Colloques en ligne

Myriam White-Le Goff

L’Espurgatoire seint Patriz « première œuvre littéraire à parler du Purgatoire »1

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1[Arras, Bibliothèque municipale, 307, fol. 122ra : le passage du pont]

2L’Espurgatoire seint Patriz de Marie de France est souvent considéré comme sa dernière œuvre, datée d’après 1189, même si cette datation n’est pas certaine. Quoi qu’il en soit, il semble inaugurer une tradition fournie de traductions en langue vulgaire d’un texte latin un peu plus ancien, datant vraisemblablement des années 1170-1185, le Tractatus de Purgatorio sancti Patricii du moine H. de Saltrey. Le texte latin a été abondamment réécrit2, tant en vers qu’en prose, et a circulé dans toute l’Europe entre le xiie et le xve siècle. L’une des motivations affichées de la réécriture par Marie de France est d’assurer une plus grande diffusion à l’original latin, notamment auprès des laïcs :

Jo<e>, Marie, ai mis en mémoire
le livre de l’Espurgatoire,
en romanz, k’il seit entendables
a laie genz e covenables (v. 2297-2300).

3Son texte est long de 2302 vers et constitue à la fois la réécriture la plus ancienne qui nous soit parvenue et la plus complète, au regard des originaux latins (deux versions, une longue et une courte).

4Le texte comprend différents moments [Tableau 1] : d’abord la révélation de l’entrée du Purgatoire à saint Patrick, en Irlande, puis, bien plus tard, le voyage d’un chevalier nommé Owein dans l’au-delà, et enfin, le retour d’Owein dans le monde, son témoignage et son devenir. Dans l’autre monde, Owein parcourt le Purgatoire et subit différents tourments qui se caractérisent très traditionnellement par une chaleur ou un froid extrêmes, des tortures par le feu, l’eau, la puanteur, le métal bouillant, les menaces démoniaques et autres déplaisirs, assez semblables à ceux de l’Enfer, ne serait leur durée. Tous les sens du chevalier sont malmenés, par la puanteur, le vacarme, l’obscurité, mais aussi par des monstres et créatures maléfiques (serpents, dragons, crapauds, tous issus d’un bestiaire symbolique attendu). Owein va même jusqu’à se trouver au seuil de l’Enfer. Mais, grâce à la force de sa foi, il échappe aux tourments, en franchissant un pont périlleux qui lui permet d’accéder au Paradis terrestre, qu’il découvre, guidé avec bonheur par ceux qui l’habitent, jusqu’à la porte du Paradis céleste. Bien qu’il le déplore, il lui faut quitter les lieux et il revient finalement dans le monde des hommes, où il témoigne de son voyage et termine sa vie dignement, en chevalier, pour assurer le salut de son âme. Il faut ajouter à ces récits centraux, des textes introductifs [voir tableau, parties notées A], le prologue de l’auteur, mais aussi la référence aux autorités de saint Grégoire et de saint Augustin, ainsi que différentes histoires destinées à dresser un portrait terrible des Irlandais dont Patrick devait assurer la conversion et le redressement moral. Enfin, le texte se termine par l’accumulation de récits secondaires visant à renforcer les enseignements du voyage d’Owein et sa véracité [parties notées D], ainsi qu’avec différents épilogues.

5L’un des points qui retient l’attention dans la légende est que le Purgatoire de saint Patrick est à la fois un lieu réel et un lieu imaginaire, un lieu géographique et un « lieu de croyance3 ». Le paradoxe de cette double appartenance littéraire et géographique, imaginaire et réelle, se résout dans l’image de la fosse, frontière entre le dedans et le dehors, entre le ciel et la terre. Pénétrer dans la fosse, c’est s’aventurer en-dessous de la surface, peut-être aller au-delà de l’apparence de notre monde. Pour comprendre ce fonctionnement, l’origine et les présupposés de la légende sont précieux. Ils permettent en outre de percevoir certains enjeux du texte développés par Marie de France et d’en comprendre la singulière littérarité.

Origine et présupposés de la légende

6Le voyage du chevalier Owein est l’occasion de révéler une conception de l’autre monde chrétien. Bien qu’on l’ait parfois trois vite qualifié de tripartite, l’au-delà de la légende est quadripartite. Il s’appuie sur « l’invention » du Purgatoire, qui s’inspire à la fois de textes bibliques allusifs et de la division des âmes en quatre groupes par saint Augustin (Enchiridion, chap. 110) : les pas tout à fait mauvaises et les très mauvaises, les pas tout à fait bonnes et les très bonnes. Dans la légende, au Purgatoire, lieu infernal transitoire, répond le Paradis terrestre, tandis qu’à l’Enfer répond le Paradis céleste. Cet équilibre des différents lieux de l’au-delà se répète dans la structure des espaces que découvre Owein. Au Purgatoire, il parcourt une succession de champs qui donne une sensation paradoxale d’ordre dans le chaos. De même, au Paradis, le regroupement par communauté, les processions, la solidarité et la compassion, dessinent un espace nettement organisé. L’autre monde semble comporter une structuration proche de celle de notre société, c’est sans doute l’un des traits qui permettent de mieux l’imaginer et le penser, ce qui importe particulièrement pour une légende dont la première visée semble être pragmatique. Certains l’ont associée à la pastorale de la peur, il faudrait ajouter qu’elle comporte également des promesses. Quoi qu’il en soit, elle vise à une prise de conscience et à un engagement moral et religieux du lecteur.

7Par ailleurs, Howard Bloch a montré que la légende du Purgatoire de saint Patrick ne sert pas que des buts imaginaires ou spirituels, mais qu’elle permet de moraliser le lien social en en éliminant la violence. Selon lui, elle tente de transformer une société de vendetta, en se référant à des critères de responsabilité, plus individuels que collectifs. En effet, on note des efforts de pacification, contre le meurtre, depuis Guillaume le Conquérant, notamment dans le mouvement de paix normand et irlandais. Les lieux transitoires de l’au-delà chrétien, Purgatoire et Paradis terrestre permettent de parfaire la justice humaine grâce à la justice divine qui rétablira le droit. Déjà saint Patrick avait établi ce que Marie de France nomme la « lei Deu », au vers 196 de L’Espurgatoire.

8Si Marie s’est intéressée à cette légende, c’est aussi, selon Peter de Wilde, qu’un véritable culte de saint Patrick existait dans les années 11804. Le Tractatus expose la nature sauvage des Irlandais5, corroborée par la Topographia Hibernica (1188), de Giraud de Barri6. Lors de la confession du vieil Irlandais, qui précède le voyage d’Owein, il apparaît que l’homme ne perçoit pas la gravité de l’homicide au point qu’il en oublie même d’en faire cas dans sa confession.Les Irlandais sont réputés barbares, sauvages et brutaux, mais également prompts à la réparation de leurs fautes. Comme celle de l’Irlande, leur image est profondément ambivalente. Cette Irlande à la fois inquiétante et merveilleuse, accessible et lointaine, est le lieu idéal d’une entrée à l’au-delà. Outre son emplacement géographique, ou en raison de celui-ci, l’Irlande est terre de nombreuses légendes dont certaines préparent le terrain à celle du Purgatoire de saint Patrick. En Irlande, le monde de féerie situé sous terre attire l’attention sur les ouvertures potentielles vers l’autre monde7. Il existe de nombreuses grottes ou cavernes mystérieuses présentées comme des entrées de l’au-delà8 dont on peut aisément repérer le souvenir dans la grotte de Lough Derg qui abrite l’entrée du Purgatoire. C’est à un Irlandais, nommé Furseus, saint Fursy, qu’on raconte que fut dévoilée l’existence de feux purgatoires9. D’ailleurs, certains des textes visionnaires les plus anciens sont ceux de moines irlandais ou de moines anglais résidant en Irlande10.

Intérêt de Marie de France pour ses enjeux

9Ce qui fait le lien entre l’aventure chevaleresque et la quête spirituelle est l’un des messages essentiels du texte : la possibilité de faire son salut en tant que laïc. Un chevalier, en tant qu’il a donné la mort, est l’archétype du pécheur. Il porte une souillure. Il connaît donc plus que tout autre homme la nécessité d’être purifié de ses péchés, afin de pouvoir un jour entrer au Paradis. Owein a besoin d’un lieu aussi extraordinaire que le Purgatoire pour se purger de péchés que nulle autre pénitence ne lui semble pouvoir faire pardonner :

trop ai forfait a mun Seignur
e offendu mun Creatur.
Pur c’eslirai, par Deu licence,
la plus grïeve penitence :
a l’Espurgatoire en irrai
seint Patriz, e la enterai,
ke jo seie de mes pechiez
e delivres e espurgiez (v. 533-540).

10Mais outre cette nature profondément entachée de péché, la figure chevaleresque permet également la superposition avec le modèle biblique11 du soldat du Christ, miles Christi, qui a un tel succès à l’époque :

Cil [qui] se combati sovent
par prouesce contre la gent,
aprestez s’est e covenables
de combatre contre dïables.
Bonement en Deu esperant,
atent li quel vendrunt avant.
Des armes [Christ] s’est bien armez,
e bien guarniz e aturnez :
hauberc de justice out vestu,
par quei le cors out defendu
de l’engin de ses enemis,
e l’escu de fïance out pris,
haume out fait de ferme creance,
l’autre armeüre d’esperance,
espeie ad del seint Espirit,
si cume Livres le nus dit :
c’est la parole Jhesu Christ
ki de sun nun nomer l’aprist (v. 791-808).

11Le héros se construit dans le choix qu’il doit faire à la sortie de la fosse. Ce dernier engage le salut de son âme : doit-il rester chevalier ou au contraire, prendre l’habit religieux ? L’une des modifications essentielles que subit le personnage lors des réécritures concerne précisément ce choix : certains textes le maintiennent dans son état de chevalier, d’autres font de lui un religieux. Cette altération majeure de la source repose sur une rivalité entre chevaliers et hommes d’Église. Lorsqu’Owein sort de la fosse et retourne dans le monde, il se fait d’abord croisé, ensuite, il consulte son roi, afin de savoir quelle condition adopter pour faire son salut et s’épargner ainsi les tourments du Purgatoire. Dans le Tractatus, le lecteur ne connaît pas la réponse donnée par le roi mais Owein reste chevalier. Chez Marie de France, on envisage qu’Owein puisse se faire moine au moment où on cherche à le détourner d’entrer au Purgatoire, aventure jugée trop périlleuse :

Li eveskes vit sun corage,
si l’enorta k’a monïage
s’i mesist, entre bone gent,
ou od chanoignes en covent. (v. 549-552)

12Dans ce passage, l’état de religieux apparaît comme un gage de purification. Les religieux semblent donc plus avancés sur le chemin du salut, à ce moment du texte. Toutefois, à la sortie de la fosse, Marie de France ajoute une réponse du roi, selon laquelle l’état de chevalier, laïque, permet bel et bien le salut et elle réhabilite profondément la chevalerie :

En Jerusalem en ala
e arïere repaira.
A son seignur le rei revint
e il volentiers le retint.
Tut en ordre lui ad conté
de la vie la verité.
Conseil lui quist e demanda
de sa vie, k’il l’en loa
s’il deüst moigne devenir
ou quel religïon tenir.
E li reis lui ad respondu
chevaliers seit, si cum il fu.
Ço lui loa il a tenir :
en ço poeit Deu bien servir.
Si fist il bien tute sa vie,
pur autre ne changa il mie (v. 1917-1932).

13L’aventure terminée, le chevalier « ne voleit changer son estre, / moigne ne convers ne volt estre » (v. 1973-1974). D’ailleurs, au Paradis, le chevalier a croisé des religieux, selon leur ordre, mais également des laïcs.

14D’autre part, le Purgatoire apparaît comme un lieu transitoire et médian. Il se situe à un niveau intermédiaire sur différents axes. Le premier axe est horizontal, puisqu’on passe d’un monde à l’autre, sur le mode de l’immanence. Il s’agit bien d’une communication directe entre ici-bas et au-delà. Mais cette pure horizontalité peut être dépassée si l’on considère que deux mythologies se mêlent dans la légende : le christianisme qui propose une structure verticale et l’imaginaire celtique dont la structure serait horizontale12. Le Purgatoire nous paraît être situé précisément, tant dans l’espace que dans l’imaginaire, au point intermédiaire où se rejoignent ces deux axes, au confluent des deux traditions. Ce point est l’une des caractéristiques essentielles de la légende : elle révèle une entrée à l’autre monde, située géographiquement. Or la localisation des lieux de l’au-delà était régulièrement discutée à cette période. Dans son Divertissement pour un empereur, vers 1210, Gervais de Tilbury, par exemple, donne encore la parole à un esprit qui vient du Purgatoire et lui demande où se trouve la géhenne13. Mais c’est aussi le voyage et le passage d’un monde à l’autre qui fait l’intérêt du récit rapporté par Marie. Les lieux et moyens de passage, le pont, la porte, la fosse, sont autant de lieux du changement d’état de conscience du sujet et de sa perception, de sa position par rapport au monde, ce qui peut conduire à considérer la progression d’Owein comme métaphorique d’un cheminement psychique.

15Ainsi, dès le xiie siècle, Bernard de Clairvaux, promoteur de la chevalerie nouvelle, envisage la chevalerie comme une catégorie mystique qui participe à des luttes tant cosmogoniques qu’ontologiques entre Lumière et Ténèbres. Il est significatif qu’il rédige également un itinéraire en Terre sainte, comprenant le rappel du sens spirituel de chaque lieu, ce qui peut être rapproché du voyage d’Owein, dans lequel le cheminement dans l’espace peut aussi être lu comme une progression spirituelle. Non seulement, L’Espurgatoire cherche à influer sur la vie morale de ses lecteurs, mais encore, il le fait en donnant à lire les mouvements de l’âme du protagoniste. Si l’on en croit Aaron J. Gurevich, « la vision se présentait comme une sorte de tentative pour analyser la personnalité ; l’Enfer et le Paradis sont aux prises à l’intérieur de l’âme humaine14 ». Paradis et Enfer sont aux bornes de la conscience et « l’étendue de la vision, c’est avant tout l’extériorisation de l’étendue de l’âme de l’homme au Moyen Âge15 ». Se représenter l’autre monde concourt donc indirectement à se représenter qui l’on est. Dans une certaine mesure, la légende du Purgatoire de saint Patrick participe à la fois de la reconnaissance du sujet et de sa mise en péril par l’exploration de sa propre fragilité et des limites de ce qu’il lui est permis de penser ou de comprendre. Écrire et lire sont véritablement des expériences. De plus, la légende insiste sur la nécessité du témoignage, qui souligne que la découverte de soi est aussi possible sous le regard de l’autre. Ainsi le voyage dans l’autre monde peut être pensé comme un moyen de se découvrir soi-même. Percevoir l’unité du monde, y compris celle de notre monde et de l’autre, permet également de comprendre l’unité de l’être, qui se met en accord avec sa conscience par la pénitence, mais aussi l’unité du réel et de l’imaginaire dans la psyché humaine.

Choix d’écriture

16L’Espurgatoire et la légende qu’il reprend présentent des traits communs avec différentes catégories de textes. Il peut être perçu comme relevant de la littérature pieuse mais aussi comme une œuvre de propagande en faveur des Cisterciens, par exemple. La coloration irlandaise du voyage peut faire penser aux immrama, ces récits de voyages dans l’autre monde dont relève la Navigation de saint Brendan, par exemple. L’Espurgatoire est même parfois considéré comme un texte visionnaire. La légende présente par exemple des similarités avec la Vision de Tondale16, écrite en latin en 1149, par Marcus, un Irlandais17. De façon générale, les textes visionnaires mettent l’accent sur la puissance de la vue, or l’une des spécificités du voyage du chevalier Owein est que le héros endure les tourments dans son corps, il ne se contente pas de les observer. En cela, son expérience s’oppose à celle des visionnaires dont les âmes sont ravies et ramenées de nouveau dans leur corps, même si, déjà, certaines âmes vagabondes semblent paradoxalement se rattacher à un corps. En outre, L’Espurgatoire semble préfigurer la littérature allégorique des Voies d’Enfer et de Paradis de Raoul de Houdenc, par exemple. La réécriture de Marie de France figure par ailleurs au moins dans un manuscrit aux côtés du Tournoi de l’Antéchrist de Huon de Méry (1232), dans lequel un chevalier qui se revendique de la Table Ronde, au côté des troupes célestes, oppose les valeurs divines aux forces démoniaques de ses adversaires. Dans cette perspective, on considère parfois que L’Espurgatoire participe à la vogue des quêtes chevaleresques plus nettement romanesques. Le protagoniste, soldat dans le monde terrestre contre les hommes, soldat dans l’autre monde contre les démons, pourrait effectivement être un héros de roman. Le chevalier Owein vit une « aventure », où la « merveille » abonde18.

17Mais ces rapprochements sont nuancés ou accentués par la façon dont Marie de France s’approprie sa source. On ne doit pas perdre de vue que L’Espurgatoire est une translation du latin en langue vulgaire et que, si on la place en regard des autres translations en vers connues, elle l’une des plus attentives aux sources latines. Il n’en demeure pas moins que Marie engage quelques modifications motivées tant par le passage d’une langue et d’une forme à l’autre que par des visées stylistiques et interprétatives plus profondes. Ces différentes tendances sont d’ailleurs parfois difficiles à démêler et il faut sans doute les comprendre en pensant que j’y suis sensible dans une logique d’abord comparative et les rapprocher, le cas échéant, de traits stylistiques d’autres œuvres de Marie. Concernant ces tendances, je reprends ici des observations déjà exposées ailleurs19.

18Marie de France joue sur le rythme de la narration, dans le but d’accentuer l’impression de suspens. Elle enchérit par certaines remarques qui visent à entretenir une sensation de mystère, comme au vers 600, « ne sout hom k’il sunt devenu » à propos des voyageurs dans l’au-delà que l’on n’a jamais revus : sont-ils demeurés au Purgatoire ? Sont-ils ailleurs ? Entre le monde des vivants et celui des morts ? La narratrice anticipe sur la suite du récit. Elle ouvre les chapitres grâce à des prolepses, comme aux vers 809 à 812,

Mult lui fud cil seint nun eidables,
kil rescust sovent des dïables,
k’il ne fust periz ne tenuz
ne par lur grant turment vencuz.

19De façon générale, Marie joue de la tension du récit pour renforcer l’expressivité du texte. Elle utilise volontiers le discours direct, notamment pour faire prononcer des menaces aux démons qui tourmentent le chevalier, comme aux vers 965 et 966, « s(i)’od nus remanez finement, / tuz jurs avrez peine e turment ». Marie renforce l’incertitude et la crainte quant au devenir des personnages, comme avec cette mise en garde adressée au chevalier qui s’apprête à quitter l’autre monde pour revenir dans le nôtre, aux vers 1892 et 1893, « delivrement vus en alez, / que vus ne seiez si suspris »… Elle use beaucoup du discours direct (v. 245-246, 543-546, 661, 1567-1572, 2286 sq, 2292 sq), comme adressé directement au lecteur, par-delà le destinataire premier, mais aussi prononcé par lui dans le processus même de lecture. Elle insère des embrayeurs de discours dans les propos de ses personnages, comme « nel dute pas », lorsque les messagers expliquent au chevalier ce qu’il va rencontrer, ou encore « sachez ke » au vers 1809, lorsque les archevêques s’adressent à Owein et, par-delà, à l’ensemble du public. Ces formules sont destinées à susciter l’attention des lecteurs. Marie accroît la part de la fonction conative ou de la visée pragmatique du texte. Elle n’hésite pas à admonester le public ou à le mettre en garde explicitement, comme aux vers 105 à 110 :

De l’alme est il tut autresi.
Nus ne savons nïent ici.
Puis k’elë est hors del cors traite
c’est solunc l’ovre k’ele ad faite.
Meis mal[e] mort, ne dutum mie,
ne vient pas aprés bone vie.

20Néanmoins, elle n’hésite pas aussi à donner plus d’unité à son style en supprimant le discours direct de sa source (v. 1832-1834). Et, de façon générale, les charnières entre les différents types de discours sont relativement soignées notamment par la précision d’adverbes de manière qui indiquent les modalités de la parole (« ducement », v. 715, par exemple).

21La légende fait la part belle à l’expression démultipliée de la subjectivité. Comme dans les Lais20, Marie s’exprime à la première personne aux vers 2297 à 2300 mais aussi aux vers 817, « issi armez cum jo vus di », 1485, « dont ai parlé », 1792, « si cum(e) jo (i) di », toujours associée à un verbe de parole. Marie qui se présente comme celle qui garantit vérité et authenticité. Mais elle n’est pas la seule à utiliser la première personne. Le chevalier raconte son voyage puis un autre narrateur reprend ses dires et ajoute ses commentaires ainsi que des récits secondaires témoignant de la véracité de l’ensemble. On s’appuie sur la subjectivité et l’expérience plutôt que sur la raison et la démonstration objective. [voir tableau 2] Le lecteur assiste à un enchâssement des prises de parole qui souligne l’importance de raconter. En outre, Marie se sert de la première personne d’autres locuteurs afin d’insérer des commentaires personnels destinés à toujours mieux édifier le lecteur, comme dans le troisième récit de l’ermite dans le témoignage du chapelain :

Uncor vus voil jo plus conter
dunt chascuns se deit amender
e guarder d’engin del dïable
qui est subtil e decevable (v. 2181 à 2184).

22Aux vers 729-730, « ferme creance aies en tei, / retien ço que tu oz de mei », les premières personnes du messager venu accueillir Owein dans l’au-delà et de Marie ainsi que les deuxièmes personnes d’Owein et du lecteur se superposent implicitement par le moyen du discours direct, si bien que Marie semble interpeler son public pour solliciter sa confiance. L’instance qui se cache derrière la première personne n’est pas toujours facile à identifier, tant Marie s’exprime à la place des locuteurs originaux du texte latin21. Pour autant certains relais narratifs demeurent visibles, en sorte que la vérité de l’autre monde paraît atteignable de manière intersubjective. Marie mêle les valeurs de la première personne et brouille les pistes pour inventer une parole de narrateur qui repose avant tout sur la recherche de la vérité22. Elle ajoute dans cette dynamique le vers 1965, « nel celerai or(e) mie », qui insiste sur son dessein de dire la vérité, de ne rien cacher. Elle utilise le terme « revelacïun » (v. 65) qu’elle fait rimer avec « avisïun » (v. 66). Elle précise que l’écriture a pour but de révéler ; c’est pourquoi elle doit « desclore » son œuvre, comme elle l’affirme aux vers 47 et 48 : « voil desclore ceste escripture / e mettr’i, pur Deu, peine et cure ».

23L’Espurgatoire véhicule la conviction d’une puissance morale de la parole, du témoignage et du récit : on dit, raconte ou écrit pour rendre meilleur et se rendre meilleur. Le terme « auteur » ne désigne que le moine de Saltrey dans L’Espurgatoire: au vers 1401, « li autors nus fet ci entendre », ou au vers 2058, « a l’autor, k’il nus ad retrait ». Quel est donc le statut de Marie, dont le nom n’apparaît qu’à la fin du texte ? Traductrice ? Narratrice ? Adaptatrice ? Elle semble avant tout être un conteur, d’après les nombreuses sollicitations de l’attention de l’auditoire, embrayeurs du discours, si fréquentes dans les textes destinés à être contés : « ke chascuns l’oie ! » (v. 2249), « or oiez ! » (v. 2256), par exemple. Le narrateur voit son statut se renforcer lors de la réécriture. Le rapprochement des vers 189, « Seignurs, entendez la raison » et 213, « de ço les fist il entendanz », par la répétition du verbe « entendre », semble attirer l’attention sur une manière de parallélisme entre le ministère de saint Patrick et l’objectif que se fixe la narratrice de L’Espurgatoire. La figure du conteur plus encore que celle du scripteur est mise en valeur au travers du personnage central d’Owein. Les vers 1921 et 1922, « tut en ordre lui ad conté / de sa vie la verité », posent un héros conteur ou narrateur qui perçoit la nécessité de raconter ses propres aventures.

24C’est encore à la façon d’un conteur que Marie suscite les réactions des lecteurs, en s’adressant à eux ou encore en laissant le narrateur exprimer lui-même la réaction escomptée. Elle dit sa compassion à l’égard des suppliciés (v. 1019-1020, 1053-1054, 1208, 1228 ou 1392, par exemple). Pour renforcer l’effet produit sur le lecteur, elle mêle le lexique de la souffrance physique à celui de la douleur morale (v. 1273-1274, par exemple). Elle lie un sentiment à une image : la joie céleste prend l’apparence de « granz rives » (v. 1700) du Paradis. Marie s’adresse à l’imagination visuelle. Par exemple, à propos de démons, elle ajoute à sa source les vers 885 et 886, « il virent bien k’il les despist ; / hidus semblant chescun li fist ». Marie utilise la suggestion et invite les lecteurs à inventer leurs propres images, comme par l’emploi du verbe « veoir », au vers 1277, « veez vus cest pui flambeant ? » La narratrice stimule l’investissement affectif du lecteur.

25Elle use de l’amplification et de la redondance de groupes binaires, parfois même redoublés, comme aux vers 1035-1036 : « miserie e dolur / e de crïement e de plur ». L’attention portée au rythme lors de la réécriture est aussi perceptible aux vers 1661 et 1662, « quant k’il i out esteit pleisable / e peisable e tut acceptable ». Marie a recours à la surenchère, comme dans la description des plaies du moine enlevé par des démons dans l’autre monde, du témoignage de Gilbert, personnage qu’Owein rencontre à son retour dans le monde : « plaies out parfundes e granz » (v. 2037), « roünde / e desmusuree » (v. 2045-2046). Le but est d’accroître l’effet produit sur le lecteur.

26Cette rapide présentation de L’Espurgatoire seint Patriz en souligne les singularités et le caractère irréductible à tout filtre de lecture préétabli. La perspective particulière de l’étude de la translation de la source latine vers le texte français permet également de percevoir des choix de Marie qui n’auraient peut-être pas été aussi visibles sans point de comparaison. Certains peuvent être rapprochés de choix qu’elle opère dans d’autres œuvres également, comme dans les Lais. Il en va de même pour certains motifs ou thèmes. Pour autant, ces rapprochements ne permettent pas d’avancer avec une assurance absolue dans la révélation de l’identité réelle de l’auteur23. Mais est-ce vraiment là notre souci ici ? Nous sommes curieux, nous aimerions savoir, mais ce qui importe véritablement, me semble-t-il, avant tout, est la fréquentation des œuvres, qui, comme aujourd’hui, se tiennent par elles-mêmes, et dont les mystères et la densité n’épuisent pas l’investigation.

Tableau 1 :

27Structure du texte

A1. Prologue de Marie de France

A2. Références à l’autorité de saint Grégoire et de saint Augustin sur la condition des âmes dans l’autre monde

B1. Le ministère de saint Patrick en Irlande

B2. La confession du vieil Irlandais

B3. Dons de Dieu et révélation du Purgatoire à saint Patrick

B4. Histoire du prieur qui n’avait qu’une dent

B5. Le rituel d’admission au Purgatoire

C1. Le chevalier Owein

C2. Entrée du chevalier dans la fosse et entretien avec les messagers de Dieu

C3. Arrivée des diables et premier tourment : le bûcher

C4. Le voyage dans le Purgatoire

C5. Deuxième tourment (premier champ – suppliciés cloués au sol, sur le ventre, et battus par des démons)

C6. Troisième tourment (deuxième champ – suppliciés cloués au sol, sur le dos, tourmentés par des dragons et des serpents, battus par des démons)

C7. Quatrième tourment (troisième champ – suppliciés couverts de clous)

C8. Cinquième tourment (quatrième champ – suppliciés suspendus dans les flammes)

C9. Sixième tourment : la roue ardente

C10. Septième tourment : la maison des bains

C11. Huitième tourment : le vent et le fleuve

C12. Neuvième tourment : la bouche d’Enfer

C13. Dixième tourment : l’Enfer

C14. Homélie

C15. Arrivée d’Owein au Paradis terrestre, procession

C16. Discours des archevêques

C17. La nourriture céleste, vision de la porte du Paradis céleste

C18. Owein quitte le Paradis

C19. Retour d’Owein, seconde rencontre avec les messagers de Dieu, Owein va à Jérusalem

C20. Gilbert rencontre Owein qui aide les Cisterciens

C21. Gilbert atteste de la véracité des dires d’Owein : Histoire du moine enlevé

D1. Témoignage des deux abbés irlandais

D2. Témoignage de l’évêque Florencien

D3. Témoignage du chapelain ; premier récit de l’ermite

D4. Témoignage du chapelain ; deuxième récit de l’ermite: deux clercs et un paysan

D5. Témoignage du chapelain ; troisième récit de l’ermite : le prêtre et la fille

E1. Épilogue du moine de Saltrey

E2. Épilogue de Marie de France

28Les parties notées A correspondent à des textes introductifs.

29Les sections notées B sont des récits secondaires placés avant le récit du voyage du chevalier Owein au Purgatoire de saint Patrick.

30Les sections notées C constituent le récit du voyage du chevalier Owein au Purgatoire de saint Patrick.

31Les récits notés D sont des narrations secondaires placées après le récit du voyage.

32Les parties notées E correspondent aux différents épilogues.

Tableau 2 :

33Le jeu des discours

Narrateur 1

Narrateur 2

Narrateur 3

Narrateur

4

Narrateurs

5

Narrateur principal

Gilbert

Florencien

Le chapelain de Florencien

L’ermite

Les démons