Colloques en ligne

Anne Wagniart

L'Urania (1666) de Johann Christian Hallmann : le scandale à l'origine de la fin de l'école théâtrale silésienne.

1Dans l’Allemagne du XVIIe siècle, les scandales de théâtre comparables à celui qui a accompagné la première du Tartuffe de Molière (1664) ont été rares. Il n’y avait à cette époque que peu de représentations théâtrales de qualité en Allemagne, et encore moins en langue allemande. La Silésie est cependant le haut lieu du théâtre allemand du XVIIe siècle. Le théâtre avait été introduit depuis 1642 dans les deux grands collèges protestants de la capitale silésienne, Breslau, pour faire concurrence aux spectacles jésuites. Les représentations des collèges Sainte-Elisabeth et Sainte-Madeleine étaient bien plus fastueuses que celles du théâtre scolaire habituel et elles étaient également données devant les princes locaux, les Piast. Ce théâtre était sur le point de se professionnaliser en 1666, en suivant l’exemple européen et notamment français, mais il était étroitementsurveillé. Il servait en effet aussi de porte-parole politique au Sénat luthérien de Breslau, qui était soucieux de maintenir la paix et l’ordre publics et exigeait des poètes d’éviter à tout prix les sujets polémiques. Car le souvenir de la guerre de Trente Ans (1618-1648) était encore omniprésent. La Silésie, un duché morcelé sur le plan confessionnel et politique, y avait perdu beaucoup de son autonomie et aussi la faveur de l’empereur. Le pays était d’un côté soumis à l’autorité du Sénat de Breslau et de princes locaux, les Piast, qui étaient calvinistes, et de l’autre côté au pouvoir grandissant de l’empereur-roi catholique, qui nommait le gouverneur. Après la longue période de confrontations, la nécessité de maintenir la paix était unanimement admise.

2Néanmoins, deux ans après le scandale de Tartuffe, un scandale comparable, sinon par son contenu, du moins par son importance, a éclaté en Silésie, lors des représentations conjointes à Breslau des Tragédies Romaines1de Daniel Casper von Lohenstein (1635-1683) et du drame pastoral Urania2 de Johann Christian Hallmann (ca 1640-ca 1704). Les Tragédies Romaines furent donnés entre le 2 et le 18 mai 1666 et Urania entre le 26 mai et le 9 juin 16663. Le scandale a été effacé de l’histoire théâtrale silésienne, avec le nom de l’auteur qui l’a causé, Hallmann. On peut pourtant reconstituer son existence cachée, ne serait-ce qu’en raison des conséquences qu’il a eues.

3Comment en effet expliquer que Hallmann – de cinq ans le cadet de Lohenstein, ancien élève, comme lui, du collège Sainte-Madeleine et, avec 18 drames composés dont 10 édités, l’auteur dramatique le plus productif de l’école silésienne – ait été systématiquement écarté de l’histoire des poètes protestants de Silésie ? Son nom est passé sous silence par les contemporains. Il y a bien eu une sorte de damnatio memoriae. Si nous avons connaissance de l’existence de Hallmann, c’est avant tout grâce au réformateur et historien de la littérature allemande Johann Christoph Gottsched qui, dans son désir de prouver l’existence d’un répertoire théâtral allemand de qualité, l’a réhabilité au XVIIIe siècle, en l’appelant le « quatrième poète tragique de qualité après Opitz, Gryphius et Lohenstein, au siècle précédent4 ».

4Comment expliquer aussi que les représentations théâtrales des collèges de Breslau se soient arrêtées après 1671, au moment même où Hallmann est au zénith de sa production dramatique et où Lohenstein et Christian Hoffmann von Hoffmannswaldau (1616-1679), le poète-mécène de l’école littéraire silésienne, sont à la tête du Sénat de Breslau ?

5On a, jusqu’à un passé récent, considéré Hallmann comme l’épigone des trois autres auteurs du théâtre silésien : Martin Opitz (1597-1639), Andreas Gryphius (1616-1664), Daniel Casper von Lohenstein. Or, il ne faut pas confondre Hallmann avec ses prédécesseurs ; malgré tout ce qu’il partage avec l’école silésienne, il y a une fracture irréductible entre lui et lesautres poètes de l’Hélicon silésien. Cette rupture est apparue au grand jour lors du scandale de l’Urania. Comment ce scandale s’est-il manifesté ? Quels tabous Hallmann a-t-il brisés ? Et, pour conclure, quels ont-été les enjeux et les conséquences de cette affaire ?

Anatomie d’un scandale

6Quand on rassemble attentivement les pièces du puzzle historique permettant de comprendre pourquoi Hallmann a été écarté de l’école silésienne et pourquoi cette école prestigieuse s’est éteinte en 1671, le scandale de l’Urania apparaît clairement. D’abord, la lecture du paratexte de l’Urania, particulièrement riche, permet de saisir le contexte de la représentation. Le scandale de l’Urania fait suite à deux autres scandales, politique et littéraire, de 1664/1665. Dans la préface, Hallmann explique que le modèle intimidant de deux compatriotes ainsi que le contre-modèle d’un troisième auteur, qui a fait paraître en librairie de très mauvaises œuvres, l’auraient presque empêché de composer son Urania5. Le lecteur averti comprend que Hallmann se réclame du magistère d’Opitz et de Gryphius et qu’il rejette Lohenstein. Car la nouvelle publication qui a scandalisé Hallmann, ce sont indubitablement les Tragédies Romaines, des drames anti-impériaux qui critiquent le règne de l’empereur Léopold Ier en Silésie, en évoquant de façon prémonitoire la terrible fin du règne de Néron. En effet, les deux Tragédies Romaines, Agrippine et Epicharis, sont parues en 1665 et ont été représentées en mai 1666, au collège Sainte-Elisabeth, tout juste une semaine avant que la pièce de Hallmann ne soit jouée au collège Sainte-Madeleine.

7Pour qui n’aurait pas encore compris que Hallmann cherchait à écarter Lohenstein du théâtre silésien, le dernier poème de félicitations, par Christian Lucke, qui précède le texte du drame pastoral, présente une généalogie bizarrement incomplète des dramaturges silésiens : le théâtre silésien aurait été fondé par Opitz, rendu célèbre par Gryphius et serait à présent incarné par Hallmann. (SW III,1, p. 20 sq.). Or, Lohenstein était alors déjà un dramaturge reconnu qui avait publié quatre drames (Ibrahim Bassa, Cléopâtre, Agrippine et Epicharis). Il était bien intégré dans l’Hélicon Silésien. Après le décès d’Andreas Gryphius, survenu en juin 1664, Lohenstein était même considéré comme le nouvel espoir du théâtre silésien. Même si une certaine rivalité existait déjà auparavant, l’aversion de Hallmann pour Lohenstein s’est exacerbée après la parution des TragédiesRomaines car, dans un poème funèbre écrit en octobre 1664, Hallmann mentionne encore Lohenstein comme troisième dramaturge silésien, après Gryphius et lui-même6.

8Si la parution des Tragédies Romaines a autant scandalisé Hallmann, c’est qu’il existe de fortes divergences politiques entre les deux dramaturges. Hallmann ne faisait visiblement pas partie de ceux pour qui le début du régime personnel de Léopold Ier constituait un scandale politique qui incitait à la révolte. Le jeune empereur venait de nommer un zélateur de la Contre-réforme, l’évêque Sebastian Rostock, comme Gouverneur général de la Silésie. Mais cette mesure, suivie du licenciement des professeurs protestants dans les écoles des territoires habsbourgeois,  provoqua un climat d’insoumission, très passionnel, qui décida le sénat de Breslau à ne pas célébrer au théâtre les premières noces de l’Empereur qui eurent lieu le 25 avril 1666. La représentation de l’Urania est donc le dernier volet d’un triptyque qui comprend déjà deux scandales antérieurs, le scandale politique de la crise de confiance entre la Silésie et son jeune Empereur-roi, ainsi que le scandale littéraire de la parution des TragédiesRomaines.

9Quels autres indices possédons-nous qui permettent de parler d’un véritable scandale théâtral ? Si les représentations des Tragédies Romaines du 2 au 18 mai ne semblent pas avoir donné lieu à des débordements, le recteur du collège Sainte-Elisabeth, Elias Major, en fait état dans son journal, à la date du 25 mai 1666, précisémentau début des représentations de Hallmann. Pour venir à bout de ces troubles, le Sénat interdit en novembre aux étudiants en pension chez des professeurs toute sortie nocturne et le port de l’épée7. On est donc en droit de penser que les étudiants des deux collèges, dont les uns avaient monté les TragédiesRomaines, écrites dans l’esprit de la révolte calviniste, et les autres Theodoricus et Urania du luthérien orthodoxe Hallmann, se sont affrontés après la première représentation de Hallmann. Nous savons aussi qu’il y a eu des précédents en Silésie, au XVIe siècle, notamment au collège protestant de Schweidnitz8 où étudiants pro-calvinistes et pro-luthériens s’étaient affrontés.  

10Les représentations de l’Urania se terminaient chaque fois par des railleries. Elles étaient systématiquement suivies par un court jeu parodique et satirique que Hallmann annonce dans ses discours de remerciement9. Une indication tardive permet de penser que Lohenstein a été la ciblepréférée de ces railleries. Lorsque, dans les deux collèges, on a renoué en 1690, après une pause de près de vingt ans, avec les représentations, non pas de pièces de théâtre régulières, mais de modestes actus scolaires allemands, c’est sous la réserve expresse émise par Christian Gryphius, le fils d’Andreas, d’en bannir « toutes les bouffonneries et railleries méchantes concernant des personnes distinguées et ayant acquis des mérites pour le bien commun ainsi que tous les autres honnêtes gens10 ». Il est plus que probable que la recommandation sénatoriale se réfère aux moqueries contre Lohenstein, lors des représentations de Hallmann. Presque un quart de siècle plus tard, ces moqueries restaient donc gravées dans la mémoire d’une partie des spectateurs qu’elles avaient scandalisés.

11En mélangeant plaisanteries et sérieux (Scherz und Ernst), pour ridiculiser le pouvoir néfaste des passions, Hallmann entendait calmer les ardeurs politiques. Mais ces moqueries ont au contraire attisé le feu, et contribué à provoquer le scandale qui a accompagné les représentations de l’Urania. Les patriciens luthériens de Breslau étaient très peu souples et n’avaient guère le sens de l’humour. Ils entendaient composer avec le gouvernement impérial, mais cette adaptation de la culture protestante à l’absolutisme autrichien suscitait, par ailleurs, de sérieuses réserves.

12L’importance du scandale se mesure à ses conséquences. En tentant d’écarter Lohenstein, et son indignation anti-impériale, Hallmann s’est fait définitivement exclure de la communauté des poètes protestants. Il en est résulté une scission au sein même de l’école théâtrale silésienne qui a abouti à sa disparition. Hallmann a par la suite rejoint un milieu pro-impérial et s’est rapproché de deux poètes impériaux convertis au catholicisme, Samuel Butschky von Rutinfeld (1612–1678) et Ignatius Naso von Löwenfels (1625–1680/84). Issu d’un milieu luthérien orthodoxe, Hallmann ne s’est lui-même pas converti au catholicisme ou seulement très tardivement, à un moment où cela n’était plus avantageux. Comme Gryphius et Lohenstein, Hallmann avait une formation de juriste, mais il n’a jamais obtenu de poste stable dans l’administration protestante ou impériale. Dans les deux saisons suivantes de théâtre scolaire, en 1669 et en 1671, il est apparu comme le champion de l’épithalame impérial. Il a continué par ailleurs à réécrire systématiquement le théâtre silésien dans un sens impérial et absolutiste. En 1673, lors du deuxième mariage de l’empereur, il a eu la satisfaction de voir son drame pastoral Adonis & Rosibella l’emporter dans la faveur impériale sur l’épithalame offert par Lohenstein, un drame déjà ancien, Ibrahim Sultan. Mais c’est la dernière fois que Hallmann a pu railler l’esthétique théâtrale surannée de son rival. Il a ensuite encore eu l’honneur d’être convoqué à deux audiences impériales, mais cela n’a guère porté à conséquence, d’autant plus que la deuxième épouse est morte dès 1676, pour laisser la place à une bigote, ennemie notoire du théâtre, Eléonore-Madeleine du Palatinat de Neubourg. Ont commencé alors pour Hallmann ce que son mécène Butschky a nommé « les années de plomb », à la suite desquels il est mort, en 1704 ou en 1716 – la date du décès du poète est incertaine, tant il a été finalement écarté de la vie publique.

Les tabous transgressés

13Quels tabous le quatrième dramaturge de l’école silésienne avait-il brisés pour déplaire autant et subir ce destin ? D’abord le tabou moral : on a reproché à Hallmann d’avoir fait primer l’ambition – le désir de devenir poète impérial – sur l’amour qui assurait la survie de la tradition littéraire silésienne. Les écrivains silésiens étaient particulièrement unis, et cela malgré les dissensions entre sympathisants du calvinisme et luthériens. A défaut d’un soutien institutionnel ou princier solide, c’est l’unité et l’amitié qui ont permis à l’école opitzienne, née lors de la tentative de révolte anti-habsbourgeoise de 1618, de survivre à la guerre de Trente Ans. La situation de la littérature nationale protestante était depuis ses débuts si précaire que la moindre dispute interne eût été fatale. La discorde confessionnelle avait par ailleurs créé tant de désordre et de désastres politiques que le sénat de Breslau a veillé attentivement à ce qu’elle soit évitée. Il a exigé pour cette raison que le contenu politico-confessionnel du théâtre protestant reste implicite. Cela  a duré jusqu’au scandale de l’Urania.

14Quand le luthérien Hallmann a attaqué publiquement Lohenstein en l’accusant de renouer avec le calvinisme politique de la révolte de Bohême, il a donc brisé un tabou énorme, à la fois politique et moral. Il renouait ainsi avec la funeste discorde politico-confessionnelle du passé et remettait en question l’existence même de l’école littéraire silésienne, fondée sur l’amitié et l’unité. Comme dans la dernière tragédie de Lohenstein, Sophonisbe (1669), il renonçait à l’amour par ambition11. Car Hallmann a fait voler en éclats l’unité des poètes protestants de Silésie, parce que les racines « oppositionnelles » – protestantes et anti-habsbourgeoises – du théâtre silésien gênaient son projet fantasmatique de théâtre impérial allemand sous les Habsbourg. Après la disparition prématurée d’Opitz (1635/1639), l’école littéraire silésienne a souvent manqué de disparaître. Si elle a néanmoins survécu à la guerre et à la perte de l’autonomie politico-confessionnelle de la Silésie, si elle a pu créer le premier théâtre national allemand, c’est grâce à la détermination d'un réseau d'amis qui se sont consacrés à la transmission de leur héritage culturel, en se passant le flambeau de génération en génération. La trahison de Hallmann a donc dû être ressentie d’autant plus douloureusement que la littérature silésienne reposait, de façon précaire, sur un réseau d’amis.

15Un autre tabou brisé est le fait que Hallmann a changé l’esprit même du théâtre silésien. L’Urania est le premier drame pastoral original écrit en Silésie, composé dans un esprit entièrement nouveau. C’est la première fois qu’un dramaturge rompt aussi complètement avec la tradition tragique du pays, qui est implicitement oppositionnelle, et compose, non pas un drame de martyr ou de tyran, mais une idylle politique, qui est de surcroît enracinée dans l’actualité. Car Hallmann chante dans Urania l’actualité idyllique de l’absolutisme autrichien en Silésie. Le genre pastoral traitait souvent, sous forme de parabole, des sujets d’actualité. Or, cela n’était guère admis dans la tradition théâtrale silésienne qui, toute oppositionnelle qu’elle soit, évite la polémique politico-confessionnelle qui avait abouti à la guerre de Trente Ans. Le contenu politique des drames CharlesStuart (1663) et Papinien (1659) de Gryphius avait ainsi été fortement critiqué12. Hallmann se défend hypocritement, dans sa préface, contre les critiques qui accusaient son Urania d’être une fable politique : elle ne comporte pas, affirme-t-il, de sens caché13. Mais il a bel et bien contourné l’interdit d’introduire l’actualité politique au théâtre. Hallmann semble même s’en vanter, en faisant constater à un des personnages d’Urania : « souvent une chose veut être dite indirectement et être bien cachée14 ».

16Du reste, le sens politique du drame n’est que trop évident : il se déroule en Élysie, une anagramme fréquemment employée pour désigner la Silésie, en 1666, c’est-à-dire au moment de la représentation, 48 ans après la révolte de Bohême de 1618. La comète qui avait en 1618 annoncé la guerre de Trente Ans est réapparue15, dans la réalité « extradiégétique » des spectateurs comme dans l’univers « intradiégétique » des personnages, et fait craindre à Uranie et aux spectateurs une nouvelle crise catastrophique. Cette crise serait comparable au début de la guerre de Trente Ans :

Qu’il se rappelle lui-même
Quel prophète de colère brilla au firmament
Durant presque trente jours il y a trois fois seize ans
Lorsque notre cher pays aperçut les hordes sauvages de Bellone
Pour son plus grand malheur. Je ne mentionne pas les torches
Que le Dieu de colère a récemment érigées
Dans la pâle salle des nuages. L’effet en est présent16

17Or la défection protestante de 1618 ne se renouvellera pas. Les personnages principaux du drame, la bergère Uranie et son époux Silvano, facilement identifiables à la Silésie et à son suzerain, resteront imperturbablement unis. Leur mariage, leur lien de vassalité, n’est jamais réellement menacé par les grotesques et ridicules libertins Infortunio et Amande, qui sont des caricatures de calvinistes. Après avoir servi de contre-modèle et incité les autres bergers à un comportement modeste, la folie des libertins est guérie par les autorités clémentes qu’incarnent Uranie et Silvano, la duchesse de Brieg et l’Empereur.

18Là où Lohenstein, renouant avec le calvinisme politique d’Opitz, incitait à une révolte plus rapide, plus efficace et plus unie que ne l’avait été celle de 1618, pour éviter le nivellement politique et culturel de la Silésie sous un nouveau Néron, Hallmann célébrait sur un mode idyllique l’absolutisme autrichien en Silésie, en mettant en garde contre tout nouvel abandon du lien de vassalité. Ce faisant, il inversait le sens de la littérature protestante qui, née dans l’entourage de l’Électeur palatin et de la révolte de Bohême, servait à défendre l’autonomie politique et confessionnelle de la Silésie.

19Mais non content de s’attaquer aux origines et à l’héritage oppositionnel de son école, Hallmann a brisé encore un autre tabou, en pillant l’œuvre d’un mort : il a usurpé la succession d’Andreas Gryphius et divulgué, en le pervertissant, le sens implicite de son œuvre. Car le théâtre impérial de Silésie qu’il cherchait à créer n’était que très partiellement  de son invention : il a toujours amalgamé le théâtre de Gryphius avec des sources jésuites. Pour Urania, il puise dans la tragédie la plus personnelle que le second fondateur du théâtre silésien ait jamais écrite, Cardenio und Celinde (1657). Elle a fasciné jusqu’aux romantiques, mais le sens de sa fable est toujours resté mystérieux. Dans ce drame atypique à qui seule la tristesse de la matière conférait, aux dires de l’auteur, le statut de tragédie, car les personnages et le style n’étaient pas nobles, Gryphius faisait le deuil de ses anciennes passions et illusions politiques, en mettant en garde les jeunes gens contre le danger de s’y abandonner17. L’avertissement s’adressait sans doute au jeune Lohenstein qui était alors déjà en train de composer Epicharis, et qui entretenait un dialogue intense avec son aîné. En écrivant Epicharis, Lohenstein entendait rappeler qu’à peine treize ans plus tôt, en 1644, Gryphius avait, dans un poème, approuvé la révolte, à condition qu’elle fût menée avec l’efficacité et l’intelligence d’une Epicharis !

20En transformant la tragédie très personnelle de la désillusion politique qu’est Cardenio und Celinde,en une idylle absolutiste protégée par les autorités, Hallmann pervertit le message de Gryphius. Il s’introduit, de façon peu délicate, dans le long dialogue amical entre Gryphius et Lohenstein, en écartant le véritable interlocuteur de Gryphius. De surcroît, Hallmann divulguait, en bon connaisseur et insider qu’il était, le sens politique implicite de Cardenio und Celinde. Il polémiquait aussi contre le message politique oppositionnel des Tragédies Romaines, qui n’étaient, après tout, que le geste impuissant d’un jeune homme indigné par le nivellement politique et culturel de la Silésie protestante sous l’absolutisme autrichien.

21Le dernier tabou brisé par Hallmann est d’ordre esthétique : il entend suivre le parcours de Virgile, du genre bucolique vers l’épopée impériale, en gommant le potentiel critique de lalittérature impériale latine. Dans la préface d’Urania, Hallmann annonçait son intention de percer comme poète impérial sous les Habsbourg, en suivant non seulement Gryphius, son « Virgile silésien », mais aussi le parcours du véritable Virgile, qui, avant d’écrire l’Énéide, s’était illustré dans le genre bucolique avec les Eglogues et les Géorgiques, dont Hallmann citait des passages18. Par ce premier drame pastoral silésien, il allait ainsi commencer le parcours paradigmatique du poète impérial, en ignorant tout ce qui avait déjà été entrepris dans ce sens par les autres poètes de l’école silésienne, et surtout en gommant le potentiel critique de la littérature impériale. Hallmann cherchait visiblement à devenir un de ces thuriféraires dont Horace déjà s’était démarqué (Epîtres, II, 1, 250–259).

22Hallmann a ainsi exposé au public les dissensions entre luthériens et sympathisants calvinistes, et ridiculisé les passions de la révolte protestante passée. Pour ce faire, il se réclame de l’autorité de Gryphius et tente d’écarter le véritable interlocuteur et successeur de Gryphius, Lohenstein. Il a sacrifié l’unité de son école littéraire parce que l’héritage politique de celle-ci l’empêchait de marcher sur les traces de Virgile et de percer comme dramaturge impérial. On comprend que la représentation de l’Urania après les Tragédies Romaines ait fait scandale à Breslau.

Enjeux et conséquences

23Quels ont été, pour conclure, les enjeux et les conséquences du scandale ? Le scandale qui a éclaté lors des représentations de l’Urania, en mai-juin 1666, dans le contexte d’une crise politique et après le décès du deuxième fondateur de l’école théâtrale silésienne, ne repose pas seulement sur la rivalité entre deux poètes, deux Virgiles, Hallmann et Lohenstein, et sur la transgression de tabous moraux, politiques et esthétiques. Il a une dimension poétologique plus vaste. Le scandale est révélateur de la crise du théâtre silésien sous l’absolutisme autrichien, une crise profonde dont Hallmann, de façon certes brutale, cherchait à sortir.

24Il incombait à Hallmann et à Lohenstein de représenter le théâtre silésien à l’ère de l’absolutisme. Fidèle à la tradition de leur école, ils entendaient tous deux écrire un grand théâtre, au rayonnement national et européen, pour faire taire les moqueries des pays voisins, et notamment des Français, face à la prétendue inculture allemande. Le public idéal que Lohenstein et Hallmann visaient était les cours princières, et la plus brillante d’entre elles était celle de Vienne. Or, en raison de l’héritage oppositionnel de la littérature silésienne, la réalisation d’une littérature nationale se heurtait à des obstacles quasiment insurmontables sous les Habsbourg. Le scandale de l’Urania a ainsi sans doute été provoqué délibérément par l’auteur, qui entendait s’imposer de cette manière comme le nouveau poète impérial de Breslau. L’enjeupour Hallmann était d’usurper le prestige du théâtre de Gryphius et de le rapprocher de l’esthétique impériale et habsbourgeoise. Noircir Lohenstein en le présentant comme dangereux calviniste lui permettait de se démarquer d’autant mieux de son rival et de l’ancien héritage oppositionnel de l’école silésienne.

25Hallmann a donc joué un rôle plutôt trouble et les contemporains l’ont considéré, après le scandale de l’Urania, comme un traître et aussi comme le fossoyeur du théâtre silésien. Car à partir du moment où le sens politico-confessionnel implicite de ce théâtre était divulgué et perverti par Hallmann, le théâtre silésien ne pouvait plus remplir son rôle critique. Il ne lui restait plus guère qu’une fonction panégyrique, quasiment la même que celle du théâtre jésuite, que le Sénat avait pourtant cherché à supplanter par l’introduction des représentations théâtrales protestantes. Le Sénat de Breslau se résolut donc, en toute logique, à les arrêter dès 1671.  

26Mais en même temps, la confrontation entre Lohenstein et Hallmann, lors du scandale de l’Urania, n’a pas été improductive. L’affrontement entre le patricien érudit, l’éminent héritier d’une culture de ville protestante en déclin, et l’homme nouveau, dépourvu de scrupules, le praticien de théâtre, prêt à tout sacrifier pour se rapprocher de son projet fantasmatique de théâtre impérial, a clarifié la situation. Le théâtre silésien se trouvait dans une impasse et les Habsbourg ne lui ont pas permis de s’adapter aux temps nouveaux – Hallmann a entrepris en vain tout ce qui pouvait l’y aider.

27Le scandale provoqué par Hallmann doit donc aussi être considéré comme un apport, car il a permis de sortir le théâtre silésien – qui était jusque là le fait de hauts magistrats provinciaux – de l’ornière de l’érudition et de la politique oppositionnelle. Hallmann y a introduit des sujets plus intimistes et plus populaires, en accord avec l’esthétique habsbourgeoise, et l’a mis sur la voie de la professionnalisation. Après le scandale de l’Urania, Hallmann a connu une courte ascension comme thuriféraire impérial, puis a vécu pauvre et méconnu. Son parcours annonce ainsi la crise de la littérature allemande à venir, sous des Empereurs qui ont constamment méprisé la culture vernaculaire.

28Lohenstein a fait une brillante carrière au Sénat de Breslau et abandonné le théâtre. Il a compris qu’il n’avait pas la vocation théâtrale de Hallmann, car il n’était pas prêt à sacrifier au théâtre ses valeurs politiques. Lohenstein a compris aussi que la culture nationale ne suscitait que méfiance ou désintérêt à Vienne et que toute tentative de réorientation du théâtre national était, de ce fait, vouée à l’échec. Rétrospectivement, il a comparé la lutte finale des deux Virgiles silésiens à un jeu de gladiateurs, un jeu sans idéal, sans issue heureuse, devant un public aussi blasé que cruel19. Lohenstein s’est ensuite tourné vers le roman. Mais il a composé encore Sophonisbe, son testament théâtral, une tragédie autoréférentielle, indéchiffrable, écrite tout en trompe-l’œil, qui est le tombeau du théâtre silésien. Or, si ce chef-d’œuvre du répertoire tragique allemand, qu’il faudrait absolument traduire, a été écrit, c’est encore grâce au scandale de l’Urania qui, s’il a fait éclater l’école théâtrale silésienne, n’a finalement pas été entièrement stérile.