Colloques en ligne

Gilles Bonnet

Présentation

1Dans La Liseuse, roman de 2012, Paul Fournel prenait acte de l’existence d’« écrivains électroniques »1 dont les œuvres devaient se lire désormais sur écran, au grand dam de Jacques Dubois, éditeur épris des lourds manuscrits habituellement entassés sur son bureau. Ce n’est plus tant l’évolution de la sphère éditoriale qui sollicite six ans plus tard Frédéric Ciriez que celle de la critique littéraire. Dans Bettie Book, il aborde en effet l’influence qu’exerce une armée de l’ombre, celle des « booktubeurs », concurrents directs des anciens modes de prescription littéraire. Dans les deux cas, le livre enregistre, sur un mode volontiers satirique, l’apparition de modalités parallèles de création et de transmission du contemporain littéraire. « À terme tu es condamné » assène ainsi Bettie la booktubeuse au critique littéraire issu de la presse papier : « Condamné à quoi ? – À faire de la vidéo »2

2Le dossier qu’on va lire, et qui recueille les actes d’une journée d’étude organisée à Lyon en novembre 2018, commence là, précisément, afin d’appréhender dans leur grande diversité des pratiques qui se revendiquent littéraires tout en s’inscrivant sur une plateforme numérique dédiée d’abord à l’image et à la musique. De là l’hypothèse centrale qui a prévalu et qui a donné son titre à l’ensemble des articles qui suivent : « La littéraTube, une nouvelle écriture ? ». Le mot-valise « LittéraTube », d’abord lancé sur Facebook, avait rebondi ici, en intégrant « l’Atelier de théorie littéraire » de Fabula. Un corpus nouveau apparaît en effet sur Internet, constitué de capsules vidéo, qui entrecroisent divers systèmes sémiotiques et médiatiques, pour donner naissance à de nouvelles formes d’expression. La page Facebook du groupe « Vidéo-écriture » le revendique avec fermeté : « La littérature s’écrit aussi en vidéo sur des chaînes YouTube »3, quand François Bon l’affiche haut et net :

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3La LittéraTube désigne donc ce corpus qui s’inscrit dans un écosystème littéraire évolutif et inédit. Y figurent des contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public de vidéonautes usagers du site4, ou des contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations5) et désormais remédiatisés sur cette plateforme hégémonique. La LittéraTube revendique une littérarité non logocentrée qui la place au cœur des enjeux contemporains de redéfinition en acte du littéraire par la littérature numérique et l’inscrit dans le mouvement d’une littérature contextuelle ou exposée, qui « débord[e] le cadre du livre et le geste d’écriture »6. C’est donc presque logiquement que l’édition 2018 du festival « Extra ! », consacré aux écritures hors du livre, avait accueilli à Beaubourg, à l’initiative de Jean-Max Colard, une salle d’exposition dédiée à la LittéraTube7.

4Au royaume de l’image, la littérature se fait donc entendre et voir, et avec une intensité surprenante. Des bibliothèques réinventent les clubs de lecture sous forme de séries vidéo (comme la bibliothèque de Montreuil avec « Dans Ma Poche »8) ; des libraires, par exemple Mollat à Bordeaux9, proposent des capsules vidéo dans lesquelles écrivains et artistes parlent de leurs livres ; des web-séries, comme « Miroirs »10, s’attachent à saisir sur le vif la rencontre des écrivains avec leur public. Les témoignages abondent, proches du journal filmé, du sketch ou du tutoriel, qui décrivent l’importance de la lecture et des livres pour de nombreux YouTubeurs. La communauté des Booktubeurs s’étend constamment, constituant une réelle force de prescription et d’influence, en partie reconnue d’ailleurs par les éditeurs qui incluent certain.e.s d’entre eux/elles dans leur service de presse. Plus généralement, la lecture, l’analyse ou la traduction d’œuvres occupe une place majeure dans la présence du littéraire sur YouTube et sur le Web. Les métadiscours du paratexte, déjà si prégnants dans la blogosphère des années 2000-2010, ont, semble-t-il, élu la vidéo comme nouvelle terre d’asile.

5Pour autant, une vision manichéenne qui tendrait à tracer une frontière hermétique entre création et transmission, diffusion et invention, perdrait de vue la nature profonde de ce qui est en train de se passer dans la littéraTube, et qui fait écho à ce qu’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel notent, dans l’évolution des pratiques universitaires, qui tendent souvent désormais à rapprocher les pratiques analytiques de pratiques créatives11. La lecture d’œuvres constitue ainsi un relais puissant vers la création, à l’exemple de ces capsules érotiques qu’étudie ici Marine Siguier : capsules parfois simplement promotionnelles ou aguicheuses, mais relevant également de propositions littéraires et artistiques originales. De même, les teasers analysés par Heiata Julienne-Ista, versions littéraires des bandes-annonces que connaît si bien le cinéma, s’émancipent allègrement de la pure fonction de médiation pour s’aventurer vers la performance, comme en témoignent les vidéos de Nathalie Quintane.  Sur YouTube la littérature entre en action, s’inspirant des méthodes de l’improvisation à haute voix devant caméra. YouTube s’affirme en effet comme un espace de créationhéritier par exemple du vidéopoème, dont Gaëlle Théval interroge le retravail, en définissant ce que peut être aujourd’hui une « poésie en milieu numérique », pour laquelle le média ne saurait se limiter à un simple moyen de diffusion mais devient matrice, outil d’écriture. Ce corpus audio-visio-textuel s’étoile désormais en une pluralité de genres, au sein de laquelle le vlog, prolongement vidéo du blog, occupe une place centrale. Erika Fülöp analyse trois des journaux littéraires les plus marquants actuellement (François Bon, Michel Brosseau et Arnaud de la Cotte), abordés comme autant de prolongements du geste perecquien d’interrogation des petites cuillers, ces modestes étendards de l’infraordinaire. La LittéraTube montre là, s’il en était besoin, qu’elle participe aux questionnements qui trament et animent la littérature contemporaine, dont elle s’affirme comme un pan que l’on ne saurait cantonner à une marginalité négligeable. Elle aussi prend le risque, peut-être même plus radicalement que bien d’autres formes d’expressions, de rebattre les cartes en sondant la place et le rôle du discours littéraire au sein d’une polyphonie de savoirs complémentaires ou concurrents. Sa spécificité réside peut-être dans sa volonté – qui est aussi nécessité – de relier ce branle-bas à un examen à nouveaux frais de la puissance ou de la fragilité du texte lorsque confronté à d’autres systèmes sémiotiques. Les articles ici réunis de Dominique Pety, Gilles Bonnet et Stephen Urani ont en effet pour point commun d’envisager les relations du texte à l’image hors du paradigme caduc de la simple illustration, volontiers redondante. Les notions de « désir », de « vacance », employées par les auteurs dans cette section disent davantage les tiraillements féconds qu’une plate complémentarité. Là s’invente bien une écriture, dans et par le geste de publication qu’autorisent et informent en partie les supports choisis12. Enfin, Nicolas Réquédat et Guillaume Cingal viennent clore le propos en témoignant de leur pratique d’auteurs au sein de l’écosystème LittéraTube. Leurs textes redéploient, mais selon des orientations propres, les lignes de force apparues jusque-là : le goût de l’improvisation et de la performance dans les « Traductions Sans Filet » de G. Cingal, la porosité entre commentaire, médiation et création littéraires pour la chaîne « Le Mock » qu’anime N. Réquédat.

6Dire encore, en quelques mots, que la journée d’étude à l’origine de ce dossier, co-organisée par Florence Thérond de l’université Montpellier 3 (et en particulier le centre de recherches Rirra21, dirigé par Marie-Ève Thérenty), s’inscrit dans une généalogie, celle des manifestations scientifiques consacrées à la littérature numérique qu’organise depuis plusieurs années le centre de recherches MARGE. Elles bénéficient du soutien de l’Université Jean Moulin-Lyon 3 (en particulier de la Faculté des Lettres et Civilisations, et du Service de la Recherche), que je tiens ici à remercier. La journée intitulée « La littéraTube : une nouvelle écriture ? » fut accueillie par la MSH Lyon-Saint Étienne et organisée grâce à la vigilance de Frédérique Lozanorios. Merci enfin à Aksel Marchesi, cheville ouvrière de la mise en forme de ces actes, à Marc Escola pour l’accueil bienveillant sur le site de Fabula.

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7Cette journée d’étude visait à réunir une communauté de chercheurs comme à faire connaître à un public plus large ces créations littéraires en ligne. Les textes veulent prolonger cette intention, et nourrissent l’ambition de contribuer à inscrire la LittéraTube au menu des études consacrées à la littérature numérique comme à celui des YouTube Studies.