxe siècle, ne serait-ce que par le phénomène de réédition des œuvres, le passage d’un écosystème à l’autre se traduit par une série de transformations majeures, à commencer par la manière dont les logiques industrielles et médiatiques de sérialisation ont pu être reformulées en termes narratifs et diégétiques. Mais ces mutations éditoriales ont également eu une incidence sur la manière dont était employée l’image, et dont se jouait sa fonction dans les processus de sérialisation des imaginaires. C’est ce que montre la confrontation des usages de l’image dans les années 1870-1900 à ceux qui prévalent dans les années 1910-1930.

2Pour le comprendre, il convient de souligner au préalable que, dans le domaine de l’édition populaire romanesque, il existe deux régimes de périodicité très différents au xixe et au xxe siècle. Au xixe siècle, la périodicité est calquée sur le modèle du journal (c’est celle des feuilletons dans les journaux et du roman en livraisons). Au xxe siècle, elle est dominée par le principe de la collection (avec un roman complet paraissant chaque semaine, toutes les deux semaines ou tous les mois). Au xixe siècle, le récit est périodique et sa lecture est prise dans la temporalité longue du feuilleton ; le caractère ouvert de l’intrigue engage une lecture attentive au niveau de l’épisode au détriment de la superstructure (toujours présente à l’horizon, mais qui peut être inlassablement repoussée). Au xixe siècle, le récit est complet (ou semi complet) et si la lecture est rapportée à une unité, c’est à celle de la collection, diégétisée ou non.

3Ce passage d’un mode de lecture épisodique et ouvert à une lecture de textes complets envisagés à partir de la collection altère radicalement la manière de rapporter le texte à l’architexte. Dans le premier cas, le récit doit promettre la plus grande richesse possible à un lecteur qui ne connaît encore rien de l’œuvre. Les indications génériques insistent dès lors sur la variété des tons1. Les récits se ressemblent parce qu’ils sont peu caractérisés génériquement, et partagent tous un même répertoire de tonalités : drame, crime, amour, souvent exotisme et histoire. La généricité n’est pas prescriptive mais descriptive. Elle ne définit pas un pacte sériel codifié, elle promet la plus grande variété au lecteur. Au xxe siècle au contraire, le genre devient la porte d’entrée pour lire l’œuvre. Dès les années 1920, la plupart des collections populaires sont spécialisées dans un genre afin de fidéliser leur lectorat au moyen de répertoires de conventions stabilisées (aventure, amour, puis policier). Dès lors, le genre tend à prédéterminer la réception de l’œuvre.

4Ces deux changements (œuvres complètes ou non, et pacte de lecture générique ou non) illustrent un processus de standardisation qui correspond à l’entrée de l’édition dans un régime fordiste de la production et de la consommation, impliquant une relation esthétique aux œuvres différente de celle qui prévalait en régime préfordiste, à l’époque du feuilleton. La relation au récit n’est pas la même (attention à l’épisode pour le feuilleton, ou à une intrigue considérée globalement pour le livre des années 1920), la tension narrative et la manière de décoder le texte non plus (dans le second cas, elle est déterminée par un répertoire générique contraint). Enfin, l’apparition de la collection achève un mouvement qui s’était engagé dès les années 1850, depuis la multiplication des feuilletons, celui d’un affaiblissement de l’intérêt pour une voix auctoriale identifiée à l’unité du texte : dans les collections du xxe siècle, l’auctorialité se déporte nettement du côté de l’éditeur et de la collection. Ce sont eux qui déterminent en grande partie le pacte de lecture et les attentes du lecteur. On lit un « Livre populaire » ou un « Livre national » plutôt qu’un roman particulier2.

Fiction illustrée et périodicité au XIXe siècle

5Dans la mesure où l’histoire de l’édition populaire est une histoire de l’édition illustrée, il y a fort à parier que, comme le texte, l’image a été affectée par les transformations du médium. De fait, le rôle de l’image est lié aux stratégies de séduction médiatique qui caractérisent les publications populaires au xixe siècle, puisque celles-ci ressortissent non du monde du livre, mais de celui de la presse, et qu’elles épousent très tôt les stratégies de séduction (campagnes médiatiques, primes… et recours à l’image)3. Ainsi, l’image joue un rôle majeur dans le succès des romans en livraisons, par exemple avec des éditeurs comme Bry et Les Veillées littéraires dans les années 1840, contribuant sans doute à accélérer la suspicion qui pèse à partir des années 1850 sur la littérature illustrée, perçue comme littérature populaire4. Et de fait, sous la Troisième République, lorsqu’on évoque l’« édition illustrée » dans les contrats, on renvoie aux publications en livraisons illustrées populaires. Or, les livraisons illustrées sont des publications périodiques beaucoup plus proches, dans leurs formats et leurs logiques de distribution, du monde de la presse que de celui du livre. Autrement dit, la question de l’illustration est étroitement liée, dans le monde de l’édition, à celle de la publication périodique.

6Quelles sont, pour l’essentiel, ces formes de l’édition périodique illustrée de romans ? On peut d’emblée éliminer le roman-feuilleton publié dans la presse quotidienne, puisqu’il est généralement dépourvu d’illustrations. Il faut en revanche décrire en quelques mots le dispositif des illustrations dans les journaux-romans et les livraisons. Spécialisés dans la publication de feuilletons, les journaux-romans agrémentent ces récits d’une ou de plusieurs illustrations par numéro, avec une grande image en couverture. Longtemps, plutôt que d’obéir à un principe d’alternance entre les romans illustrés en couverture, c’est souvent le même roman qui est proposé en couverture, de numéro en numéro, ce qui produit un effet de sérialisation graphique (fig. 1). Cela signifie que les éditeurs considèrent que c’est une œuvre spécifique qui conduit les lecteurs à acheter le périodique chaque semaine, et non l’ensemble des œuvres publiées5. On le voit, l’illustration joue avant tout le rôle d’affiche et de couverture : le poids de l’image en une est sans commune mesure avec celui des illustrations intérieures, qui sont souvent plus petites, peu nombreuses, et parfois même absentes. La présentation des journaux de face dans les kiosques explique évidemment ce rôle accordé à l’image. Et dans la mesure où l’illustration de couverture renvoie semaine après semaine au feuilleton de l’auteur le plus fameux, elle produit un effet de continuité se dessinant de numéro en numéro, qui rapproche le journal-roman des logiques d’un second type de publication illustrée, la livraison.

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Fig. 1 Quatre numéros successifs du Journal du dimanche présentant Le Demi-monde sous la Terreur de Fortuné du Boisgobey.

7Rappelons que la livraison est un système de vente du roman à la découpe. C’est elle qu’on évoque généralement au xixe siècle quand on parle d’édition populaire illustrée. Dans ce domaine, deux types de gravures dominent. L’illustration de couverture amovible reprend la même image d’un numéro à l’autre. Elle n’existe plus dans les éditions qui persistent aujourd’hui, puisqu’elle était destinée à protéger la livraison et était jetée. La deuxième image est celle qui ouvre chaque livraison. La première assure l’unité de l’œuvre, la seconde insiste sur le niveau des épisodes, suivant un rythme qui correspond plus ou moins au contenu de la livraison que l’acheteur tient entre ses mains.

8Les usages de l’illustration dans les livraisons sont donc proches de ceux qui prévalent longtemps dans les journaux-romans : dans les deux cas, on insiste sur un rendez-vous régulier avec un même roman de semaine en semaine. On le fait à travers deux stratégies : celle de l’annonce globale d’un récit à venir (c’est le rôle joué par la première illustration du feuilleton ou par la gravure de la couverture amovible), et celle d’une promesse de rebondissement visant à relancer l’intérêt du lecteur (via chaque nouvelle illustration). Dans les deux cas, il s’agit d’insister sur la variété du roman afin de rassembler un public le plus large possible, d’une façon similaire aux sous-titres génériques (« grand roman d’aventures, de combats et d’amour »). Cette promesse d’un récit proliférant se traduit souvent par des couvertures amovibles adoptant le principe des images polyptiques, comme autant de séquences narratives promises associant amour, crime et drame... (fig. 2) En cela, l’image montre, comme les sous-titres génériques à valeur descriptive, combien les fictions populaires fonctionnent au xixe siècle à rebours de ce qui prévaut au xxe siècle : il s’agit d’ouvrir le plus largement aux possibilités d’un récit polymorphe, quand le xixe siècle cherchera au contraire à spécifier son pacte de lecture à travers le recours au genre.

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Fig. 2 Trois couvertures amovibles de livraisons à illustration polyptique valorisant la variété épisodique.

9Ce programme de variété annoncé dès l’abord se retrouve confirmé dans la manière dont se succèdent les illustrations de numéro en numéro, alternant scènes de bonheur et de violence. Dans ce cas, la logique est double : il s’agit de relancer l’intérêt du lecteur en annonçant de nouveaux événements, mais aussi de l’informer de l’esprit de l’épisode. Ce second aspect semble essentiel et manifeste l’importance de l’unité épisodique dans l’imaginaire feuilletonesque. Or, la manière dont le dessinateur sélectionne ces événements déjoue souvent les attentes du lecteur moderne puisque, loin de ne valoriser que les moments de tension narrative et les cliffhangers, il offre des séries de scènes qui peuvent sembler anecdotiques au regard de la superstructure du récit. Exploitant la dimension discursive du feuilleton, il représente le plus souvent les personnages interagissant dans des compositions sans grande densité. Ils discutent, se font la cour, s’opposent, pleurent… d’une façon qui vise davantage à donner l’idée de l’épisode dans sa totalité plutôt qu’à insister sur un moment d’acmé du récit (fig. 1 et 3). S’appuyant sur des postures dramatiques conventionnelles, l’illustration donne le ton général de la scène : rencontre solennelle, désaccord, conflit, deuil… L’émotion est ici saisie globalement, à travers une image qui prend souvent une valeur atmosphérique. Elle en passe par un recours aux intertextes théâtraux que convoque le système des images : découpage de l’espace en dispositif scénique avec toile de fond et personnages en pied, presque toujours tournés vers le public, adoptant des postures mélodramatiques, lecteur en position de spectateur, formant le quatrième mur dans ce dispositif. Ici, le recours au théâtre, à travers la composition de l’image et le répertoire des poses des personnages, cherche à convoquer globalement l’imaginaire dramatique afin de susciter l’émotion du lecteur. Ce recours au référent théâtral n’est d’ailleurs pas limité à l’espace de l’image. C’est aussi la théâtralité qui prévaut dans le texte, et qui explique par exemple (bien plus que la nécessité de tirer à la ligne) l’emploi massif des dialogues ou la manière dont les personnages s’expriment en aparté. Au xixe siècle, c’est largement le paradigme théâtral qui domine les imaginaires du feuilleton. Mais justement, le rythme de théâtre n’est pas celui du cinéma, et tout comme, dans le texte, les dialogues mélodramatiques étirent le temps de l’émotion en la commentant, les images donnent à voir des postures qui visent à en donner une idée d’ensemble, loin des visions cinétiques qui prévaudront dans les images du xxe siècle.

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Fig. 3 Gravures de journaux-romans et de livraisons : l’organisation de l’espace et les poses des personnages réfèrent à un modèle théâtral

10Cette manière de procéder s’explique par la façon dont se joue la sérialité au xixe siècle. En effet, tous les chercheurs qui ont travaillé de près sur les romans publiés en feuilleton ont fait le même constat : leur découpage ne correspond pas le plus souvent à un moment d’acmé dramatique (à un cliffhanger). Cela vient de ce que le découpage n’était qu’exceptionnellement décidé par l’auteur, mais dépendait de l’espace déterminé par l’éditeur. Tout au plus l’auteur pouvait-il anticiper sur la séquence qu’il allait fournir à quelques lignes près. Dès lors, soucieux de retenir malgré tout l’intérêt du lecteur, il intégrait régulièrement des moments de tension (révélations, surprise, suspens…), saturant littéralement le texte de ces effets toutes les dix ou quinze lignes, y compris dans les dialogues les plus banals. Ces mouvements de tension étaient suffisamment nombreux pour donner de la densité à chaque feuilleton et pour multiplier les chances de voir la coupe s’approcher d’un de ces moments-clés. Ainsi, l’effet de coupe provenait moins d’une habileté à produire du cliffhanger (comme dans les serials américains ou les bandes dessinées, liés à un format que l’auteur pouvait anticiper) qu’à la capacité à multiplier les moments de tension dans l’ensemble du texte. En retour, les lecteurs du xixe siècle étaient sans doute sensibles à une tension saisie dans sa globalité, moins marquée par une logique de rupture ou de surprise que par un principe d’intensité dramatique. La logique du feuilleton supposait une continuité émotionnelle là où la coupe chapitrale dominant les romans au xixe siècle favorisait une logique de cliffhanger. Or, l’illustration fonctionne au xixe siècle suivant une même dynamique globale de tension. Très souvent, sans renvoyer à un instant précis, elle définit l’attraction de la scène en insistant sur une tonalité d’ensemble (affrontement, défiance, désir), bien plus que sur un moment précis, parce que la tension prend souvent la forme de débats mélodramatiques obéissant à un modèle proche du théâtre, et que l’intérêt dramatique est pensé en termes de scène. L’image épouse donc les rythmes et les logiques tensives du feuilleton au xixe siècle, assez différentes en réalité de celles, liées à la séquence du chapitre et aux dynamiques du montage cinématographique, qui prévaudront au xxe siècle.

Illustration et collection périodique au XIXe siècle

11On voit combien le traitement de l’image doit être mis en perspective avec les principes de sérialisation propres au support et à sa poétisation dans les textes. Dès lors qu’on ne cherche pas à plaquer les dynamiques sérielles du xxe siècle sur les pratiques du xixe siècle, celles-ci nous font découvrir une série d’usages particuliers de l’image, lesquels nous informent en retour sur les modes d’appréhension des textes. Or ces usages vont être bouleversés avec l’arrivée des collections populaires, qui imposent dès les années 1910 de nouveaux principes périodiques. Ces transformations se produisent suivant une dynamique contradictoire de négociation avec les héritages du feuilleton et de redéfinition de ces héritages suivant les nouvelles logiques médiatiques et les poétiques sérielles propres que celles-ci engagent. Tout comme les romans populaires vont s’arracher à la série culturelle du feuilleton (en développant une conception de la lecture dominée par des dynamiques architextuelles), l’image va se redéfinir progressivement pour répondre à ces nouvelles formes qui s’inventent.

12Pour le comprendre, il convient ici encore de décrire la place de l’illustration dans ces nouvelles publications. Rappelons qu’avec le lancement par Arthème Fayard du « Livre populaire » en 1907, immédiatement imité par tous les éditeurs populaires (Rouff, Tallandier, Ferenczy, fig. 4), un nouveau modèle de diffusion des fictions romanesques s’impose, supplantant les journaux-romans et les livraisons, vivotant jusqu’à la Première Guerre mondiale6. Le principe en est celui du roman en volume complet (ou en deux volumes) à très bas coût. Ces nouvelles pratiques éditoriales sont loin de correspondre à une rupture complète avec celles qui prévalent dans les publications périodiques du xixe siècle. D’abord parce que ces collections populaires restent liées aux réseaux de distribution de la presse et que leurs éditeurs sont tous issus du monde de la presse illustrée. Ensuite, et surtout, parce qu’il s’agit ici encore de publications périodiques, mensuelles, bimensuelles ou hebdomadaires, mettant en jeu un pacte de lecture éditorial qui n’est pas si éloigné de celui d’un journal. Cette périodicité est d’ailleurs le plus souvent mise en avant par les supports, à travers le titre de la collection (« Le Roman du jeudi »), les informations paratextuelles (« Un roman complet chaque vendredi ») et les annonces de dernière page décrivant les romans à paraître d’une manière plus ou moins développée. La présentation matérielle standardisée (apparence, prix et nombre de pages), le titre de la collection et les publicités viennent insister sur le fait que le consommateur se lie à une collection bien plus qu’à un auteur. C’est ce qui explique la mise en place standardisée (avec toujours le même tirage), et les chiffres de ventes stables quel que soit l’auteur, de numéro en numéro, indiquant un public fidélisé et une consommation régulière. Liées à la culture de la presse populaire, c’est naturellement que ces collections bon marché conservent le principe, hérité de l’édition illustrée du xixe siècle, de recourir à l’illustration, comme affiche destinée à attirer le regard du badaud ; simplement, leur très bas coût limite l’image à la couverture en couleurs.

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Fig. 4 Le « Livre populaire » d’Arthème Fayard et quelques-unes des collections qu’il a inspirées avant-guerre.

13Mais s’il existe une filiation entre les livraisons du xixe siècle et les collections du premier xxe siècle dans leur relation aux dynamiques périodiques et dans l’importance qu’elles accordent aux illustrations, le choix de glisser d’une logique de feuilleton à celle de récits complets change la donne du tout au tout. Le fait que les récits soient complets affaiblit le potentiel de fidélisation de la collection, et suppose donc de redoubler d’efforts pour séduire le lecteur, puisque l’intérêt de celui-ci n’est plus assuré par le principe de feuilletonisation. Cela impose à l’éditeur de déporter vers l’unité discursive de la collection les mécanismes de fidélisation. C’est l’éditeur, à travers la cohérence de la collection, qui devient l’auctor, le garant du sens – non en tant que scripteur du texte, mais en tant que celui qui, pour le lecteur, en garantit la valeur et, bientôt, une partie de la signification.Autrement dit, ce qui se définit, c’est le principe d’un pacte de lecture éditorial qui oriente les choix du consommateur.

14Or, l’illustration semble jouer un rôle-clé dans cette structuration du pacte de lecture éditorial. Elle s’insère dans un dispositif complet, celui de la couverture, avec sa mise en page standardisée, qui manifeste au premier regard la cohérence éditoriale. L’illustration participe de l’unification discursive de la collection. C’est pour cela qu’elle est généralement confiée au même illustrateur (Armengol pour Ferenczy, Starace pour Fayard, Maurice Toussaint pour Tallandier), qui donnent à toutes les couvertures un aspect similaire, contribuant fortement à manifester l’unité discursive de la série. Pris dans le cadre standardisé de la couverture, le trait identifiable de l’illustrateur donne ainsi une incarnation à l’acte d’énonciation éditoriale, afin de fidéliser le lecteur. Ces processus de standardisation formelle permettent ainsi de concilier l’attrait du périodique (un nouveau volume chaque semaine) avec celui de la collection (les volumes restent dans les kiosques quelques semaines).

15Très vite, cet effet est renforcé par la tendance des éditeurs à unifier thématiquement leurs collections, soit en faisant appel à des personnages récurrents (Fantômas, les Trois Boy Scouts), soit en basculant dans une logique de collection générique. La chose apparaît clairement dans les séries diégétisées de Fayard et de Ferenczy, dont les couvertures insistent sur l’unité architextuelle de la série (crimes pour Fantômas, cadre historique pour Carot Coupe tête et Mandrin, aventures géographiques pour les « aventures des Trois Boy Scouts »). C’est le même processus d’homogénéisation que produisent les couvertures des collections de genre qui se développent à partir de 1909. Ici encore, les illustrations insistent sur les traits génériques investis : hommes solitaires en décor exotique dans les romans d’aventures, scène horrifique semblant droit sortie d’une gravure de fait-divers dans les romans policiers, couples mélodramatiques des premiers romans d’amour. Ce type de traitement générique de l’image peut sembler banal aujourd’hui, et l’on peut s’étonner qu’on s’y arrête, mais il est en réalité nouveau à l’époque en ceci justement qu’il s’articule avec les nouveaux usages de la généricité induits par la collection. Cette manière d’imposer l’entrée par le genre, qui va dominer tout le xxe siècle, n’existait pas au xixe siècle. Or, elle correspond au changement des usages de la périodicité : non plus celle d’une sérialisation feuilletonesque, mais celle d’un rendez-vous éditorialisé par le genre.

Certes, il y a peu de différences en apparence entre les images des romans d’aventures coloniaux du xxe et celles des récits exotiques du xixe siècle, mais leur usage n’est pas le même, précisément parce que l’œuvre est prise dans le réseau des couvertures qui l’entourent et en relation avec lesquelles elle est évaluée. De fait, ces dernières mettent en scène le double mouvement de standardisation et de singularisation caractéristique des pratiques sérielles. C’est bien parce qu’il y a série stéréotypée d’images qu’il y a singularisation : chaque couverture fétichise quelques détails qui définiront les éléments d’attraction pour le consommateur (un cadre spatial, un type d’événement, une série d’intertextes… fig. 5)7, et détermineront son choix. Et si nous voyons de la répétition, l’amateur y voit de la variété.img-5-small450.png

Fig. 5 Les illustrations de couverture comme manifestation des logiques de communication sérielle (Tallandier, « Bibliothèque des grandes aventures »)

16Car l’image se lit selon un double mouvement contradictoire, celui de la répétition des formes, qui produisent un effet de cadrage architextuel et éditorial, et celui de la variation des effets au sein de ce cadre standardisé, lesquels figurent autant d’éléments d’attraction sensés décider l’acheteur. Aime-t-il les aventures coloniales ? Il se dirigera vers une couverture aux motifs exotiques. Préfère-t-il la robinsonnade ? Il sera attiré par un personnage en guenilles survivant en plein océan. Est-il plus sensible aux aventures fantastiques ? La vision d’un mammouth saura le séduire. La logique d’attraction ne repose plus, comme dans les frontispices des livraisons, sur une promesse de variété et de prolifération d’un récit à venir (via les dispositifs polyptiques ou les successions d’images), mais sur une scène singularisant, au moyen de quelques éléments d’attraction, la série architextuelle... Cela se traduit par un dialogue entre le titre et l’image : le titre donne souvent le cadre et le motif d’ensemble qui forme variante dans la série générique, quand l’image les singularise à travers une expérience particulière, un épisode-clé. Le récit étant bref et complet (entre 16 et 256 pages suivant les collections), il s’agit souvent de recourir à un événement suffisamment dramatique pour justifier à lui seul l’achat.

17Cette manière de procéder apparente l’usage de l’illustration dans les collections à celui de certains journaux thématiques du xixe siècle, comme les journaux de faits-divers, les suppléments illustrés ou le Journal des voyages, qui préparent déjà les logiques de collection. Tous ces périodiques reposaient également sur un pacte de lecture éditorial marqué par une forte identité générique (fait-divers, aventure), qui unifiait une série de textes hétérogènes (chacun des articles de tête) en une expérience esthétique homogénéisée. Suivant des modalités assez proches, on peut identifier une forme de transition vers les collections dans les pratiques d’édition romanesque périodique, qui s’imposent dans la période 1880-1900, et qui voient les journaux-romans abandonner le principe consistant à illustrer toujours le même roman en une de numéro en numéro (afin d’attacher le lecteur à un récit jugé particulièrement attractif), pour lui préférer celui consistant à illustrer un roman différent en première page de chaque numéro. Il s’agit bien dans ce cas de mettre en valeur la richesse et la diversité des romans au sommaire du journal, sans chercher à fidéliser le lecteur en mettant en avant un roman, mais en insistant sur la cohérence d’ensemble du périodique. Ce glissement manifesterait déjà un déclin d’une conception de la périodicité articulée autour d’un roman-feuilleton au profit d’une périodicité insistant sur l’architexte du journal comme collection, préparant le terrain aux collections populaires du début du xxe siècle. Il accompagne plus largement un déclin de la notoriété de l’auteur populaire, et donc de son pouvoir d’attraction, qui permet aux éditeurs d’imposer des conditions rationalisées de production. C’est ce glissement que manifestent les transformations des usages de l’illustration, prémisses des logiques fordistes de production et de consommation qui vont s’imposer quelques décennies plus tard dans les collections populaires.

18On le voit, l’usage qui est fait de l’image dans les fictions populaires ne doit pas se penser à partir de la seule relation d’une image à un texte, mais engage l’ensemble des dynamiques médiatiques – non seulement celles portées par le support et ses contraintes, mais aussi celles, plus fondamentales, de la reformulation des dynamiques médiatiques dans les poétiques sérielles. Dans les relations aux productions populaires, la logique périodique et le pacte de lecture éditorial jouent ainsi un rôle aussi important – et sans doute même plus – que la spécificité de chacun des récits eux-mêmes dans les choix d’illustrations. Or, si les logiques périodiques restent centrales durant toute la période que nous avons examinée, l’incidence de celles-ci sur les œuvres varie considérablement entre le xixe siècle et le xxe siècle, et transforme indirectement les usages de l’image. Préparé par toute une série de mutations discrètes, le passage du feuilleton à la collection de récit complets n’est pas tant un abandon du pacte de lecture périodique qu’une transformation des usages de la périodicité, glissant de la logique d’un texte sérialisé à celle d’un architexte éditorial. Cette mutation altère le rôle de l’image à plusieurs niveaux. Cette dernière ne vise plus à valoriser la variété d’un récit ouvert, mais à insister sur sa singularité au sein d’un cadre architextuel déterminé et ce, aussi bien à travers la relation de l’œuvre à la collection qu’à celle du texte au genre. Cette singularité modifie en outre la relation de l’image à l’événement auquel elle renvoie, puisqu’elle insiste désormais sur une scène paradigmatique du genre dans lequel l’œuvre s’inscrit, et qui doit la pousser à l’extrême point de tension narrative, quand les gravures valorisaient au xixe siècle la diversité de l’intrigue à travers un vocabulaire théâtral.

19On peut pour finir proposer une série de réflexions plus générales. On remarquera d’abord que ce qu’on identifie comme des mutations médiatiques correspond en réalité plutôt à des transformations des usages des supports. Ici, par exemple, ce qui est altéré, c’est la manière de reformuler la périodicité dans les logiques de sérialisation des récits. Ces transformations affectent de façon globale les discours associés aux supports. Dans la perspective médiatique, il n’y a pas d’un côté le texte de l’autre image, ni même un dialogue du texte et de l’image. Il y a une dynamique d’ensemble des usages qui transforme tous les énoncés dans un même mouvement. Tout comme les fictions se sont trouvées bouleversées par l’abandon de la logique du feuilleton, la manière dont l’image joue un rôle dans l’économie médiatique subit de profondes altérations. Ces altérations se produisent sans à coups, sans qu’on puisse dire qui en est à l’origine : pas de grand auteur modifiant les formes, pas d’éditeur visionnaire, mais une suite d’ajustements successifs pour répondre aux nouvelles pratiques. Autrement dit, ces changements correspondent moins à des ruptures fortes qu’à des négociations avec des formes héritées qui sont reconfigurées par étapes jusqu’à produire de nouvelles séries culturelles s’émancipant totalement de celles dont elles étaient issues à l’origine. On le voit, ce n’est parfois que de biais que l’on peut saisir l’incidence des transformations médiatiques sur les usages des fictions. C’est ce que révèle ici l’étude des images qui, parce qu’elles ont pour fonction d’illustrer le texte, en éclairent les logiques profondes et révèlent de nouvelles relations au récit, à son unité et à ses rythmes.