Colloques en ligne

Anne Piéjus

Airs notés, poésie et actualité dans le Mercure galant

1Comment désignait-on, au XVIIe siècle, la musique publiée dans un périodique ? Aucune formulation n’est pleinement convaincante, et la résistance inattendue des mots semble significative de la nouveauté du procédé, inauguré par Donneau de Visé qui intégra, à partir de 1678, des planches de musique au Mercure galant qu’il avait fondé en 1672. Toutes ne sont pas des gravures, car certains airs ont été composés en caractères mobiles. Le terme de partition, parfois utilisé, demeure lui aussi impropre puisque certaines pièces musicales sont écrites à une seule voix. Au sein même du mensuel, on désigne les pages de musique imprimées comme autant de « musiques notées », comme on dit « noter [ou faire noter] un air », c’est-à-dire, mettre (ou faire mettre) une poésie en musique. Une rapide enquête lexicologique confirme que le verbe « noter » s’emploie presque exclusivement pour désigner la musique ; et l’on ne rencontre, dans les articles dédiés aux lettres et aux arts publiés dans ce même Mercure1, que trois occurrences du verbe « noter » qui ne s’appliquent pas à la musique. La première, « noté d’infamie », reprend une acception ancienne : noter au sens de frapper, marquer2 ; la deuxième en est dérivée : « Car il est à noter qu’où la chose arriva… ». Seule la troisième3 renvoie littéralement et exclusivement à la pratique de l’annotation marginale. La première édition du Dictionnaire de l’Académie française confirme ces différents usages, et l’acception musicale privilégiée de ce verbe.

« [1] Remarquer. Notez bien celà. notez qu’il estoit son ennemy. J’ay noté ce passage dans mon livre, sur mes tablettes. [2] On dit, Noter, pour dire, Marquer en mauvaise part. [3] On dit Noter un air. noter un chant, pour dire, Y mettre les notes de musique. Je vous prie notez-moy cet air. Cette piece est mal nottée. »

2Appliquée aux musiques imprimées du Mercure, l’expression est pourtant insuffisante à deux titres. D’une part, elle repose sur une synecdoque, la note étant avant tout, à cette époque comme aujourd’hui, le nom du graphème qui figure un son considéré isolément. D’autre part, elle réduit l’imprimé à l’écrit.

3Loin de se limiter à un épiphénomène, les planches de musique représentent pourtant une part non négligeable des gravures publiées dans le Mercure galant4. Leur impression était confiée à une ou plusieurs presses différentes de celles de l’imprimeur-libraire Blageart, chargé d’imprimer le mensuel, qui ne possédait pas de taille-douce. Apparue, comme les autres gravures, en janvier 1678, au moment où la forme éditoriale du Mercure s’est stabilisée, la poésie chantée faisait pourtant, dès la fondation du journal en 1672, l’objet d’un intérêt constant ; de sorte que, si la publication de musique accompagna le profond renouvellement de la conception du journal, de sa lecture, et de sa stratégie commerciale, il semble bien que l’intégration des planches de musique ait été l’heureux aboutissement d’un projet longuement mûri et peut-être même d’un processus en germe depuis les débuts de l’entreprise.

4Publier de la musique dans un périodique, entreprise inédite, imposait de fortes contraintes matérielles et juridiques. La typographie musicale était protégée par le privilège dont jouissait la dynastie Ballard depuis cent vingt ans, ce qui contraignait quiconque entendait imprimer de la musique à la faire graver. Le procédé, dont le coût par page était environ deux fois supérieur à celui de la typographie, offrait des avantages appréciables : une notation plus précise et infiniment plus variée que la typographie, strictement limitée par la matérialité des caractères. La gravure permettait aussi de corriger ou modifier la planche entre les tirages, ce qui compensait le cas échéant son coût initial.

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Fig 1 : « Ton troupeau, Sylvie », premier air publié dans le Mercure galant, janvier 1678, p. 224-226. Bibliothèque municipale de Grenoble, C.1551, vol. 1, f. [1]. Voir aussi ici.

Contraint par le privilège royal, Donneau de Visé commença par proposer des airs gravés (fig. 1), avant de négocier une cession de droits5 auprès de Christophe Ballard, détenteur du privilège royal, ce qui lui permit de faire imprimer des airs typographiés (fig. 2) – lesquels cohabitèrent donc au sien des livraisons mensuelles avec les estampes. img-2-small450.jpg

Fig. 2 : « Si vous voulez charmer », premier air typographié publié dans le Mercure galant, juin 1678, p. 70-71. Bibliothèque municipale de Grenoble, C.1551, vol. 1, f. 19.

5Ainsi en juillet 1678, par exemple, quatre airs typographiés alternent avec trois gravures représentant des vues de Rheinfelden et de Säkingen, qui accompagnent des relations militaires, et une énigme en figures représentant le serpent d’Épidaure. Pour des raisons qui pourraient être liées au différend éditorial opposant Ballard au musicien Bertrand de Bacilly, dont Donneau de Visé s’était rapproché jusqu’à lui confier la supervision de la musique dans son périodique, il abandonna rapidement le procédé, et dès le mois de mars 1679, la gravure s’imposa comme l’unique moyen d’impression des airs dans le périodique.

6Quel que soit son mode d’impression, la planche de musique fait écart. Hors-texte, de format oblong pour la grande majorité d’entre eux, les feuillets de musique avaient vocation à être intégrés dans le « livre »6 que constituait chaque livraison mensuelle, opération facilitée par les « avis pour placer les figures » que Donneau de Visé se résolut rapidement à intégrer à chaque numéro. Ces indications utiles aux relieurs – à commencer par les libraires débiteurs du Mercure, puisque celui-ci se vendait relié aussi bien qu’en blanc7 – permettaient aux lecteurs de goûter la gravure ou la musique notée dans son contexte, au sens le plus étroit et matériel du terme. L’intégration des gravures dans le périodique, conçue par Donneau de Visé comme une amélioration sensible de la qualité de ses « livres », participait en outre d’une stratégie commerciale, comme l’a rappelé Barbara Selmeci. L’une des fonctions des gravures était de limiter les contrefaçons dont le Mercure galant était l’objet. En effet, si la composition du texte en un temps limité était techniquement possible, celle des gravures l’était moins ; les caractères typographiques de musique, quant à eux, n’existaient tout simplement pas hors du monopole de Ballard. Le plus efficace, et le plus habile, pour empêcher, ou du moins pour dévaloriser, un Mercure privé de planches, était donc de rendre celui-ci dépendant de celles-là, de sorte que les contrefaçons dépourvues de gravures privaient les lecteurs non seulement des images, mais d’une bonne part de l’intérêt du texte, qui s’y réfère étroitement.

7Souhaitée, et souvent réalisée, cette intégration optimale de l’image peut être abordée sous différents angles. Matériellement, bien qu’elles aient été prévues pour être insérées dans le mensuel, les planches pouvaient ne pas être reliées dans le volume correspondant, ou en être détachées. Séparer la gravure de son contexte suppose que la page de musique, qui, comme les images, illustre le texte adjacent, puisse aussi être goûtée indépendamment de celui-ci. Lorsque les feuillets sont regroupés en recueil de musique, le possesseur, et parfois le relieur, ajoutent des strates de signification à l’objet, assumant ainsi, délibérément ou non, une fonction auctoriale : ils indexent parfois, titrent souvent et, surtout, ordonnent, opération particulièrement significative s’agissant de musique, et presque toujours révélatrice de l’usage escompté du recueil : classe-t-on les pièces vocales par effectif, comme le font souvent les imprimeurs en quête d’un marché ? par genre, par mode musical, voire même, dans la perspective d’un concert précis (ce qui peut conduire à ordonner les œuvres en fonction d’un argument ajouté qui facilite l’enchaînement de ces pièces brèves) ? De fait, si bien des exemplaires du Mercure conservés dans les bibliothèques publiques se trouvent aujourd’hui amputés de leurs planches de musique, un seul recueil des airs du Mercure galant a été identifié8. Loin du témoignage de pratiques d’amateur, il s’agit d’un monumental ensemble de cinq volumes oblongs, rassemblant, fait très exceptionnel, l’intégralité des airs parus dans le Mercure galant sur une large période de soixante-deux ans (de 1678 à 1740), ce qui exclut pratiquement l’hypothèse d’une conservation à titre individuel. L’examen matériel confirme qu’il a probablement été constitué par un proche de la rédaction ; des presses d’imprimerie ont même été utilisées pour lisser les feuillets dépliés. En fait de collection personnelle, ces volumes semblent avoir été pensés comme une archive et une mémoire du périodique. L’ordre chronologique adopté contredit d’ailleurs l’idée d’un recueil conçu pour l’interprétation.

8Si les airs du Mercure se prêtaient aisément à la constitution de recueils de musique, il est improbable, en revanche, qu’ils aient été associés à des airs provenant d’autres sources, contrairement à ce que l’on sait des images du périodique, qui ont pu venir enrichir des collections d’estampes d’amateurs9. L’entreprise éditoriale viséenne était unique, et ses airs, qu’ils aient été reliés dans le périodique, conservés en recueil ou en feuilles volantes, demeuraient sans équivalent dans un paysage musical dominé par les livres imprimés (d’auteurs ou collectifs) et les airs manuscrits, dont les modes de conservation varient davantage. Les témoignages relatifs à la circulation des airs dans les correspondances lettrées incitent à penser que les musiques imprimées du périodique ont pu connaître le même sort que les manuscrites, qui circulaient volontiers sous forme de feuilles volantes : passer de mains en mains, être cédées à meilleur musicien que soi, offertes en présent, jointes à une lettre, etc. L’autonomisation de l’image est alors complète, puisque non seulement elle est coupée de son contexte d’origine, mais son isolement annule aussi l’effet de toute lecture sérielle.

9Cet objet singulier, dont la fabrication requérait une forte spécialisation, et dont la piètre conservation trahit l’extrême fragilité, était pourtant partie prenante d’un dispositif éditorial, que l’on peut appréhender à travers la relation qu’entretient la musique à la poésie chantée, et plus largement, en interrogeant la multiplicité des liens entre l’image de musique et les articles du journal.

10Les pages de musique notée contiennent essentiellement des airs, pièces vocales de petites dimensions écrites pour une ou plusieurs voix, accompagnées ou non d’une basse continue. Le format restreint de ce genre musical et de sa notation répondait idéalement aux contraintes matérielles du Mercure. 80% des airs sont d’ailleurs écrits sous la forme la plus économe : une voix seule, avec ou sans basse continue ; et si les duos vocaux ont connu un certain succès (on en dénombre 84 au total), les tentatives pour éditer des airs à trois voix sont demeurées éphémères10.

L’air n’était pas, pour autant, un choix par défaut. D’autres genres se pliaient parfaitement aux contraintes matérielles de la publication périodique et de son format restrictif. L’absence presque totale de tablatures11, système de notation en perte de vitesse et destiné avant tout au théorbe et au clavecin, tient probablement à sa moindre diffusion auprès des amateurs. De rares pièces instrumentales (neuf au total), notées sur portées, ont été publiées, la plupart au cours des premières années. La majorité d’entre elles a nécessité l’emploi d’un format de papier sur mesure, exigeant un pliage lui aussi spécifique du feuillet, qui ne pouvait qu’en augmenter la fragilité. À cela s’ajoute la difficulté de lecture (fig. 3), rendue ardue par la miniaturisation des caractères, tout particulièrement dans la sonate et la suite pour violon de Kesthoff, respectivement publiées en décembre 1682 et janvier 1683. img-3-small450.jpg

Fig. 3 : Sonate pour violon et basse continue de Kesthoff, Mercure galant, décembre 1682, p. 386. Bibliothèque municipale de Grenoble, C.1551, vol. 1, n.p.

11Virtuoses, écrites pour un instrument dont la pratique soliste n’était pas encore pleinement diffusée en France, se prêtant mal, de surcroît, à l’exécution par d’autres instruments (en raison de l’idiomatisme très marqué de l’écriture de Kesthoff, lui-même violoniste virtuose), elles ne pouvaient alimenter la pratique amatrice que visait prioritairement le Mercure.

12Les danses de bal, qui connaissaient les faveurs d’un large public, auraient en revanche facilement pu être imprimées. Lorsque Donneau de Visé s’est lancé dans l’édition de musique, la notation chorégraphique n’existait pas encore ; mais dès janvier 1700, l’Art de décrire la dance12 de Feuillet était imprimé, qui instituait une notation chorégraphique adaptée à la danse française de son époque. Feuillet avait sollicité et obtenu un privilège sur la notation chorégraphique dont il était l’inventeur et dont il entendait tirer parti pour alimenter un marché de feuilles volantes. Fait intéressant, il établit, dans la préface de son Art de décrire la dance, un parallèle entre la diffusion escomptée des danses en feuilles volantes et celles des airs, qui, eux aussi, pouvaient « être envoyés dans une lettre »13. Donneau témoigna son intérêt pour l’ouvrage de Feuillet en lui consacrant aussitôt un article14, dans lequel il reprend mot pour mot une bonne part de la préface de l’auteur. Le fondateur du Mercure galant a donc surmonté le privilège concernant la typographie musicale en négociant une cession de droits auprès de Christophe Ballard, et financé la gravure musicale, mais a reculé devant pareille négociation concernant la gravure chorégraphique, en dépit du mode de diffusion et de consommation voisins de ces deux types de musique imprimée.

13Cette attitude distinctive s’explique. Au-delà des contraintes matérielles, la raison de la domination sans partage de l’air est à chercher du côté du succès de ce genre et de sa forte inscription dans le monde des lettres. L’un des défis qui se posait au fondateur du Mercure était de trouver un public, et de maintenir son intérêt au fil des publications. L’air présentait à cet égard un double avantage. Il se satisfaisait d’un dispositif léger, puisqu’il suffit d’une voix et d’un clavecin ou d’un théorbe pour interpréter la musique. En outre, contrairement à des tablatures ou à des pièces instrumentales virtuoses, qui ne pouvaient intéresser qu’une partie congrue du lectorat potentiel du Mercure, l’air est poésie avant d’être musique. À ce titre, il pouvait intéresser ceux qui ne lisaient pas la musique ; et les rédacteurs se sont employés à fédérer, autour de ce genre musical, des pratiques de salon variées, tout en privilégiant ouvertement une destination féminine15, qui corroborait l’orientation affichée du périodique, inscrit dans la forme d’une lettre fictive à une marquise de province.

14Dès que la musique a pu être concrétisée par la trace écrite, la revendication d’une autonomie, d’une antériorité et peut-être d’une suprématie des paroles, transparaît dans le dispositif éditorial. Contrairement aux usages dominants de sa génération, que l’on observe par exemple dans les recueils édités par Ballard, où le texte apparaît exclusivement sous la musique, le Mercure galant publiait le poème chanté en regard de l’air noté (fig. 4), en recommandant fortement aux lecteurs un ordre de fruition :

« Enfin, Madame, j’ay trouvé moyen de vous satisfaire, & je vous envoye deux Airs notez que vous ne regarderez, s’il vous plaist, que comme un essay de ceux que j’auray soin de vous envoyer tous les Mois. Voicy les Paroles du premier que je mets icy sans les noter, afin que vous les puissiez lire d’abord sans embarras. »16

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Fig. 4 : « Si je puis bannir de mon cœur », Mercure galant, août 1681, p. 188. Collection particulière

15Le poème devait être lu avant la musique notée pour des questions de commodité (« sans embarras »), parce qu’il était imprimé versifié, sans découpage des syllabes sous la portée ; mais aussi, gageons-le, en raison de la valeur accordée au texte lui-même.

16La planche de musique ne double d’ailleurs pas exactement le texte versifié. On relève des écarts de ponctuation, quelques variantes lexicales, généralement peu significatives. La gravure porte en outre parfois le nom du compositeur, qu’omet souvent le texte d’accompagnement. L’essentiel est surtout que ce redoublement textuel peut être lu comme une publication à double entrée : on peut lire le poème sans la musique, on peut lire le poème en écoutant la musique chantée par un(e) autre, on peut lire le poème, puis la musique, avant de les chanter, etc. Ce mode de publication permettait de ménager les lecteurs non musiciens ou non lecteurs de musique.

17On peut même aller plus loin, en observant qu’avant l’adoption de la gravure, certaines poésies en musique publiées dans le Mercure galant ont eu pour fonction de représenter une musique latente, qui n’était pas encore figurée. Le dernier des six premiers tomes du Mercure, publié à l’automne 1673, contient des paroles de musique. Il distingue les vers pour le chant des autres nombreuses formes de poésie et mentionne l’existence de musiques composées sur ces vers, ainsi que le nom des compositeurs. Ce sont d’abord trois poèmes : la chanson « Il n’est point d’amour sans peine » de La Corneillère, mise en musique par Lambert ; « Que ta voix divine me touche » de « M. le Duc de R. », impromptu mis en musique à la fois par Lambert et par Sébastien Le Camus ; « Au doux bruit des ruisseaux », « paroles mises en chant » par Lambert ; une chanson à sujet pastoral (« Quittons notre Houlette ») dont « une Dame de Caen » a composé les vers et la musique ; un air parodique extrait d’un spectacle de cour (le poème « Affreuse vieillesse », récriture inversée du fameux air « Aimable jeunesse » de Psyché, de Molière et Lully), soit une création ‘ajoutée’ caractéristique. Suivent, dans le même volume, plusieurs sonnets sur la victoire de Maastricht, une chanson à boire sur le même sujet, et enfin les paroles d’un dialogue pastoral mis en musique par Vignon.

18Ces airs offrent un échantillon des formules variées qu’adoptera le périodique : poèmes d’amateur mis en musique par leur auteur ; airs des musiciens les plus fameux du temps ; poèmes mis en musique à plusieurs reprises, favorisant comparaison, émulation et variété des interprétations ; airs de circonstance ; airs publiés en écho à un divertissement de cour, etc. Plus que son pâle reflet ou le signe de son absence, ils méritent être considérés comme un avant-goût de la musique notée, une représentation in absentia, ou encore l’une des multiples formes silencieuses qu’elle peut revêtir. Elles renvoient à une mise en musique certes extérieure au journal, mais bien réelle, que l’on propose au lecteur de goûter par procuration, ou même très concrètement, en se référant aux compositions mentionnées. En publiant des paroles à chanter sur un air de Psyché, le Mercure recourt à un procédé fameux qui permet de créer rapidement une pièce à peu de frais, en plaçant de nouvelles paroles sur une musique existante – on chante « sur l’air de ». Le succès du procédé repose sur son extrême économie. Il s’appuie néanmoins sur une mémoire musicale partagée et n’est donc opératoire que dans une sphère culturelle limitée et, dans le cas présent, manifestement postulée par les éditeurs. Le recours éventuel à une source exogène soulève la question de l’accès des amateurs à la musique notée, et celle, non moins délicate à évaluer, de la mémoire musicale collective. L’air « virtuel » met ainsi en lumière une ligne de force du périodique, qui consiste à ménager plusieurs niveaux de lecture. Les courtisans invités à la tragédie-ballet auront reconnu l’air ; ceux qui fréquentent les théâtres de foire le connaîtront bientôt ; ceux qui ont eu en mains l’édition de Psyché pourront y retrouver les vers de Quinault et savourer la comparaison ; et les autres, sans doute les plus nombreux, retiendront l’ingéniosité du retournement poétique.

19On trouve dans le Mercure d’autres compositions sur timbre, dont on peut également interroger la réception. Au début de l’été 1687, le poète et courtisan Mallemant de Messange séjourna chez les Antin à Rambouillet et apprit que le comte de Toulouse s’apprêtait à faire étape chez ses hôtes. Dans la hâte, et sans compositeur sous la main, il composa des paroles encomiastiques sur l’un des chœurs de Tircis et Célimène, divertissement de Jean-Baptiste Matho (fig. 5), que le Mercure galant publie aussitôt, sans musique.

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Fig. 5 : Jean-Baptiste Matho, Tircis et Célimène (ou Les bergers de Marly, 1687), Copie Philidor, BnF, Musique, Rés. F. 922, p. 29.

20Les intertextualités les plus prégnantes ont-elles été identifiées par le destinataire de cet impromptu et par ses hôtes ? Nul doute cependant qu’elles ont échappé à l’immense majorité des lecteurs du Mercure. Et ce, d’autant que la musique était toute récente : Matho en avait reçu la commande en juin, deux mois à peine avant la parution de cet article. Le périodiqu ne publie pas tant un nouvel air (dès lors que l’assemblage texte-musique n’est pas accessible à tous) que l’esprit de Mallemant de Messange et sa qualité de courtisan invité à Marly.

21La référence exogène, socialement et géographiquement distinctive, prive la plupart des lecteurs de la dimension musicale de ces parodies de Psyché et des Bergers de Marly. Leur présence dans le Mercure soulève la question de la fonction d’une telle publication : partage-t-on vraiment la musique, ou se limite-t-on à publier les hauts faits galants d’un courtisan auquel le périodique accordait ses faveurs, tout en flattant une culture générale supposée partagée ? Ces deux hypothèses (une économie des airs notés pensée en fonction d’une réception ‘à étages’, elle-même brouillée par l’écart entre la connaissance et ce qu’on en affiche ; et une fonction de publication qui dépasse la destination musicale, et s’y substitue parfois) invitent à élargir l’enquête à la relation des airs non plus seulement aux textes chantés, mais aux articles du journal auxquels ils se rapportent.

22Une forme élémentaire de lien à l’actualité et à sa mise en récit consiste à publier des fragments, poétiques et musicaux, d’événements ou de spectacles, divertissements, petits opéras, cantates, donnés à la cour ou chez des particuliers, voire même, de cérémonies civiles. L’inauguration royale du canal du Midi, en 1681, a ainsi donné lieu à une longue « Description »17 enrichie de deux planches architecturales, ponctuée de compositions poétiques et couronnée par un extrait du « concert » (une cantate de circonstance), donné à la barque royale lors de son passage dans la dernière des écluses de Fonseranes, grand œuvre de Riquet décrit par le Mercure comme un prodige d’une beauté stupéfiante. Le périodique donne à la fois une description tenant du compte rendu scientifique et de la relation de fête, un extrait de la cantate mythologique écrite pour l’occasion par Lepul, consul de Castelnaudary, et la musique d’un air chanté par le dieu du canal (fig. 6).

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Fig. 6 : « Depuis peu dans le sein de ces vastes campagnes », Mercure galant, juin 1681, p. 230. Bibliothèque municipale de Grenoble, C.1551, vol. 1, f. 108.

23Les planches de musique sont fréquemment associées à une actualité bien plus large. La publication d’une production galante qui prolonge et relaie la mise en récit de l’actualité relevait du projet initial de Donneau de Visé, qui entendait écrire une histoire collaborative du règne de Louis XIV. L’avis au lecteur de décembre 1677, qui annonce les bouleversements à venir du périodique ‘nouvelle manière’, précisait en effet : « On y rend la gloire qui est deuë à ceux qui ont fait les Conquestes, & à ceux qui les ont chantées ». Si la formule peut être entendue métaphoriquement, son interprétation littérale fait également sens, dès lors que la musique participe au dispositif encomiastique auquel le périodique a ouvert ses colonnes. De nombreux airs inspirés par les faits d’armes (toujours portés au crédit du roi ou du dauphin, dédicataire du Mercure galant) trouvent ainsi place, aux côtés de poésies non destinées au chant, dans les livraisons du journal occupées par les événements touchant la famille royale tels que la naissance du duc de Bourgogne en 1682, la guérison royale fin 1686 (qui occupe presque toute l’année 1687), ou encore les succès militaires. La multiplication des formes et des petits genres poétiques permettait d’amplifier le message en diversifiant les formes d’expression et les voix appelées à chanter les louanges du ‘plus grand roi du monde’. Les auteurs, souvent amateurs, s’associent ainsi à titre individuel, et publiquement, à la réjouissance et à la publication des événements.

24La périodicité constitue à cet égard à la fois une contrainte et un avantage. D’un côté, elle contribue à fidéliser le lectorat, en différant une partie de l’information, en étendant, délibérément ou non, une publication sur plusieurs livraisons et en multipliant les renvois internes. De l’autre, la matérialité des planches a pu constituer un frein à une impression rapide. Face à un événement dont le Mercure galant donne successivement une relation détaillée, des fragments poétiques, et un ou plusieurs airs, il demeure difficile de faire la part des contraintes de la gravure et celle de la tactique éditoriale. Les numéros de mars et d’avril 1683 présentent deux cas, dont la quasi-simultanéité pourrait trahir un retard momentané dans la gravure musicale. Le Mercure de mars avait donné une longue « Relation des Opéra représentez à Venise pendant le Carnaval de l’année 1683 » signée de l’ancien ambassadeur Chassebras de Cramailles et datée du 20 février 1683. Cramailles y relate notamment la création du Re Infante, opéra de Carlo Pallavicino sur un livret de Matteo Noris ; mais les deux airs extraits de l’opéra ne trouvent place dans le périodique qu’un mois plus tard18. Ce même numéro d’avril publie un compte rendu de la création, à l’hôtel de Duras, de la pastorale de Michel-Richard de Lalande intitulée L’Amour Berger19, prolongé, dans le numéro de mai, par la publication d’un air gravé extrait du prologue de cette pastorale20, sans que l’on puisse établir si ces décalages étaient voulus – entre-temps, Lalande était devenu surintendant de la musique du roi –, s’ils résultent d’un envoi différé de la musique, ou de la lenteur de la gravure et de son impression.

25Quoi qu’il en ait été, la valeur de l’air a partie liée avec la périodicité. Donneau entendait ne publier que des airs nouveaux, distinguant ainsi son Mercure des recueils d’airs imprimés – ce qui l’obligeait aussi à un constant renouvellement, et parfois, à publier précipitamment, pour s’assurer la primeur des airs qui couraient le monde. Alors même qu’il vante la qualité de ses airs, testés et approuvés avant publication, le rédacteur associe volontiers la nouveauté à la rapidité de composition. Ici, il valorise l’impromptu, la petite pièce publiée aussi vite qu’elle a été composée, le petit air qui a échappé à son auteur ; là, on souligne la brièveté du délai entre un événement et la publication. La valeur explicitement attachée à la périodicité, et donc à la rapidité de publication, se déduit aussi par défaut, lorsqu’une planche de musique arrive à contretemps. Le Mercure galant a publié quantité de Printemps, catégorie d’airs qui tend à former un sous-genre, et bientôt, des Étés, des Automnes et des Hivers puis, en écho au tournant dévot de la fin du siècle, des airs spirituels, proposés, pour la très grande majorité d’entre eux, pendant le Carême. Associer les airs au calendrier saisonnier ou liturgique accentuait les contraintes de la périodicité. Or, si l’on trouve quelques printemps égarés au mois de septembre, avec force circonvolutions pour justifier leur parution incongrue, il demeurait inconcevable de publier des airs dévots après Pâques, qui marquait une rupture thématique inéluctable. Ce lien obligé à l’actualité laisse entendre que l’air nouveau est un produit non seulement frais, mais de consommation immédiate, un air chassant l’autre au rythme de l’actualité. Dès leur mort, les compositeurs les plus en vue disparaissent d’ailleurs du Mercure.

26Pour autant, l’air nouveau ne relève pas de l’éphémère. Comme l’estampe, la planche de musique est un outil de visualisation. Il contribue à signaler, au milieu du flot des nouvelles, quelques événements-phares qui, par le traitement textuel et musical dont ils bénéficient (ampleur de l’article, statut accordé à la source de l’information, dispositif énonciatif, etc.), se trouvent distingués, soulignés – ‘notés’ ; ainsi du zèle de la ville de Marseille saluant le retour de la santé du monarque, ainsi du prodige des eaux de Fonseranes remontant le courant naturel. L’air partage aussi avec l’image gravée une fonction mémorielle, encore amplifiée, dans le cas de la poésie et de la musique, par les appels à contribution : en ouvrant le périodique aux plumes qui chantent la gloire « de ceux qui ont fait les Conquestes », le périodique pérennise l’événement, étend les échos de l’actualité sur plusieurs numéros, les diffère jusqu’à l’Extraordinaire, qui, de 1678 à 1685, paraît en fin de trimestre. Poésies et musiques fonctionnent alors comme des ricochets d’une actualité qu’ils extraient de sa dimension factuelle, et la périodicité, contraignante, se mue alors en atout. Le procédé se trouve décuplé lorsque poésies et musiques sont composées non à partir des événements eux-mêmes, mais de leur célébration, créant ainsi un jeu d’emboîtement qui prolonge encore les événements. Le Mercure a ainsi publié, en avril 1687, une très longue relation des festivités exceptionnelles organisées à Marseille pour célébrer la guérison royale. Au récit de la célébration s’ajoute un poème en occitan, inspiré non par l’heureux événement mais bien par les réjouissances publiques qu’il a suscitées quatre mois plus tard.

27En commentant l’actualité et en la hiérarchisant, les rédacteurs appellent cette surenchère artistique qui relaie l’événement et opère une dilatation temporelle de l’actualité. Dans certains cas, le Mercure galant n’a pas hésité à ‘créer le buzz’. C’est ainsi que les moindres faits et gestes de la jeune Marie-Adélaïde de Savoie, entre son arrivée à la cour fin 1696 et son mariage, un an plus tard, avec le duc de Bourgogne, ont été survalorisés par le Mercure, et ont donné lieu à des compositions littéraires et musicales régulières, qui jalonnent toute l’année, contribuant certes à l’information, mais surtout à la fixation et à la mémoire des événements, d’autant plus nécessaires que ce mariage dynastique scellait la réconciliation entre la France et la Savoie, et que les faits et gestes de la jeune princesse touchaient directement à l’avenir de la monarchie.

28Les airs n’avaient donc pas pour seule vocation d’alimenter la pratique musicale. Porteurs de quantité d’informations, particulières ou générales, partie prenante d’un système de publication, éléments privilégiés d’une mémoire des événements, ils présentent en outre une diversité d’écriture qui exclut dans certains cas les chanteurs non avertis. Certes, une voix masculine un tant soit peu exercée peut chanter l’air du dieu du canal, même si cet air ample, déclamatoire, constitué de périodes mélodiques calquées sur le vers, adoptant de surcroît une métrique changeante et une riche ornementation, s’apparente à un récit de cantate ou d’opéra. Quant à ceux du Re Infante, il s’agit là aussi d’airs d’opéra, vocalement relativement exigeants. On peut également douter de la fortune d’un poème en provençal dans les salons du nord de la Loire. Plus qu’à une lecture partagée inaccessible aux non-locuteurs, ce poème était vraisemblablement destiné avant tout à construire une histoire des célébrations marseillaises. Il concourait à la fois à la mémoire de l’événement-source – la guérison du roi – et à celle de la célébration organisée par une grande ville saluée pour son zèle, sa prodigalité, le talent de ses plumes et, last but not least, pour la saveur de sa langue.

29L’air de circonstance invite les lecteurs à partager une actualité artistique et des événements d’importance dont ils sont exclus. Comme l’estampe, la planche de musique joue le rôle de trace matérielle, de lien tangible avec l’événement, de supplétif. En offrant aux lecteurs la possibilité de s’associer aux événements, elle établit une connivence – ingrédient essentiel à la réussite de l’‘entreprise Mercure’ – et entretient l’illusion d’une participation ou d’une possible appropriation des événements mémorables par ceux qui en sont en réalité bien éloignés. Toutefois, le mode opératoire de la musique et de l’image diffère, car la planche de musique ne se contente pas d’inviter à une participation symbolique. Alors qu’il suffit de feuilleter son Mercure fraîchement arrivé par la poste pour tomber sur les estampes, la planche de musique ne se dévoile qu’à qui saura la lire, et mieux encore, à qui la rendra à sa nature sonore. Puissant véhicule de diffusion, support privilégié de la mémoire des textes, le chant suppose en outre le plus souvent une forme de sociabilité : des auditeurs. La planche de musique n’est donc pas seulement un écho silencieux d’événements sonores ou de louanges mises en chant. Elle invite aussi à rejouer, à la petite échelle d’un salon, le divertissement, l’opéra, l’impromptu courtisan ou la réjouissance festive ; à refaire, à s’approprier, à imiter les lointains fastes du ‘centre’, à une génération où les petits foyers musicaux se conçoivent encore majoritairement à l’imitation des grands ; et, surtout, à parler de l’événement qui l’a suscité.

30Les airs de circonstance ajoutent une vertu à cet ingénieux système de diffraction contrôlée : la transposition du message n’y est généralement pas une réduction du message à l’essentiel (l’air galant n’est pas une catéchèse) mais, selon les cas, un fragment, souvent fortement caractérisé (par une action, des personnages nommés, etc.), ou au contraire, par une reformulation. La mise en récit galant des nouvelles, qui s’étend aux événements politiques les plus contestés, se prolonge dans les airs par une amplification ou une réinterprétation non pas tant des faits en eux-mêmes, mais de ce qu’il faut en retenir. L’air de circonstance multiplie les lieux communs thématiques, stylistiques et expressifs, jouant sur un éventail restreint de passions telles que joie, tristesse, espoir, recueillement, etc. Il est alors loisible non seulement de le chanter longtemps, mais de le réutiliser dans des circonstances ultérieures similaires, tout comme un motet in illo tempore, par sa nature même, s’adapte à diverses circonstances. L’air dépasse ainsi le statut d’éphémère et offre aux amateurs de musique un message ‘clef en main’ immédiatement utilisable dans les cercles de sociabilité qu’il fréquente, transformés en formidables caisses de résonance du message délivré par le périodique. Même si la propagande politique n’épuise pas, loin s’en faut, la question, on perçoit aisément l’efficacité idéologique d’un tel dispositif, qui pousse poètes et musiciens à chanter à la santé d’un monarque conspué aux heures les plus fragiles de son règne, ou à partager la convivialité stéréotypée des airs à boire après chaque victoire militaire. Le lien entre l’air et l’événement, en apparence circonstanciel, dépasse donc sa fonction illustrative. L’air vaut sans aucun doute moins par ce qu’il chante que parce qu’il chante. De cette façon, le lien parfois artificiel entre l’actualité et la planche de musique importe moins qu’il y paraît. Dès lors que la cohérence, souvent un peu lâche, de la lettre fictive, est assurée, le périodique peut juxtaposer des productions galantes complémentaires qui, répondant à des régimes d’historicité différents, conservent leur autonomie.

31La publication des planches de musique dans le Mercure galant répond donc à plusieurs exigences. La première, banale, est d’offrir aux lecteurs une image magnifiée d’eux-mêmes, à travers la survalorisation de leurs goûts, de leurs savoirs et de leurs talents artistiques. La seconde est indissociable de la matérialité de la publication. Fragments ou échos d’événements remarquables, ces airs offerts comme un ‘bonus’ invitent les lecteurs à participer par procuration à des événements dont ils ont été absents. Les planches partagent plusieurs enjeux avec les relations imprimées de fête : compte rendu, matérialité du bel objet, convocation, par l’imagination étayé par le recours à l’ekphrasis littéraire, au déroulement de l’événement, etc. La possession de l’air noté favorise une forme d’adhésion à un événement mémorable, lui-même considéré comme le fragment d’une histoire en train de se faire. La partition est donc, si l’on en revient au propos de départ, tout à la fois la trace, virtuelle et souvent imparfaite, d’une réalité sonore ; le prolongement et une forme de réalisation sonore de la poésie, magnifiée par la note ; et le support tangible d’une appropriation de l’histoire.