Colloques en ligne

Adrienne Petit

Amours sans suite(s). Logiques sérielle, métaleptique et transfictionnelle dans les romans sentimentaux de l’âge baroque

1Les longs romans de l’âge baroque comportent, c’est bien connu, de nombreux exemples de fins intermédiaires. Celles-ci peuvent être situées au terme d’un texte, dans le cas des œuvres inachevées, d’une partie, d’un livre ou d’un chapitre, dans des sommes romanesques segmentées en plusieurs unités textuelles et publiées en plusieurs livraisons, ou encore au terme d’une histoire insérée, proposant une conclusion partielle de l’intrigue principale ou se déroulant elle-même en plusieurs volets. Plusieurs études récentes s’y sont d’ailleurs intéressées en lien avec la question de l’inachèvement, thème baroque s’il en est et trait d’un genre, alors en cours de constitution. Selon la typologie définie par Nathalie Kremer dans l’introduction de ce volume, elles peuvent être, sans exclusive, des fins intermédiaires par interruption, que l’on songe aux romans interrompus par la mort de leur auteur comme L’Astrée d’Honoré d’Urfé, par bifurcation, quand elles sont suivies d’une suite allographe infléchissant le sens de l’œuvre, comme c’est le cas de la continuation allemande aux accents chrétiens d’Almahide de G. de Scudéry selon la proposition de Delphine Amstutz, et même, des fins intermédiaires par égarement, si l’on prend l’exemple des romans de Gomberville, champion de l’inachèvement, qui thématise le caractère erratique de sa narration par la métaphore de la navigation, comme l’a montré Anne Duprat1.

2Je voudrais, pour ma part, m’intéresser à un corpus qui précède immédiatement celui des longs romans mais qui est moins connu parce que délégitimé. Il s’agit des fictions sentimentales qui connaissent leur heure de gloire dans les premières décennies du xviiesiècle et que l’on appelle alors les « amours »2. Ces dernières se terminent fréquemment par l’annonce proleptique d’une suite3 qui confère à la clôture du texte le statut de fin intermédiaire. Or, comme j’ai pu le constater au hasard de mes lectures, un certain nombre de ces suites ne sont en réalité jamais parues. Que révèle la récurrence de ces annonces déceptives dans des œuvres qui, en comparaison des longs romans évoqués ci-dessus, sont relativement courtes et qui, à la différence de ces derniers, adoptent le plus souvent un ordre linéaire ?

3Pour étudier les motifs et les significations de ce qui se donne à lire comme un raté, j’ai travaillé sur une vingtaine de romans publiés entre 1597 et 1623 que j’ai pu repérer, pour la plupart, grâce au Répertoire bibliographique des fictions l’âge baroque4. Je commencerai par faire une petite typologie des romans sentimentaux annonçant une suite jamais parue en distinguant romans inachevés et romans sans suite : un roman inachevé ne comprenant pas nécessairement l’annonce d’une suite et certains romans sans suite pouvant par ailleurs être achevés. Enfin, je proposerai trois pistes pour essayer de rendre compte de la fréquence de ces annonces déceptives, en revenant sur quelques exemples.

1. Typologie

4On peut regrouper les récits sentimentaux sans suite en deux grandes catégories : les romans inachevés et les romans achevés, eux-mêmes subdivisables en différents ensembles. Selon les ouvrages, le degré d’achèvement d’une histoire est plus ou moins net. Il s’apprécie à la fois en regard du programme narratif défini par le titre, indiquant souvent l’heur ou malheur des personnages, et des conclusions topiques du genre. Les romans sentimentaux mettant invariablement en scène un couple de jeunes amants en butte à des obstacles internes et/ou externes, l’intrigue se conclut le plus souvent par le mariage du couple, la mort ou encore la conversion de l’un ou des deux protagonistes, se retirant du monde pour se consacrer à Dieu. Je prendrai d’abord quelques exemples de romans sans suite inachevés puis de romans sans suite achevés, en classant mes exemples selon un axe allant des fins les plus ouvertes vers les fins les plus fermées.

1.1. Romans sans suite inachevés

5Les romans sans suite inachevés sont de deux sortes : ceux qui se terminent par un coup de théâtre et ceux dans lesquels le sort des protagonistes est laissé en suspens.

6Dans le premier cas, les romans se terminent sur une péripétie qui relance l’intrigue et clôt le roman sur un cliffhanger. Il s’agit là du type des fins intermédiaires par interruption dont Les Amours de Floris et Cléonthe de 1613 de Nicolas Moulinet, cible de Charles Sorel qui signe malicieusement le Francion (1633) sous ce nom, nous fournit un exemple. Le jour de ses noces avec Céphée, et non avec le Cléonthe du titre (qui s’est avéré être son frère), Floris retrouve Clarisel, un précédent amant qui lui avait été infidèle. Voici les dernières lignes du roman :

Que devint Clarisel depuis qu’il eust recongnu ses infidelitez, sa retraite solitaire, les combas & les amours de Cleonthe, avec le reste des perilleuses fortunes de Floris, & en fin son mariage avec Clarisel. Je vous le diray une autre fois si je voy que ce commencement vous soit agreable5.

7Le texte se conclut par la figure rhétorique de la suspension6, reconnaissable à la question formulaire « Que devint … ? », qui vise à susciter le désir de la suite. Ce désir est aiguisé à la fois par l’esquisse d’un sommaire, détaillant brièvement les événements à venir, et par l’annonce d’un retournement de situation, à savoir le mariage de Floris avec Clarisel. S’inscrivant dans la continuité du texte que l’on vient de lire, avec la réapparition des personnages principaux, Floris et Cléonthe, cette suite annonce néanmoins une redirection de l’intrigue, le titre du roman n’étant plus à comprendre dans un sens conjonctif (les amours de Floris avec Cléonthe) mais pluriel (les amours de Floris et les amours de Cléonthe).

8Dans les romans inachevés, où le sort des protagonistes est laissé en suspens, on rencontre surtout des récits à structure récursive reposant sur le même schéma répété x fois ou sur la succession d’histoires juxtaposées ou enchâssées. L’interruption semble alors la seule manière de clore une énumération de personnages et d’aventures dont le caractère illimité est souligné par la promesse de suite. Dans Les Chastes destinées de Cloris ou roman des histoires de ce temps (1609) de François Du Souhait, l’histoire d’amour des deux principaux personnages, Cloris et Filidor, est retardée et en permanence interrompue par une multitude de récits secondaires. À la fin du récit, Floridor court l’aventure tandis que le mariage de Cloris avec un autre a échoué. Le texte s’achève par le retour in extremis à la narration-cadre, après une histoire insérée :

Cependant que Margon recitoit ces contes, Filidor augmentoit son honneur à l’avantage de la Chrestienté. Je ne vous puis dire les particularitez de ses faits, ny ceux de tant de cavaliers de sa troupe. Ce volume ne parle point de ses prouësses, ce n’est qu’un avancourier de ce que je desire vous faire voir. Toutefois il se retira en Pologne pour passer son hyver, où il devint amoureux de la niepce du Roy plus par consideration de ses estats, que par affection, estant tellement voué à Cloris, qu’il ne luy pouvoit oster son cœur. Bornons la nostre course, les autres volumes vous feront voir les combats devant Mets, les amours des Paladins, & les advantures de Caesarien & d’Uranie Infante d’Austrasie, avec le reste des histoires de ceste isle7.

9Le roman se finit, en quelque sorte, sur une double fin d’intermédiaire : celle de l’histoire insérée et celle de la narration-cadre. De manière hyperbolique, l’auteur promet non pas un mais plusieurs volumes à venir autour des aventures guerrières et amoureuses du héros, tout en introduisant de nouveaux personnages et de nouveaux lieux, pouvant fournir la matière d’autres récits insérés. Avec la multiplication centrifuge des pistes narratives, la fin intermédiaire par interruption frôle ici la fin intermédiaire par égarement.

1. 2 Romans sans suite achevés

10Un certain nombre de romans sentimentaux avec annonce de suite paraissent néanmoins achevés au sens où ils se finissent sur l’une des trois conclusions topiques du roman sentimental : le mariage des personnages principaux, la mort ou bien la conversion de l’un ou des deux protagonistes. On distinguera ici encore deux cas de figures : celui des fins ouvertes et celui des fins fermées.

11Les romans achevés avec fins ouvertes sont des récits qui, tout en comportant un dénouement, invitent à un prolongement, que le sort de l’un des protagonistes ne soit pas déterminé ou que le récit comporte une pierre d’attente. Les Amours d’Amisidore et Chrysolite. Histoire veritable, où souz noms empruntez est descrite l’Inconstance des Amoureux de ce temps, 1623 de Louis Moreau Du Bail se finit par le mariage forcé de la protagoniste, qui en a retardé autant que possible la consommation, et l’amertume de son amant de cœur qui part à l’aventure. Le dénouement correspond au programme défini par le titre, annonçant l’échec des amours des protagonistes, mais une suite est envisageable autour du personnage masculin, toujours célibataire à la fin de l’histoire :

Je ne deduis point icy les plaintes d’Aminte, pour ne surpasser les bornes de mon Histoire, qui n’est faite que pour Amisidore & Chrysolite. Je me suis seulement voulu acquiter de la promesse que je vous avois faite en quelque lieu de ce volume, de descrire ce procédé d’amour de Coriande pour Amisidore, qui ne luy profitera non plus que tout autres choses qui n’ont jamais reüssi qu’à son dommage. Il ne reste donc plus qu’à retirer ma plume de son occupation,laissant vivre Chrysolite en sa tristesse, Aminte affligé de son mal-heur, Coriande trompée en son attente, & Amisidore content en son indifference. Duquel Amisidore je traceray un jour les glorieux effects, dont fournira son courage à l’advenir, & feray voir ses adventures, tant aux accidens de ses amours, qu’aux evenemens de ses combats, qui me donneront assez de matiere pour faire une Histoire, non moins belle que celle-cy8.

12À la différence de l’exemple précédent, le narrateur met visiblement en scène le bouclage de son récit. Il escamote les plaintes d’un personnage secondaire, qui ne constitue qu’un épisode de l’histoire, et récapitule les états d’âmes des différents protagonistes dans une conclusion centripète. La fin des Amours de Charitene et Amandos d’Aemor Veins (1597) peut également être lue comme une fin ouverte. Le récit se termine par la mort d’Amandos, tué lors d’un affrontement contre le camp protestant, après l’échec de ses amours avec Charitène et son mariage avec une autre, nommée Sophronie. Comme c’est fréquemment le cas dans les romans sentimentaux, la conclusion du récit s’accompagne d’une morale :

Enfin que peult on colliger de ceste histoire sinon que l’amour, & l’amitié seule n’est suffisante pour la legitime conjonction des personnes si l’ordonnance du Ciel, laquelle ainsi qu’une destinée arreste & guide nos desseins, y contrevient & resiste. Je vous en fais juge, Madame, ne desirant apporter fin, ou conclusion à ce discours autre que celle que vous sentirez en vostre ame prophetique & divine plus raisonnable de luy estre donnée : jusques à ce que par la suytte & le second livre de ces Histoires, qui ne craindra point de comparoistre sous vostre faveur, je vous puisse representer au vif par la seule triste pensée de ces deux tres-grandes, tres-excellentes & tres-vertueuses Dames Chariténe & Sophronie, le vray pourtraict & le temple eternel de la memoire en la souvenance qui leur reste encores apres tant de longues années des rares perfections du bel Amandos Amant & Chevalier incomparable9.

13Le narrateur invite sa destinataire et, à travers elle, le lecteur du roman à imaginer la « fin » au double sens, nous semble-t-il ici, de la morale du récit et de la conclusion de l’intrigue, en attendant que la suite ne paraisse. Contrairement aux autres romans déjà cités, le contenu de la suite n’est pas détaillé, le narrateur déclarant simplement vouloir représenter « le vray pourtrait » du mort. Il est fréquent que les récits sentimentaux se terminent sur la mention de la douleur des personnages voire l’escamotage de leurs plaintes, comme nous l’avons vu dans le précédent exemple, l’interruption du récit soulignant alors le caractère hyperbolique voire indicible de leur souffrance. La parution d’un deuxième volume était prévue, comme l’indique sa mention dans le « Consentement de l’auteur » et le « Privilège » accordé au roman, mais s’agissait-il de donner à lire le chagrin et l’histoire des héroïnes féminines, de continuer l’histoire d’Amandos, par une analepse, ou bien encore d’introduire un nouveau héros10 ? L’annonce vaut, quoi qu’il en soit, « incitation » (selon le mot de N. Kremer) à imaginer les possibles du texte.

14Dans le cas, moins fréquent, de romans achevés à fin fermée, le dénouement ne laisse, en apparence du moins, plus rien à désirer. Le narrateur peut alors simplement évoquer l’idée d’une suite, sans ébaucher de possibles narratifs. L’exemple le plus frappant de ce cas de figure est un roman de Jacques Corbin intitulé Le Martyre d’Amour, où par la funeste fin de Cariphile et de son Amante, tous deux martyrisez, est tesmoigné le miserable evenement d’un amour clandestin (1605). Cette fiction se termine, comme annoncé dans le titre, avec la mort des deux protagonistes, brûlés sur un bûcher, après avoir été persécutés par le père de la jeune fille, opposé à leur union. Le narrateur conclut en s’engageant à raconter l’histoire de ce dernier, nommé Algée, dans un autre volume :

Il n’est pas possible, pitoyables Lecteurs, que je vous acheve le surplus de cette histoire. L’abondance de mes larmes noye mon tragicque feuillet, & mes souspirs empeschent de sortir de mes paroles. Une autrefois je vous diray les regrets & la fin du miserable Algée. Et tandis que les Peres, les filles & les jeunes hommes mesme, auront icy un pourtraict qui les apprendra de destremper leurs desirs & reigler leurs actions en eau tiede de la Temperance, & à l’esquierre de la Raison & du Devoir11.

15Une telle suite est tout à fait improbable parce qu’aucun roman sentimental, génériquement défini par des personnages de jeunes amants, ne prend pour protagoniste une figure paternelle. En revanche, la douleur de parents confrontés à la mort de leurs enfants est une conclusion topique du genre. On retrouve le topos de l’évitement des plaintes qui crée à la fois un effet pathétique et un effet de réel en suggérant, par métalepse, que les personnages continuent de vivre, et de souffrir, par delà la clôture du récit. Se déclarant trop ému pour continuer son récit, le narrateur semble ainsi n’annoncer une suite que pour mieux mettre un terme à son histoire et se défaire du lecteur.

16Cette petite typologie met en lumière plusieurs caractéristiques des fins intermédiaires avec annonce de suite. La narration des romans sentimentaux, dans lesquels elles apparaissent, est prise en charge par un narrateur-conteur qui commente l’histoire et l’économie de son récit. De fait, ces annonces disparaissent dans les longs romans qui multiplient pourtant les suites mais privilégient, sur le modèle des romans grecs, une narration désinstanciée12. Elles sont, en outre, dans leur très grande majorité, hypothétiques et peu contraignantes, au sens où le contenu de la suite est rarement spécifié et qu’il reste très vague, quand il l’est. Les romans sentimentaux sont ainsi écrits dans l’ignorance, non de leur fin, mais de leur suite, incertitude que certains auteurs se plaisent à exhiber13, de façon à exciter l’imagination des lecteurs. Enfin, comme l’ont montré les exemples étudiés, ces annonces n’ont pas seulement une fonction proleptique. Elles fonctionnent comme des figures de suspension à la fin des romans inachevés, en suscitant un désir narratif et en créant, éventuellement, une dramatisation, et se rattachent aux romans achevés à la façon de la figure rhétorique de l’hyperbate, qui rallonge une phrase pourtant terminée. Comme le montre, plus particulièrement, le cas des récits inachevés à structure récursive et des récits achevés à fin fermées, elles n’introduisent pas seulement la prolongation d’une histoire mais révèlent différentes logiques (sérielle, métaleptique et transfictionnelle) à l’œuvre dans le roman du début du siècle.

2. Logiques sérielle, métaleptique et transfictionnelle

17La récurrence de ces annonces de suite, non suivies d’effet, est tout d’abord révélatrice de l’hétéronomie des auteurs de romans sentimentaux, dépendants du succès éditorial voire de la protection et du soutien financier d’un grand. La reprise de la formule hypothétique « si je vois que ce livre vous a été agréable, je vous proposerai une suite », subordonnant la poursuite de l’écriture au plaisir des lecteurs, relève non seulement d’une « rhétorique du désir narratif14 » mais aussi d’une stratégie commerciale. Les auteurs de romans sentimentaux qui, à quelques exceptions près, ne sont pas des femmes ou des hommes de lettres professionnels (au sens où peu d’entre eux vivent de leurs plumes) cherchent ainsi à s’imposer dans un champ très concurrentiel en tentant de susciter la demande et de fidéliser un lectorat. Certains auteurs conditionnent plus directement la parution d’un autre volume au bon vouloir d’un protecteur, comme Aemor de Veins qui précise en conclusion des Amours de Charitene et d’Amandos à l’adresse de sa dédicataire et destinatrice, la Mareschal de Lavardin : « le second livre de ces Histoires, […] ne craindra point de comparoistre sous vostre faveur ». Dans ce cas précis, où une suite a bien été programmée, puisqu’elle est mentionnée dans le privilège accordé à l’ouvrage, il se pourrait que l’œuvre n’ait pas rencontré le succès escompté et que le deuxième volet ait été décommandé.

18La fréquence des promesses de suites met également au jour la logique sérielle dans laquelle s’inscrivent les romans sentimentaux. Cette logique joue d’abord dans la relation des textes avec le patron des « amours » qui se définit par la reprise d’un même canevas narratif décliné selon des registres (réaliste, tragique, religieux, merveilleux) et des sources d’inspiration diverses (roman de chevalerie, roman grec, roman pastoral). En-deçà d’un genre littéraire, les « amours », dont plusieurs critiques ont souligné l’hétérogénéité constitutive, seraient donc plus proches de la série, entendue au sens de « déclinaison quasi infinie d’un prototype de départ »15. Cette logique sérielle joue également par l’adoption, dans le cas des romans à suite, d’une publication en deux volumes articulés autour d’un ou de deux personnages, et, enfin, au sein même du récit dans les histoires à structure récursive. Notre corpus comprend d’ailleurs plusieurs auteurs que l’on pourrait qualifier de « suittographes », ou spécialistes de la suite, comme Jacques Corbin ou François Du Souhait, déjà mentionnés dans notre étude. Le premier est ainsi l’auteur d’une réécriture d’un épisode du Roland furieux de L’Arioste, d’une continuation de L’Iliade ainsi que d’une autre continuation d’un épisode de La Jérusalem délivrée du Tasse et ses romans se terminent systématiquement par l’annonce d’une suite. Le deuxième a écrit deux romans en deux volumes (Les Amours de Poliphile et Mellonimphe suivi des Amours de Palémon et Le Roman d’Anacrine suivi de Romant de Gloriande), une traduction et continuation de L’Iliade ainsi que deux romans sans suite, malgré la promesse d’un autre volume sur laquelle ils se terminent. Les continuations de romans de chevalerie ou d’épopée, comme Les Amadis, Le Roland Furieux, La Jérusalem délivrée ou L’Iliade, sont alors en vogue en ce début de siècle, et demeurent les principaux modèles des auteurs de romans sentimentaux avec le roman pastoral et le roman grec, qui les supplantent à compter des années 1620. Si bien que l’on peut voir dans ces annonces de suite récurrentes l’attraction exercée par ces sommes romanesques qui lèguent, du moins pour les romans de chevalerie, une pratique cyclique de la fiction narrative. Chez Du Souhait, qui aime à recycler certains personnages ou certains éléments d’un roman à l’autre16, pratique transfictionnelle à part entière17, on peut se demander néanmoins si l’annonce de suite, en apparence sans effets, n’est pas à comprendre comme l’annonce de son prochain livre, appartenant de fait à un même univers fictionnel bien qu’il ne reprenne pas le fil narratif de l’ouvrage précédent.

19En lien avec cette logique sérielle, les annonces de suite, qu’elles soient ou non de véritables promesses, participent d’une logique que l’on pourrait qualifier de métaleptique, au sens où elles signifient un débordement de la fiction hors du texte. Outre leur rôle proleptique, ces annonces ont souvent pour effet de créer l’illusion d’un univers fictionnel en expansion et d’une existence autonome des personnages fictionnels. C’est d’ailleurs précisément ce procédé que semble parodier Mme de Villedieu dans Cléonice ou le roman galant (1669), texte sans suite où la conclusion exhibe ironiquement l’incomplétude du récit en suggérant, sous couvert du caractère référentiel de l’histoire, que les personnages (en l’occurrence deux personnages secondaires) vivent de leur vie propre :

Si j’avois esté dans la place des Auditeurs, j’aurois volontiers demandé à ces Messieurs les Historiens, dequoy sont devenuës Arianire, & Florise. Il me semble qu’elles avoient fait une figure assez agreable dans le commencement de cette Nouvelle, pour avoir quelque part à sa fin. Mais il falloit que ces Cavaliers fussent de l’humeur de beaucoup d’autres de ma connoissance, qui ne songent aux belles qu’ils trouvent sur leur passage, que quand ils les voyent, & qui n’en font aucune mention, lors qu’ils ne les voyent plus. Quant à moy, Madame, qui ne fais icy que le personnage d’une Historienne fidelle, & qui crains mesme d’avoir déjà ennuyé vostre Altesse, par la longueur de cette Avanture, je ne rapporteray point ce qu’on ne m’a pas appris, & je me reserve, à m’informer de ce que son devenuës ces belles Parentes de Cleonice, pour la premiere Nouvelle que je prendray la liberté de vous presenter.18

20Cet effet est manifeste dans le cas romans achevés à suite improbable, nous l’avons vu, mais il peut également apparaître dans les romans achevés à fin ouverte et dans les romans inachevés. Dans ces derniers, il est fréquemment souligné par la présence d’une métalepse qui prend dans nos textes la forme topique du verbe « laisser », conjugué à la deuxième personne du pluriel et dont l’aspect imperfectif, marquant l’absence de bornes temporelles, dénote la poursuite de l’action après le terme du récit. Outre l’exemple des Amours d’Amisidore et Chrysolite, cité plus haut, je donnerai encore celui de La Mort de l’Amour de Gauthier Prudent (1616), récit inachevé à fin suspensive qui se termine par la brouille des protagonistes :

Nous laisserons d’un costé Calianthe faire son triste voyage, & revoir l’heureux sejour de sa naissance, & de l’autre Florilise regretter l’absence de son Fidele, jusqu’à tant que nous sçachions quel sera le succés de leurs amoureuses jalousies, pour en faire participant le Lecteur, s’il nous tesmoigne par effect qu’il aye pour agreable le commencement de nostre travail19.

21La métalepse, qui associe le lecteur à l’acte de narration et feint une contemporanéité entre le temps de l’histoire et celui de la lecture, est ici prolongée par l’attente de la suite à venir, comme si, au lieu d’inventer une histoire, le narrateur la rapportait a posteriori, accréditant de la sorte l’authenticité de son propos20.

22Dans les romans qui se présentent eux-mêmes comme des suites allographes, la promesse d’un autre volume non suivi d’effet prend une valeur proprement transfictionnelle, qui n’est pas sans lien avec la logique métaleptique21. Les deux réécritures romancées de l’épisode d’Armide et Renaud de La Jérusalem délivrée, de la main de Pierre Joulet et de Jacques Corbin, s’achèvent ainsi sur l’annonce de la suite des amours des protagonistes alors même que l’histoire se dénoue, comme chez le Tasse, par la réconciliation des amants et la conversion de l’héroïne au christianisme. Voici les dernières phrases des Amours d’Armide de P. Joulet (1601) :

Ce qui fut cause que Renault & elle rapparierent encore leurs cœurs & leurs volontez, les ratacherent de semblables liens, & les eschaufferent de pareilles flammes : Ce que j’espere de vous raconter quelques jour par le menu, si je puis cognoistre ce que j’en ay desja escrit, vous ait esté aggreable.

23Si la similitude avec le dénouement de l’hypotexte italien crée un effet de bouclage, l’annonce de suite réouvre le texte sur une série de possibles, le mariage de Renaud et Armide constituant la résolution attendue par le lectorat du Tasse. Mais cette annonce sert aussi à signaler la réécriture et la subordination au texte source et souligne l’appartenance à un univers fictionnel potentiellement illimité. Nous finirons, en citant un dernier exemple particulièrement intéressant de fin intermédiaire transfictionnelle emprunté aux Amours de Pâris et de la nymphe Œnone de Guy de Tours paru en 1602. Ce roman, qui se présente comme un « préquel » de L’Iliade, puisqu’il raconte les amours de Paris avant sa rencontre avec Hélène, se termine par la prédiction du malheur et de la mort du protagoniste :

Ainsi le fortuné Päris despensoit le Temps avec la belle & gracieuse Œnone son espouse, contant en la simplicité de sa vacation pastorale, qui luy eust mieux vallu entretenir, que poussé de l’impetuosité d’un ambicieux appetit, vouloit paroistre grand & redouté entre les plus grands & redoutez Princes de la terre : où estant parvenu, le Bonheur se rebella tellement contre luy, qu’il l’abysma en un Deluge de tribulations si grieves qu’il ne s’en peut jamais retirer, que par la perte de sa vie : Ce que j’espere montrer en la continuation de cette Histoyre, si Dieu me fait la grace de me donner quelque tresve avec les assiduelles prinses que j’ay avec l’inconstance de la Fortune & de l’Envie, qui sans intervalle me donnent des attaques si rudes, que force me sera d’obeyr à leur violance, si je ne suis soutenu de la Deité à qui devotieusement je desdie cet humble Discours22.

24Que l’auteur ait véritablement prévu d’écrire un autre volume ou non, cette annonce semble renvoyer le lecteur au texte d’Homère. L’incongruité de l’emploi des temps du passé pour évoquer l’avenir du héros, en lieu et place du futur, est à comprendre, nous semble-t-il, dans le cadre du renvoi à un texte existant et à une destinée déjà écrite et bien connue du lectorat. La devise « FIN SANS FIN », qui clôt le roman sur un calembour en se substituant à l’inscription « FIN », souligne d’ailleurs la dimension transfictionnelle du texte. Héritée des pratiques éditoriales du siècle précédent, la devise d’auteur, insérée à la fin du texte en majuscules, perdure chez les romanciers du début du xviie siècle et sert à construire une identité auctoriale. Or, on retrouve cette même devise dans plusieurs romans de Nicolas Des Escuteaux, contemporain de Guy de Tours et passé à la postérité comme l’un des principaux représentants du roman sentimental. Néanmoins, chez ce dernier, seul l’un des quatre textes dans lesquels nous l’avons repérée, est une véritable réécriture23. Au-delà de la singularité d’auteur, le succès de cette devise fait signe vers la dimension transfictionnelle qui traverse des textes mineurs, hantés par les chefs d’œuvre du passé.

25Les annonces de suite non suivies d’effets des romans sentimentaux apparaissent à la fois comme un raté et comme un geste auctorial et poétique concerté. Les différents exemples analysés montrent qu’outre la logique commerciale et éditoriale, elles peuvent constituer un véritable procédé suggérant un débordement de la fiction hors du texte et favorisant de la sorte l’immersion du lecteur dans l’univers fictionnel. Les fins intermédiaires sans suite sont bien des « lieux de jonction des possibles narratifs », selon la proposition de Nathalie Kremer, l’intrigue étant appelée à être continuée. Elles sont aussi, nous semble-t-il, le lieu de jonction des possibles du texte, c’est-à-dire le lieu où peut être évoqué un autre texte possible, négatif ou variante de celui qui s’achève. Ainsi, comme cela apparaît très clairement dans le dernier exemple cité (mais aussi dans les romans de Du Souhait et Du Bail cités plus haut), les auteurs-narrateurs annoncent très fréquemment une suite centrée autour des aventures guerrières d’un héros masculin, comme si faisait retour, au terme du récit, le poème héroïque, envers du roman sentimental et grand œuvre inatteignable.