Colloques en ligne

Omar Victor Diop

Entretien avec Omar Victor Diop (10/04/2016)

1Omar Victor Diop est né en 1980 à Dakar. Ses talents de photographe sont révélés lors des Rencontres africaines de la photographie à Bamako grâce à la série “Le Futur du beau”. Il remporte notamment un grand succès avec la série “Diaspora” de 2014. Une version abrégée du présent entretien a été publiée dans la revue Études littéraires africaines (n°41, 2016, p. 119-132).

    

2Afriques Transversales : C’est une grande joie pour nous d’accueillir Omar Victor Diop pour cette première rencontre du séminaire Afriques Transversales. Son œuvre photographique, pour le chercheur, peut avoir quelque chose d’à la fois fascinant et frustrant : on a parfois l’impression de passer des heures et des pages de bibliographie à exposer laborieusement qu’il exposera lumineusement en un cliché.

3Pour revenir en quelques mots sur votre parcours, Omar Victor Diop, vous avez à la fois un diplôme de l’ESCP de Paris et un diplôme de l’Institut Supérieur de Management de Dakar. Vous commencez votre carrière dans le monde des affaires, ce qui vous conduit, je crois, à voyager beaucoup, y compris en Afrique : vous expliquez dans une interview que vous été amené à travailler au Kenya, dans l’Afrique de l’Est anglophone, et au Nigéria, à Lagos. Votre formation à la photographie en revanche est essentiellement autodidacte : vous vous formez en allant d’exposition en exposition. Vous expliquez que vous avez commencé par prendre des photos de paysages, dans un groupe d’aspirants photographes à Dakar, et à les partager sur les réseaux sociaux. Vous êtes exposé pour la première fois à l’occasion des Rencontres photographiques de Bamako en 2011. À partir de là, vous vous lancez à plein dans la photographie : vous participez à la biennale de Dakar, puis aux rencontres d’Arles.

4 Une série vous fait beaucoup remarquer en France : c’est le projet « Diaspora » exposé entre autres au Grand Palais dans le cadre de Paris Photo en 2014. Dans ce projet, vous décidez d’explorer à nouveaux frais l’histoire des liens entre l’Afrique et le reste du monde. Vous choisissez pour ce faire douze figures emblématiques de la circulation des Africains dans les siècles passés, douze figures souvent complètement oubliées que vous ré-incarnez en vous inspirant d’images, de photographies ou de gravures d’époque. On citera à titre d’exemple Pedro Camejo, ou el Negro Primero, un soldat qui a combattu dans la guerre d’indépendance au Venezuela, toujours au premier rang – ce qui justifie son surnom. Vous réincarnez également Jean-Christophe Belley, premier député français noir, ou encore Angelo Soliman, dont je trouve l’histoire particulièrement saisissante : né au Nigéria en 1721, vendu contre un cheval, il devient la propriété successive de plusieurs princes austro-hongrois et il acquiert même l’estime de l’empereur Joseph II. À sa mort en 1796, il est « empaillé » et exposé au Muséum d’Histoire Naturelle de Vienne, paré de plumes et de coquillages.

5En parallèle, vous continuez à explorer la veine du portrait et de l’image de mode. Vous avez été récemment exposé à la Galerie du jour d’agnès b. avec le célèbre photographe malien Malick Sidibé, pour votre « Studio des vanités ». Dans ces portraits, toujours mis en scène avec une grande précision, vous posez la question de l’apparence, mais aussi celle de l’identité qui peut passer, on le sait, par l’adoption d’un style vestimentaire. À ce titre, vous consacrez une série entière à la question du wax qui fait figure de tissu africain par excellence.

6Très récemment, votre travail a pris un nouveau tournant : vous allez exposer à la fin du mois à Los Angeles la série « Hopeful Blues », qui consiste en une succession de portraits de réfugiés. Vos photos ont été prises au Cameroun : ce sont des portraits de réfugiés qui ont fui la guerre en République Centrafricaine. Chaque image est accompagnée d’un texte qui livre en quelques lignes l’histoire de l’exil.

7Je pense que cette brève présentation, très incomplète sans aucun doute de votre travail, parle d’elle-même : vous êtes vraiment devenu aujourd’hui un artiste international, un homme qui parle du monde au monde. Vous êtes toujours en mouvement, entre l’Afrique, l’Europe, les États-Unis, où vous exposez et acceptez de venir parler de votre œuvre. Cet été, vous avez fait partie des personnalités à qui journal Le Monde a demandé d’imaginer le monde de demain.

8J’aurais aimé commencer cet entretien en lançant un premier gros sujet qui est celui, bien sûr, de l’identité. C’est une question qui est très présente dans la série « Alt+Shift+Ego », par exemple. Dans ces œuvres, on a l’impression que la représentation se fonde systématiquement sur trois éléments : une grande précision du décor, souvent textile, un jeu sur les images de l’exotisme, et puis à chaque fois, une sorte de dédoublement où on retrouve le motif de l’alter ego qu’annonce le titre. Parfois, ce dédoublement est celui de la tradition et de la modernité, parfois c’est autre chose, de plus subtil, de plus difficile à définir. Pourriez-vous donc essayer de nous dire ce que représente ce thème de l’identité pour vous, quelle identité vous vous assignez vous-même, en tant qu’artiste internationalement reconnu ?

  

9Omar Victor Diop : L’identité quand on est artiste, quand on est artiste africain ou d’origine africaine, ou quand on évolue en Afrique – quel que soit le label que l’on choisisse, c’est une question épineuse. Mais, pour moi, en fait, l’identité est toujours en rapport avec la temporalité, c’est-à-dire que l’exercice qui m’intéresse, c’est de placer mon identité dans différents espaces temporels pour faire ressortir ce qui est de l’ordre du suranné, de l’humain avec un grand H, par opposition à ce qui obéit à un phénomène de mode, que ce soit dans la photographie de mode ou la photographie jugée un peu plus sérieuse, c’est-à-dire la photographie qu’il fait bon d’exposer dans des expos proprement dites. La question de l’identité, je ne l’aborde pas vraiment a priori ; c’est plutôt a posteriori, quand je regarde mon travail, que je me rends compte de la dimension identitaire, de tout ce que j’exprime et de tout ce que je revendique dans l’œuvre en question. Je ne sais pas si ça répond à la question… Quand on voit toute la conversation qu’il y a sur l’artiste sénégalais ou l’artiste black ou l’artiste africain – les terminologies sont diverses et variées – on ne peut pas se soustraire à cette question de l’identité. Je pense que moi, j’ai pris le parti de foncer droit devant. Il y a quelques semaines, lorsque j’étais invité à la conférence Black Portraitures organisée par la New York University, je disais que les trois premières années de ma pratique photographique, je les ai passées à essayer de faire abstraction de cette identité et de cette labélisation. Elle varie selon les continents : on dira un artiste black aux États-Unis, en Europe on dira un artiste africain, au Sénégal on dira un artiste sénégalais, mais en fait je pense que j’ai trouvé la paix avec toutes ces boîtes dans lesquelles on est rangés par la force des choses. Et je préfère encore me revendiquer d’une Afrique que je connais et de laquelle je peux me revendiquer en toute légitimité : une Afrique contemporaine, une Afrique urbaine, une Afrique génération 80, une Afrique aux influences pop, qui a un héritage à la fois postcolonial et traditionnel, datant d’avant la période coloniale. Je préfère redéfinir cet entendement de l’Afrique, plutôt que d’essayer de m’y soustraire.

  

10AT : S’il y avait une nouvelle donne de l’exposition Africa Remix, comme celle qui avait eu lieu au Centre Pompidou en 2005, accepteriez-vous d’y participer ?

  

11OVD : D’une manière générale, je ne dis jamais non à une opportunité de participer à un évènement portant sur l’Afrique, parce que je préfère en être et influencer, plutôt que d’être dans les gradins et hurler, comme malheureusement cela se passe un peu partout. Si on s’attend à voir des zèbres et des girafes à mon expo, je suis ravi d’apporter la surprise et de montrer les visages et les histoires du « Studio des Vanités » ou de « Alt+shift+ego », pour justement essayer de changer les perceptions. C’est une goutte d’eau dans la mer, mais je suis très fier de la porter, cette goutte d’eau.

  

12AT : Dans le texte qui accompagne « Le Studio des Vanités », vous vous présentez comme le promoteur de cette nouvelle génération que vous appelez une « génération pop ». Comment définiriez-vous cette nouvelle génération : cosmopolite, urbaine, connectée ?

  

13OVD : C’est très vrai ce que vous dites sur cette génération qui est la mienne, mais il faut aussi réaliser qu’elle n’est pas en porte-à-faux avec les générations d’avant. Quand je compare ma génération à celle de mon père – mon père a 80 ans et ma mère en a 75 – je constate que c’étaient les mêmes dynamiques : c’étaient des jeunes Africains qui étaient très au fait de ce qui se passait ailleurs. Le Festival Mondial des Arts Nègres en 1966, c’était un florilège d’artistes internationaux, et pas seulement au Sénégal : on a eu Celia Cruz à Kinshasa, on a eu James Brown à Dakar. Quand on regarde la collection de vinyles de mon père, qui date de cette période-là, on a les Beatles, Donna Summer, la grande rumba congolaise, la grande musique nigériane. Donc cette ouverture au monde et ce côté cosmopolite ne sont pas nouveaux : simplement, c’est facile pour des artistes comme moi de le montrer maintenant parce que les avenues sont multiples. Il suffit d’une page Facebook, d’un site assez navigable et de deux ou trois interviews – je simplifie – mais c’est assez facile maintenant de montrer ce côté très « à la page » de l’Afrique urbaine, qui a toujours existé. Quand on regarde les photos de Malick Sidibé, par exemple une photo que tout le monde connaît comme « le bal de minuit », ou « la nuit de Noël », on s’imagine que c’est un couple alors qu’en fait, c’est un frère et une sœur : un frère qui apprend à une petite sœur comment danser le twist ; ça a toujours été comme ça !

14 Pour en revenir à la question, quand je parle de mon enfance à Dakar, le point de repère, c’est toujours le salon où on regardait la télé. D’une fratrie de six je suis le petit dernier. Je me souviens qu’on avait toutes les influences possibles et imaginables : le clip Thriller de Michaël Jackson, les pubs Kodak avec Grace Jones, le théâtre Daniel Sorano où on avait La Tragédie du roi Christophe… On avait aussi le cinéma indien, qu’on appelle maintenant Bollywood, les séries télé, Starsky et Hutch, Châteauvallon pour mes grandes sœurs… On a eu finalement la même enfance, les mêmes influences que nos contemporains parisiens ou new-yorkais, à la différence que, en plus de ces influences-là, on avait des influences et des revendications identitaires, africaines, très fortes, parce que nos parents avaient vécu le jour Un de la nation, de l’indépendance et ils ont donc tenu à semer en nous cette graine de la fierté nationale et la revendication des identités panafricaines.

  

15AT : J’aurais voulu vous interroger sur votre série « Remixing Hollywood ». D’une certaine manière, elle « africanise » le cinéma : est-ce qu’il s’agit pour vous de dire que ces films parlent aussi d’Afrique, qu’ils ont inspiré et font partie de l’imaginaire de nombreux Africains, ou au contraire de louer le cosmopolitisme et le métissage culturel ?

  

16OVD : À propos de « Remixing Hollywood », il y a une information très importante à prendre en compte : c’est une série qui a été co-créée avec Antoine Tempé, un photographe franco-américain qui vit à Dakar et qui est un très grand ami. On a eu l’idée de travailler sur cette série, et c’était, au début, une célébration du cinéma et de la magie d’un bon film. Pour parler de manière terre à terre, la magie d’un bon film, c’est que, quand on regarde un film de karaté, un Bruce Lee ou un James Bond, quand on est vraiment pris par le film, on a tendance à oublier l’appartenance raciale ou le contexte géographique tellement on s’identifie au héros ou à l’héroïne. On est pris dans le film et c’est ça qu’on voulait célébrer en imaginant cette série. Chacun a fait la liste de ses dix films préférés, on s’est un peu chamaillés sur certains films : par exemple, Pulp Fiction, c’est pas moi, c’est Antoine… Mais effectivement, c’est vraiment une célébration joyeuse du cinéma, et on s’est dit que ce serait drôle de montrer combien ces films ont aussi influencé des gens dans un contexte africain. C’était aussi un moyen pour nous de montrer l’Afrique qu’on connaît, cette Afrique urbaine, de Dakar et d’Abidjan où ces images ont été shootées. À la base, ce n’était donc pas une revendication militante sur la mixité dans le cinéma hollywoodien. À l’époque, ce n’était vraiment pas ça. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai donné une interview sur le site d’une grande chaîne américaine dont je tairai le nom, j’ai mentionné rapidement cette série à la fin, et à ma grande surprise, le lendemain, je voyais en titre quelque chose comme : « Deux photographes noirs sénégalais peignent Hollywood en noir » ! Et, donc, bien entendu, dans le contexte de cette crise toujours en cours aux États-Unis sur les violences policières et le racial profiling, les commentaires sous l’article, c’était vraiment la guerre des tranchées ! D’un côté, il y avait ce qui est devenu le « black class matter », et de l’autre côté, la préservation des intérêts de ceux qui veulent « make America great again ». Je n’en ai pas dormi pendant quelques jours, mais finalement on a trouvé une certaine paix, parce qu’on s’est rendu compte que la vocation d’un travail artistique, au-delà de l’aspect purement esthétique et créatif, c’est de susciter des conversations, qui peuvent être consensuelles comme elles peuvent être tendues. Pour le coup, on avait touché plusieurs cordes sensibles sans que ce soit vraiment l’intention primaire ! Mais je me dois à chaque fois de replacer cette série dans son contexte originel. Je n’ai pas envie de surfer sur cette vague : je sais très bien que maintenant, c’est facile de s’exprimer après Lubita Nyong’o et Viola Davies et de dire qu’il n’y a pas assez de mixité dans Hollywood. Mais cette série n’a pas été créée pour ça, et je n’ai pas envie de travestir l’intention première pour récolter des lauriers. Si elle aide à la conversation, tant mieux !

  

17Public : Cette série me fait penser au problème du cinéma africain. Sur le génocide du Rwanda, il n’y a à l’heure actuelle que des films produits par l’industrie du cinéma américaine. On connaît Nollywood, mais personne n’a fait un biopic sur Mandela, c’est toujours le point de vue des États-Unis qui prévaut.

  

18OVD : Je ne voudrais pas parler au nom des cinéastes africains, d’autant plus que c’est une économie que je ne connais que très peu, mais le fer de lance de la création cinématographique sur le continent, c’est effectivement le Nigéria. Mais ce sont des dynamiques différentes, avec de petits budgets, et l’objectif reste de divertir un marché qui est là, qui a envie d’être diverti immédiatement, avec des fictions qui ne soient pas trop lourdes. Les seuls malheureusement qui peuvent se permettre de déployer un budget de cinq millions de dollars pour un film sur Mandela, ce sont ceux qui faisaient il y a quelques années des films sur la guerre du Viêt-Nam en disant qu’ils gagnaient toujours – ce qui n’était pas le cas. On espère que ça va changer, et il y en a quand même quelques-uns qui réussissent un peu mieux que les autres à tirer leur épingle du jeu : je pense par exemple à Abderrahmane Sissako avec Timbuktu. On aimerait en voir plusieurs par an, des films africains qui seraient primés, non seulement à Cannes mais aussi sur le continent….

  

19AT : En parlant d’Abderrahmane Sissako, j’ai été frappée par une ressemblance entre vos œuvres et une scène d’En attendant le bonheur, où l’un des personnages se fond complètement dans le décor du salon. Est-ce que vous avez un regard sur ces cinéastes qui produisent un discours sur l’Afrique ?

  

20OVD : Pas autant que j’aurais aimé : je n’arrive déjà pas à porter un regard sur ma propre famille par les temps qui courent ! Mais j’ai vraiment l’impression d’appartenir à un courant de pensée et de militantisme serein. C’est-à-dire que nous ne sommes pas, nous ne sommes plus des Black panthers de la culture, « fâchés et exaspérés ». Nous affirmons notre appartenance à ce monde, mais de manière très sereine, en veillant à la qualité picturale et à l’usage de références qui nous sont propres, par opposition au travestissement de codes qui viendraient d’ailleurs parce qu’ils seraient jugés plus efficaces.

  

21AT : Je voudrais rebondir sur la question de ce tissu, le wax, qui revient beaucoup dans vos œuvres, par exemple dans la série « Wax Dolls ». C’est un tissu qui est censé incarner quelque chose de typiquement africain, mais en même temps, c’est un tissu voyageur, qui, à l’origine, vient de Hollande. Que représente pour vous ce motif récurrent ?

  

22OVD : Je pense que ce qui me pousse à utiliser le wax, ce n'est pas tant la dimension identitaire de ce tissu que la richesse du graphisme. Chéri Samba, un peintre congolais pour qui j'ai énormément d'admiration, dit que les couleurs sont des émotions, et qu'il les utilise pour véhiculer un état d'esprit. Je pense que je fais à peu près la même chose : du moins j'essaie de faire la même chose avec les éléments graphiques du wax. D'ailleurs, très souvent, ce qu'on pourrait prendre pour du wax dans mes photos, ce n'est pas du wax : des fois c'est un vieux rideau chiné dans un marché populaire à Dakar, des fois c’est un papier peint décollé quelque part… Ce n'est pas toujours du wax.  C'est un langage que j'ai adopté, un élément qui est devenu, quelque part, une signature visuelle. C'est vrai que le rapport au wax pour les jeunes d'Afrique de ma génération est assez compliqué. C'est à dire que jusqu'à nos vingt-cinq ans, on considérait ça comme extrêmement ringard, c'était un truc de mamans. Jusqu'à ce qu'une Beyoncé, que des marques comme Prada, Burberry, se mettent à faire des collections inspirées du wax : là c'est redevenu tendance, et c'est même devenu une sorte d'affirmation de son identité africaine. Et on ne sait pas toujours exactement ce que c’est, ça dépend d'où on est en Afrique : quand on a grandi au Sénégal, le wax n'a pas toujours été très présent. Peut-être parce qu'on est une majorité musulmane et qu'on est portés sur la sobriété, chez nous, on trouve surtout du bazin : ce sont des tissus avec très peu de motifs, on joue surtout sur les teintes et les couleurs. Quand on va vers la Côte d'Ivoire, le Ghana, le Bénin, là c'est vraiment la route du wax et les étoffes prennent un nom, une vertu, une dimension commémorative. Certains pagnes sont appelés « les yeux de ma belle-mère », « ma rivale ». Porter un pagne n’a rien d’anodin !

  

23AT : Oui, parce qu'ils véhiculent des messages... Pour rester dans le domaine du vêtement, la sape est-elle un phénomène qui vous intéresse ?

  

24OVD : Mon premier contact avec la sape, j’ai dû l’avoir à six ou sept ans. Mes frères qui étaient et qui sont toujours des dandys devant l'éternel, étaient tout excités parce qu'il y avait un sapeur qui venait de Kinshasa. Ou de Bruxelles, je ne sais plus : au fond c’est un peu la même chose... Donc, c'était vraiment la commotion dans la ville, il fallait absolument aller à cette soirée. C'était Joe Balard, je n'oublierai jamais. Ce fut mon premier contact avec la sape. Après je n'en ai plus vraiment entendu parler, à part dans ce film mythique qui s'appelait Black Mic-Mac... Mais ensuite, on n'en a plus vraiment entendu parler au Sénégal, mais vraiment plus du tout. Jusqu'à ce que dans les années 2000, ça redevienne un phénomène, quelque peu travesti, un instrument marketing. On voit maintenant des clips où des chanteurs RnB noir américains singent les sapeurs tout en étant dans un grand hôtel cinq étoiles. Non, justement ! Ce qui fait le charme de la sape, ce qui rend ce mouvement exceptionnel, c'est justement que ces gens, les sapeurs, vivent dans des conditions qui ne sont pas toujours en raccord avec le Paul Smith, le Yohji Yamamoto et le Kenzo qu’ils arborent ! C'est ça justement, ce pied de nez à la dure réalité d'une urbanisation non contrôlée, c'est ça qui rend le phénomène de la sape unique.C'est pour ça que des fois je grince des dents quand j'ai décidé d'être élégant et qu'on me dit « Ah bah, toi, tu es un sapeur ! ». Je dis non. Par respect pour les sapeurs, ce n'est vraiment pas du dédain. Mais il faudrait arrêter de stéréotyper tous les Africains qui sont bien habillés un jour par semaine et de dire que ce sont des sapeurs. On ne dit pas la même chose d'un jeune Parisien qui a un rendez-vous galant, on ne le traite pas de dandy londonien ! Il faut qu'on arrête, par respect pour ce mouvement, parce que c'est beaucoup plus profond qu'un costume rose ou une pochette Pierre Cardin. J'ai tellement de respect pour les sapeurs que je n'ai pas envie d'exploiter ce phénomène à distance. Les gens qui posent dans le « Studio des vanités » sont bien habillés, effectivement, mais ce ne sont pas des sapeurs. Quand je voudrai, j'irai à Kinshasa, j'y passerai deux mois et pour le coup, j’aurai une vraie connaissance et une légitimité pour parler de la sape.

  

25AT : Vous dites que vous êtes un engagé serein, mais les questions pressantes de l’actualité surgissent dans vos œuvres. Pourriez-vous revenir sur la série « Hopeful Blues » ?

  

26OVD : Cette série a été réalisée en décembre 2015 dans des camps du HCR à l'extrême Est du Cameroun. Ces gens sont des réfugiés d'origine centrafricaine qui appartiennent tous à l'ethnie Bororo : ce sont des Fulani ou des Peuls – selon la partie de l'Afrique où vous vous trouvez, la dénomination change. C'est un peuple de pasteurs, un peuple qui a dans ses gênes la rencontre entre l'Afrique noire et le Maghreb, les Berbères et les Arabes : cela se sent effectivement dans les visages et dans le style de vie.

27Comment en suis-je venu à cette série ? J'ai été approché par une institution qui s'appelle l'Annenberg Space for Photography, basée à Los Angeles, et qui a eu pour idée d'envoyer des photographes dans des camps de réfugiés, avec une licence créative, la seule condition étant d'apporter un discours humanisant et un discours de dignité sur la question des réfugiés. C'est-à-dire qu'il n'était pas question d'aller se poser aux différentes frontières pour faire la chasse aux cadavres flottants : toutes ces images malheureusement qu'on a beaucoup vues sur Internet ces derniers mois. Je suis entré en contact avec le bureau du HCR à Dakar pour voir quels étaient sur le continent africain les pays qui accueillent le plus de réfugiés. Bien entendu, le Cameroun est venu en tête. C'est un pays qui accueille 200 000 réfugiés, tout le long de ses frontières, du Nigéria à la Centrafrique, et qui le fait en toute humilité, bien entendu avec l'appui d'institutions internationales : le HCR, la Croix Rouge, et plein d'autres partenaires. Mais il le fait de manière tout à fait pragmatique et efficace, et dans un esprit panafricain. Cela m'a énormément touché, donc j'ai demandé à passer une semaine dans cette région de l'Est camerounais, j'ai été dans les camps de Lolo et Mbile, qui sont à la frontière avec la Centrafrique. Et ce qui m'a le plus frappé, ce qui m'a le plus sûrement inspiré, ce sont les histoires, et la facilité avec laquelle ces histoires ont été partagées avec mes interlocuteurs. Tellement de dignité, tellement de générosité, sans apitoiement... À chaque fois qu'une histoire m'a été contée, soit par le réfugié soit par un des volontaires du HCR, c'est toujours fait avec un tel respect. En général, on passe rapidement sur les parties douloureuses qui ont mené à ce statut de réfugié, et tout le reste est tourné vers l'avenir. On parle de l'éducation des enfants, on parle volontiers du souhait que ces enfants deviennent des adultes à même de soutenir leurs parents et peut-être de les ramener en Centrafrique. S'il y a un mot qui est revenu en leitmotiv c'est le mot espoir et le mot éducation. Et aussi l'expression « al-hamdou li-lâh », « Dieu merci ». Cette dame, la première que j'ai rencontrée, a dû fuir la Centrafrique avec rien que ses sandales et son gros ventre. Elle a accouché toute seule dans la forêt, et elle a mis plusieurs semaines à trouver le camp. Ce bébé n'a connu que le camp où il grandit. Mais quand elle parle de cette aventure, elle le fait très rapidement : tout le reste de l'entretien, c'est du souhait, c'est de la résilience, de l'espoir, l'espoir d'un retour vers une situation apaisée. Les réfugiés que j’ai rencontrés ne manifestent aucune rancœur vis-à-vis de ceux qui les ont chassés, ils sont pleins de gratitude envers la vie, envers le Créateur, envers tous ces volontaires anonymes dont on ne parle jamais. Pour moi, ça a été une semaine très courte certes, mais très intense, très enrichissante.  

28Je suis vraiment ravi d'avoir eu cette opportunité, puisque ce qui m'intéresse moi, c'est de montrer les Afriques, d'acquérir tous les jours une plus grande légitimité en termes de territoire, pour parler de plusieurs Afriques. Pour le moment, l'Afrique que je connais, que je maîtrise, c'est l'Afrique des grandes villes, l'Afrique de Nairobi, de Dakar, Lagos et Abidjan. Avec des expériences comme celle-là, je peux élargir mon propos, et j'espère que d'ici quelques années je serai en mesure d'affirmer finalement une africanité complète, et pas seulement une africanité qu'il fait bon vendre.

  

29AT : J’aurais aimé revenir sur votre processus de création. Dans vos photographies, il y a un très grand souci de la mise en scène : comment préparez-vous vos clichés ? Est-ce que vous dessinez, est-ce que vous peignez pour savoir comment vous allez mettre le décor en place ?

  

30OVD : Il y a plusieurs cas de figures. Il y a certaines photos que j'écris avant de les mettre en scène. Je ne montrerais jamais les textes ! Mais certaines photos sont vraiment des monologues : « je suis un tel, je suis ceci, cela, je veux que vous voyiez dans ce portrait ceci, cela ». D'autres photographies sont composées de manière beaucoup plus spontanée. Certaines sont la rencontre entre mon univers et celui de mon sujet. Dans la série « Studio des vanités », c’est beaucoup le cas : pour beaucoup de photos, ça a été des allers-retours incessants, on est allés chiner ensemble, on est allés ouvrir l'armoire de l'oncle, de la tante, ou alors j'ai sorti la machine à coudre de ma mère et j'ai customisé ou carrément inventé des looks. Mais ce qui est important pour moi, c'est que la création ne s'arrête pas au moment où je prends la photo. C'est-à-dire que je revendique mon droit de continuer le processus de création, notamment par la retouche, l'incrustation d'éléments graphiques... Parce que, désolé d'en décevoir certains, mais je ne fais pas du journalisme. Ma photo, c'est l’interprétation d'un moment, l'interprétation d'une personne, de ses aspirations. Donc je ne rechigne pas à retravailler tel ou tel élément pour accentuer justement le ressenti que j'ai de cette personne-là, ou pour véhiculer une émotion ou une expérience.

  

31AT : En tant que littéraire, j’ai été frappée par la qualité de vos titres, des textes qui accompagnent vos œuvres. Comment les écrivez-vous ?

  

32OVD : Je m'étais juré de ne jamais le dire, mais en fait ce titre, Hopeful Blues... J'ai beaucoup pensé à la période bleue de Picasso, qui est une période très triste dans la vie de Picasso, parce qu'elle correspond à une période de doute, dans sa vie d'artiste et d'être humain. Pour lui, le recours aux teintes bleues symbolisait un peu cette période sombre de son existence. Alors que moi, j'ai toujours considéré le bleu comme la couleur de l'espoir, et aussi comme la couleur du solennel. Selon moi, c'est une couleur très forte, sereine et positive. Je savais donc que ce serait une série de bleus, mais de bleus remplis d'espoir, hopeful blues.

  

33AT : Effectivement, le bleu est une couleur qui revient très souvent dans votre œuvre, je pense par exemple à vos photographies de mode comme « Blutiful Shades of Black ». Sur votre site vous différenciez les photos selon les catégories « Fine Arts », « Mode » et « Portraits ». Dans quelle mesure sont-ce pour vous des catégories différentes ?

  

34OVD : En fait, je pense que la photographie, pour moi, est un langage. Lorsque j'utilise ce langage pour énoncer un propos artistique, je range le résultat dans la catégorie « Fine arts ». Mais à vrai dire, la pratique, la construction de l'image est la même. Est-ce que je construis une image pour raconter l'univers d'un designer avec qui je travaille, ou est-ce que je construis une image pour raconter la destinée de Jean-Baptiste Belley, esclave sénégalais membre de la Convention Nationale : c'est là qu'est la différence. Mais le langage est le même et, d'un point de vue purement pratique, je travaille de la même façon, que ce soit pour de la photo de mode ou pour une série sur les réfugiés ou sur la mémoire.

  

35AT : La série « Diaspora » est un appel à réécrire l’histoire. Vous célébrez l’ascension des hommes que vous représentez et, en même temps, vous dénoncez leur mémoire perdue. Ce sont à la fois des gens qui ont réussi à percer le plafond de verre du racisme et des hommes qui ont souffert deux fois le racisme, puisqu’ils en ont été victimes dans l’écriture de l’histoire. Comment les avez-vous sélectionnés ? Diriez-vous encore aujourd’hui que l’histoire de l’Afrique est écrite par les anciens vainqueurs, pour reprendre les termes de Michel de Certeau ?

  

36OVD : Je commence par la dernière question. Je pense que l'erreur qui a été faite dans l'élaboration des cours d'histoire que les Africains de ma génération ont suivi à l'école, c'est qu'elle a été centrée sur la résistance sur le continent. On a eu des histoires alambiquées, des fois à dormir debout sur d'illustres Africains qui ont lutté contre la colonisation et qui sont morts en héros. J'ai beaucoup de respect pour la mémoire de ces héros, même si je pense que la narration a parfois souffert du désir de créer un mythe. Je pense qu'on aurait dû réserver une place à la diaspora, on aurait dû réserver une place à Jean-Baptiste Belley, à Toussaint Louverture, Frederick Douglass, parce que ce sont aussi des enfants de l'Afrique. Cela nous aurait aussi montré à nous, jeunes Africains qui avons grandi sur le continent, que notre territoire c'était le monde, qu’on pouvait aller n'importe où et influencer n'importe quelle partie du continent. Là, je parle de l'éducation en Afrique. Mais cela vaut ailleurs aussi. Je ne voudrais pas parler à leur place mais je pense que quand on est un Français noir né en 1980, qu’on a fait toutes ses études ici, on aurait aimé voir quelque part Jean-Baptiste Belley dans un manuel d'histoire. Le meilleur moyen de faire vivre le rêve de la République et de la démocratie, c'est d'englober tout le monde, et pas simplement de raconter l'histoire de certains en oubliant celle des autres. En plus, ça aurait été assez facile : le tableau est juste là, à Versailles. C'est quand même dommage que ça m'ait pris trente-cinq ans, à moi, pour savoir qu'à trois kilomètres de la clinique où je suis né, Jean-Baptiste Belley a vu le jour. Il aura fallu que je sois en résidence à Malaga pendant trois mois et que je cherche loin ! C'est une perte pour moi et aussi pour l'humanité entière que ces histoires ne soient pas racontées.

37Comment j'ai choisi ces personnages ? Quand j'ai commencé mes recherches, c'était une recherche purement technique. J'ai toujours été attiré par la peinture, et par cette capacité que Vélasquez avait de traduire la lumière avec un pinceau. Quand on regarde un portrait de Vélasquez, on sent presque la douceur du soleil sur une joue. Et la question que je me posais, c'était : comment faire ressentir la même chose avec une photo ? C'était vraiment ça. Bien entendu, 95% de mon portfolio, ce sont des peaux noires. J'ai cherché des exemples de peaux qui s'en rapprochaient, et c'est là que je suis tombé sur Juan de Pareja, qui était un assistant de Diego Vélasquez et dont le portrait a été peint par le maître. J’ai découvert son histoire, et l'appétit venant en mangeant, j'ai découvert un tel puis un autre, et c’est là que je me suis rendu compte qu'il y avait un véritable – et je choisis bien mon mot – un véritable Panthéon disséminé à travers toute l'Europe. C'est là que je me suis dit qu'il fallait absolument que j'en fasse quelque chose, et l'idée a fait son chemin. Je sentais que cela ne suffirait pas de faire travailler des modèles et de les faire poser. J'avais besoin que chacune de ces prises de vue soit empreinte de solennité, que ce soit un recueillement, un pèlerinage, et le meilleur moyen que j'ai trouvé, c'était l'autoportrait, que je n'avais jamais osé faire avant. C’est comme ça que je me suis retrouvé à entrer dans la peau de chacun de ces illustres Africains. « Diaspora » est né comme ça.

  

38AT : On a effectivement l’impression que vous regardez beaucoup la peinture. Il vous arrive même de la réincarner, un peu comme Cindy Sherman peut le faire en se réappropriant certaines grandes figures du panthéon pictural. Comment définiriez-vous votre rapport à la peinture ? Quand je regarde le portrait d’Aminata, je trouve qu’on peut le rapprocher de façon assez frappante de ce tableau de Klimt, La Femme à l’Éventail. Y-a-t-il un peintre au fond de vous ?

  

39OVD : Je dis toujours que suis un écrivain paresseux et un peintre malheureux. J’aurais tellement aimé pouvoir peindre, je vous jure que je ne toucherais plus un appareil photo ! Ces associations que vous mentionnez, c’est toujours a posteriori et souvent grâce à d’autres personnes que je m’en rends compte er que je vois un rapprochement possible. À part pour « Diaspora » et « Remixing Hollywood », il n’y a vraiment aucune photographie dans mon portfolio qui est faite en réponse à une œuvre précise. Après, les influences relèvent souvent de l’inconscient, surtout maintenant qu’on est inondés d’images : celle-là, par exemple, je n’y avais jamais pensé et j’en suis très touché.

40Moi, ce que je vois à travers le portrait d’Aminata, c’est le portrait de ma mère. Ma mère aussi s’appelle Aminata. Cette Aminata-là, la jeune – la plus jeune ! – est une ingénieur en sciences informatiques, membre de l’équipe nationale de handball, mannequin professionnelle, le tout à 26 ans, je pense. Elle a défilé pour Rick Owens l’année dernière, donc ce n’est pas de la blague. Et tout ça avec une telle sérénité et une telle force ! C’est ça qui m’a frappé chez elle. Elle me rappelle aussi ma mère qui a été étudiante jusqu’à son cinquième enfant – quatre facs à la fois, cinq enfants… Pour moi, c’est ça, la Sénégalaise active qui n’est pas seulement belle, qui est d’abord extrêmement intelligente, extrêmement active et extrêmement forte, et qui en plus a une qualité visuelle unique. Moi, c’est ce que je vois dans ce portrait. Bon, maintenant, je sortirai de la salle en disant qu’effectivement, c’est une référence à Klimt…

  

41Public : J’avais une question à vous poser par rapport à l’esthétique de vos photos et surtout par rapport au studio. J’ai l’impression que vous êtes un peu l’héritier des studios qu’on retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest. Votre père a connu Mama Casset par exemple…

  

42OVD : Mon grand-père, oui.

  

43Public : Oui, il a été pris en photo par le plus grand portraitiste sénégalais, que tout le monde connaît. Je voulais savoir comment vous vous placez par rapport à ces photographes. Vous considérez-vous comme leur héritier ?

  

44OVD : Je dirais que dans mon panthéon de photographes, il y a Mama Casset et Seydou Keïta. Si je pouvais trouver un moyen de passer trente secondes dans le passé, ce serait pour serrer la main à Mama Casset et Seydou Keïta, vraiment, et je le dis, j’ai la chair de poule. Mama Casset, parce que j’ai grandi, j’ai rampé quand j’avais quelques mois, devant le portrait de mon grand-père fait par Mama Casset, donc ça évoque beaucoup de choses pour moi. Seydou Keïta, je l’ai connu beaucoup plus tard, je l’ai appris en me découvrant moi-même en tant que photographe. Mon rapport avec Seydou Keïta est construit, c’est-à-dire que ce que j’ai éprouvé en découvrant l’œuvre de Seydou Keïta a été le fruit d’une recherche à travers son portfolio. Maintenant je peux dire que je ne pense pas qu’il y ait sur Terre un photographe dont l’œuvre m’émeut autant que celle de Seydou Keïta. Bien entendu, il y a Malick Sidibé pour la qualité documentaire : Malick Sidibé a raconté un moment charnière dans l’évolution du Mali de Bamako, des villes, tout comme Oumar Ly a aussi raconté son contexte, mais avec Seydou Keïta, ça va encore au-delà, c’est de l’émotion pure… On peut difficilement l’expliquer. Effectivement, c’est une influence que je revendique et à chaque fois que, dans une conversation, j’entends Seydou Keïta, je tends l’oreille parce que je sais que je vais entendre quelque chose qui va me toucher.

  

45Public : Donc être exposé avec Malick Sidibé à la Galerie du Jour, ça devait quand même représenter pour vous un aboutissement ?

  

46OVD : Ah oui ! Absolument, absolument. Ça a été le meilleur cadeau qu’on m’ait jamais fait.

  

47Public : Mais ça ne vous fait pas peur d’être exposé à côté d’artistes qui sont de la génération de vos parents ?

  

48OVD : Non, je pense que j’ai le même rapport avec ça qu’avec l’africanité dont je parlais au début – c’est-à-dire que si je suis là pour continuer cette conversation, pourquoi pas ?

  

49Public : Donc vous vous placez en tant qu’héritier ?

  

50OVD : Oui, enfin, héritier, c’est lourd comme terme, vous voyez ce que je veux dire ? Disons que j’espère être de cette lignée, que j’espère ne pas être de la dernière génération de cette lignée. J’espère que c’est quelque chose qui va continuer et que le discours va évoluer. Vraiment.

  

51AT : J’avais encore quelques questions à propos de vos premières séries sur le recyclage. Dans votre interview au Monde, vous avez beaucoup parlé d’écologie, d’attention au territoire en termes d’habitation. Pourriez-vous nous parler de la dignité artistique que vous donnez aux déchets dans « Le Futur du Beau » ?

  

52OVD : Cette série, c’était, il faut le rappeler, mon premier projet artistique, conçu pour les rencontres photographiques de Bamako qui ont chaque année une thématique. Et la thématique de cette édition-là, c’était « Pour un monde durable ». Il s’agissait de produire un cri du cœur, un constat ou une fiction sur le thème du recyclage, de la durabilité et de la pollution. En fait, je n’aime pas mettre le doigt dans la plaie, je n’aime pas accuser de manière directe et je n’aime pas les discours accablants. Donc j’ai voulu produire un travail qui apportait un autre discours sur cette question du recyclage, un discours qui serait accessible et un discours qui invitait plus qu’il ne condamnait. Je me voyais très mal parcourir les décharges de la banlieue dakaroise pour produire une série certes visuellement intéressante, mais qui tomberait vite dans l’oubli parce que malheureusement, ce qui se passe, c’est que tout le monde s’imperméabilise sur cette question du recyclage et des ravages qu’on fait. On sait tous que quand on ouvre une bouteille de Coca Cola ou autre chose, il y a de fortes chances que ça se retrouve dans le ventre d’une baleine quelque part, mais on le fait quand même. Donc j’ai pensé à cette série qui empruntait le langage de la mode, avec des images très léchées, une sorte de Vogue de 2112, dans un kiosque à Surulere à Lagos. Et dans ce Vogue, ce qui était recherché, c’était justement l’usagé, le détourné, le vieux par opposition au neuf. Bon, c’était l’enfance de l’art – je revendique toujours ce projet, j’en suis extrêmement fier et d’ailleurs je pense qu’un jour j’y retournerai parce qu’il reste plein de choses qu’à l’époque techniquement je ne savais pas comment exprimer… C’est un projet que j’ai très envie de rouvrir dans le futur.

  

53AT : J’aurais aimé vous poser une dernière question sur votre rapport au mythe. Dans la série que vous avez appelée « La légion de Timiss », vous évoquez des légendes d’Afrique de l’Ouest : vous parlez d’une psyché de l’Afrique de l’Ouest qui serait habitée par certaines figures mythiques...

   

54OVD : Oui, oui, oui, j’ai très envie, un jour que j’espère très proche, d’évoluer vers la vidéo, parce que je pense qu’elle permettra d’exprimer justement, de raconter toute cette dimension surnaturelle dans laquelle on est imprégné quand on grandit à Dakar ou à Abidjan, où il y a ces histoires de Mami Wata, la déesse de l’eau, et de ce magnifique génie qui sort de l’eau, qui est unijambiste, avec une jambe de jument… Toutes ces choses, l’imaginaire en est rempli : on ne traîne pas trop dans certaines rues la nuit du jeudi au vendredi, parce que justement, on risquerait d’y faire ces rencontres-là. J’ai très envie de partager ce patrimoine-là aussi et ce ne sera pas forcément par la photo. Je pense que le moment venu, ce sera certainement par la vidéo.