Colloques en ligne

Hans-Jürgen Lüsebrink

Le Compère Mathieu de Henri-Joseph Dulaurens: intrigues discontinues et péripéties paradoxales d’un roman philosophique subversif

1Henri-Joseph Dulaurens, auteur du roman Le Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit fait partie de ces auteurs de la littérature française du XVIIIe siècle que Werner Krauss a placé dans la catégorie des “écrivains marginaux et obscurs”1 et Robert Darnton dans celle des écrivains “clandestins” du Siècle des Lumières. Kraus caractérise Dulaurens, qu’il mentionne à plusieurs reprises dans ses travaux, comme un “talent doué, mais dépravé.”2 Dans son ouvrage intitulé Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle (1991) Darnton fait, en effet, figurer le roman de Dulaurens à côté d’autres “classiques clandestins” comme Thérèse philosophe, attribué au Marquis d’Argens, ou comme l’An 2440 de Louis-Sébastien Mercier.3 Darnton décrit Dulaurens comme l’un de ces personnages hauts en couleur venu des “bas-fonds de la librairie” qui “court les imprimeries des Pays-Bas en offrant des manusucrits obscènes et se vantant d’être la cible de plusieurs lettres de cachet.”4 Le roman de Dulaurens fit partie des ouvrages imprimés les plus vendus par la Société Typographique de Neuchâtel5 et de ceux qui furent également les plus fréquemment saisis par la douane.6

2Le chercheur russe Lew S. Gordon proposa pour sa part d’intégrer le roman de Dulaurens et l’ensemble de son œuvre, au sein de laquelle le poème épique La chandelle d’Arras (1766), autre ouvrage clandestin et subversif de Dulaurens, eut notamment un certain succès, dans ce qu’il appelle la “tradition plébéienne et démocratique des lumières françaises.”7 Ce terme, associé à ceux de “citoyen” et de “peuple”, est, en effet, investi, dans l’article “Plébéien” de l’Encyclopédie rédigé par le Chevalier de Jaucourt, d’une dimension anti-patricienne et contestataire, les “plébéiens” réclamant leurs droits, selon De Jaucourt, à travers la voix de “tribuns” qui peuvent s’approprier le rôle de l’orateur, mais aussi celui de l’écrivain.8 Gordon, tout en renouant avec la signifcation qui lui fut donnée au XVIIIe siècle, utilisa le terme de “littérature plébéienne” pour désigner une littérature proche des réalités sociales du peuple et en même temps “populaire” au sens où elle était caractérisée par une large diffusion et circulation sociale et culturelle.

3L’Abbé Henri Joseph Dulaurens (1719-1793) est né à Douai d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale, son père exerçant la profession de chirurgien major dans l’armée. Il entra en 1745, poussé par sa famille très pieuse, dans la carrière ecclésiastique, en intégrant l’Ordre des Trinitaires, qu’il décida de quitter quelques années plus tard pour s’établir à Paris. Mais, poursuivi par la censure, il dut s’enfuir et rejoignit à pied la Hollande, où il s’exila en 1761 à Amsterdam, pour rejoindre ensuite Liège et enfin Francfort où il travailla pour les libraires Esslinger et Knoch. Il fut arrêté en 1765 à Mayence, emprisonné et condamné à la prison à perpétuité par la justice ecclésiastique, à cause de ses écrits jugés offensants et impies. Libéré de prison seulement en 1792 par les troupes révolutionnaires, il demeura profondément perturbé psychologiquement, après 25 ans d’enfermement, et souvent d’isolement total, dans des prisons ecclésiastiques.9

4Avec Le Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit humain Dulaures a écrit un roman qui correspond à plusieurs égards aux critères qui le font entrer dans la catégorie – certes assez problématique – de la “littérature plébéienne”: avec 16 éditions relevées par Frédéric Barbier au XVIIIe siècle, le roman de Dulaurens peut être compté parmi les “bestsellers” romanesques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, totalisant au moins 40.000 à 50.000 exemplaires vendus entre 1766 et 1800. L’univers social représenté dans ce roman embrasse, à l’exemple des romans picaresques avec lesquels il renoua à travers sa structure narrative, l’ensemble des couches sociales de la société de l’époque, des espaces urbains jusqu’aux campagnes, englobant, à travers une mobilité géographique qui rappelle celle des protagonistes du Candide de Voltaire, un très large éventail de sociétés et de cultures. Le Compère Mathieu reprend, en effet, les principaux éléments du genre littéraire du roman picaresque d’origine espagnole: sa logique narrative, sa dynamique transculturelle et le profil des protagonistes. Le genre du roman picaresque espagnol, qui avait lui-même été repris notamment par Le Sage dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715), fut ainsi réapproprié et réutilisé de manière créative par Dulaurens en le détournant de ses objectifs majeurs. Chacun des quatre protagonistes du Compère Mathieu – Mathieu, Jérôme, Diego et Jean de Domfront qui forment un groupe, une ‘Petite Société’ - correspond, en effet, fondamentalement au profil du picaro espagnol, tout en se distinguant cependant de celui-ci: “Mathieu est trop ingénieux et éclairé pour n’être qu’un faquin et un gueux; Jérôme, qui prend progressivement ses distances par rapport au groupe, est trop scrupuleux et incorruptible; Diego, certes Espagnol et picaro caricatural, sombre trop rapidement dans une folie qui le confine à un rôle de bouffon illustratif. Quant au père Jean, il est avant tout un guerrier, mercenaire civil ou militaire, résolu dans sa délicatesse […],”10 moine et en même temps athée.

5Les quatre personnages centraux du roman qui évoluent, comme dans le roman picaresque, selon une logique de l’opportunité et des nécessités liées à l’aventure et à la fuite, s’intègrent ainsi dans un récit qui est foncièrement marqué par la dynamique de l’errance. Appropriation créative du genre du roman picaresque, mais également parodie du Candide de Voltaire, le roman de Dulaurens propose en même temps un vaste périple à travers le monde, tout en évitant les étapes géographiques des personnages de Voltaire: au lieu de partir d’abord en Hollande pour traverser ensuite  différents pays d’Amérique du Sud, notamment le Paraguay de l’État des Jésuites, les protagonistes de Dulaurens partent, eux, à Saint-Pétersbourg en Russie, ensuite en Sibérie, puis à Goa en Inde, et reviennent en France en passant par le Portugal et l’Angleterre. Centré ainsi autour d’un voyage aux péripéties multiples et d’une équipe de quatre protagonistes à la fois très différents et complémentaires, le roman Le Compère Mathieu peut être découpé, quant à sa structure narrative d’ensemble, en quatre grandes parties ou étapes: d’abord la constitution du groupe des voyageurs; puis le “voyage des compagnons”; ensuite “le parcours solitaire du narrateur”; et, enfin, “les retrouvailles et l’éclatement de l’équipe.”11

6La poétique du roman de Dulaurens, qui s’inscrit ainsi dans le sillage du roman piacresque, mais également dans les traditions du burlesque, voire du grotesque et du carnavalesque incarnées sur le plan littéraire par l’œuvre de François Rabelais, semble donc foncièrement hybride et composite. Denis Diderot, en faisant commenter son propre roman Jacques le Fataliste et son maître par le narrateur, le plaça dans une filiation qui réunit le Pantagruel de François Rabelais et le Compère Mathieu de Dulaurens en évoquant certaines similarités narratives et poétiques avec ces deux œuvres :12

Cependant comme il y aurait de la témérité à se prononcer sans un mûr examen sur les entretiens de Jacques le Fataliste et son maître, ouvrage le plus important qui ait paru depuis le Pantagruel de maître François Rabelais, et la vie et les aventures du Compère Mathieu, je relirai ces mémoires avec toute la contention d’esprit et toute l’impartialité dont je suis capable; […].13

7Le Compère Mathieu, qui constitue un roman philosophique au sens propre du terme, ne se distingue toutefois pas seulement par le vaste éventail des thèmes traités, mais également par les fonctions attribuées au monologue, respectivement au dialogue, du genre du roman picaresque traditionnel. La narration du roman, qui confronte les protagonistes avec les avatars d’une praxis multiforme et transculturelle qui leur inflige nombre d’épreuves et de surprises contingentes, se déploie selon la logique d’un voyage ponctué continuellement de commentaires monologiques sur les événements vécus.14 Or, à y regarder de plus près, ce quatuor monologique inséré dans le récit construit des séquences autonomes marquant des interruptions souvent abruptes dans la narration – des “fin intermédiaires” du récit. Il présente néanmoins fondamentalement une structure dialogique puisque les quatre voix se répondent les unes aux autres, se contredisent, affirment des positions différentes sur un vécu commun et débouchent enfin, selon la logique du dialogique socratique et sa structure dialectique, vers des conclusions ou des “vérités” à la fois partielles et temporaires. Celles-ci concernent des sujets aussi variés que le droit naturel et la loi naturelle, les inégalités sociales, l’attitude devant la mort et le suicide, la question de l’existence d’un être suprême et la légitimation du rôle du clergé dans la société. Deux personnages dominent ce “quatuor monologique” agencé en un foisonnement de dialogues: d’abord Mathieu, élève chez les jésuites, érudit plongé dans l’univers livresque dont il est obligé de reconnaître – comme les personnages du Don Quijote de Cervantes - constamment le décalage par rapport à ses observations et à l’expérience empirique de sa vie; et ensuite le prêtre Jean, personnage marqué par un scepticisme foncièrement critique et désabusé. Ces deux protagonistes semblent constituer deux alter egos de l’auteur lui-même, qui partage avec eux non seulement de nombreux éléments biographiques, mais également des positions philosophiques communes caractérisées par un anti-cléricalisme radical, un athéisme résolu et un solide matéralisme philosophique.

8Le Compère Mathieu n’offre pas à son lecteur un récit linéaire, régi par une narration cohérente et une logique du sens téléologique, visant à transmettre un ‘message’, une ‘morale’ ou encore une leçon, voire une “théorie philosophique”; mais déroule au contraire un récit très fragmenté, ponctué par de nombreuses digressions – que Dulaurens a érigées “en règle d’écriture”15 - et de multiples ‘fins intermédiaires’. Autrement dit: la narration achemine le lecteur non pas vers un but précis, atteint au bout de multiples étapes et suivant une logique narrative que l’on pourrait appeler dirigée ou téléologique, mais elle le conduit au contraire vers de nombreux chemins sinueux, souvent paradoxaux et surprenants, sans véritable “issue” narrative, à dimension morale ou idéologique. Refusant de suivre une logique syntagmatique, la narration du Compère Mathieu choisit au contraire d’adopter le principe paratactique, enchaînant des séquences régies foncièrement par une logique du hasard et de la contingence. Ce principe paratactique domine également, comme Lew S. Gordon le montre dans son étude sur l’ouvrage de Du Laurens, les interventions des protagonistes qui ne sont presque jamais directement dialogiques, et consistent en général en une sucession de monologues plus ou moins étendus.16 Michèle Bokobza Kahan caractérise, dans son étude sur “Digression et polyphonie” dans le Compère Mathieu de Dulaurens”, ce roman comme un “espace digressif” où “se déploie une vision fondamentalement hétérogène du monde.”17 Cette écriture de “l’errance”18 est marquée par une infinité de digressions qui rend la lecture du roman déroutante, mais dont le narrateur assume d’emblée et avec une franchise affichée, dès le premier chapitre introductif, toute la responsabilité et les enjeux: “Tu me reprocheras peut-être”, fait dire Dulaurens au narrateur de son roman, Jérôme, qui s’adresse au lecteur, “qu’il n’y a ni plan, ni méthode dans cet ouvrage; que ce n’est qu’une rapsodie d’aventures sans rapports, sans liaisons, sans suite; que mon style est tantôt trop verbeux, tantôt trop laconique, tantôt égal, tantôt raboteux, tantôt noble et élevé, tantôt plat et trivial.”19

9La narration du roman est ainsi caractérisée par un mouvement narratif propulsé par la seule logique de la contingence et d’une mobilité géographique incessante et sans bornes. Celle-ci conduit les protagonistes – la “petite société philosophique” – non seulement à travers de nombreux pays d’Europe, mais aussi en Asie et au Moyen Orient. Les récits enchâssés dans la narration, qui représentent autant de digressions au sein de la trame narrative, viennent s’échouer sur des “fins intermédiaires” souvent abruptes et parfois cocasses, laissant le lecteur souvent désorienté. Le long récit que Diego consacre à sa vie et ses aventures se termine ainsi sur la description des suites physiques de la syphilis qu’il avait contractée à Venise après sa relation avec la supérieure d’un monastère. Diego montre ses organes génitaux rongés par la maladie à ses trois interlocteurs et futurs compagnons de voyage piqués à la fois par la curiosité et par la compassion. Cette démonstration cocasse et déroutante est introduite par cette phrase assez lapidaire: “Vous me voyez dans ce voyage; vous en connaissez la cause [il fut chassé sans raison du monastère des Jésuites à Saragosse20]: en voici l’effet.”21

10Le très long récit de la vie du Père Jean de Vatteville, neveu de Mathieu et originaire comme lui de Domfront en Normandie, s’achève pour sa part sur la rencontre des deux parents (ou ‘compères’) à Paris où ils vont désormais unir leurs destinées. Même s’il s’agit ici, sur le plan narratif, d’une ‘fin intermédiaire’, la suite de cette première fin, loin de s’imposer immédiatement au lecteur, paraît, elle aussi, suspendue à une logique du hasard et de la contingence. On ignore si c’est la parenté découverte entre les deux hommes, ou bien la sympathie affective révélée au cours de son récit ou encore une toute autre raison qui fit subitement abandonner au Père Jean son projet initial de se rendre en Russie “pour aller voir si les Moscovites ne sont pas plus tolérants que les Français.”22

11Cette coupure narrative sur laquelle s’achève le long récit du Père Jean donne au Compère Mathieu l’occasion de formuler un commentaire qui développe une morale à tirer à partir d’un “exemplum narratif”. Le Compère Mathieu caractérise en effet le récit de vie du Père Jean comme une véritable “vie exemplaire”. Mais cette ‘fin intermédiaire’ au niveau du sens, proposant une apparente “leçon” morale et philosophique à tirer de ce récit de vie, est aussitôt subvertie et détournée vers l’absurde par les paroles suivantes prononcées par le Compère Mathieu et adressées en conclusion à son neveu aventurier: “Vous avez été Turc, corsaire, chrétien, médecin, luthérien, calviniste, quaker, manichéen, athée, etc.; vous avez épousé quatre femmes à la fois de crainte d’en manquer. Je ne trouve rien de plus naturel à tout cela”. En poursuivant son commentaire sur les aventures de son neveu, il affirme ensuite que “les lois, la religion, les préjugés, et la violence se réunissent constamment contre celui qui ose penser et agir.”23

12Or tout le long déroulement du récit du Père Jean tend à montrer au lecteur de toute évidence que ce protagoniste ne fait que “réagir”, souvent de manière impulsive, émotionnelle et violente, aux événements auxquels il se heurte, et qu’il n’a aucunement la possibilité d’“agir” de son propre gré et de “penser” par lui-même. Toute leçon intermédiaire à tirer des nombreux récits digressifs qui pontuent le roman de Dulaurens est ainsi conduite à déboucher vers l’absurde, à travers une multiplicité de commentaires souvent très sinueux, de même que par la déconstruction systématique des concepts philosophiques d’“ordre naturel”, de “liberté” et de “nature”, qui finissent par perdre toute signification claire et précise.

13Le Compère Mathieu de Dulaurens “défie”, comme l’a formulé Michèle Bokobza-Kahn, un idéal d’unité et d’harmonie langagière”.24Il revendique et décrit, à l’exemple du Don Quijote de Cervantes auquel Jean-Paul Sermain a consacré des analyses stimulantes,25et de la tradition du roman picaresque, “les errances de la vie.”26Œuvre inscrite dans le versant pléibéien et marginal des Lumières, le Compère Mathieu, dans sa logique narrative propre, se refuse non seulement à tirer toute leçon finale, tant dans son ensemble que dans ses fins intermédiaires. Il déconstruit aussi, sur un ton sarcastique percutant, cette forme accomplie de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle que représente l’esprit encyclopédique, à travers la figure du vieillard savant, mais en même temps fou, qui s’enferme pendant des décennies afin de créer, sous la forme d’une théorie générale des connaissances, une nouvelle encyclopédie: une entreprise aussi démesurée que déraisonnable menée jusqu’à l’absurde sous la plume caustique de Dulaurens qui transforme ce projet ambitieux, selon l’expression d’Annie Rivara, en “une machine à la fois anti-encyclopédique et ultra encyclopédique.”27 Comme le souligne avec pertinence M. Bokobza-Kahan, Dulaurens se moque, “à travers le délire discursif du savant” d’une “théorie de la connaissance basée sur des principes d’ordre et d’unité”, en rejetant ainsi “l’un des postulats majeurs des Lumières.”28

14La fin du roman confirme la vision d’une hétérogénéité fondamentale qui finit par subvertir toutes les vérités intermédiaires ou finales, tout en laissant planer en même temps le doute sur tout ce qui est affirmé: la petite “société philosophique” des compagnons se dissout après la mort du Compère Mathieu. Celle-ci est survenue suite à une indigestion, à l’exemple de la mort de La Mettrie en 1751, et le narrateur croit devoir ajouter la remarque paradoxale suivante: “il seroit mort comme un sot, & il mourut comme un saint.”29 Le confesseur de Mathieu, par “sa douceur, sa charité, sa pitié”30 ramène le narrateur Jerôme à son ancienne croyance; Diego, l’Espagnol, perd la raison suite à la mort de Mathieu; Vitelos retourne, également saisi par la foi, dans l’Ordre des Capucins; tandis que le Père Jean se fait capitaine de hussards. Poursuivant ainsi sa carrière de “militaire philosophe”, à la fois éclairé et baroudeur, libertin et savant, la trajectoire biographique de ce personnage central du Père Jean, telle qu’elle se trouve prolongée dans le futur à la fin du roman, empêche toute réduction du sens à un message unique – par exemple celui du triomphe final de la foi et de celui des lumières de la raison – porté par ce roman paradoxal, multiforme et insolite. Le Compère Mathieu de Dulaurens est donc foncièrement une “œuvre polémique”31 qui remet en question “la raison, le monde et tout le reste, à commencer par les structures littéraires.”32