Colloques en ligne

Erika Fülöp

Écrire l’image du quotidien : les journaux filmés littéraires sur YouTube

« Video on the web today is in a similar position to writing on the web in the mid 90s »1

Introduction 

1Les journaux filmés ou vidéo-journaux sur lesquels se penche cet article s’apparentent au genre du vlog (ou vlogue, blog vidéo ou vidéoblogue), l’un des types de publication les plus populaires sur YouTube. Bien que ce genre ait existé avant la création du site de partage de vidéos, celui-ci l’a mené à sa véritable explosion, avec une variété de sous-genres thématiques et des vloggueurs qui deviennent des influenceurs vedettes. Selon A Dictionary of Social Media, un vlog est « A blog featuring posted videos, typically reflecting the vlogger’s life, thoughts, opinions, and interests2», ou encore « A blog that mainly consists of video snippets. Instead of using text as the main media a blogger will use a simple hand held video camera to capture and publish their thoughts», selon A Dictionary of the Internet3. Wikipédia précise également qu’il s’agit d’« un type de blog utilisé essentiellement pour diffuser des vidéos pouvant être commentées ou non par ses visiteurs […] créés et maintenus par quelques amateurs et professionnels du traitement vidéo pour le Web qui documentent leur vie quotidienne au travers de vidéos commentées4 ». Les trois définitions sont complémentaires : il s’agit de capsules vidéo courtes qui parlent de la vie et des opinions du vloggueur, créées par des amateurs ou des professionnels à l’aide de moyens techniques de préférence peu encombrants, et qui peuvent être ouvertes ou non aux commentaires par les internautes. Le fait que ce soit un type de blog implique une certaine fréquence et régularité de la publication.

2Je vais m’intéresser ici à trois vlogs – appelés « journal vidéo » ou « journal filmé » par leurs auteurs – qui ont trait à la création littéraire : François Bon, Arnaud de la Cotte et Michel Brosseau. Je propose d’abord une présentation des trois auteurs et journaux, suivie par quelques réflexions sur les bases communes qui les rapprochent et les styles individuels qui les distinguent.

François Bon

3Avec quelque 3 500 abonnées en ce début 2019 et plus de 660 000 visionnages, F. Bon est le plus connu et suivi parmi les auteurs-youtubeurs littéraires français. L’intensité de son travail dans le domaine, la quantité des vidéos produites et la promotion active de sa chaîne et de la vidéo comme forme littéraire par tous les réseaux ont créé sa renommée et le fait d’avoir été un auteur déjà bien connu et reconnu lorsqu’il a commencé à exploiter la forme vidéo y a certainement contribué aussi5. Auteur de nombreux romans et de proses inclassables, pionnier du web littéraire qui ne se lasse pas d’investir les nouvelles technologies et formes de publication, F. Bon est aussi très critique des institutions littéraires traditionnelles et partisan de l’esprit entrepreneurial chez les auteurs, amateurs comme professionnels, qu’il encourage à expérimenter à l’aide des réseaux et de l’autoédition qui, selon lui, sont autant de moyens permettant d’ouvrir de nouvelles voies et expressions littéraires : ainsi de YouTube, entre autres.

4Il publie sur ce site de partage de vidéos depuis 2009 et mène une pratique de « vidéo-journal » régulière depuis 2015. Sa toute première création vidéo mise en ligne sur le site était une lecture de l’Infra-ordinaire de Perec, que l’on peut rétrospectivement interpréter presque comme une profession de foi, le point de départ de la pensée vlog à la F. Bon. Il se réclame néanmoins tout autant de l’influence de vloggueurs populaires comme Casey Neistat, de cinéastes (auto-) documentaristes tels que Jonas Mekas ou Alain Cavalier, de penseurs de l’écriture et de l’image tels que Vilém Flusser ou Raymond Bellour, et de peintres et de photographes de l’espace urbain tels qu’Edward Hopper ou Charles Sheeler. Avant d’entreprendre une pratique régulière de vidéo-journal, Bon avait déjà fait des films avec des réalisateurs professionnels, notamment Paysage fer (2002) avec Fabrice Cazeneuve, et Chant acier (2016) avec Emmanuel Roy. Il a pratiqué aussi la photographie numérique de manière très intense pendant une dizaine d’années (2004-2015), une expérience qui déterminera son approche de la vidéo au début. La vidéo prend ensuite graduellement la place de la photographie dans la création.

5Parmi ses nombreuses séries vidéo, le journal comprend quelque 280 capsules en cette fin mars 2019. Tout en l’enrichissant constamment, Bon n’hésite pas à « faire le ménage » et à supprimer des capsules anciennes. La documentation et l’archivage ne sont donc pas l’unique ou la principale considération dans la construction de ce journal : il s’agit également d’en assurer la qualité artistique en éliminant ce qui ne correspond plus à la vision de l’auteur. La régularité et la forme des capsules ont également évolué au fil des années : « 2minutesaday », selon le sous-titre au début, ensuite « entre 5 et 10 minutes pas plus, mais aussi souvent que possible », et maintenant « En 10 ou 12 minutes pas plus, aussi souvent que possible, un court vidéo-journal pris à l'actualité de la journée ». Le montage et la publication sont réalisés aussi rapidement que possible, souvent durant la nuit même qui suit l’enregistrement. Pour le montage aussi bien que pour les outils, Bon vise un apprentissage continu, tout en restant conscient de ses limites matérielles et de ses compétences, mais également de la manière dont le dispositif circonscrit les possibilités de la création. Il souligne l’importance de son « matos6 » – pour les vidéos, un appareil photo semi-professionnel Canon EOS 80D avec des objectifs et des microphones externes, le logiciel Final Cut Pro d’Apple pour le montage.

6À propos de ce dernier, il note que pendant longtemps, il ne se permettait aucune manipulation pour ne pas « fausser » la réalité enregistrée. Depuis 2015, cependant, alors que le journal devient une pratique régulière, non seulement il se l’autorise mais, selon son propre aveu, c’est cette ouverture même à l’idée du montage qui rend le vidéo-journal possible et intéressant : c’est le montage qui lui permet de devenir un mode d’écriture. La composition devient donc plus travaillée pour constituer un récit structuré, par exemple en reliant le début et la fin par une image, ou en concluant sur une image d’arrivée ou de fin de journée (ex. « À quoi tu penses quand tu roules»). Cette mise en récit dont participent images et textes entraîne parfois un glissement vers la fiction par le biais d’une allégorisation qui émerge organiquement des images enregistrées (ex. : « Vous serez au calme pour écrire »). Le discours du journal reste cependant primordialement réflexif et poétique, plutôt que narratif. L’accent est mis sur les objets, les espaces, les temps et les pensées, et les paroles qu’ils induisent, plutôt que sur les événements. Ces derniers peuvent néanmoins aussi faire partie du journal, notamment les performances et les rencontres littéraires, dont le journal rend compte en incluant parfois de longs passages ininterrompus – mais toujours encadrés dans une composition avec de la musique et des réflexions inscrites directement sur l’image employée en tant que surface.

7Je ne vais pas m’attarder sur la question de la musique, pourtant cruciale chez F. Bon et qui mériterait une analyse à part entière ; notons juste que la bande son est essentielle pour le rythme et l’atmosphère de la capsule. Les images montrent souvent des espaces urbains et périurbains banals et parfois délabrés, les transports en commun que prend l’auteur – et je renvoie ici à l’article de Dominique Péty « Du train comme allégorie du vidéo-récit » dans ce même dossier –, parfois des chambres d’hôtel, et des collègues, étudiants ou participants d’un événement littéraire dont le journal rend compte. Cette « répétition des paysages dans un cadre»7, parsemée d’autres éléments de la vie de l’auteur, constitue une autobiographie fragmentée et fragmentaire de son quotidien qui se concentre sur les déplacements. On n’y voit jamais sa maison familiale ni son espace personnel, qui sera, en revanche, au centre du journal filmé d’A. de la Cotte. Cet espace personnel sera, cependant, chez F. Bon l’espace d’autres séries vidéo, notamment du « Service de presse » et plus récemment de ses « Carnets », filmés dans sa « piaule » de travail. Lors des voyages, la caméra est le plus souvent tenue en main, transmettant indirectement la présence de l’auteur, très rarement visible, par les tremblements que l’appareil ne peut pas entièrement éliminer. Dans d’autres cas, elle est posée dans la voiture pendant que l’auteur conduit, pour enregistrer un travelling, ou parfois sur un trépied pour quelques plans fixes, moins fréquents. Les plans sont souvent assez longs et deviennent des plan-séquences, non seulement présentant l’espace, mais laissant le temps de l’observer et d’y réfléchir – à la fois à l’auteur, dans un premier temps, qui s’en inspire pour l’écriture sur l’image, et au lecteur-spectateur, dans un deuxième temps, qui visionnera la capsule selon la temporalité dictée par le montage.

8Les textes qui défilent sur l’écran, quant à eux, sont écrits directement dans le logiciel lors du montage. Ces mots très mesurés témoignent également de la double temporalité de leur émergence : inspirés d’une part par la réalité filmée et reprenant sans doute les pensées que suscitaient les objets et l’espace observés au moment de l’enregistrement, et d’autre part par les images produites que l’auteur visionne et sélectionne lors du montage. Ce dernier donne souvent lieu à des réflexions sur la relation entre l’image, la parole et le réel, et sur l’acte de filmer et la nature de la vidéo comme geste d’écriture. La vidéo devient ainsi pour F. Bon une manière de construire les conditions « pour un surgissement de parole»8 en même temps qu’une manière d’inscrire ce même surgissement dans l’espace qui le suscite.

Arnaud de la Cotte

9Avec quelque 160 abonnés et 10 000 visionnages à la fin mars 2019, le Journal filmé hebdomadaire d’A. de la Cotte en est au moment de l’écriture de cet article à sa 118e édition. L’auteur a précédemment publié quelques textes et tenu des blogs, mais de son propre aveu dans son essai à paraître Le Film en « je » : écrits sur leJournal filmé 2016 – 2018, c’était une recherche de forme qui ne l’a jamais satisfait, malgré les encouragements même d’un Guillevic admiré qui a lu ses premiers poèmes. Il s’est également très tôt intéressé au cinéma et a expérimenté avec la caméra Super 8 de son père dès les années 70. C’est néanmoins la découverte de la vidéo et le lancement du journal qui lui ont donné le sentiment d’avoir trouvé la forme idéale qu’il cherchait, mariant film et écriture.

10Dans la présentation du journal qui accompagne la première capsule, l’auteur précise son objectif : « Faire un journal, filmer le quotidien pour réfléchir sur l'écriture. Se lancer un défit [sic], après avoir longtemps été le spectateur des films de : Joseph Morder, Marcel Hanoun, Gérard Courant, Boris Lehman, Alain Cavalier, François Bon »9. Suivant ces sources d’inspiration et mettant l’accent sur l’héritage cinématographique, l’auteur emprunte le terme d’A. Cavalier et se définit en tant que « filmeur » plutôt qu’en tant que vloggueur ou YouTubeur. Il travaille cependant avec un appareil photo numérique grand public, un Canon G9X, et fait le montage avec le logiciel gratuit d’Apple, iMovie. Comme Cavalier, de la Cotte souligne l’avantage de ces outils légers et peu encombrants qui lui permettent de filmer le quotidien sans trop imposer leur présence. Ces outils simples n’empêchent cependant pas que le montage soit très réfléchi : si les manipulations que permet ce logiciel sont limitées par rapport à celles que permet le coûteux Final Cut utilisé par F. Bon, il se prête cependant à quelques expérimentations avec l’image, le son et l’ajout de textes, que l’auteur explore sans trop laisser les jeux formels prendre le dessus. Toute expérimentation s’inscrit au contraire dans le cadre d’un style désormais bien établi, sans être figé, qui se concentre sur le rythme, les longueurs, l’enchaînement des plans, des paroles et des silences. Un trait caractéristique de ce langage filmique est que depuis le numéro 13 du journal, de la Cotte s’en tient à une durée régulière de 6 minutes et 40 secondes par capsule, ce qui représente 10 000 images numériques10. Cette durée devient l’espace dans lequel l’image d’une semaine est composée. Le montage et la publication s’effectuent par ailleurs à peu près un an après le tournage. Ce grand décalage intentionnel donne une temporalité unique au journal d’A. de la Cotte dans la mesure où il résiste à la vitesse naturelle du médium et de l’environnement médiatique. Ce même décalage parle en même temps de la logique propre à ce journal filmé : il ne propose pas un compte rendu des événements de la journée, mais une nouvelle perspective sur le quotidien, la constitution d’une mémoire de l’infra-ordinaire, une vision qui s’autorise la contemplation et la réflexion sur les choses que l’on ne perçoit plus guère. Comme l’auteur précise dès le premier épisode du journal en citant F. Bon :

Juste essayer de saisir le monde qui m’entoure

Le lieu où je suis présent
Ne pas tout filmer
Ne pas tout monter
Ne pas tout montrer
Tenter de dire
« Son étonnement au monde »
Pour reprendre les mots que François Bon a écrits dans une de ses dernières vidéos intitulée Miettes et vrac de vie.

11Cette contemplation advient d’abord au moment de l’enregistrement, où le fait de filmer et de s’arrêter sur les détails modifie la (non-)perception habituelle de l’ordinaire. Un second moment de contemplation s’y ajoute ensuite lors du montage, un an plus tard donc, à partir des images, lorsque l’auteur écrit le texte de la voix off.

12Les images montrent les espaces, les objets et les moments de la vie quotidienne, parfois même les membres de la famille dans leurs activités de tous les jours. Sans pour autant proposer une représentation complète dans quelque sens que ce soit, le journal nous fait entrer dans la maison et dans la vie de l’auteur qui, appareil à la main, nous montre souvent des objets ordinaires en gros plan, tels que la cafetière ou le téléphone portable, qui deviennent de véritables leitmotivs, ou au contraire le plan d’ensemble d’un lieu.

13L’écriture qui s’incarne par la voix de l’auteur livre des commentaires sur ce réel enregistré et sur les images aussi bien que sur la distance entre les deux, sur le rôle et la nature du journal filmé en tant qu’enregistrement et composition, en tant qu’archive, mémoire, et création à la fois. L’auteur cite M. Hanoun disant que le cinéma ne peut parler que de lui-même11, et il met en œuvre cette réflexivité à plusieurs niveaux : par les analyses des images, du médium, et de leur relation, en parlant de sa propre position de filmeur, dont il montre souvent l’ombre et le reflet ; et par la répétition de certains leitmotivs, objets et moments caractéristiques ; par la superposition et les transitions qui établissent des liens sémantiques. L’épisode 107 du journal explique et illustre très bien ce processus et cette temporalité complexes. En somme, « Le Journal filmé est à la fois l’objet et le laboratoire » de la recherche que mène A. de la Cotte12, qui se rappelle en même temps régulièrement dans le journal qu’il s’agit de le créer « sans se poser trop de questions ».

Michel Brosseau

14Ayant rejoint YouTube en décembre 2009, avec une centaine d’abonnés et 5 700 visionnages en mars 2019, M. Brosseau propose « un journal filmé avec fiction et lectures à l'intérieur ». Auteur d’un blog, de plusieurs romans et d’autres textes moins facilement classifiables, il a commencé son expérimentation vidéo avec quelques micro-fictions en 2016. Tout en continuant à créer des « fictions », il pratique depuis fin janvier 2018 le journal vidéo de manière très régulière en publiant une capsule pratiquement tous les jours. Les vidéos sont brèves, le plus souvent d’une ou de deux minutes, et l’auteur souligne l’importance de la légèreté de l’outillage qui lui permet d’insérer cette activité créative dans son emploi du temps d’enseignant de lycée13. Il travaille ainsi « avec un Samsung Galaxy, et un enregistreur Handy Zoom, Logiciel de montage Shotcut », et il admet qu’il s’agit d’« un matériel très basique, voire low fi... J'aime bien ce côté brut14 ».

15Les images sont dominées par les plans fixes, les panoramiques et les gros plans – enregistrés avec le téléphone tenu à la main, gardant ainsi les traces des mouvements du corps, tout comme chez F. Bon et chez A. de la Cotte, mais dans une mesure encore plus sensible ici. Elles montrent le plus souvent l’extérieur : le jardin vu d’une fenêtre, des champs et des sentiers de promenade, mais également des routes filmées depuis une voiture en marche, des lieux bâtis, et plus rarement des espaces domestiques. La caméra se pose souvent sur les détails de ces espaces vus et vécus pour laisser du temps à la contemplation et à l’écoute. On ne voit pratiquement jamais personne, à part éventuellement quelques inconnus dans les espaces publics lors des passages en ville.

16Le texte que l’auteur prononcera en voix off est d’abord également écrit sur le smartphone, afin de concentrer le processus de création en un seul outil. Brosseau écrit le texte indépendamment des images enregistrées, avant le montage, ce qui permet de « garder le décalage entre texte et image – interactions, échos » dans l’objet final15. Il réalise le montage quelques jours après l’enregistrement et l’écriture, sans s’imposer la pression de publier immédiatement mais sans trop s’éloigner non plus du moment vécu et du premier jet d’écriture, que la voix retravaille éventuellement.

17Si la captation des images et le montage sont importants pour produire ce décalage image-texte qui invite à une contemplation double de la part du spectateur16, à la fois par la vue et par l’écoute, tout en permettant aux deux d’interagir et de résonner, l’écriture en tant que réflexion et production de parole reste au cœur du travail de création : « C'est un journal au sens où il reçoit ce qui me traverse, depuis l'extérieur comme depuis l'intérieur, observations, pensées, souvenirs, disques écoutés, sites web ou ouvrages lus », note l’auteur. « Ce sont des fragments de jour, tout comme les images17 ». Cette écriture est par ailleurs très proche de ce que l’auteur pratiquait auparavant sur son blog, notamment dans la rubrique intitulée « notes de chevet », inspirées par la démarche de Sei Shà’nagon, dame de compagnie et autrice japonaise du xie siècle dont M. Brosseau a découvert les Notes de chevet grâce à un atelier d’écriture de François Bon, se proposant « d’accumuler des notes sur le quotidien et d’arpenter l’espace du dedans18 ». Les textes du journal vidéo pourraient en effet être lus indépendamment des images, et l’auteur réfléchit effectivement à les éditer, tout en gardant leur lien aux capsules vidéo19.

18Le rythme interne des capsules impose une lecture lente, la voix calme et les silences de l’auteur invitant à prendre son temps. Le journal sert en effet d’espace de réflexion sur lui-même et sur l’écriture, y compris par la lecture parfois de textes théoriques sur l’image, sur le cinéma et la littérature. Malgré leur brièveté, ces vidéos possèdent une qualité que l’on pourrait appeler immersive dans la mesure où elles nous font rentrer dans l’espace-temps d’une réflexion avec l’auteur qu’on a l'impression d'accompagner dans sa solitude, lors de ses promenades, ses lectures et son écriture.

19Les lectures elles-mêmes font partie intégrante du journal. L’auteur commence souvent les capsules par un texte sans préciser d’abord qu’il s’agit d’une citation. La voix et les pensées de l’auteur cité, souvent semblables en nature à celles de Brosseau, s’entremêlent ainsi avec ses propres paroles et introduisent une multiplicité dans la voix qui parle tout en restant unie. L’auteur souligne explicitement l’importance de la voix dans sa pensée en tant que moyen d’écriture et en tant qu’espace d’expérimentation littéraire :

Utiliser [la voix] pour écrire, revenir à une dimension orale de l’écriture me plaît beaucoup. Il y a beaucoup à faire et à creuser de ce côté-là : improviser avec sa voix, modifier l’écrit en le disant, théâtraliser son écrit, jouer avec sa voix dans une même production pour dire le jour, introduire la fiction, lire l’écrit d’un autre. Le travail vidéo permet de travailler cette autre dimension, comment on module notre voix, notre souffle, comment on introduit des rythmiques différentes, comment on joue sur les silences.20

20Il continue en effet l’expérimentation avec la voix vers la fiction dans sa série intitulée « Fictions-voix ». En même temps qu’il crée une proximité par la voix dans le journal, cependant, l’auteur parle aussi souvent de lui-même à la deuxième personne, distanciant le « je » vécu de celui qui écrit et parle d’une part, et du lecteur-spectateur d’autre part. Cette distanciation soulève également la question de la fictionnalisation au sein du journal même.

21Une nouvelle couche d’interprétation et de rythme s’ajoute par ailleurs aux capsules quotidiennes par leur second montage et leur publication sous forme de compilations hebdomadaires. Suivant la suggestion de F. Bon, M. Brosseau propose depuis avril 2018 une seconde édition des capsules d’une semaine incluses en une seule vidéo, publiée encore avec un léger décalage. Plus que des fragments quotidiens qui se concentrent souvent sur une idée ou une lecture centrale, les compilations amplifient la perspective et inscrivent les fragments dans une durée et dans une séquence, tout en leur donnant un nouveau cadre paratextuel, et parfois même en ajoutant de nouveaux textes sur les images, enrichissant ainsi l’œuvre, à la manière d’une édition augmentée. Le journal du 31 janvier 2018, par exemple, comporte la lecture d’un extrait de Don Quichotte accompagnée des images d’une maison en ruines, un sentier longeant une rivière, un pont et un passage de chemin de fer, sans aucun lien direct avec le passage cité. Dans la version incluse dans la « compile des débuts », les images et l’acte de filmer sont commentés en sous-titres : « filmer ruines et géométries / et filmer sous les ponts / et filmer les reflets ». Sans être systématique, cette relecture réflexive souligne à nouveau le potentiel littéraire de l’espace numérique, et notamment de la vidéo, de constituer un espace d’attention et de contemplation résistant à la vitesse naturelle du médium.

Convergences et divergences

22Comme en témoignent les références que les trois auteurs font les uns aux autres, leurs pratiques se sont développées en constant dialogue. L’influence de F. Bon est importante à la fois en tant qu’explorateur qui a défriché le terrain, pénétré l’espace YouTube et osé s’inspirer des genres mainstream, et en tant que motivateur qui continue à encourager les auteurs, amateurs et confirmés, à s’approprier cette forme pour leur travail littéraire. Les interactions et les inspirations partagées créent ainsi de fortes synergies entre les trois vlogs, sans que cela ne les empêche toutefois d’élaborer trois styles individuels qui se distinguent par leurs voix, leurs structures et leurs rythmes.

23Le lien le plus évident entre les trois journaux est l’intérêt qu’ils portent aux choses de la vie quotidienne que l’on ne remarque en général pas : l’observation des objets, des espaces et des instants de tous les jours. Cette attention à « l’infra-ordinaire » a été formulée et pratiquée par Georges Perec, dont le travail représente une inspiration majeure pour ces trois auteurs : il s’agit de noter « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel21 ». Marie-Jeanne Zenetti a théorisé les expressions artistiques d’un tel intérêt dans le concept de « factographie », qu’elle définit comme « une manière simple ou neutre d’écrire avec les faits en les captant à la manière d’un appareil enregistreur22 ». À la différence du texte perecquien d’Une tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui pousse cet exercice écrit jusqu’à sa forme la plus extrême, les vidéos permettent de « capter » l’image et le son de faits minuscules avec justement un appareil enregistreur – la caméra – et d’ajouter des réflexions sur les choses, sur le fait d’observer et d’enregistrer, ainsi que sur le fait même d’y réfléchir, d’en faire une vidéo, par la parole et les textes ajoutés lors du montage. Si les paroles et les textes peuvent également contenir des passages purement factographiques, comme on en trouve parfois chez M. Brosseau qui énumère par exemple les bruits domestiques non enregistrés par la caméra, ces listes et descriptions sont en général accompagnées par des réflexions qui dépassent le minimalisme et la neutralité de la factographie.  

24Ce travail de diariste audiovisuel et textuel sur les faits minuscules s’apparente en même temps à la pensée et à l’écriture du quotidien dont Michael Sheringham retrace l’histoire en France au cours du xxe siècle, et qui s’amplifient en particulier dans les années 60-70, liées à la pensée politique et sociologique d’Henri Lefebvre et de Guy Debord. Ce dernier représente d’ailleurs une référence importante pour F. Bon et M. Brosseau. Selon Kirstin Ross, chez les auteurs et théoriciens des années 60-70, l’attention au quotidien se développe en réaction aux effets de la modernisation et de l’urbanisation rapides dans la France des Trente Glorieuses, le fonctionnalisme et la « colonisation de la vie quotidienne ». M. Sheringham relativise cependant cette approche de l’histoire présentée par Ross et souligne que les motivations de Perec et de Lefebvre en particulier sont loin d’être uniquement négatives. Inspirés par la pensée marxienne, ils considèrent au contraire que « Ce qui compte n’est pas seulement ce que les forces sociales font de notre vie quotidienne mais ce que nous faisons de ces forces à travers notre manière de les “vivre”23 ».

25Chez ces trois auteurs de journal vidéo, il s’agit précisément de se servir de la vidéo comme d’une forme de création et de communication sur le quotidien mais aussi, à l’inverse, de s’obliger, par le biais de la création qui impose et matérialise l’observation et la réflexion, de vivre le quotidien de manière plus attentive, et d’en vivre, aussi, plus intensément les dimensions esthétique et métaphysique. On peut aussi établir une analogie entre la critique de la modernisation dans les années 60-70 et la résistance à la logique du capitalisme tardif des auteurs de vlogs littéraires, résistance par ailleurs visible au travers des objets qu’il choisissent d’observer et au travers de leur attention soutenue qui ne répugne pas à prendre le temps qu’il lui faut pour se faire. Ces auteurs s’approprient la technologie et les réseaux numériques qui sont une source et un produit de cette logique, ce qui leur permet de reterritorialiser à leur manière l’espace YouTube d’une part, et d’étendre le domaine de la littérature d’autre part.

26Cette combinaison d’une résistance implicitement ou explicitement politique à l’esprit marchand et d’une attention esthétique à l’infra-ordinaire est à la racine de l’autre grande influence partagée par les trois auteurs : les pratiques diaristiques et autobiographiques au cinéma. J. Mekas est la figure emblématique de ce cinéma subjectif de la vie quotidienne, devenue une forme de référence dans le cinéma underground américain qui émerge alors même que Debord et Lefebvre élaborent leur critique de la vie quotidienne. L’underground américain est également associé à une revendication politique et à une éthique qui incite à apprendre à voir et à penser pour/par soi-même. Il préconise un cinéma non commercial, low-cost, subjectif et autobiographique même, ainsi que la non-division du travail cinématographique qui se concentrera dans les mains d’un seul « homme-orchestre », le laissant plus indépendant24.

27Mekas a commencé à enregistrer les moments de sa vie dès les années 50 et monté Walden, cet éblouissant voyage visuel à travers sa vie quotidienne en 1969. Plus tard, il a aussi été parmi les premiers cinéastes à s’emparer du numérique dès le début des années 2000, et à lancer un projet de journal vidéo intitulé 365 jours, publié quotidiennement sur son site durant toute l’année 200725. A. de la Cotte s’inspire par ailleurs beaucoup du journal filmé de J. Morder en France, et les trois auteurs de vlog citent le nom d’A. Cavalier, dont Le Filmeur a fait date par son attention à l’infra-ordinaire dans sa propre vie, son outillage léger et low-cost, et la réflexivité du filmeur, dans lesquels les trois auteurs se reconnaissent.

28Un troisième point commun est précisément la nature de l’« œuvre » produite : si, historiquement, on associe à ce terme un produit fini avec une structure interne et des frontières (plus ou moins) claires, les journaux filmés, tout en étant publiés épisode par épisode, sont ouverts dans le temps et dans leur structure globale, sans fin prévue – fidèles à la nature du blog, dont ils descendent. Leur structure est définie par les paramètres du projet : la régularité, les techniques utilisées, les habitudes de prise de vue, d’écriture et de montage qui s’établissent comme au fur et à mesure que la pratique avance. M. Sheringham et Johnny Gratton définissent justement en ces termes ce qu’ils appellent un « projet », une « pratique culturelle » alternative à la création des « œuvres » dans le sens traditionnel, et qui consiste à

setting up experiments, taking soundings, carrying out sets of instructions or sticking to carefully elaborated programmes. The “work” made available to the reader/viewer is […] an account of the conduct of the project or experiment, the record or trace of its success or failure, its consistency with or deviation from its initial premises26.

29Le changement de focus, de l’œuvre finie au processus, correspond parfaitement à l’accent mis sur la vie quotidienne dans son déroulement, et à l’aspect réflexif du travail avec la vidéo comme moyen d’enregistrement et d’écriture. Ce même focus sur le processus a également trait à la nature des journaux comme espace d’expérimentation avec la forme.

30On observe néanmoins quelques différences dans la réalisation qui distinguent clairement trois styles individuels et qui sont moins le résultat d’une poétique préconçue que celui d’une pratique en grande partie définie par le style de vie et le parcours individuel de chaque auteur. Ces cadres donnent lieu à des rythmes et des accents singuliers dans chaque cas. J’appelle ici « accent » le poids et la place relatifs attribués à chaque élément constitutif de la vidéo comme médium, qui jouent dans la composition élaborée lors du montage : les images, avec leur nature (contenus, technique de prise de vue), les bruits, les paroles et autres sons diégétiques, la musique non-diégétique, la parole en voix off et l’écriture superposée sur l’image. Les rythmes, quant à eux, se définissent à plusieurs niveaux : celui de la production et de la publication des capsules, le rythme interne de chaque capsule, visuel aussi bien que sonore et textuel, et les rythmes qui caractérisent le journal de chaque auteur dans leur continuité et le rendent reconnaissable. Ces rythmes aussi bien que les accents parlent ainsi de trois relations différentes aux outils et au processus. Nous avons vu la façon dont F. Bon enregistre surtout ses déplacements, avec des images souvent en mouvement, de bonne qualité technique, la façon aussi dont il s’inspire des techniques et équipements des vloggueurs professionnels, les monte avec une musique qui définira l’atmosphère de la capsule, et réfléchit aux choses vues et aux images par écrit, en quelques lignes fragmentées qui défilent dans l’image comme surface. S’il s’est au départ imposé une régularité (« 2minutesaday »), il en a vite dévié. Sa vie professionnelle, qui se concentre sur la création littéraire et son enseignement, implique beaucoup de voyages et peu de régularité en comparaison avec celles de M. Brosseau et d’A. de la Cotte, et le travail en vidéo constitue un aspect de plus en plus central dans son activité. Ses vidéos se diversifient également en plusieurs genres et séries, avec désormais moins d’accent sur le journal.

31Avec ses outils plus légers, inspiré dans son usage par des cinéastes pratiquant le cinéma subjectif et autobiographique, mais toujours attentif à la qualité, A. de la Cotte travaille, lui, beaucoup par le montage, un équilibre entre la répétition des images du quotidien à son domicile et les variations qu’introduit chaque jour. Tout en utilisant parfois l’écriture en sous-titre, le focus est ici porté sur l’image, qui est également le point de départ du texte présenté en voix off. La grande régularité du journal hebdomadaire, qui en vient même à exiger une organisation de la vie autour de sa création, établit un équilibre et une homogénéité globale dans la série. Le journal est actuellement au centre de l’activité d’A. de la Cotte, un projet de vie dont il cherche le moyen d’obtenir un revenu même. À l’opposé de ce travail très investi et principalement inspiré par le cinéma, M. Brosseau vient et reste plutôt du côté de la littérature. Les images lui donnent un arrière-fond et un cadre nouveaux, une temporalité et une complexité qui enrichissent la lecture des textes prononcés en voix off, délibérément en décalage par rapport aux images, inspirés à la fois par le réel enregistré, le réel vécu, les lectures, et l’enregistrement même. Le rythme de la série est ici défini par le désir d’une écriture-création quotidienne et le choix de la brièveté des capsules afin qu’elles soient réalisables en marge d’une vie professionnelle sans rapport immédiat avec cette activité créative. Dans le même temps, les moments consacrés à la création représentent des temps de ralentissement, insérés dans la journée, avec leur rythme interne calme.

32On voit donc comment l’inscription des pratiques de journal vidéo dans la vie des auteurs détermine leur nature et leurs rythmes. Ce ne sont bien évidemment pas les seuls facteurs de leur individualité (singularité/identité), puisqu’en même temps les points de divergence dans leurs manières de travailler parlent également d’une expérience et d’une vision du réel particulières qui guident la création au quotidien et sur le quotidien. Si l’écriture purement textuelle en tant que moyen d’expression était déjà bien en mesure de saisir de telles différences, la vidéo-écriture a la capacité de les rendre manifestes à plusieurs niveaux grâce à la multiplicité des chaînes de communication qu’elle combine, avec la possibilité de varier leurs rôles et proportions respectifs lors du montage aussi bien que leurs temporalités internes et externes. Comme le note M. Brosseau,« La vidéo est révélatrice du rapport au réel : en se tournant vers le monde, en en captant des éléments, c’est aussi soi qu’on interroge. Filmer est déclencheur d’une réflexivité, notamment par ce qu’on choisit de filmer » – et aussi par la manière dont on choisit de les filmer, les outils avec lesquels on choisit de le faire, et la place que l’on y donne aux mots et à la parole.