Colloques en ligne

Gaëlle Théval

La poésie sur YouTube, la poésie dans la vie : les vidéoperformances de Charles Pennequin

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[EXTRAIT 1 : « Tuto-poème n°1 – Le poème sonore » : https://vimeo.com/103635433 ]

1Bien que publiée sur une autre plateforme1, cette vidéo de Charles Pennequin datée de 2014 semble à bien des égards représentative de la pratique et de la poétique du poète telle qu’elle se développe sur YouTube depuis 2008. Nous y voyons un poète, Charles Pennequin, identifié comme tel par l’environnement numérique immédiat (un site anthologique de poésie action, où d’autres vidéos et enregistrements de ce même poète sont consultables). Celui-ci se filme dans un espace privé et familier, sa cuisine, et entreprend de proposer un « tuto-poème ». De fait, la vidéo reprend les caractéristiques principales du tutoriel vidéo tel qu’il se diffuse en masse sur YouTube : plan fixe pris à la webcam, cadrant un individu en situation, adresse à la caméra, et donc au potentiel usager du tutoriel, puis décomposition des étapes nécessaires à la réalisation de la recette accompagnée de gestes illustratifs. Ce tutoriel ne propose pas cependant d’apprendre à faire de la pâte à tarte mais un poème sonore, renvoyant de la sorte à une poésie élaborée au cours des années 1950 via l’utilisation de techniques d’enregistrement alors nouvelles, à commencer par le magnétophone. La forme « tuto » appliquée à la poésie fait également immanquablement penser au manifeste de Tristan Tzara « Pour faire un poème dadaïste2 » : le tuto-poème comme actualisation 2.0 de la recette des « mots dans un chapeau » ? Il s’agit donc du détournement d’un genre communicationnel populaire sur YouTube, dans lequel s’exhibent, par la parodie, trois caractéristiques fondamentales : une relation de filiation aux poésies expérimentales, en particulier à la poésie sonore et à la poésie action ; la revendication d’une poésie « standard », idiote, immédiate, que tout le monde peut faire, et qui s’adresse à tout le monde, depuis la cuisine ou n’importe quel lieu non littéraire : depuis la vie de tous les jours ; le prolongement et le développement via des formes empruntées et diffusées sur le web, du mouvement de débord du livre et d’utilisation de moyens technologiques au service d’une nouvelle écriture, et de diffusion dans des espaces triviaux de la poésie.

2L’œuvre de Ch. Pennequin se déploie conjointement depuis le milieu des années 1990 dans des publications diverses (livres, revues, fanzines), sur disque, sur supports vidéo, en performance, enfin sur le web, utilisé dans un premier temps précisément pour sa capacité à subsumer ces différents médias, puis dans ses aspects sociaux, via Facebook et, surtout, YouTube. C’est ce corpus vidéo tel qu’il est diffusé sur YouTube qui retiendra ici notre attention, sans perdre de vue le caractère fondamentalement transmédial de cette écriture. Il s’agira, dans la perspective d’une poétique des supports ou d’une médiopoétique, de tenter de penser conjointement l’utilisation du Web, de la vidéo, et de YouTube comme lieu de diffusion et de création, et une poétique. Cette utilisation s’articule chez Pennequin avec une volonté d’être vivant et d’être brouillon, une volonté d’écrire au ras du vivant et d’écrire « facial », enfin une volonté d’être dans le vivant, et d’écrire en contexte.

Être vivant, être brouillon : improvisations transmédiales

3Publié dans un premier temps aux éditions Al Dante, puis principalement chez P.O.L, Ch. Pennequin conçoit tout d’abord sa pratique comme transmédiale : le livre est perçu par le poète comme un point certes central, mais non définitif, point de passage davantage que d’aboutissement d’un poème dont l’écriture est toujours en procès. De la performance au livre puis du livre à la performance, le texte ne cesse de subir des réécritures et des transformations, comme le précise le poète dans un entretien : « Je suis persuadé qu’il y a une écriture dans la lecture. Je ne peux pas lire un texte que j’ai écrit dans un livre. Il faut que je le réécrive et trouve un cadre pour qu’il puisse être entendu de manière frontale3 ».

4Outre le texte, la performance implique une mise en action du corps : Pennequin utilise pour désigner sa pratique le terme de « gesticulation », indexant par-là la dimension non policée et excessive, grossière des gestes effectués, non chorégraphiés ou scénographiés. Si la lecture peut être en partie refaite, c’est avant tout à un événement unique qu’il s’agit d’aboutir, éphémère et non réitérable. Dans cette perspective, toute performance comporte une part d’improvisation : « J’aime dans la performance la dimension d’improvisation […]. Même les textes qu’on réexploite donnent autre chose dans ce cadre-là : quelque chose d’unique. On fait tout en performance pour atteindre ce qu’on pourrait appeler la "justesse du moment"4. »

5C’est, précisément, cette recherche de la justesse du moment qui semble devoir l’éloigner de l’archive, que le poète rejette doublement. Lorsque les performances rejouées perdent selon lui toute dimension politique au prix d’une spectacularisation, il se méfie également de la captation de lecture, ces vidéos qui selon lui « figent ces moments de création » que sont les performances « sans les remettre dans le contexte d’un processus5 ». Des captations vidéo du poète en lecture, sur scène, en performance, sont certes disponibles sur la chaîne YouTube de l’auteur6, ainsi que sur de nombreuses autres chaînes : elles font partie du vaste répertoire de captations de lectures et de performances mises en ligne de façon exponentielle depuis la création de la plateforme, laquelle permettant, en outre, pour n’importe qui, de poster sa captation, sauvage, ou institutionnelle. Elles restent cependant en nombre limité. Contre le figement, et le risque d’aboutir à de la performance de répertoire comme l’on parle de théâtre de répertoire, le poète privilégie la trace, via l’enregistrement direct d’improvisations, graphiques, dessinées, vocales, enregistrées au dictaphone, et gesticulées, filmées au téléphone portable ou à la GoPro. Il s’agit de capter non pas le spectacle de la performance, mais l’instant de création improvisée : « C’est l’instant qui m’intéresse. […] Et là je fais de la poésie, par exemple en conduisant ma voiture, parce que la colère vient à ce moment-là. Je dis colère, rage, en tout cas quelque chose qui trouve son débordement et qu’il ne faudra pas manquer7. »

6Dans cette perspective, la publication livresque elle-même représente un état transitoire, et les livres publiés peuvent prendre l’allure de fac-similés, de cahiers de brouillon ou de carnets8. Ces improvisations trouvent un lieu privilégié dans l’espace numérique, sur Internet, qui autorise la plurimédialité et la publication instantanée : le site du poète9 recueille ainsi ces textes improvisés, enregistrés au dictaphone (et déposés sur Soundcloud), filmés (et déposés sur YouTube), écrits directement sur le site ou griffonnés (et reproduits via des photographies). On les retrouve aussi de façon irrégulière, hors de toute chronologie, sur les réseaux sociaux – Instagram, qui recueille des archives dessinées et des photographies d’écrans où le texte est en train de s’écrire, ou surtout Facebook, où l’espace du « statut » est souvent détourné par le poète pour devenir un lieu de publication sauvage de brouillons improvisés10. L’utilisation du web et des réseaux est aussi un moyen de se passer de la médiation éditoriale traditionnelle. Ainsi peut-on lire au seuil du recueil Au Ras des pâquerettes, rassemblant d’anciens textes, à l’époque rejetés par les éditeurs : « les poèmes délabrés avaient pourtant leur grand intérêt à nos yeux, car ils étaient, par écrit, l’obsession que nous avions à l’époque dans la tête et dans la bouche […] il nous fallait sortir avec ce qui nous ressemblait le plus, et ce qui nous ressemblait le plus était moche et sans avenir dans l’édition11 ».

7L’auto-publication sur le Web, dans le flux, accompagne et privilégie ainsi une écriture en performance, le terme désignant alors, conformément à son étymologie, « ce qui prend forme », « tend vers une forme », ce qui renvoie, comme le souligne Éric Mangion, à un « état intermédiaire12 ». Tendre vers une forme mais rester dans un état intermédiaire, c’est précisément ce que fait « l’homme brouillon » s’exprimant dans La Ville est un trou :

Je suis un homme brouillon. Je suis brouillon […]. Cependant, tout s’engage à ce moment-là, ayant dessiné notre homme on peut y déceler quelque chose qui déjà prend forme. Déjà, quelques traits brouillons on y aperçoit certaines tendances, des penchants naturels. Toutefois, cela nous paraît encore trop brouillon pour qu’on y prenne garde. Il faudra sans doute en refaire l’ébauche. […] Mais je reste tel. Avec les années cela ne s’est guère arrangé. J’ai continué à être cet homme brouillon. Rien n’arrive à me saisir, à m’emporter vers une quelconque précision. Le trait ne s’est pas affiné, bien au contraire, il est allé vers ses penchants les plus naturels : être et demeurer brouillon13.

8Développer « une écriture changeante qui se contredit » pour « préserver cet état brouillon de la pensée : inutilisable car équivoque », la vidéoperformance en tant que captation de moments d’improvisations participe de cette poétique du brouillon. Quelles sont les caractéristiques de ces vidéos ?

Écrire / performer Facial, écrire / performer en contexte : vidéoperformance et espace public

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[EXTRAIT 2 : « Tu sais bien que j’t’aime » : https://www.youtube.com/watch?v=uHHuyTCokeM&list=PLd5Jh-78BHowK-2XtuENLO5Jc7wKhhSQe&index=5&t=10s  ]

9Réalisées pour la plupart sur le mode de l’auto-filmage, les vidéos présentent des caractéristiques communes : un plan fixe, continu, braqué sur le visage ou le buste du poète filmé en plan rapproché en train de lire ou d’improviser. Prises à bout de bras via la caméra frontale d’un téléphone portable, captées dans le reflet d’un miroir, filmées en GoPro fixé à une perche accompagnant les mouvements du performer, ou encore captée par la webcam de l’ordinateur, les vidéos sont en général brèves, de l’ordre de quelques minutes, de qualité souvent standard voire médiocre. Elles ne sont pas retravaillées avant leur diffusion : aucune écriture vidéo n’est ici décelable, ni montage ni postproduction, car il s’agit de capter l’instant de manière brute, frontale, directe.

10L’auto-filmage et la vidéo constat sont des caractéristiques prégnantes de la vidéo-performance artistique depuis ses premiers développements au cours des années 1960, permis par la mise sur le marché des premières caméras grand public comme le Portapak de Sony en 1965. La caméra documente les performances, et les performers s’en emparent bientôt, l’intégrant à la performance elle-même ou bien en s’auto-filmant : ainsi chez Vito Acconci, Gary Hill ou Bruce Nauman, l’auto-filmage réalisé en plan fixe « offre à l’artiste une réactivité maximale entre l’idée et sa réalisation, grâce à la disponibilité permanente de son propre corps14 ». Comme le rappelle Françoise Parfait concernant la vidéo-performance historique, le film n’est souvent pas « pris en considération sous sa forme spécifique d’images en mouvements organisées selon une rhétorique formelle et discursive particulière15 » : seule compte l’action, seul compte le document d’action. C’est ce que semble devoir indiquer la pratique du poète, consistant à s’enregistrer « avec les moyens du bord », et non avec des instruments spécifiques de prise de son ou de prise de vue : avec un équipement standard. La webcam, le téléphone portable, la GoPro, sont alors à envisager comme les prolongements du Portapak, d’une façon plus radicale encore : ainsi de la Webcam, reliée par sa naissance à des prises de vue prosaïques, « dépourvues de toute intentionnalité artistique ou visée esthétique » et « qui semblent livrer au spectateur des objets réels en deçà de toute médiatisation16 ». L’esthétique pauvre, amateur, frontale, qui émane de ces vidéos entre alors en relation et en pleine cohérence avec l’écriture « au ras des pâquerettes » revendiquée par l’auteur. Elle participe d’une poétique de l’idiotie, que le poète travaille également dans sa diction : « Travailler cette idiotie dans la manière de parler m’obsède, curieusement cela provoque le désir d’écoute, de retrouver des mots17. » Cette écriture idiote émane d’abord d’une nécessité : beaucoup de poèmes publiés dans Comprendre la vie ou Pamphlet contre la mort, et beaucoup d’improvisations filmées comme « J’en ai marre », « J’te ramène », « Tu sais bien que j’t’aime », trouvent leurs sources, leur matériau premier dans des expressions courantes, langage de tous les jours, celui des gens, mais aussi celui de la télévision, des médias, de la publicité, que le poète capte pour mieux le vider, selon ses mots, dans l’écriture : « Je me rappelle qu’avant, j’allais dans les chiottes, recopier tout ce que j’entendais. C’était le besoin de se vider d’un flot de paroles. L’écriture est liée à la respiration, ça permet de ne pas étouffer. En repiquant cette bande passante du vivant, je pouvais m’en dégager18. » L’écriture, non lyrique, non policée dans une forme versifiée, prosaïque, se fera « faciale », selon le titre de la revue que le poète fonde en 1999 avec Christophe Tarkos et Nathalie Quintane.

11Réalisées à partir de la fin des années 90, les premières vidéos de Pennequin montraient le poète, filmé par un tiers, notamment par Stéphane Collin, pour le film « Je me jette », en train de lire, dire, performer, dans des lieux extérieurs : quai d’une gare, rame de métro, rue, café, ascenseur, laverie... Contre l’institutionnalisation d’une pratique vivante, Pennequin porte un regard critique sur la scène, précisément en ce qu’elle se situe hors contexte : hors de la vie, elle risquerait la spectacularisation :

On va voir une performance aujourd’hui comme on va au théâtre pour une pièce de répertoire. La galerie, la scène pose problème : ce sont des lieux où l’on attend quelque chose et où quelque chose doit se passer. Alors on donne dans le spectaculaire, la surenchère19.

12Le poète privilégie alors les lectures et les performances sauvages, hors lieu, hors scène, travaillant non dans l’espace séparé de l’art, mais, réalisant le programme des avant-gardes, dans « l’actuel de nos vies », « parmi la vie, dans toutes sorties d’endroits, dans les trains ou en marchant. » À la captation statique de la lecture publique sera alors substituée la caméra embarquée, documentant sur un mode brut les actions impromptues dans l’espace public, comme celles réalisées par le collectif Armée Noire, dont le poète est à l’initiative, dans des espaces aussi hétérogènes que le café ou encore le rond-point pour la performance « bienvenue dans le bouchon », à Nantes, où « l'armée noire crée de toute pièce un bouchon puis improvise des jeux avec les voituriers et une thérapie de groupe avec leur bagnole20 ». L’usage postérieur de la GoPro, créée précisément pour pouvoir enregistrer une performance sportive sans aide extérieure, déplace quelque peu le propos : la fixation solidaire du support de l’action, le grand angle « qui enregistre un vaste champ où le corps du protagoniste est bien souvent inclus21 », rend l’action et son filmage indissociables. À l’instar du selfie touristique, consistant à se prendre en photo devant tel ou tel site, l’auto-filmage  « relève du registre de l’expérience. La photographie [ou le film] exécutée à ce moment précis n’est ni seulement une image de soi, ni seulement une image du site, mais précisément la trace visuelle de leur articulation éphémère, le rapport de l’acteur à la situation, inscrit dans l’image22. »

13La performance et sa captation sont ainsi solidaires, et articulées à un contexte qui devient prégnant : ni captation ou trace documentaire d’une action, ni objet vidéographique autonome, la vidéo-performance relève d’une forme singulière. Affirmer la force de l’actuel, n’est-ce pas également, précisément, ce que permet la diffusion sur Internet de ces vidéos ? Cette forme est en effet indissociable de son mode de diffusion : le selfie, la vidéo à la GoPro sont moins, comme l’analyse André Gunthert, des formes esthétiques que des images produites pour un certain type de communication, qui passe par le web et ses applications.

Être « dans l’actuel de nos vie » : être en contexte – vidéo-performance sur YouTube

14Au contexte de production, espaces publics, espace privé, le n’importe-où-de-la-vie, correspond alors un contexte de diffusion, qui relève lui aussi de ce n’importe-où-de-la-vie dans son versant numérique : publiées sur YouTube, ces vidéos rejoignent l’immense flot des vidéos déversées par la plateforme. Ainsi, là où les premiers films sont publiés en DVD, accompagnant parfois les livres, la grande majorité des vidéos réalisées par le poète sont diffusées rapidement sur Internet, sur sa chaîne YouTube et son site. Le Web devient alors cet espace où se prolonge le geste de sortie du livre et de performance dans l’espace public : « Il faut, selon Ch. Pennequin, « réintroduire la poésie dans notre civilisation, mais en dehors des festivals, des printemps des poètes, des biennales créées pour publier des livres et recevoir des subventions et non pour trouver un public23. » Publier des vidéos sur Internet via un site, une chaîne YouTube, les réseaux sociaux, relève d’une poursuite par les moyens technologiques de ce même acte de sortie voulu historiquement par la poésie action, et de remise en circulation de la poésie dans la société par l’utilisation des nouveaux médias. Cependant, à l’instar de la poésie sonore par exemple, il ne s’agit pas d’utiliser le media comme simple moyen de diffusion, mais de se l’approprier comme outil d’écriture. Si l’exhibition du caractère autoproduit de l’image fonctionne comme une garantie de spontanéité et de fidélité, cette frontalité ne traduit pas une volonté d’un retour à une quelconque pureté ou une non moins mythique transparence, dénoncés par le poète comme autant d’illusions. « Nous ne sommes pas nus nous sommes bardés d’instruments et on opère à vif24. » La voix même, dans la vision du poète, participe d’une médiation, advient grâce au medium :

Alors que l’homme parlant c’est pas la voix nue qui l’a fait naître. La voix de naître c’est le micro. Depuis que l’homme parle dans un micro il explique mieux son bidouillé d’être […]. L’homme parle dans un micro, car la voix ne sort pas de la bouche mais du micro. Elle vient de l’outil25.

15Écrire et performer facial, et en contexte, ne supposent ainsi pas l’effacement du medium dans une coïncidence rêvée entre l’action et son enregistrement. La vidéo autofilmée en plan fixe relève en réalité d’un vocabulaire lui-même emprunté, non à l’histoire de la performance ou de l’art vidéo, mais aux vidéos diffusées et partagées sur le web : celui qui s’élabore, par des outils communs, dans les milliers de vidéos visibles sur YouTube. Les outils d’auto-filmage, en vertu de leurs capacités assez limitées dans un premier temps, puis par le déferlement de millions de vidéos sur YouTube, ont en effet fini par créer une sorte de répertoire commun faisant émerger un vocabulaire et des genres distincts :

In fact, the obvious imperfection of the videos creates a kind of archive of poses and images, its range of elements played repeatedly and varied. This archive is accessible by means of a computer only, through YouTube to be specific. The computer is thus the center of events. As a consequence, there are hardly any home videos that negate or conceal the digital device to which they are addressed26.

16Ce vocabulaire est tout d’abord marqué par un amateurisme souvent exhibé, revendiqué, qui participe du bricolage technologique, identifié par A. Gunthert comme un trait esthétique commun aux formes d’auto-photographie et d’auto-filmage en circulation sur les réseaux « jouant des incertitudes du cadrage, des traces visibles de manipulation ou de l’amateurisme de la prise de vue27 », au point de devenir une signature du genre. Cadrage fixe ou approximatif et tremblé, ratages liés à la manipulation du téléphone, ou encore exhibition de l’appareil dans le miroir, sont autant de traits que l’on retrouve dans les vidéo-performances diffusées sur YouTube. Ainsi Ch. Pennequin se filme-t-il à plusieurs reprises face au miroir, au téléphone via la caméra frontale, ou encore en caméra embarquée. Le format et l’esthétique amateur relève ainsi d’un vocabulaire emprunté aux vidéos « vernaculaires ». On la retrouve, dans d’autres cas, dans l’utilisation d’outils de captation et d’édition standards : décors et filtres Photobooths, logiciel de montage intégré à la plateforme (Pennequin indique sous certaines de ses vidéos « montage réalisé avec YouTube »). Plusieurs vidéo-performances entretiennent un rapport réflexif au medium utilisé. Ch. Pennequin thématise ainsi la prise de vue à la perche à selfie dans un poème performé sous-titré « essai perchiste », où le texte du poème se construit sur un polyptote autour du mot « perche », renvoyant à l’outil utilisé pour réaliser la vidéo selfie

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[EXTRAIT 3 : Ch. Pennequin, « Causer n’est pas poser. (Essai perchiste monté avec YouTube) » : https://www.youtube.com/watch?v=cuVqm4itIV8&list=PLd5Jh-78BHowK-2XtuENLO5Jc7wKhhSQe&index=22&t=3s ]

17Mais YouTube en tant que plateforme informe également l’écriture du poème performé dans la mesure où ce sont les genres spécifiquement YouTubéens qui y sont retravaillés ou détournés, à commencer par le selfie, le vidéo selfie, que l’on retrouve par exemple parodiés dans une vidéo muette intitulée « Selfie perf28’ » où chaque micro mouvement du visage est ponctué de rires enregistrés, comme une mise en évidence du caractère dérisoire de cette publicisation du n’importe quoi. Autre genre très populaire sur YouTube, le « tutoriel » est le fil directeur d’une série de Ch. Pennequin publiée sur le site tapin² et présentée comme suit : « Sur cette page, Charles Pennequin proposera régulièrement à tapin² de nouveaux "tuto-poèmes" nous initiant à la poésie par des activités simples & variées réalisables à la maison avec un minimum de matériel ». La vidéo « Tuto-poème n°1 : le poème sonore » reprend les caractéristiques principales du tutoriel vidéo tel qu’il se diffuse en masse sur YouTube. Toujours en plan fixe, filmé par Webcam, le genre de la « homedance », consistant à danser sur une musique enregistrée et/ou à mimer dans une sorte de karaoké décalé un chanteur de variété, est également exploré à plusieurs reprises par le performeur29. Enfin, genre surreprésenté sur YouTube, les vidéos d’exploits en tous genres filmés en caméra embarquée, à la GoPro, donnant à voir des exploits sportifs mais aussi des ratages divers, chutes idiotes, cascades et défis stupides, « poussant à l’hyperbole le règne de l’idiot planétaire30 » selon les termes d’Antonio Dominguez Leiva. Les performances effectuées par Ch. Pennequin dans l’espace public le montrant par exemple dans la rue en train de prononcer tout haut les mots « je jouis », lisant des extraits de son livre au bord du périphérique, hurlant sur sa mobylette (croisant au passage un micro genre existant, le « selfie moto »), ou encore arpentant une galerie en répétant « ça a déjà été fait », filmées pour la plupart à la GoPro, en caméra embarquée, résonnent, dans cet espace, avec ces genres.

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[EXTRAIT 4 : « I want to break free » https://www.youtube.com/watch?v=arhR3IjwzAI&list=PLd5Jh-78BHowK-2XtuENLO5Jc7wKhhSQe&index=24&t=0s ]

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[EXTRAIT 5 : « Poésie pétarade » https://www.youtube.com/watch?v=RXzjXTlrdPw&list=PLd5Jh-78BHowK-2XtuENLO5Jc7wKhhSQe&index=14&t=0s ]

18Mais la plateforme n’est pas uniquement un outil de création et de diffusion, c’est aussi un outil d’édition spécifique, exploité et détourné selon différentes modalités.

(Més-)usages de la plateforme

19Sur Internet, l’espace éditorial n’est pas identique à celui du livre : à l’édition se substitue ce que Marcello Vitali Rosati notamment a théorisé sous le terme d’« éditorialisation », c’est-à-dire « l’interaction entre une dynamique individuelle ou collective – la publication d’un contenu dans une base de données, les commentaires qui y sont liés, le fait qu’il ait été partagé par d’autres… » et un « environnement numérique particulier ». Ainsi, « le sens du document est soumis à l’intentionnalité d’une entité le publiant […] mais doit toujours s’adapter à l’espace numérique dans lequel il se trouve, tenant compte de ses logiques et de sa structuration31

20Dans le cas de Ch. Pennequin comme dans toute autre situation, une différenciation se crée entre la vidéo telle que visible depuis le site de l’auteur (YouTube est alors utilisé comme simple base de données32), et la même vidéo visionnée depuis sa chaîne YouTube (YouTube est alors utilisé comme interface) : dans ce dernier cas, l’interface fait entrer la vidéo dans un espace standardisé, sémiotiquement marqué, avec son logo, ses icônes, ses boutons, ses vignettes, identiques quel que soit le contenu partagé. Or il est intéressant de constater que les poètes performers, en particulier Ch. Pennequin, jouent avec les codes de ce cadre éditorial de manière à les détourner et à les faire entrer dans un fonctionnement poétique.

21Ainsi l’espace placé sous la vidéo, outil éditorial où l’internaute peut entrer du texte libre, en général dévolu à l’indexation, à la description du contenu de la vidéo, donc aux métadonnées, est-il investi de diverses manières : dans « Causer n’est pas poser » par exemple, on constate que le texte, inscrit sous la vidéo, n’a pas de vocation paratextuelle, mais est un autre texte poétique, différent de celui proféré par le poète dans la vidéo. Une disjonction s’opère entre l’écrit et l’oral, entre l’inscrit et le proféré, qui déjoue les attentes du lecteur/spectateur et acquiert par là sa poéticité. On trouve le même procédé dans « Je jouis », où la vidéo montre le performer proférer ces deux seuls mots, lorsque le texte développe un propos bien plus imposant. Cette disjonction est accentuée, jusqu’à l’excès, dans l’usage qui est parfois fait des sous-titres de YouTube, à leur tour détournés de leur fonction initiale, comme dans « J’en ai marre ». À l’expression brute du ras le bol exprimé dans la vidéo se superpose un texte méta-poétique contre la poésie « savante » et philosophique, comme une « traduction » de la pensée inscrite dans ce cri, et un troisième texte est placé en commentaire qui diffère à son tour de celui des sous-titres. Ce procédé est également à l’œuvre dans plusieurs autres vidéos, jouant à d’autres endroits avec les sous-titres automatiques pour recréer une sorte de poème ready-made de mots inconnus (« On aime la poésie contemporaine33 »). Le poème joue alors des possibilités de la plateforme pour en investir poétiquement les espaces éditoriaux et élaborer un véritable dispositif, dans lequel la vidéo s’inscrit mais n’est pas autonome : c’est bien l’ensemble du dispositif qui fait œuvre, dans les relations et tensions qui s’instaurent entre les textes, la vidéo, et l’espace éditorial. Comme le souligne Matteo Treleani, la standardisation est liée « à une sorte d’industrialisation des pratiques de publication en ligne, soit une forme de rationalisation qui vise l’efficacité34. » La plupart du temps elle est automatique, effectuée par la machine à travers des algorithmes. Dès lors, le processus d’éditorialisation échappe bien souvent au contrôle de l’éditeur initial du contenu : la vidéo visualisée dans un contexte où la médiation est faite par YouTube se retrouve dans un environnement incontrôlable, parce que fondé, pour ce qui est des recommandations, sur le profil de l’usager. Loin de subir cet état de fait comme par défaut, il me semble que le choix le plus fréquent par l’auteur de YouTube, et non d’une autre plateforme comme Vimeo, qui reçoit davantage de vidéos artistiques et de qualité, relève aussi précisément de cette intention. Il n’est que d’observer la manière dont Pennequin sélectionne les catégories de ses vidéos : aux catégories « Films et animations », « Musique », « People et blogs », voire « Éducation » privilégiées par les auteurs littéraires sur YouTube, sont ici préférées les catégories « Vie pratique et style », « Humour », voire, « Auto moto », c’est-à-dire des catégories non artistiques, qui ont pour visée de faire apparaître la vidéo dans des playlists hétérogènes.

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[EXTRAIT 6 : « J’en ai marre » https://www.youtube.com/watch?v=eHyxPPX-XIo&list=PLd5Jh-78BHowK-2XtuENLO5Jc7wKhhSQe&index=23&t=0s ]

22Ce dispositif numérique semble alors entrer en relation avec l’ambition de mettre la poésie en contexte, dans la vie, et de produire un poème qui soit « standard », au ras du vivant, sans propriété particulière qui le singularise comme œuvre d’art. YouTube est ici pensé comme espace non littéraire, où la poésie et la performance, se diffusent sur les mêmes réseaux que les autres vidéos communicationnelles, au sein du tout-venant, dans un espace non séparé. Échapper au domaine de la poésie, ne pas être dans la poésie, c’est justement ce que revendique le poète dans le petit texte de présentation de sa chaîne YouTube :

charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant

Conclusion : poésie en performance et LittéraTube

23Depuis sa création en 2005, YouTube, plateforme devenue quasiment hégémonique, permet à tout un chacun de créer et de diffuser des vidéos, confortant, selon la formule de Patrice Flichy35, le « sacre de l’amateur » : à l’instar de nombreuses autres plateformes développées avec le Web 2.0, des blogs aux réseaux sociaux, YouTube autorise une publication directe, qui se passe des intermédiaires traditionnels, institutionnels ou éditoriaux. Si la vidéo-performance et la performance numérique36 n’ont pas attendu YouTube pour exister, cette possibilité facilitée, associée à généralisation des outils de filmage (via webcam, puis le smartphone, l’appareil ou la GoPro) entre en résonance profonde avec le projet des poésies en performance, dont l’ambition est précisément de se passer des cadres éditoriaux traditionnels pour privilégier un rapport au public qui se joue hors de la chaîne traditionnelle du livre.

24Les vidéo-performances de Ch. Pennequin, à l’instar de quelques autres37, se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur forme avec les propriétés spécifiques de cet environnement. En ce sens, elles pourraient s’inscrire dans ce que Leonardo Flores38 a identifié dans une récente typologie comme la « troisième génération » de la littérature numérique, créée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et des plateformes existantes. Pour cette « troisième génération », l’usage du numérique n’implique plus de compétences techniques en programmation : on assiste alors à la multiplication de nouvelles pratiques, aux réalisations venant aussi d’auteurs qui ont par ailleurs une œuvre livresque, ou de poésie en performance. Ni littérature numérique au sens strict, ni utilisation du web comme espace promotionnel pour une production livresque, ou remédiation de vidéos antérieures, la pratique de la vidéo-performance développée par Ch. Pennequin sur YouTube s’inscrit pleinement dans le corpus LittéraTubesque, que l’on pourrait qualifier moins de poésie numérique que de poésie en milieu numérique. Pour M. Vitali-Rosati, un changement de statut théorique de l’objet numérique s’est en effet produit :

Le passage à l’adjectif « numérique » détermine un changement de perception : désormais, on se réfère davantage à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques et, dans cette perspective, l’enjeu n’est plus d’étudier les œuvres littéraires produites grâce à l’informatique, mais de comprendre le nouveau statut de la littérature à l’époque du numérique39.

25À la lumière de ce corpus qui certes rejoint par certaines propriétés la littérature numérique mais qu’on ne rangerait pas, compte tenu du fait que ces œuvres circulent aussi dans d’autres espaces, dans la poésie numérique, on pourrait ainsi envisager l’existence de pratiques poétiques « en milieu numérique », marquées par la transmédialité et la relation avec des genres communicationnels non littéraires qu’elles reprennent, détournent, interrogent. Ce faisant, elles remettent en question les limites de l’œuvre, pour travailler le dispositif, et entrent en relation et en résonance critique directes avec ces mêmes canaux : tutopoèmes pour une poésie inutilisable qu’il s’agit de faire agir partout, dans le numérique, et dans la vie.