Colloques en ligne

Hélène Merlin-Kajman

Un scandale peut en cacher un autre : la querelle du Cid

[…] [S]ans doute on ne manquera pas de dire à Votre Majesté que chacun s’est scandalisé de ma comédie. Mais la vérité pure, Sire, c’est que tout Paris ne s’est scandalisé que de la défense qu’on en a faite […].1

1Ces phrases de Molière concluent le Second placet présenté au roi le 7 août 1667 le lendemain de l’interdiction de L’Imposteur, nouvelle version d’un premier Tartuffe aujourd’hui perdu, et interdit, lui, en mai 1664. Malgré leur forme polémique, elles illustrent avec une grande pertinence le paradoxe dont nous essaierons ici de décrire l’étrange mécanisme en nous concentrant sur la querelle du Cid après un petit détour philologique.

2Le Dictionnaire historique de la langue française de Robert nous informe que le mot « scandale » « est un emprunt (xiie siècle) au bas latin scandalum, “pierre d’achoppement” et “ce qui fait tomber dans le mal” ; le latin, pour traduire l’hébreu miksol “obstacle, ce qui fait trébucher”, a repris le grec skandalon “piège” (skandalê désigne le trébuchet d’un piège où se trouve placé l’appât), pris au figuré sous l’influence d’emplois bibliques pour “occasion de scandale, de péché” […]. D’abord terme de religion, scandale se dit d’une occasion de péché, sens qu’il a dans pierre de scandale (1530), par retour à l’étymologie ».

3Pourquoi repartir de si loin ? C’est que ni cette étymologie, qui fait de « pierre de scandale » le résultat d’une sorte de redondance oubliée, ni cette mémoire de trois langues et, surtout, de textes religieux qui, longtemps, colorent le mot français, ne sont mentionnés par les dictionnaires du xviie siècle, alors même, on le verra, qu’elles éclairent un peu certaines étrangetés de l’usage du terme au théâtre.

4Le Dictionnaire de L'Académie française, paru en 1694, donne pour première définition de « scandale » sa définition religieuse : « Ce qui est occasion de tomber dans l'erreur, dans le péché », mais l’illustre immédiatement, sans explication supplémentaire, par un exemple surprenant : « Il est dit dans l'Écriture sainte que la prédication de la croix a été un scandale pour les Juifs ». Ce mot, nous est-il ensuite précisé, « signifie plus ordinairement […] [l]e mauvais exemple qu'on donne par quelque action, par quelque discours. Grand, horrible scandale. scandale public. Etc. ». À ce sens « ordinaire » succèdent deux autres, rattachés métonymiquement au précédent : « Se dit aussi de l'indignation qu'on a des actions et des discours de mauvais exemple » et « Se dit encore de l'éclat que fait une chose qui est honteuse à quelqu'un ». Ces définitions se terminent sur  la mention d’un usage judiciaire : « On appelle en Justice, Un amené sans scandale, un ordre du juge pour faire amener quelqu'un devant lui secrètement, & sans éclat. »

5Quelles que soient les diverses nuances du terme, le scandale est donc nécessairement public. Il inverse ou pervertit la logique vertueuse de l’exemplarité, au point que le secret apparaît comme la solution qui, littéralement, le fait disparaître, le dissout, voire le néantise : « Un pécheur secret ôte du moins le scandale», précisele dictionnaire de Furetière à l’article « Scandale » ; et à « Sauver » : « On dit aussi en Morale, qu’il faut sauver les apparences, pour dire, qu'il faut du moins paraître homme de bien et vertueux, et cacher aux yeux du monde tout ce qui peut lui causer du scandale. »

6L’adjectif, l’adverbe, le verbe n’ajoutent rien à ces valeurs. Relevons simplement un sens aujourd’hui tout à fait disparu du verbe « scandaliser », mentionné dans le Dictionnaire de l’Académie française : « Décrier, diffamer quelqu'un. Je sçais toute sa vie, mais je ne veux pas le scandaliser », sens également présent dans le Furetière : « Déchirer la réputation de quelqu'un, le blâmer. Cet impudent va scandaliser partout cette femme, il la décrie, il la calomnie, il lui fait des affronts. » Scandaliser quelqu’un, c’est publier, à tort ou à raison, sa mauvaise conduite cachée, détruire son apparence d’homme ou de femme de bien, en somme rendre au scandale ce qui en avait été retiré par le secret.

7Le Dictionnaire universel de Furetière donne une définition un peu différente de « Scandale » : « Action ou doctrine qui choque les mœurs, ou la commune opinion d'une nation. La prédication de l'Evangile était un scandale chez les Juifs, et une folie chez les Gentils », tout en lui associant le même exemple religieux que l’Académie : « Celui qui mange de la viande en public le Carême, donne du scandale. » C’est une définition très subtile : elle clarifie la difficulté que le Dictionnaire de l’Académie paraissait purement et simplement ignorer : comment la phrase «  la prédication de la croix a été un scandale pour les Juifs » peut-elle illustrer, de façon parfaitement logique, le sens chrétien de « Ce qui est occasion de tomber dans l'erreur, dans le péché » ? Furetière trouve une solution à cette difficulté en donnant à « scandale » un sens général non chrétien, qui permet de comprendre comment, pour « la commune opinion » de la nation juive, la prédication de la croix fut un scandale, tandis que pour la commune opinion des chrétiens, « manger de la viande en public le Carême » en est un autre.

8Cependant, sauf erreur, ces définitions semblent signaler un affaiblissement du sens théologique précis du mot « scandale ».

9Le Dictionnaire de théologie catholique définit le scandale comme un « acte extérieur qui fournit au prochain l’occasion d’une chute spirituelle, d’une faute, et qui est posé sans cause suffisante » :

Il y a scandale chaque fois qu’il est prévisible avec une certaine probabilité qu’une omission ou qu’une action minus recta accomplie en public est susceptible d’amener le prochain, qui en a été le témoin, à une faute qu’autrement il n’aurait pas commise.2

10De là sont distingués le scandale actif, péché de celui qui entraîne autrui à pécher, et le scandale passif, le péché de celui qui est entraîné par le premier.

11D’autres distinctions mériteraient sans doute qu’on s’y attarde pour mesurer l’ampleur et la complexité des pratiques et des nuances qui accompagnent le péché de scandale. Le point sur lequel nous nous arrêterons est le rapport entre contagion et scandale. Arnaud Fossier a montré comment, au xiie siècle, la théorie de la contagion des péchés par l’exemple du mal se trouve renforcée par la définition théologique du scandale, laquelle circonscrit la menace de l’hérésie et encadre les pratiques confessionnelles de manière plus précise que la seule théorie de la contagion3. On peut mesurer la menace de contagion que représente alors le scandale, « antonyme de l’exemple », écrit Arnaud Fossier, par les deux attitudes inverses que commande son existence : la première, c’est sa réparation publique, notamment quand le scandale s’est produit « par des ouvrages mauvais, hérétiques, impies ou obscènes4 » responsables de la corruption d’autrui ; la seconde, c’est au contraire, l’obligation, pour le confesseur qui apprend un péché susceptible de devenir un scandale, d’aider à le garder secret, notamment en ne donnant pas de pénitence visible au pécheur.

12On constate donc que ni l’Académie Française ni Furetière ne donnent une définition exacte du péché de scandale. Pourtant, l’exemple donné par Furetière : « Celui qui mange de la viande en public le Carême, donne du scandale » ou la sentence « Un pécheur secret ôte du moins le scandale » relèvent de ce sens. De même, à « scandaleux », adjectif que Furetière définit très logiquement à partir de la définition qu’il a donnée de « scandale » (« Qui a une doctrine ou des mœurs corrompues, et qui choquent le génie d'une nation »), il enchaîne par cet exemple en fait strictement théologique, mais comme si le lexicographe en avait perdu le sens originel : « Quand on censure une proposition, on la déclare scandaleuse, hérétique, contraire à la foi et à la morale. »

13En effet, d’abord longtemps pensée à partir de la seule notion de « contagion », l’hérésie a été ensuite déclarée scandaleuse au sens du « péché de scandale ». Or, manifestement, dans les exemples précédents, c’est l’indignation causée par le caractère public du scandale qui, par un déplacement métonymique, a pris le pas sur l’idée de contagion du péché, comme il ressort encore de cet exemple du Dictionnaire de l’Académie : « Il avança des propositions impies au scandale, au grand scandale des gens de bien qui l'écoutaient » : il n’y a pas, ici, de péché de scandale puisque les gens de bien n’ont pas péché et ne le risquent pas. Mais du coup, d’autres exemples du Dictionnaire de l’Académie deviennent obscurs : « un concubinage public est scandaleux. […] une personne scandaleuse. un livre scandaleux. une proposition scandaleuse. un commerce scandaleux : chacun de ces exemples peut être envisagé comme un péché de scandale s’ils font tomber autrui dans le péché – ou bien simplement comme une source d’indignation pour les gens de bien.

14On est tenté de conclure que le sens théologique du mot a tout simplement disparu au xviie siècle. Lorsque La Mesnardière affirme, dans sa Poétique, que « Les personnes vertueuses supportent les infortunes avec assez de constance pour ne pas irriter le ciel, et scandaliser la terre par des propos sacrilèges », ou quand il rappelle qu’Aristote « appréhende si fort qu’on scandalise le public par la représentation des mauvaises actions, qu’il a blâmé Euripide d’avoir figuré Égiste plus méchant qu’il n’était besoin pour l’intention de la fable5 », il évoque manifestement l’indignation de la terre ou du public suscitée par de telles représentations. Une citation de Balzac extraite de sa « Dissertation sur une tragédie intitulée Herodes infanticida » semble confirmer l’hypothèse de cette disparition. Critiquant la tragédie chrétienne de Heinsius pour son mélange des références chrétiennes et des références païennes, il écrit :

[…] nous ne devons pas […] dire que Jupiter tonnant s’apparut à Moïse sur la montagne […] Cette bigarrure […] travestit toute notre religion. Elle choque les moins délicats, et scandalise les plus indévots. Quand la piété en cela ne souffrirait rien, la bienséance y serait offensée.6

15Même sur une matière aussi délicate, le scandale ne blesse donc pas la piété. La définition de scandale par Furetière (« Action ou doctrine qui choque les moeurs, ou la commune opinion d'une nation »), est ici pertinente, elle a une traduction socio-poétique simple, qui semble nous remettre sur des chemins bien balisés : le scandale, c’est ce qui choque la bienséance. Du reste, pourquoi une société chrétienne aurait-elle laissé se développer une réflexion abondante sur la poétique théâtrale si elle tenait le théâtre lui-même pour un scandale, au sens théologique du terme ?

16On sait pourtant que « les premiers polémistes théâtrophobes accusent souvent le théâtre d’être intrinsèquement un scandale, au sens des Pères de l’Église, c’est-à-dire une incitation au péché7 ». Si le Traité de la comédie de Nicole n’utilise pas le mot, ni dans l’édition de 1669 ni dans celle de 1675, plus d’un passage indique clairement que son auteur tient le théâtre pour scandaleux au sens théologique de ce terme :

Quand il serait vrai que la Comédie ne ferait aucun mauvais effet sur certains esprits, ils ne pourraient pourtant pas la prendre pour un divertissement innocent, ni croire qu’ils ne sont point coupables en y assistant. On ne joue point la Comédie pour une seule personne : c’est un spectacle que l’on expose à toutes sortes d’esprits, dont la plupart sont faibles et corrompus, et à qui par conséquent il est extrêmement dangereux. C’est leur faute, direz-vous, d’y assister en cet état. Il est vrai, mais c’est aussi la vôtre, puisque vous contribuez à leur faire regarder la Comédie comme une chose indifférente. Plus vous êtes réglés dans vos autres actions, plus ils sont hardis à vous imiter en celle-là. Pourquoi, disent-ils, ferons-nous scrupule d’aller à la Comédie, puisque des gens qui font profession de piété y vont bien ? Vous participez donc à leur péché : et si la Comédie ne vous fait point de plaies par elle-même, vous vous en faites vous-même par celles que les autres reçoivent de votre exemple ; et ainsi vous êtes le plus coupable de tous. Les personnes du monde sur qui on ne prend point exemple ne sont presque coupables que de leurs propres péchés : mais ceux qui veulent passer pour vertueux, et qui pratiquent en effet quelques bonnes œuvres, sont coupables de leurs propres péchés et de ceux des autres ; et non seulement ils perdent le mérite de leurs bonnes actions, mais ils les empoisonnent en quelque sorte, en les faisant servir à engager les autres dans le péché.8

17Si le mot n’apparaît pas ici, il n’était pourtant pas absent des controverses sur le théâtre. Mme de Motteville, dans ses Mémoires, rapporte un conflit entre la Reine et le curé de Saint-Germain qui, à deux reprises, en 1646 puis 1647, veut la faire renoncer aux représentations théâtrales données au Louvre. La Reine consulte la Sorbonne :

Il fut prouvé par dix ou douze docteurs que, présupposé que dans la comédie il ne se dise rien qui pût apporter du scandale, ni qui fût contraire aux honnêtes mœurs, elle était de soi indifférente, et qu’on pouvait l’entendre sans scrupule ; et cela fondé sur ce que l’usage de l’Église avait beaucoup diminué de cette sévérité apostolique que les premiers chrétiens avaient observé dans les premiers siècles.9

18Ici, contrairement à la définition de Furetière ou à l’exemple de Balzac, la distinction est nette : deux fautes nettement distinguées doivent être combattues : celle d’« apporter du scandale », et celle « d’être contraire aux bonnes mœurs ». Les Poétiques traitent généralement la seconde faute et en parlent parfois en termes de « scandale », mais en un sens vague, c’est-à-dire sans la précision technique que lui donne la théologie10.

19On comprend dès lors l’entrée en matière du Traité de la Comédie et des Spectacles (1666) du prince de Conti, l’un des théâtrophobes dévots de la fin du xviie siècle :

La critique ordinaire de la comédie fonde ses jugements sur l’application qu’elle fait des règles de la poétique aux ouvrages des particuliers dont elle prétend découvrir les défauts, ou les beautés. […] La critique que j’entreprends aujourd’hui n’est pas de cette nature ; elle laisse à la poétique toute sa juridiction, mais aussi elle lui est beaucoup supérieure, elle a droit de corriger ce qui est même selon les lois les plus étroites, et les plus sévères de cet art.11

20Pour les poétiques, le scandale, au sens ordinaire du terme, est un effet défectueux (un « défaut ») possible d’une pièce de théâtre qui se produit quand elle contrevient aux règles poétiques. Pour les dévots rigoristes, le théâtre est, en tant que tel, et au sens théologique du terme, un scandale. Les uns et les autres ne partagent pas en fait la même définition du scandale.

21Mais les choses ne sont pas si simples, et cette première ligne de faille nous met sur la piste d’autres étrangetés, d’autres différends que celui qui oppose si nettement, dans la seconde moitié du xviie siècle, des chrétiens rigoristes et les praticiens du théâtre, à la fois dramaturges, théoriciens et spectateurs.

22La querelle du Cid est à cet égard extrêmement instructive. Et d’abord, parce qu’il est difficile de nommer où et comment le scandale démarre, ni si scandale il y a vraiment. Le Cid a été représenté à la fin de l’année 1636. En mars de l’année suivante, Corneille donne sa tragi-comédie à l’impression sans attendre les délais habituels qui permettaient de garantir aux comédiens le monopole de sa représentation ; et au même moment, il fait paraître un texte en vers, d’auto-éloge, l’Excuse à Ariste, où il écrit notamment : « Je satisfais ensemble et peuple et courtisans ». Toute fanfaronne que cette phrase puisse paraître, personne en fait ne l’infirmera. Les nombreux témoignages, aussi bien des défenseurs de la tragi-comédie que de ses détracteurs, sont unanimes :

[La tragi-comédie du Cid] a je ne sais quoi de charmant dans son accident extraordinaire, et il n’y a personne qui après avoir vu le mariage résolu des deux amants, n’entre en de grandes craintes pour eux aussitôt que les pères commencent à se quereller ; qui ne soit ému voyant l’affront que reçoit Don Diègue ; qui ne soit troublé voyant le commandement qu’il fait à son fils de le venger ; et qui ne s’attendrisse de pitié, voyant le combat en Rodrigue entre son honneur et son amour. Mais jamais rien n’a plus transporté les spectateurs qu’alors que Rodrigue ayant tué le Comte vient chez Chimène lui demander la mort, et met le même combat en son esprit entre son amour et son honneur. Ces deux combats également grands dans les deux principaux personnages, et qui entretiennent toute la pièce, donnent tant de pitié et de plaisir ensemble, que jusques ici rien ne s’était vu qui eût tant attaché l’attention.12

23Bien sûr, ce jugement part d’un défenseur de Corneille, mais le dramaturge Georges de Scudéry, le premier à publier une critique argumentée du Cid dans la querelle, polémique contre Corneille en ayant pris acte de ce succès. Le Cid n’a jamais scandalisé le public, si l’on entend par là qu’il l’aurait indigné, au contraire. Sollicité par Scudéry pour intervenir dans la querelle, Balzac ira jusqu’à écrire « que toute la France entre en cause avec lui [i.e. Le Cid.], et que peut-être il n’y a pas un des juges dont vous êtes convenus ensemble13 qui n’ait loué ce que vous désirez qu’ils condamnent. […] je ne doute point que Messieurs de l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès, et que d'un côté vos raisons ne les ébranlent, et de l'autre, l'approbation publique ne les retienne14. »

24Dans ses Observations, Scudéry dénonce en fait un scandale qui, en quelque sorte, n’a pas eu lieu, et c’est cela qui fait scandale à ses yeux  :

Insensiblement nous voici arrivés au troisième acte, qui est celui qui a fait battre des mains à tant de monde ; crier miracle à tous ceux qui ne savent pas discerner le bon or d’avec l’alchimie, et qui seul a fait la fausse réputation du Cid. Rodrigue y parait d’abord chez Chimène avec une épée qui fume encore du sang tout chaud qu’il vient de faire répandre à son père ; et par cette extravagance si peu attendue, il donne de l’horreur à tous les judicieux qui le voient et qui savent que ce corps est encore dans la maison. Cette épouvantable procédure choque directement le sens commun [...].15

25Certes, le mot de « scandale » n’apparaît pas dans ce texte de Scudéry. Mais quand elle approuve ses critiques, l’Académie française l’emploie :

Quelque violence que lui pût faire sa passion, il est certain qu’elle [Chimène] ne devait point se relâcher dans la vengeance de la mort de son père, et moins encore se résoudre à épouser celui qui l’avait fait mourir. En ceci il faut avouer que ses mœurs sont du moins scandaleuses, si en effet elles ne sont dépravées.16

26Or, il me semble qu’en établissant une distinction entre des mœurs dépravées et des mœurs scandaleuses, l’Académie est ici bien près du sens théologique du mot « scandale », comme dans un autre passage de ses Sentiments :

Il n’est pas ici question de satisfaire les libertins et les vicieux qui ne font que rire des adultères et des incestes, et qui ne se soucient pas de voir violer les lois de la nature pourvu qu’ils se divertissent. […] Les mauvais exemples sont contagieux, même sur les théâtres ; les feintes représentations ne causent que trop de véritables crimes, et il y a grand péril à divertir le peuple par des plaisirs qui peuvent produire un jour des douleurs publiques.17

27On peut encore citer un passage où l’Académie discute l’affirmation de Scudéry selon laquelle le sujet du Cid ne pouvait pas fournir « un sujet d’un poème accompli, parce qu’étant historique, et par conséquent vrai, mais non pas vraisemblable, d’autant qu’il choque la raison et les bonnes mœurs, [le dramaturge] ne pouvait pas le changer, ni le rendre propre au poème dramatique18 ». Après avoir suggéré des moyens de rendre le mariage de Chimène et de Rodrigue compatible avec la morale, l’Académie résume sa position :

Tout cela, disons-nous, aurait été plus pardonnable que de porter sur la scène l’événement tout pur et tout scandaleux, comme l’histoire le fournissait.19

28Concédant donc à Scudéry qu’à tout prendre, il valait mieux s’abstenir, elle ajoute alors un argument nouveau :

[N]ous maintenons que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour le théâtre, et qu'il en est de quelques-unes comme de ces crimes énormes, dont les juges font brûler les procès avec les criminels. Il y a des vérités monstrueuses […] qu'il faut supprimer pour le bien de la société […].

29Cette censure nécessaire, au théâtre, de la « vérité » historique rappelle la pénitence occultante imposée aux pécheurs quand la découverte publique du péché aurait risqué de le transformer en péché de scandale.

30Scudéry a donc dénoncé dans le succès du Cid un scandale, au sens théologique du terme. Car pour le sens ordinaire, le scandale n’aura jamais lieu, du moins jamais dans les termes où sa critique l’espère : encore une fois, Le Cid n’a indigné personne.

31Pourtant, il est indéniable que du scandale se diffuse. Très vite, c’est la querelle elle-même qui est traitée comme un scandale par les uns et par les autres, au sens tout à fait ordinaire du terme, cette fois-ci. Mais derechef se pose la question de savoir ce qui, ou qui, l’a, au juste, provoqué, et ce qui, ou qui, l’entretient.

32Les adversaires de Corneille accusent ce dernier, avec sa publication arrogante de L’Excuse à Ariste. Ainsi, le dramaturge Jean Mairet écrit :

À dire vrai l’on ne vous a pas cru ni meilleur dramatique, ni plus honnête homme pour avoir fait cette scandaleuse lettre qui doit être appelée votre pierre d’achoppement ; puisque sans elle ni la satire de l’Espagnol, ni la censure de l’Observateur, n’eussent jamais été conçues ; Dieu des vers ! à quoi songiez-vous ? Vous n’aviez pas employé tant de jugement à la conduite de vos ouvrages qu’il ne vous en dût rester un peu pour considérer que ce plaisant panégyrique vous rendrait ridicule à tout le monde, et que de tant de muses que vous y désobligez quelqu’une égaierait son esprit à la confusion du vôtre.20

33La dernière phrase fait allusion au mépris que, dans l’Excuse à Ariste, Corneille affichait pour les autres dramaturges, en effet « désobligés » :

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit :
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue,
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue,
Et mon ambition pour faire plus de bruit
Ne les va point quêter de réduit en réduit […]
Par d’illustres avis je n’éblouis personne,
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans [...].21

34En dénonçant les pratiques de ses collègues, et même s’il ne les nomme pas, Corneille les a donc « scandalisés », au sens du verbe aujourd’hui disparu (« Décrier, diffamer quelqu’un »). Et, de fait, la querelle ne cesse de rebondir sous l’effet des injures, menaces et diffamations. Elle fait un bruit scandaleux, et le scandale public l’alimente, comme ne manquent pas de le souligner les intervenants de « la voix du public » qui cherchent à intervenir en tiers. Les Sentiments de l’Académie française évoqueront cette dimension en parlant du Cid comme d’« un poème qui tient encore les esprits divisés, et qui n’a pas plus causé de plaisir que de trouble22 ». Et elle prétend canaliser cette division et ce trouble en les coulant dans le cadre d’un débat de poétique, « sur une matière purement académique […] devenue illustre par tant de circonstances23 ». Le scandale de la querelle elle-même est ainsi devenu une nouvelle source de renommée. Nous allons bientôt retrouver ce nouveau paradoxe.

35Pour expliquer ce scandale de la querelle, d’autres incriminent la publication imprimée de la pièce. Un libelle souligne la faute de Corneille :

Monsieur du Cid, vous n’avez fait que deux fautes qui ne se puissent réparer, l’une, d’avoir fait imprimer votre pièce qui avait été si bien approuvée sur le théâtre, et l’autre, d’avoir répondu à celui qui l’a censurée [...].24

36Un autre écrit :

Corneille ne devait point faire imprimer le Cid : il devait se contenter d’avoir été si applaudi sans souffrir qu’on l’examinât [...] qu’ils [les auteurs] se contentent d’être ouïs s’ils veulent un général applaudissement, ou qu’ils pensent mieux à leurs affaires s’ils veulent être lus.25

37L’impression, le livre rendent en quelque sorte trop publics les défauts que la représentation escamotait : voici qui nous renvoie une nouvelle fois à une problématique, sinon théologique, du moins héritée de la théologie du péché de scandale : la diffusion plus large, et plus précise, de la pièce par l’impression la transformerait en scandale plus évident que sa représentation théâtrale, tout simplement parce qu’elle lui assure une publicité accrue.

38Bref, la querelle du Cid fait assister à la propagation de scandales emboîtés, et d’accusations de scandale, dont la source alléguée, Le Cid, ne fera jamais scandale en tant que tel. Une phrase de la première version des Sentiments de l’Académie française, écartée dans la version finale, est à cet égard révélatrice :

Et certes quel que puisse être Le Cid, de quelque petit mérite on l’estime, il doit se tenir bienheureux d’avoir excité ces troubles et divisé le royaume en partis sur son sujet. Que l’on l’examine et que l’on le condamne, on ne lui saurait ôter l’avantage d’avoir fait beaucoup de bruit, et d’avoir également attiré les yeux de l’admiration et de la censure. On ne lui saurait ôter l’avantage d’avoir été la célèbre pierre de scandale que doivent remarquer désormais les poètes de théâtre afin de se régler par ses beautés ou par ses imperfections en ce qu’ils auront à suivre ou à éviter pour satisfaire les habiles.26

39Quoique examiné et condamné par l’Académie française, Le Cid est donc présenté comme l’exemple par excellence, celui que les poètes devront « remarquer » – c’est-à-dire étudier, souligner, comprendre – à l’aide du jugement de l’Académie, certes, mais un jugement lui-même provoqué par les jugements contradictoires prononcés pendant la querelle, et qui le rendent définitivement illustre.

40Il est aisé de comprendre pourquoi cette phrase a été écartée. Non seulement elle était trop élogieuse, mais elle provoquait une confusion fâcheuse en raison de l’emploi équivoque du mot « scandale ». Qualifier Le Cid de « célèbre pierre de scandale », lui concéder cet « avantage », n’était-ce pas faire glisser la catégorie du scandale elle-même du côté de l’éloge ? Même si l’allusion à la « célèbre pierre de scandale » paraît un peu obscure, il est sûr que l’expression a été appliquée au Christ, comme en témoignent tant le dictionnaire de l’Académie que celui de Furetière : « la prédication de la croix a été un scandale pour les Juifs ». Les Pensées de Pascal sont ici d’un grand secours :

Is., 8. Sanctifiez le Seigneur avec crainte et tremblement. Ne redoutez que lui et il vous sera en sanctification. Mais il sera en pierre de scandale et en pierre d’achoppement aux deux maisons d’Israël.27

41Cette dernière phrase renvoie à ce qui, depuis Saint Paul, est commenté comme un mystère théologique :

Si Jésus-Christ n’était venu que pour sanctifier, toute l’Écriture et toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles. Si Jésus-Christ n’était venu que pour aveugler, toute sa conduite serait confuse et nous n’aurions aucun moyen de convaincre les infidèles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum [= pierre d'achoppement dans les traductions...], comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre les infidèles et ils ne peuvent nous convaincre. Mais par là même nous les convainquons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute sa conduite de part ni d’autre.28

42Faut-il conclure que le scandale prête toujours à confusion ?

43Le fait est que Le Cid, « pierre de scandale », n’a cessé de croître en excellence : ses adversaires auront été à Corneille ce que les Juifs furent au Christ dans la théologie chrétienne.

44Ceci peut expliquer la difficulté des théâtrophobes dévots de la seconde moitié du xviie siècle : il est remarquable que la plupart d’entre eux ne font aucune mention de la querelle du Cid ; et quand ils citent cette pièce, ils préfèrent visiblement choisir des passages non incriminés par les adversaires du Cid comme des passages scandaleux.

45À ce bref tableau, il faudrait ajouter, ultime paradoxe, que les scènes les plus « scandaleuses » pour Scudéry et pour l’Académie, à savoir les deux visites de Rodrigue à Chimène, la première, de nuit, et la seconde, de jour (faisant courir à Chimène un danger de publication plus grand que la première), sont bel et bien présentées comme telles dans la fiction par le dramaturge.

46Qu’on en juge. À l’acte III, dès la scène 1, Rodrigue paraît chez Chimène alors qu’elle n’est pas encore rentrée de chez le roi où elle a demandé la tête de ce dernier. Elvire, frappée de stupeur devant cet éclat, essaie de le chasser :

Veux-tu qu’un médisant l’accuse en sa misère
D’avoir reçu chez soi l’assassin de son père ?29

47Trois scènes plus loin, Chimène le « reçoit ». Les deux amants se partagent ce vers célèbre : « C. Va, je ne te hais point. R. Tu le dois. C. Je ne puis30 ». Rodrigue enchaîne : « Crains-tu si peu le blâme et si peu les faux-bruits [...] Sauve ta renommée en me faisant mourir. » Chimène répond alors :

Elle éclate bien mieux en te laissant en vie,
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis
Sachant que je t’adore et que je te poursuis [...].31

48Il est difficile de ne pas noter que ces vers pourraient assez bien faire ici de Chimène la figure cachée de Corneille, et même allégoriser par anticipation la querelle du Cid ! Le trouble jeté par cette hypothèse s’accroît si on pense la figure comme « prophétie en acte », figura biblique selon l’exégèse chrétienne, précisément mobilisée pour expliquer le scandale de la croix32.

49Cette piste allégorique, selon laquelle un « événement » (ici, l’événement, il est vrai fictif, de l’élévation scandaleuse de Chimène), repose sur l’Excuse à Ariste, qui, avec un style également éclatant, fait en quelque sorte transition entre Le Cid et la querelle : un même scandale à double direction s’y réalise. En somme, ce qui fait scandale est en train de changer au xviie siècle : le théâtre change avec les mœurs – d’où le tumulte causé par l’heureuse réception de la pièce.

50Mais ce rapide parcours nous laisse devant une question.

51L’histoire littéraire, l’histoire des arts, nous a habitués à retenir pour « grands » – de fait – les œuvres qui ont fait scandale ou procès. Pourtant, on voit bien qu’en dehors de leur cas (Théophile de Viau, Guez de Balzac, Corneille, Molière, etc.), le paradoxe plonge ses racines dans le christianisme – nouveau paradoxe. Car il faudrait se méfier du risque induit : prendre le scandale (religieux, moral, etc.) causé par une œuvre pour un signe certain de son excellence... et de son innocence : « De sorte qu’ils ont marqué que c’était lui en le refusant33 »...