Colloques en ligne

Christine Le Quellec Cottier

Nœuds de mémoire et dévoilement des corps. Une poétique de l’exhumation dans Le Devoir de violence.

Corps cousus

1Récemment découverts, les propos de l’artiste brut Michel Nedjar, commentant son propre travail de création en 20161, se sont imposés à mon esprit comme un écho puissant à la démarche créative imaginée par Yambo Ouologuem dans son roman Le Devoir de violence. Cette association intuitive, qu’André Breton aurait peut-être nommée un hasard objectif, articule la réflexion autour de ces deux œuvres inquiétantes, chacune exhumant les maux de l’Histoire, telles des rhapsodies nouant des mots et des fils. Nedjar crée des « poupées », figures qui ne sont pas la résurgence d’un temps de l’innocence et de l’enfance, mais qui portent le poids du monde : le jeune Michel découvre au cinéma – il a 14 ans en 1961 – l’horreur de la Shoah et dira plus tard qu’il était tombé dans une fosse à cadavres après avoir vu Nuit et Brouillard : « J’ai appris que l’ “autre” pouvait m’assassiner parce que j’étais juif2. » Les poupées, ce sont des chiffons, des « rebuts3 », des traces qu’il agglomère et juxtapose sans apprêt, un processus qu’il nomme la phase de coudrage :

« Je ne me considère pas comme un sculpteur. Ni comme un couturier. Je ne parle pas de couture mais de “coudrage”. Je suis peut-être un créateur de formes. […] [En 1976, désorienté, dépressif après une rupture affective, il explique :]

Je me suis mis à déchirer des vêtements, comme si je déchirais aussi mon métier. J’ai tout mis à l’envers. J’ai noué, sali, torturé. Avec la teinture, j’apaisais mon besoin de salir. Et d’unifier : la couleur unissait le résultat. Il devenait un “gros truc” homogène. Très peu cousu en fait, avec une grosse aiguille. Ce qui dominait, c’était le nœud et la déchirure. […] Coudrage, coup de rage… » (p. 61-62)

2Pour créer, Nedjar a décidé de traverser les apparences incarnées par le vêtement – emmaillotage dissimulant la chair – qu’il lui a fallu déchirer et salir. Le tissu émietté constitue un corps autre, malmené, qu’aucun linceul ne protège. Cette façon de récupérer des bribes, des traces qui appartenaient à d’autres mondes semble déjà un écho à la poétique de Yambo Ouologuem dont le premier roman est tissé d’une multitude d’emprunts qui lui permettent de donner forme à l’Afrique telle qu’il la perçoit, telle qu’il veut la dévoiler. La critique, depuis trente ans, tant dans l’espace anglo-saxon que francophone4, a commenté cette « gymnastique opératoire de l’écriture5 » revendiquée par l’auteur lui-même : elle lui permet de dénoncer l’invention de l’Afrique6, que ce soit par la science européenne figurée par le fameux personnage « Shrobenius » ou par les notables africains dont la dynastie des Saïfs est un miroir sans compromis. On le sait désormais, la reprise des textes – tout comme le coudrage de Nadjar, un « gros truc » constitué en nouant et en déchirant – déconstruit toute légitimité d’un discours d’autorité sur le continent dont la parole a été trop longtemps confisquée par les conquérants et colons.

Exhumation

3Mais le processus de façonnage-coudrage se prolonge chez Nedjar par une autre étape que je postule aussi à l’œuvre chez Ouologuem. En effet, la combinatoire qu’est le corps de la poupée subit un bain que je nomme un coudrement, c’est-à-dire, selon l’art de la tannerie, une des phases de trempage des peaux animales7. Cette peau est la métaphore des corps détruits par l’holocauste juif, mais peut aussi se percevoir comme ce fameux corps de la négraille8, méprisé, violenté, découpé, si présent dans le roman de Ouologuem : 

« Une fois que la poupée est faite, […] je la trempe dans un bain rituel, et dans la bassine, il y a de l'eau sale, il y a de la terre, j'ai mis une fois du sang mais j'étais déçu du résultat et ça sentait mauvais. […]. Je trempais la poupée dans le bain rituel, qui était très sombre, je mettais de la teinture, de la colle, je sortais la poupée que j'accrochais là… avec une chaîne, la poupée dégoulinait, et en dessous, je mettais une grosse bassine… et c'était le moment le plus merveilleux de la création. […] Une fois, une seule fois, en trempant la poupée dans le liquide, dans la boue, l'eau était chaude, j'ai trempé la poupée, il y a eu un moment, j'ai eu très peur… un moment mystique, je ne sais pas comment le nommer, mais la poupée m'a entrainé presque à l'origine du monde. J'ai senti que je perdais mon identité […]9. »

4Le bain, selon l’artiste « brut », n’est pas une immersion mais au contraire une exhumation10 : le trempage révèle ce que le conglomérat cousu – la poupée – porte en lui, la douleur et la violence du monde. Ce bain dévoile, car exhumer est bien l’action de déterrer un cadavre, de le retirer de son lieu de sépulture, d’extraire du sol ce qui s'y trouve enfoui, en fait « tirer de l’oubli ». Pour Nedjar, le processus de fabrication des poupées est celui d’une révélation par dévoilement qui provoque un état second, une transe : le bain finalise ce qui était déjà là, réveille la mémoire de la Shoah. Les chiffons, shmattès, dans toute leur laideur, affirment une présence et convoquent la mémoire de l’holocauste : le coudrement, en fait, dénoue la mémoire.

Nœuds de mémoire

5Dans Le Devoir de violence, la démarche poétique de la révélation peut être associée à ce que fait Nedjar pour arriver à regarder le monde ; en ramassant des chiffons, en les « collant », il agit comme Ouologuem qui a donné corps à une mémoire. Nedjar éprouve dans sa propre chair l’expérience de cette exhumation, processus qui l’aide à vivre, ou survivre, et il est intéressant de découvrir que cette « expérience de génocide » est aussi ce que de très nombreux lecteurs du roman d’André Schwartz-Bart, Le Dernier des Justes, en 1959, ont ressenti : les psychanalystes ont parlé à son propos d’une « identification à l’exterminé11 », puisque ce roman – d’ailleurs à la source de l’accusation de plagiat envers Ouologuem12 – se termine avec la disparition du dernier des Justes sans que jamais sa communauté n’ait fait usage de la violence pour se défendre. 

6Ouologuem quant à lui maintient le processus mémoriel et l’acte d’écriture sous le signe de la destruction. Si pour Nedjar, il s’agit de renouer avec un monde perdu et regretté, un monde qui a été profané et détruit, chez Ouologuem, le bilan est plus dévastateur car la violence n’a pas disparu : elle se perpétue – c’est un Devoir – au sein même du corps malmené et profané de la négraille. La violence a dans l’œuvre le caractère « fondateur » de l’être au monde, à comprendre dès la première ligne du roman – « Nos yeux boivent l’éclat du soleil » – qui métamorphose la phrase initiale du roman de Schwartz-Bart « Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes » : pour Ouologuem il ne s’agit pas d’un monde disparu, la violence est toujours là.

7Ainsi les nœuds de mémoire de mon titre sont les rebuts sur lesquels l’histoire de la négraille13 a trébuché ; ce qui a été enfoui, oublié ou empêché, pour reprendre l’une des catégories propres au traitement de la mémoire proposées par Paul Ricoeur14. Quant au dévoilement des corps, nous en retrouverons le motif dans le roman lui-même, car la formule désigne très concrètement ce corps multiple de la « négraille » auquel le roman donne forme, qu’il soit découpé, violé ou soumis, comme l’a mis en évidence Christopher Miller en 1983 déjà15

8À partir de ces éléments, je vais donc questionner dans Le Devoir de violence un processus d’exhumation qui a valeur de « coudrement » générant aussi un état de transe : il ne s’agit pas seulement d’être immergé au sein d’un cloaque, mais d’en sortir en en portant l’empreinte ; la mémoire, corps de la négraille, surgit d’une façon inattendue et répulsive. La poétique de l’exhumation « dé-goutte » et chacun est maculé de cette boue de l’Histoire. La démarche est violente et déstabilisante pour tout spectateur ou lecteur ; elle confronte et anéantit toute représentation « cohérente » d’une réalité africaine16. En démystifiant, et parodiant, le texte ruse avec une mémoire collective qui n’est qu’un artefact. Ainsi, la combinatoire initiale, le coudrage des chiffons, des textes, n’aboutit qu’avec l’exhumation d’un passé confisqué dont l’apparence décomposée sert a contrario à exhiber sa forme. Mon propos va donc essayer de déployer cette poétique de l’exhumation qui dénude, révèle et transforme. Le travail d’écriture, comme le bain qui va dé-goutter de la poupée de Michel Nedjar, provoque un état de transe : la perception tourmentée – perçue comme une dégradation ou une purification – réoriente le sens ; le coudrage, puis le coudrement, permettent de re-lire ce qui est « déjà là », emmailloté ou figé. 

Poétique, transe et possession

9Cette poétique de l’exhumation se nourrit de cette « réorientation » qui formule l’impossibilité d’un grand récit fondateur, univoque et dominant : la saga africaine est une histoire partagée dont les sources sont multiples. Les voix de la tradition arabe, des savoirs religieux, des épopées sub-sahariennes, comme celui de l’univers colonial qui a présidé à un siècle de présence territoriale et symbolique, sont tous convoqués dans le grand intertexte de la composition. Bernard Mouralis l’a mis en évidence dans l’article intitulé « Un carrefour d’écritures17 » et Yambo Ouologuem n’a eu de cesse de jouer de ce patchwork mis à nu en 1969 dans sa fameuse « Lettre aux pisse-copie nègres d’écrivains célèbres18 ». Ce qu’Eric Sellin, en 1976, nommait « la mauvaise foi19 » de l’écrivain ne peut plus être reçu et en dit long sur ce que les Occidentaux étaient capables ou non d’accepter de la part d’un écrivain francophone africain.

10Le Malien Ouologuem rend compte d’une hallucination générale dont le texte se veut le tissu déchiré et recousu, empreinte d’une conscience qui ne peut se révéler que dans la fiction. C’est ce que Bourémi, traître et assassin, suggère quand il s’affirme diseur de vérité alors que sa seule possibilité de survie est de se constituer en « être imaginaire20 » (p. 140) :

« Dès que ma folie paraît, criait Bourémi, je ne suis plus homme, je suis un être imaginaire. […] Je me veux fou. […] … aujourd’hui je parle et le silence s’étonne qu’après tant de siècles d’inhumanité galopante j’arrive à garder quelque espoir. Mais […] qui dit à ces mégots d’humanité de quatre sous que tout simplement je parle, car le silence est à la longue insupportable… […] Je ne sais si vous m’avez compris mais c’est beau une folie, c’est un merveilleux alibi, c’est doux et terrible, vous jouez, vous vous rendez compte et brusquement hurlez ! J’ai le droit de devenir fou qui m’en empêche ? […] Contre Saïf je choisi la folie, d’autres appellent ça être quelqu’un de spécial, d’original […] » (p. 140-141)

11Ce discours rend palpable l’ultime option de survie, l’inscription de soi dans une fiction dont la folie hallucinée se dit plus vraie que la réalité expérimentée. Mais à ces strates de révélation – les textes cousus, le réel insondable – se greffe le motif de l’exhumation, très explicite au cœur du récit. L’ignoble Sankolo en est le premier témoin, car il est secrètement exhumé – alors que tout le monde le croit mort – puis drogué, afin qu’il devienne un zombie condamné à travailler sur les chantiers de travaux forcés. C’est Vandame, le « juste du colonialisme » (p. 192), qui reçoit la visite impromptue d’un « prétexte d’homme » reconnu comme Sankolo, alors qu’il a été enterré six mois plus tôt. Il semble « habité » et ce n’est qu’après avoir bu de l’eau que, comme « par enchantement », il sombre « dans le bien-être » et explique à Vandame qu’il a été « enterré vivant, puis exhumé de son tombeau, drogué ensuite et expédié à l’Est » (p. 165). Là-bas, comme un mort-vivant, il a servi tant des Blancs que des Noirs, vendu et revendu. Le texte donne à entendre la parole de Sankolo, longue transe verbale qui dévoile son état d’hallucination. Parler et rétablir un contact signifie pour lui sortir de son état de « bête » et « renouer avec l’essentiel de lui-même » (p. 181), parce qu’il vivait une « anesthésie cérébrale » (p. 180).

12Le retour de Sankolo est la preuve de l’exhumation de son corps, mais aussi de sa capacité à nommer : il peut « témoigner » de l’enfer vécu, bien que toute l’expérience ait été perçue comme une transe. Que ce soit en évoquant « un faisceau de lumière blanche » ou le sentiment d’une aspiration par la couleur noire, « un noir peuplé de cris » (p. 168-169), les perceptions renvoient à une même expérience de la traite, cette cale du négrier « où nulle lumière ne pouvait guère plus leur parvenir » (p. 30). Le processus du retour rappelle aussi ce qui était déjà infligé aux victimes de Saïf El Haram au début de l’Empire, car Sankolo se lave avant de disparaître à nouveau (p. 170), comme les vaincus torturés des razzias, purifiés dans un bain avant d’être dévorés. Le cycle de violence hallucinée traverse les siècles :

« Me tuer, à quoi bon ? … Peut-être est-ce un peu cela, une vie de Nègre. Esclave. Vendu. Acheté, revendu, instruit. Jeté aux quatre vents… Il faut de la main-d’œuvre à bon marché. » (p. 182)

13Le serf est donc condamné à servir et disparaître, sans laisser de trace, alors même que le roman de Ouologuem déjoue ce destin en faisant entendre des voix multiples : le discours de l’hallucination directement lié à l’acte de l’exhumation place la vie du « nègre » sous le signe de la dépossession, de la violence, d’une impossibilité à être maître de sa réalité ; il est l’aliéné qui traverse des territoires, concrets ou symboliques, hostiles.

14Pour les anthropologues – je fais référence ici aux écrits de Roger Bastide qui publie à l’époque où le roman paraît – la possession est toujours associée à une thérapeutique. Elle va permettre une transformation dont le sens dépend de l’origine de l’état second : si l’individu est possédé par les Dieux, il en sortira grandi ; s’il est possédé par les Morts, il continuera à être torturé21. Sankolo semble bel et bien hanté par les morts qui traversent l’espace de son exil, tant mental que spatial, et son état disloqué conforte le rôle de conditionnement de la transe. Les effets cathartiques de celle-ci ne sont en effet pas une finalité car, comme l’explique Roger Bastide, « la transe africaine ou afro-américaine est un instrument de contrôle social : contrôle des anciens sur les jeunes, contrôle des chefs sur leurs subordonnés » ; la transe est donc toujours maîtrisée : il s’agit d’un « langage qui se décrypte selon un certain code » ; il a « son vocabulaire, ses règles grammaticales et sa syntaxe22 ». L’état de transe qui succède à l’exhumation rend compte à la fois de l’asservissement organisé de la négraille, mais aussi de la fiction qui en découle : le réel n’est pas saisissable et se diffracte en de multiples perceptions qui peuvent être lues comme un état de possession. Même re-né, Sankolo est contrôlé par des forces qui le dépassent et qui servent le fonctionnement du pouvoir royal, non de lui-même. La capacité de nommer ne semble d’ailleurs pas suffisante pour sortir d’un tel état. Parallèlement, le pouvoir des Saïf, à travers les siècles, reste intact : la terreur, les ruses, les massacres, les compromis ne le disloquent jamais23 ; et sa fausse soumission au colon est identique au simulacre de son rôle de guide du Nakem, puisque la négraille « déraille », délire et subit, remplissant cyniquement une des fonctions de la possession : 

« Pour les sociétés à chefferies ou à royauté, la manipulation de la fonction de prophétie [vise à] contrôler politiquement les sujets dominés et même, aujourd’hui, [à l’utiliser] en vue du développement économique et social (en le faisant justifier par les dieux parlant aux cours de crises extatiques) […]24. »

15Cette manipulation fait écho aux propos plus récents de Laurent Dubreuil, cités par Anthony Mangeon, à propos de la nécessité de « posséder les possédés25 », de les exorciser pour les remodeler ; c’est ce que croient faire les colons, mais dans le roman seul Saïf le réalise. La « phrase de possession » – selon Dubreuil – est l’« instauration d’une “syntaxe de pensée par la langue”, c’est-à-dire “une façon de parler” ou un “agencement de mots” qui fait sens, se répète de locuteurs en locuteurs, faisant ainsi parler dans un registre comparable opposants, attentistes, serviteurs et agents coloniaux » ; « la phrase est en somme la “constitution d’un impensé dans la parole qui devient la pensée même”26 ». L’exhumation des corps, la mise à nu et les discours hallucinés donnent à voir cette possession tout en la dénonçant.

Ruses du pouvoir

16C’est bien le « coudrement », ce bain de salissures dé-gouttant27 dans la fiction qui exhume les impensés et les manipulations. Cela se lit aussi avec l’histoire que Saïf propose de sa propre origine28, puisqu’il se dit d’ascendance juive pour se rendre « supérieur au nègre » (p. 94) et par là même s’associer au destin des victimes d’une Histoire emplie d’errance et d’holocaustes… Une telle mise en scène, alors que Vandame le colon a droit à l’appellation de « Juste », perturbe : une origine juive participe à la récupération de l’Histoire en plaçant les bourreaux du côté des victimes, polarité qui ne sert qu’à dissimuler une soif de pouvoir. Par cette mise en évidence, le texte conteste toute dignité à Saïf. Mais il n’est pas le seul. En effet, Sankolo est aussi un bourreau : il a massacré sa propre femme à coups de couteau, par dépit, frustration et jalousie, alors qu’il venait d’être le témoin impuissant d’une scène de copulation entre un des fils de Saïf et la fille de Shrobenius, celui qui était venu « ressusciter, sous couleur d’autonomie culturelle, un univers africain qui ne correspondait à plus rien de vivant » (p. 148). 

17Comme l’a écrit Bernard Mouralis, ce n’est pas parce que l’on est une victime que l’on est digne : 

« Le racisme et la cruauté avilissent le bourreau, mais la souffrance n’a pas pour autant le pouvoir de transfigurer la victime, de la conduire à quelque rédemption, de la rendre meilleure. Là se situe l’audace de Ouologuem […]. Bref, dans ce refus d’admettre qu’il puisse y avoir un peuple élu, soit par prédestination, soit parce que la somme exceptionnelle des violences subies au cours des âges autoriserait à le considérer comme une victime exemplaire29. »

18Ainsi, le texte en révélant les stratagèmes du pouvoir et ses mystifications, subvertit les imaginaires et récuse les vérités toutes faites : Saïf a beau se présenter comme un descendant de la reine de Saba, Sankolo a beau être un corps-objet, victime du notable de sa propre communauté, ils restent d’ignobles personnages.

19Cette illusion, cet effet d’optique est bien ce que met en scène la poétique de l’exhumation : le discours ne peut être univoque et le narrateur omniscient qui traverse les siècles transmet son savoir en exploitant toutes les versions – et donc tous les fils de la mémoire orale et écrite – de cette histoire de violence. Tonalité épique, parodie, intertextes multiples tissent un sens nouveau : comme le corps cousu de la poupée agglomérée par Michel Nedjar, le texte-corps de la négraille s’égoutte en dévoilant les morceaux de sa propre chair, victime et bourreau30. Cette complicité avec la violence se prolonge quand Saïf (pour faire oublier le scandale du meurtre commis par Sankolo) devient le maître d’œuvre d’une construction culturelle, « une cuisine d’art symbolique, religieux, pur, qu’il exporta à Vandame » (p. 159) sous couvert de vérité séculaire. Ce leurre est ce qui a donné corps à l’Afrique racontée par les Européens, ethnologues et historiens, aveugles face à la supercherie : comme les masques immergés, salis et vieillis qui sont « exhum[és] quelques temps après » et vendus « chargés […] du poids de quatre siècles de civilisation » (p. 163) aux amateurs, une fois encore le récit du bain exhume avec ironie les nœuds de la mémoire commune, trompée et trompeuse.

20Parmi les nœuds de la mémoire, le corps malmené de la négraille est d’abord celui des esclaves anonymes dont Kassoumi et Tambira sont les symboles. Serfs, ils appartiennent à une masse inerte qui n’a pas accès à la parole publique, signe du pouvoir ; la transgression de cet interdit sera payée au prix fort puisqu’en dévoilant le meurtre perpétré par Sankolo, Kassoumi signe l’arrêt de mort de sa propre femme aimée, Tambira. 

21Kassoumi a misé sur l’éducation de ses enfants pour sortir de la misère et c’est Raymond-Spartacus qui incarne ce fantasme d’autonomie. Installé en France en tant qu’étudiant, réquisitionné comme tirailleur durant la Seconde Guerre mondiale, Raymond vit soudainement l’enfer des combats en subissant ce dont il ne comprend pas l’origine, la tête enfoncée « dans le songe ravageur, sous la musique de chars arrosant l’air de bruit, parmi la confusion affolante » (p. 264). Enseveli sous les décombres d’une maison bombardée, « laissé pour mort » par ses camarades, Raymond-Spartacus s’exhume lui-même, le « visage tuméfié, le corps endolori » (p. 265) ; mais à cette capacité d’extraction qui pourrait sembler au lecteur une marque d’autonomie succède une énumération qui le présente aussi tel un zombi, dans le prolongement du transport de Sankolo : « Courir. Marcher. Fuir. La faim. Qu’importe. Vivre. Courir. Souffler. Survivre. […] » (p. 265).

22Raymond-Spartacus est un animal en fuite qui dort « dans les arbres » (p. 265) et son retour parmi les vivants, renaissance fêtée, est factice, un simulacre de plus. Sankolo a été le nègre-esclave, l’homme-machine des siècles de la traite vendu par le notable africain, puis par le commerçant arabe et le colon. Raymond, lui, incarne le nègre évolué, le fils de domestique qui a été envoyé à l’école pour remplacer le fils du notable qui ne voulait pas passer pour un « collabo ». Mais il reste un « pantin manipulé par les pouvoirs traditionnels » comme le précise Ouologuem lors d’une interview radiophonique réalisée au moment de la sortie de son roman31. L’emmaillotage et l’apparence ne sont plus les mêmes, mais il s’agit toujours de la même négraille, corps et âme de mort-vivant, être halluciné dont toute l’expérience de vie est semblable aux poupées exhumées de Nedjar.

23Ainsi, Raymond, miroir de la structure et de l’administration de l’Afrique telle que Ouologuem la connaissait, ne « peut être compris qu’en fonction de Saïf », ce dernier étant selon l’auteur « une vérité à l’échelle du continent32 ». Le roman, en exhumant les nœuds de mémoire, en proposant par analogie la répétition des mêmes cycles de violence et d’aliénation, tisse les fils de cette histoire que Bourémi nommait « des siècles d’inhumanité galopante » (p. 140). Le texte cousu, corps malmené, est le lieu de l’hallucination, il est l’expérience poétique des ravages humains, des simulacres et ruses qui ont maintenu le pouvoir aux mains des Saïfs, cette dynastie dont Ouologuem situe la source d’inspiration « dans le Soudan anglo-égyptien33 ». 

Folie de l’Histoire

24Sankolo, victime et bourreau, a été exhumé, mais son discours halluciné dévoile son éternel état de possession ; Raymond s’est exhumé lui-même, mais il ne sera que ce que les autres ont décidé pour lui : en Europe, « il est le plaisir du colon qui a civilisé son sous-développé » (p. 271) et, quand il rentre en Afrique, il réalise qu’il n’est que le pion de celui qui est la cause de la mort de ses parents et de la destruction de sa famille ; pour Saif, par contre, « l’œuvre de soumission de la négraille instruite était accomplie» (p. 272). Raymond est donc aussi un « possédé », dépendant de formes du pouvoir qu’il ne pourra jamais incarner.

25Dès lors, si Nedjar compose ses poupées porteuses de la violence du monde afin d’exhumer ce qui ne doit pas être oublié car, comme il l’affirme : « mon travail consiste à ne pas laisser mourir34 », chez Ouologuem, par contre, la poétique de l’exhumation n’est pas salvatrice. Aux textes cousus qui matérialisent la fin de la possibilité d’un « grand récit » s’ajoutent dans l’intrigue des tissus, shmattès, linge « crasseux au possible, tout plein de senteurs » (p. 278) avec lequel vont être dressées les vipères de Saïf, prêtes à mordre le vêtement [de la future victime], ce vêtement qui a cette odeur déterminée, et qu’elle reconnaît. » (p. 279) Les vipères sont, elles, possédées par l’odeur et agissent avec une précision mécanique : rien ne peut les empêcher de mordre, sauf la mort. Et quand l’évêque Henry dévoile à Saïf qu’il a compris sa ruse, ce dernier décide de sacrifier la vipère cachée dans la flûte de bambou, car l’animal s’exécute toujours, comme sous hypnose. L’exhumation, la possession, la transe ne peuvent être déjouées ; elles conduisent toutes à la mort.

26La folie à l’œuvre est celle de l’Histoire, des individus, mais aussi celle du langage qui ne suffit pas pour sortir de la transe. L’exhumation, chez Ouologuem, n’est pas un apaisement. Elle construit un autre réel, dans la fiction, seul lieu où la compréhension de la possession est « recevable » : ainsi, le texte est à la fois le sujet et l’objet de la révélation. Ce constat me permet d’exploiter les propositions de Laurent Dubreuil – telles que présentées par Anthony Mangeon – pour qui « la littérature qui “naît de la transpercée des langues ordinaires”, est le seul moyen d’échapper à la ventriloquie de la phrase de possession35 » : Ouologuem, avec son Devoir de violence, met « en œuvre la phrase de hantise », phase de transe et de possession qui est à la fois le sujet de l’histoire de la négraille, autant que la possibilité même de la raconter, combinatoire infinie.

27Raymond-Spartacus a conscience de la nouvelle fiction en train de se jouer à son retour en Afrique : 

« Non que Raymond, à ce merveilleux tournant de la civilisation française, incarnât seulement une contestation idéologique. Sa propre existence, il le savait, serait vouée, en dépit de Saïf, à être contestation : le scandale qui l’entourait restait “incatalogable”.
Mais la notabilité, ici – comme d’ailleurs la bourgeoisie – était prête à récupérer ces contestations – libellant, étiquetant, emballant, vendant jusqu’au scandale. L’homme politique que le fils de Tambira voulait être dans le Nakem assassin de ses parents, au regard de la tradition restait une espèce d’artiste non libre comme dans toute société, parce qu’en lui-même il était individu problématique, contestation vivante. Certes, Raymon-Spartacus Kassoumi trouvait dans cette aliénation une voie ouverte à sa révolte : c’était en quelque sorte un devoir pour lui d’être, avec son Afrique, révolutionnaire. Mais comment… » (p. 273-274) 

28L’espèce d’artiste non-libre, comme dans toute société incarne l’écrivain en « juif, nègre, conscience malheureuse, drame et en même temps désir d'authenticité36 » revendiqué par Ouologuem. Il n’écrit pas « juste un roman africain37 », mais s’adresse à tous, affirmant qu’il n’y a pas « de problème noir, seulement des problèmes humains38 ». Il questionne la folie d’une Histoire confisquée dont la seule réalité se trouve dans son caractère hallucinatoire et délirant : elle n’a donc pas d’existence tangible et sa seule possibilité d’existence est celle du « lieu propre de la littérature39 », espace de la possession. Le récit dit le corps « possédé » de la négraille et son exhumation fictionnelle transfigure son linceul. Au sein de ces horreurs, laissons encore un fois la parole à Bouremi, l’« être imaginaire » dont le cri est l’ultime trace d’une conscience : 

« “Je ne sais si vous m’avez compris mais c’est beau une folie, c’est un merveilleux alibi, c’est doux et terrible, vous jouez, vous vous rendez compte et brusquement hurlez ! J’ai le droit de devenir fou, qui m’en empêche ? Je n’ai ni père ni mère ni dieu ni diable. Contre Saïf je choisis la folie, d’autres appellent ça être quelqu’un de spécial, d’original et si mon originalité à moi c’est ma folie hein ?” » (p. 141)

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