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Consuelo Ricci

Un paradigme de l’âme. Symbolique et esthétique du paysage hivernal dans La Nouvelle Héloïse, Werther et Ortis

1Les jardins, les paysages et tout élément naturel jouent, dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau, Die Leiden des jungenWerthers de Goethe et Ultime lettere di Jacopo Ortis de Foscolo, un rôle majeur comme dans la plupart des productions littéraires du tournant des Lumières. Le paysage, notamment, est appelé à symboliser les états d’âme du personnage et à devenir, selon la formule de Michel Baridon : « le réceptacle des émotions de l’homme sensible1 ».  Or, si nous avons choisi de porter notre attention sur le paysage hivernal et sur son caractère menaçant et mortifère, c’est qu’il semble être appelé à symboliser, dans le cadre du roman épistolaire, ce qu’était, dans la littérature classique, le renversement du locus amœnus : c’est-à-dire un locus horridus. Dans un premier temps, nous expliciterons la pertinence de l’usage de ces termes traditionnels dans les romans épistolaires du dix-huitième siècle et, ensuite, nous nous concentrerons sur la représentation des paysages hivernaux. Nous montrerons que ceux-ci sont sujets à une sublimation et qu’ils symbolisent aussi la composante narcissique de la passion amoureuse du personnage et sa « volonté d’intérioriser l’autre, d’introjecter ce qui est dehors, de le détruire d’abord pour le spiritualiser ou le sublimer ensuite2 ».

Fonction dramatique du paysage estival et du paysage hivernal 

2Dans la littérature médiévale et la littérature classique le locus amœnus et le locus horridus sont des lieux qui transposent le domaine physique et naturel au domaine moral : le premier symbolise en effet un lieu de plaisir, mais aussi un endroit caractérisé par la sociabilité et l’humanité alors que le deuxième apparaît comme son renversement, un lieu de mort et de déshumanisation3. Le locus horridus avec son caractère infernal : « représente donc un lieu terrible en rapport analogique avec la conscience morale des personnages, mais aussi un espace dramatisé investi d’une fonction narrative évidente4 ». Au sein des lettres, présentes dans La Nouvelle Héloïse, de Werther et d’Ortis,la fonction dramatique du paysage est conservée : dans la mesure où il semble possible de relever une cohérence entre le déroulement de l’intrigue et le passage des lettres estivales (locus amœnus) aux lettres hivernales (locus horridus).

3Dans La Nouvelle Héloïse, au sein des lettres où Julie et Saint-Preux racontent leur rencontre amoureuse dans un chalet campagnard, se multiplient les références à une nature « riante », « fraiche », « vive » où tous les éléments plantes, fleurs et animaux exhalent « tendresse » et « volupté5 ». Cette image d’une nature fertile et féconde est spéculaire et opposée à la lettre que Saint-Preux écrit à Julie lors de son séjour solitaire à Meillerie (XXVI, 1), où la nature apparaît dominée par la neige et les glaces : elle enveloppe le personnage dans une stérilité mortifère qui reflète l’isolement du personnage et l’éloignement de sa bienaimée6.  

4Dans Werther et Ortis la datation des lettres rend le rapport entre le déroulement des saisons et celui de l’intrigue évidente. Le roman de Goethe s’ouvre sur une lettre datée du 4 mai, donc au printemps et une grande partie du premier livre est constituée par des lettres où le personnage, en symbiose avec la nature estivale, accueillante et maternelle, jouit des plaisirs de la saison et cherche à s’insérer dans le milieu pastoral de Wahlheim7. En revanche, le livre deuxième renverse, l’une après l’autre, toutes les idylles de la première partie en suivant l’assombrissement progressif du personnage, ce qui est symboliquement représenté par l’enchaînement des saisons. Dans le livre deuxième prédominent les lettres hivernales, avec leur représentation d’une nature glaciale et hostile à l’homme et une atmosphère qui relève de la littérature ossianique dont Werther lui-même se fait lecteur vers la fin du roman8. Dans la deuxième édition du roman (Lipse, 1787), Goethe ajoute une lettre, datée du 4 Septembre, mettant ainsi en relief ce qui, dans la première édition, n’était que suggéré, à savoir le rapport entre le déroulement de la saison et le changement psychologique du personnage : « Ja, es ist so. Wie die Natur sich zum Herbste neigt, wird es Herbst in mir und um mich her. Meine Blätter werden gelb, und schon sind di Blätter der benachbarten Bäume abgefallen9».

5Ortis, comme Werther, se déroule sur une durée d’un an et demi environ, mais alors que le roman de Goethe commence en mai et se termine en décembre, celui de Foscolo commence en octobre et se termine en mars. Il y a évidemment plusieurs raisons dans le choix des dates : notamment le choix est lié au calendrier liturgique, puisque Werther se tue l’avant-veille de Noël10 et Ortis le vendredi saint11. Mais il nous semble pertinent de lire dans l’enchainement des saisons une signification qui va au-delà des simples contraintes narratives liés au suicide. En effet, alors que Werther, au début de la narration, est comblé du sentiment de la vie et se répand dans la communion avec la nature, le roman de Foscolo s’ouvre sur une constatation tragique où Jacopo dénonce les évènements du traité de Campoformio par lequel Bonaparte avait livré Venise à l’Autriche12. C’est seulement grâce à son amour pour Thérèse, bien qu’elle soit déjà promise à un autre, qu’il vit ensuite quelques moments de joie et de soulagement : la lettre racontant son unique baiser avec Thérèse date en effet du 14 mai et Jacopo y décrit une nature magnifique et à la fois joyeuse semblable aux lettres estivales de Werther13.

6Le renversement des images du paysage des locus amœnus estivaux aux locus horridus hivernaux dans les trois romans semble dépasser la simple fonction dramatique puisque la focalisation interne de la narration épistolaire rend le rapport entre le paysage extérieur et la psychologie du personnage beaucoup plus étroit. La lettre établit un continuum entre le déroulement du temps extérieur, c’est-à-dire le paysage qui porte la trace du temps grâce aux saisons et le temps intérieur : à savoir la variation des états d’âme et le désir de les fixer dans l’espace du papier. La notion de temporalité et la continuité qui se crée entre intérieur et extérieur rompent avec la tradition classique : en faisant des paysages représentés non seulement un symbole, mais surtout un lieu psychologique, un paysage-état d’âme.  

7En outre, si on pense que les romans épistolaires accordent de moins en moins d’importance aux événements « romanesques », d’ailleurs récusés par les auteurs14 et que l’intérêt de ces auteurs réside exclusivement dans le fait de raconter des expériences de l’ordre de l’intime, on comprend que le paysage se fait figure facilitant la communication de ces états intérieurs du personnage au lecteur. La lettre devient ainsi une façon de rendre intime ce qui est de l’ordre de l’extériorité : elle confère une signification psychologique à ce paysage qui, autrement, lui resterait étranger et indifférent. Cela est d’autant plus vrai que, dans les trois romans, les états d’âme semblent être sujets à la même inconstance, à la même variabilité mais aussi au même retour régulier que celui du climat et des saisons. Ainsi Saint-Preux, Werther et Ortis, comme le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire cherchent à « mettre le baromètre15 » à leur âme, comme si nul mouvement, nul changement ne devaient échapper à celui qui écrit et se regarde soi-même. Dans ce sens, la lettre et le paysage convergent vers une signification unique : tous les deux sont des lieux de mémoire, à forte charge sentimentale.

À propos du locus horridus : le paysage hivernal et l’esthétique du sublime

8Nous allons maintenant analyser des passages appartenant aux trois romans où apparaissent une nature dépouillée, un paysage glacial inhospitalier et un milieu dominé par la mort. Il est intéressant de mettre en relief le fait que ces paysages entrent dans la narration lorsque, désespérant de pouvoir s’unir à celle qu’ils aiment, les personnages songent au suicide. La réflexivité entre le paysage mortifère et la conscience du personnage reprend la tradition classique, dans la mesure où le visage sombre de la nature est appelé à figurer de façon symbolique un moment charnière dans l’intrigue. Toutefois, ce qui différencie la représentation d’un locus horridus classique des paysages hivernaux de ces trois romans est la sublimation de soi à travers la représentation du paysage. En particulier, il est possible de discerner plusieurs éléments répondant au sentiment du sublime tel que Burke le décrit dans son traité Recherches philosophiques sur le beau et le sublime16.En effet, dans les trois passages où les héros narrent leurs états de désespoir, ce qui domine est un champ sémantique faisant référence à la terreur, comme on le voit dans la lettre de Saint-Preux à Julie écrite à Meillerie (XXVI, 1) :

Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie ; il est triste et horrible ; il en est plus conforme à l’état de mon âme, et je n’en habiterais pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte, et environne mon habitation que l’hiver rend encore plus affreuse. Ah ! Je le sens, ma Julie, s’il fallait renoncer à vous, il n’y aurait plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison. Dans les violents transports qui m’agitent je ne saurais demeurer en place ; je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers ; je parcours à grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au-dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard et la froide bise entassent la neige et les glaces ; et toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon cœur17.

9Non seulement le lexique renvoie à la terreur mais, plus précisément, on remarque que l’intérêt est placé sur les sensations visuelles du personnage, plus que sur l’espace environnant. De plus, on assiste à un passage d’une perception apparemment sans sujet précis (« on n’aperçoit ») à une perception totalement subjective et particulière : « la nature est morte à mes yeux ». Cette insistance sur l’organe de la vue révèle que l’attention du personnage est moins projetée sur le paysage qui l’entoure qu’il n’est concerné par ses propres sensations, par les émotions que ce paysage suscite en lui. D’un côté, le paysage hivernal, avec la présence des neiges et des glaces, apparaît comme la figuration idéale du sujet souffrant, éloigné de sa bienaimée, et semble ainsi révéler une sorte de projection de l’état d’âme dans l’espace environnant (« s’il fallait renoncer à vous, il n’y aurait plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison ») ; mais, d’un autre côté, Saint-Preux avoue que c’est le paysage lui-même qui a un effet sur sa situation psychologique : « peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie ».  De fait, dans son séjour au Valais, Saint-Preux affirmait justement que le climat aurait un effet sur l’humeur des hommes et il espérait pouvoir guérir de sa passion grâce au séjour en montagne (XXIII, 1) :

C’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs, pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale18

10Si le climat avait cette capacité de soigner l’âme, le paysage hivernal pourrait alors représenter le paroxysme de l’entreprise thérapeutique visant à guérir Saint-Preux de sa passion fatale : en opposant, aux « feux » de l’amour, un paysage glacial et stérile. Comme si, alternant les sommets de la passion désirante avec l’expérience du manque de l’Autre dans un locus horridus désertique, on pourrait régler sa propre « climatologie interne » et atteindre ainsi un état de sérénité tranquille. La crise éprouvée par le personnage lors de son séjour à Meillerie ne serait que le point culminant d’une maladie qui, atteignant son apogée, se métamorphoserait ensuite en guérison19.

11Comme Saint-Preux, Werther aussi semble ressentir une sorte d’apaisement face au spectacle terrifiant de la nature. Toutefois, si pour le premier il s’agissait de guérir de sa passion mortelle, chez le personnage goethéen la réflexivité entre son propre état d’âme et le paysage extérieur ne fait que le raffermir dans sa décision de mourir. Le 12 décembre neuf jours avant son suicide il écrit :

Manchmal ergreift mich’s; es ist nicht Angst, nicht Begier – es ist ein inneres, unbekanntes Toben, das meine Brust zu zerreißen droht, das mir die Gurgel zupreßt! Wehe! Wehe! Und dann schweife ich umher in den furchtbaren nächtlichen Szenen dieser menschenfeindlichen Jahrszeit.
Gestern abend mußte ich hinaus. Es war plötzlich Tauwetter eingefallen, ich hatte gehört, der Fluß sei übergetreten, alle Bäche geschwollen und von Wahlheim herunter mein liebes Tal überschwemmt! Nachts nach eilfe rannte ich hinaus. Ein fürchterliches Schauspiel, vom Fels herunter die wühlenden Fluten in dem Mondlichte wirbeln zu sehen, über Äcker und Wiesen und Hecken und alles, und das weite Tal hinauf und hinab eine stürmende See im Sausen des Windes! […] Ach, mit offenen Armen stand ich gegen den Abgrund und atmete hinab ! Hinab ! und verlor mich in der Wonne, meine Qualen, meine Leiden da hinabzustürmen ! dahinzubrausen wie die Wellen20!

12Le locus horridus, renvoyant au personnage l’image de son état intérieur, provoque une libération et lui permet un retour momentané vers le locus amœnus signifié dans le texte par le mot « Wonne » (« joie », « plaisir »). Si Werther gémit à la vue de sa chère vallée inondée21, il semble pourtant nier le locus horridus en tant que tel, puisque il nie la peur de la destruction et de la mort : « ce n’est pas l’angoisse » (« es ist nicht Angst »). Or, selon Burke, ce n’est que la présence de la distance qui permet d’éprouver le sentiment du sublime dans la terreur, parce que ce n’est que par la distance que le plaisir peut se mêler au sentiment de la peine22. En effet, le paysage est sujet à un processus de sublimation qui est confirmé par l’emploi d’un lexique emprunté au champ sémantique théâtral : Werther parle de « scène » (« Szenen ») et de « spectacle » (« Schauspiel »). De plus, l’éloignement de Werther par rapport au lieu d’horreur semble refléter le recul du personnage par rapport à sa passion même : tout au long du roman, la lettre assure la distance de l’être aimé : en permettant au personnage, au sein même de son délire amoureux, de rationaliser ses tourments.

13Chez Foscolo, le paysage hivernal décrit par Jacopo Ortis s’enrichit d’une deuxième signification parce qu’au motif amoureux s’ajoute le motif politique. La description des Alpes aux frontières de l’Italie assume ainsi une signification précise qui permet au personnage de dénoncer la soumission de sa patrie aux dominations étrangères, ce qui se répercute dans la vie de Jacopo lui-même en lui imposant l’exil à cause de ses idées. De Vintimille, il écrit une lettre datée des 19 et 20 février :

Ho vagato per queste montagne. Non v’è albero, non tugurio, non erba. Tutto è bronchi; aspri e lividi macigni; e qua e là molte croci che segnano il sito de’ viandanti assassinati. Là giù è il Roja, un torrente che quando si disfano i ghiacci precipita dalle viscere delle Alpi, e per gran tratto ha spaccato in due questa immensa montagna. V’è un ponte presso alla marina che ricongiunge il sentiero. Mi sono fermato su quel ponte, e ho spinto gli occhi sin dove può giungere la vista; e percorrendo due argini di altissime rupi e di burroni cavernosi, appena si vedono imposte su le cervici dell’Alpi altre Alpi di neve che s’immergono nel Cielo e tutto biancheggia e si confonde – da quelle spalancate Alpi cala e passeggia ondeggiando la tramontana, e per quelle fauci invade il Mediterraneo. La Natura siede qui solitaria e minacciosa, e caccia da questo regno tutti i viventi.
I tuoi confini, o Italia, son questi! Ma sono tutto dì sormontati d’ogni parte dalla pertinace avarizia delle nazioni. Ove sono dunque i tuoi figli23 ?

14Dans la description que Jacopo fait du paysage montagneux il est possible de distinguer deux moments différents. La première partie met l’accent sur le dépouillement de la nature et sur son aspect mortifère : d’autant plus que l’atmosphère sépulcrale du paysage est rendue manifeste par la présence des croix sur le chemin. Jacopo précise qu’il s’agit de sites qui marquent les lieux où les voyageurs ont été assassinés : à la différence du paysage chez Werther, qui prônait finalement un détachement par rapport à la « scène » terrifiante, l’auteur italien plonge le lecteur au sein même du locus horridus et lui montre la conséquence ultime de la permanence dans ce lieu et dans cet état d’âme , c’est-à-dire la mort. Cet assombrissement du paysage décrit par Jacopo s’explique justement par l’appartenance de l’œuvre à une époque différente : le roman de Foscolo est déjà marqué par les événements historiques postrévolutionnaires et, notamment, par les violences des persécutions à Venise. Toutefois, lorsque Jacopo s’écrie « tout blanchit et se confond » (« Tutto biancheggia e si confonde »), le texte marque un retour vers la poétique sublime et vers son mélange de sentiments positifs et négatifs. Burke théorise en effet la privation comme une des sources du sublime : la vacuité, l’obscurité, la solitude et le silence sont autant des formes qui inspirent la terreur et, par conséquent, la magnificence sublime24. Dans l’indétermination du paysage enneigé semble donc résider la vraie signification du paysage hivernal : ce dernier tend en réalité à être annulé : il n’est là que pour être transformé en une masse blanche, privée de forme ou de couleur. Le manque du personnage, à savoir la privation de l’être aimé et de la patrie, finit par phagocyter aussi l’espace environnant : il le détruit.

15Cela semble être l’effet provoqué par les trois descriptions : réduire le paysage à une image vague qui permette aux personnages de transcender la réalité environnante et de se sublimer eux-mêmes. C’est aussi la raison pour laquelle, dans les trois passages, l’accent est mis avant tout sur le mouvement du personnage lui-même : un élément qui marque définitivement la distinction avec le locus horridus classique. Le personnage n’est pas immobile dans la contemplation du paysage : Saint-Preux est pris par un mouvement irréfrénable, comme si sa course pouvait le rapprocher de l’objet de son amour : « je cours », « je monte avec ardeur », « je m’élance sur les rochers », « je parcours à grands pas tous les environs ». Werther ressent la nécessité d’aller vers l’extérieur, comme si, sortant de chez soi, il était aussi possible de sortir de soi-même et il identifie ensuite le mouvement naturel, le tourbillonnement des eaux, avec son propre mouvement : « j’aspirais à m’y jeter, à m’y plonger, je me perdais dans la volupté d’y précipiter […], d’y rouler en grondant, comme les vagues » (« atmete hinab », « verlor mich », « hinabzusturmen », « dahinzubrausen wie di Wellen »). Le mouvement de Jacopo semble attester une volonté de se réapproprier cette terre qui lui est refusée : « J’ai erré », « je me suis arrêté », « j’ai poussé mes regards » (« ho vagato », « mi sono fermato », « ho spinto gli occhi »). On dirait que, désormais, la nature devient le principe moteur d’une énergie intérieure chez le personnage : l’extériorité a été convertie en intériorité25.

16Plus qu’ouverture au monde, la vue du paysage est devenue exploration de ses propres profondeurs, moyen pour sonder ses limites et en faire une expérience esthétique sublime. Dans ce cas, le locus horridus est lié à l’idée du suicide et à des propos mortifères, mais le lexique dans les trois textes décèle, au-delà de la simple signification éthique, un souci esthétique, une volonté de faire de ses propres sensations une image.   

Le locus horridus comme prison : une symbolique du renfermement autarcique

17Un autre élément vaut la peine d’être souligné dans les trois descriptions de paysages hivernaux : toutes suggèrent une idée de renfermement. L’habitation de Saint-Preux à Meillerie est environnée par « une file de rochers stériles », Werther ressent le besoin de sortir mais ce n’est que pour se retrouver captif de la vallée inondée et Jacopo fait référence aux frontières neigeuses, qui symbolisent l’état d’emprisonnement où l’Italie et lui-même sont pris.

18La vision de la nature comme paysage emprisonnant est elle aussi le renversement d’une image naturelle présente dans les trois romans : le jardin, la cour et le bosquet symbolisent souvent le foyer sécurisé et, pour cela, désiré. Il s’agit d’un espace patriarcal vers lequel les trois personnages de nos romans éprouvent tous un sentiment de nostalgie. Le rapport entre ces deux types d’espace clos le foyer et la prison est évident dans une lettre de Werther écrite pendant le séjour du personnage auprès de l’ambassadeur, lorsqu’il est séparé de sa bienaimée :

Am 20. Januar
Ich muß Ihnen schreiben, liebe Lotte, hier in der Stube einer geringen Bauernherberge, in die ich mich vor einem schweren Wetter geflüchtet habe. Solange ich in dem traurigen Nest D..., unter dem fremden, meinem Herzen ganz fremden Volke herumziehe, habe ich keinen Augenblick gehabt, keinen, an dem mein Herz mich geheißen hätte, Ihnen zu schreiben; und jetzt in dieser Hütte, in dieser Einsamkeit, in dieser Einschränkung, da Schnee und Schloßen wider mein Fensterchen wüten, hier waren Sie mein erster Gedanke. Wie ich hereintrat, überfiel mich Ihre Gestalt, Ihr Andenken, o Lotte! So heilig, so warm! […] Die Sonne geht herrlich unter über der schneeglänzenden Gegend, der Sturm ist hinüber gezogen, und ich -muß mich wieder in meinen Käfig sperren. -Adieu!26

19Dans cette lettre, la tempête qui enrage au dehors et qui oblige le personnage à trouver refuge dans la cabane, apparaît comme une figure de la société hostile qui lui fait préférer la retraite et le retour sur soi. La lettre se construit sur une représentation de l’extériorité comme paysage hostile : « le mauvais temps » et la « neige et grêle » dehors sont des images du« milieu étranger, entièrement étranger » de la société où il se trouve (« schweren Wetter », « da Schnee und Schloßen »/« dem fremden », « ganz fremden Wolke »). Le champ sémantique antithétique fait référence à l’intériorité : la fuite et le refuge du personnage dans un abri qui le protège du mauvais temps n’est que recherche d’une clôture dans sa propre intimité : « la petite salle », « mon cœur », « la cabane » (« in der Stube »/« meinem Herzen »/« in dieser Hütte »). Le symbole de la Hütte, en particulier, a une signification majeure : la cabane, dans le milieu piétiste, était le lieu de la retraite religieuse27. À ce type de renferment positif correspond, néanmoins, une clôture négative : la société apparaît comme l’image même de la prison. Au début de la lettre la ville où le personnage se trouve est définie un « traurigen Nest », un trou, un endroit clos et triste et, de façon circulaire, la missive se conclut par la fin de la tempête et la possibilité de sortir de la cabane ; pourtant, à ce moment-là, Werther s’écrie : « il faut aller se renfermer dans ma cage » (« ich muss mich wieder in meinen Kafig sperren »). Le mot Einschränkung (« limitation », « restriction ») qui est placé juste au milieu du paragraphe semble lier et définir aussi bien l’image du foyer sécurisé que celle de la prison puisqu’il communique à la fois l’idée d’un renfermement subi à cause de l’environnement hostile et l’idée d’un retour sur soi, délibérément choisi, pour y retrouver la figure : le souvenir de Lotte.

20Il faut aussi mettre en relief que, dans la lettre du 20 Janvier, le lien entre extériorité et intériorité est assuré par la fenêtre qui permet aussi la métamorphose du paysage : de simple élément naturel à un élément esthétique et subjectif28. La fenêtre chez Werther constitue un élément symbolique investi d’une fonction similaire à celle du lac Léman dans la Nouvelle Héloïse : il s’agit d’un centre de gravité psychologique, marquant à la fois le désir et la distance de l’aimée29. Dans la missive que Saint-Preux écrit de Meillerie c’est justement le lac qui sépare les deux amants et, selon Jacques Berchtold, celui-ci symboliserait plus le miroir que l’obstacle : il mettrait l’accent plus sur la composante narcissique du désir, comme si l’amant se complaisait de sa propre captivité et de la barrière, alors qu’il ne fait aucun vrai effort pour la franchir30. La présence de glaces tout autour de l’« abri solitaire » choisi par Saint-Preux confirmerait cette lecture en se faisant symbole d’une préférence pour la contemplation nostalgique de sa propre souffrance. Dans le roman de Goethe, lors de leur première rencontre, Lotte et Werther, regardent l’orage à l’extérieur, à travers la fenêtre de la salle du bal. La scène relève d’une esthétique typiquement sentimentale et c’est à ce moment-là que les deux reconnaissent leur affinité réciproque31. La lettre du 20 Janvier est en miroir avec cette première rencontre, dans la mesure où, comme l’orage avait renvoyé aux deux jeunes gens l’image de leurs sensibilités, la contemplation de la neige et de la grêle renvoie à Werther, désormais loin de Lotte, l’image de sa propre passion.  

21Ce qui confirme la nature narcissique du sentiment éprouvé par Saint-Preux et Werther est la façon dont est décrit l’espace antithétique du paysage hivernal emprisonnant, c’est-à-dire le foyer. Saint-Preux, dès son abri parmi les rochers, se procure un télescope et cherche ainsi à pénétrer au moins par la vue dans la maison de Julie :

Je courus chez le curé emprunter un télescope, avec lequel je vis ou crus voir votre maison ; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison, je m'y rends dès le matin, et n'en reviens qu'à la nuit32.

22 L’illusion d’optique dans laquelle il est pris lui permet de s’imaginer Julie dans ses occupations journalières : il la voit, entourée des gens de sa maison, et la rêve en train de lui écrire des lettres. De façon similaire, Werther, dans sa cabane, lorsqu’il écrit sa lettre à Lotte la seule dans tout le roman  , se rêve « dans la petite chambre sécurisée », entouré des enfants et jouant avec eux : « O säß ich zu Ihren Füßen in dem lieben vertraulichen Zimmerchen, und unsere kleine Lieben wältzen sich mit einander um mich herum33».

23Cette pénétration par l’imagination dans l’espace intime de la femme n’est pas exempt d’un certain voyeurisme et montre que le désir du personnage est bien plus qu’une simple convoitise mais une vraie nostalgie du foyer. Il semble possible de déceler une sorte d’envie, de la part de Saint-Preux et Werther, envers la condition de la femme puisque celle-ci, à la différence de deux personnages, est environnée par des gens qui l’aiment, a une place dans la société et un rôle bien précis. C’est pourquoi le personnage s’introduit par sa rêverie dans l’espace féminin qui lui est interdit : Saint-Preux se complait de voir Julie qui languit en lisant ses lettres alors que Werther s’imagine en train de jouer avec les enfants et se croit nécessaire pour les garder. Le rapport à l’espace féminin reste en fin de compte ambigu : les mots de Saint-Preux mettent l’accent plus sur la barrière et sur la distance qui le sépare de l’aimée que sur la femme elle-même : il contemple en effet « les murs » et non pas la femme réelle. De même, pour Werther : s’imagine-t-il dans la position du père des enfants ce qui signifierait prendre la place de Albert  ou se voit-il lui-même comme un des enfants ? Etant donné qu’il se rêve « aux pieds de Lotte » (« O säß ich zu Ihren Füßen »). Dans les deux cas, le personnage reste dans une position marginale, se satisfaisant du plaisir de la rêverie.

24Pour conclure, il est évident que la représentation du paysage dépasse la simple dichotomie classique entre le locus amœnus et le locus horridus. Pourtant, cette distinction permet de mieux saisir le renversement des paysages estivaux en paysages hivernaux dans les trois romans. Les auteurs exploitent l’imaginaire naturel pour rendre compte des changements dans l’état d’âme. Ce paysage acquiert ainsi une signification éthique mais une analyse des passages où la nature hivernale est décrite permet aussi d’y déceler une volonté d’esthétisation. La sublimation du paysage semble révéler que les personnages ne participent à l’environnement naturel qu’à travers leurs émotions : le paysage hivernal est un lieu qui ne s’ouvre pas à l’autre et qui renverse, en revanche, le rapport entre intériorité et extériorité. S’il y a action dans cet environnement, celle-ci ne peut être qu’ascension, transcendance, détachement de la réalité parce que l’extérieur réel est désormais perçu comme une prison. L’anéantissement du paysage dans l’indétermination confirme le fait que plus qu’un objet sensible, le paysage est en réalité un objet de la pensée, un espace intime et romanesque. En outre, ce paysage est tellement blanc et transparent qu’il ne peut que renvoyer au personnage l’image même de sa passion ou, chez Jacopo Ortis, de sa condition d’exilé.  

25La représentation du paysage est liée, non plus à un signifié moral stable, mais à l’instant, aux sensations variables du plaisir et de la douleur qui varient incessamment. D’ailleurs, celle-ci est justement la définition de l’homme sensible, telle que Saint-Preux la donne lors de son séjour à Meillerie : « Vil jouet de l’air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l’air couvert ou serein règleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré des vents34».