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Ouologuem porno/graphe : une érotique de la création
Céline Gahungu
Sorbonne-Université
1Le tournant des années soixante est une période faste pour Yambo Ouologuem ; en 1968, LeSecret des orchidées1est publié, Le Devoir de violence2 remporte le prix Renaudot avant que ne paraissent, coup sur coup, Lettre à la France nègre3, LesMilleetune bibles du sexe4et Les Moissons de l’amour5. C’est à cette période que commence le chantier « fou6 », « ambitieux » et « hors-série » des PèlerinsdeCapharnaüm, somme et tombeau de toutes les littératures.
2Conservées à l’IMEC, les archives du Seuil suggèrent une activité foisonnante dont la correspondance enregistre les progrès et les revers. Les manuscrits et tapuscrits envoyés à la maison d’édition entre 1963 et 1968 – Le Devoir de violence7, Humble soif8 et Salive noire, les textes réels ou fantasmés – La Chair des civilisations, Les Dynasties du massacre, L’Enfant roi ou Pour Marceau – et le projet monumental des PèlerinsdeCapharnaümtémoignent d’une perpétuelle ébullition créative. Au cours de ces années où Yambo Ouologuem confie « travaille[r] avec une méthode et un acharnement rares9 », l’une des caractéristiques de son œuvre naissante est l’érotisme. De la première version du Devoir Violence10 aux Pèlerins de Capharnaüm, son univers semble « fait de volupté11 » et des plaisirs les plus vifs.
3La « matière obscure et lourde qui […] obsède12 » le romancier, d’après Paul-André Lesort13, l’un de ses conseillers littéraires au Seuil, fait-elle de lui un pornographe ? Si le sens premier que Restif de la Bretonne14 donne au terme n’est pas actif, les personnages et situations hérités de l’Enfer de la Bibliothèque prolifèrent dans des pages traversées par une ardeur sans cesse renouvelée. L’écrivain succomberait - il à la tentation de composer « un milliard de romans sans peine15 », à une période où la littérature érotique connaît un vif succès, d’Emmanuelle à Histoire d’O16 ?
4Dans l’entretien accordé, en 1969, à la revue érotique Plexus et la correspondance nouée avec François-Régis Bastide, Paul Flamand et Paul-André Lesort, revient une antienne qui dément cette hypothèse : Ouologuem ne se veut ni un « narrateur d’anecdotes17 », ni un boutiquier18, et entend redonner vie à un genre romanesque selon lui anémié. L’érotisme est précisément l’un des ressorts de cette ambition prométhéenne : son onde de choc ébranle tous les aspects de la création, depuis l’acte d’écriture jusqu’à sa réception fantasmée.
5L’« effet immédiat et actif19 » de l’œuvre érotique fascine Yambo Ouologuem ; l’un de ses doubles est Harry, avide d’offrir des livres licencieux à Golda afin d’enflammer ses sens assoupis. Performative, la pornographie instaure une dynamique de lecture mimétique20 : le pornographe souhaite susciter l’émotion de son lecteur et transformer la lecture en jouissance. Sur le versant de la création, écrire et désirer forment un continuum. À l’inverse des « écrivaillons21 » « châtrés dans [leur] génie », Ouologuem, prompt à réinvestir les postures de Flaubert – « Bander ! Tout est là22 » –, entend faire de sa « sève vive23 » et de sa « fierté verticale » les générateurs de son écriture. Comment constitue-t-il sa « virilité24 » en moteur de la création ? Quelle est la portée esthétique et existentielle de son ontologie énergétique ? En quoi l’érotisme est-il le ferment de l’« œuvre totale25 » qu’il ambitionne ?
Phantasiologie
« Flatte[r] les imaginations26 »
6Évoqué dans l’entretien mené par Arlette Peltant, le fantasme de corps « désaliéné[s]27 » est bien plus qu’un propos de circonstance, destiné à une revue érotique. Constitutif de la poétique romanesque de Ouologuem, il est au cœur du « système28 » qu’il tente de théoriser et de mettre en œuvre. La phantasiologie29, notion créée au XVIIIe siècle par le marquis de Feuquières, n’est pas sans faire songer à son univers : la sensualité y est mise au service d’une imagination toute-puissante. « Ne suffit-il […] pas que le désir nous secoue30 ? » : infinie, la liberté de personnages indifférents aux entraves du réel facilite l’entrée dans le régime romanesque et ouvre la voie à tous les possibles narratifs.
Tempos
7L’« insatisfaction féconde31 » qui aiguillonne l’écrivain a une traduction sur le plan narratif : « il ne faut pas que baisse le désir32 ». L’alternance des rythmes joue un rôle déterminant dans les œuvres érotiques selon Jean-Christophe Abramovici33 : sans cesse renouvelées, les scènes, au fil du Devoir de Violence, sont distillées de manière à susciter l’attente du lecteur et piquer sa curiosité. Entre la « jouissance collective34 » organisée dans un village, les saturnales sorcières, les amours d’Awa et Chevalier, Sonia et Madoubo, Lambert et Kassoumi, Kassoumi et Suzanne et l’orgie parisienne, interviennent également pauses et commentaires ironiques – « Coucher avec une Négresse ! […] C’est le plaisir suprême ; la volupté inavouable. Viens, petite, je vais t’apprendre des choses35 » – afin de donner une nouvelle dynamique à la narration.
8Tour à tour « contracté. Puis détendu. Crispé, actif. Calme36 », le tempo des Mille et une bibles du sexe, dans les chapitres consacrés à Golda, est caractéristique d’une tradition littéraire française parfaitement maîtrisée. Les épisodes structurés par la séance de cinéma, l’hôtel de la Goutte d’Or, la petite mort sous la menace d’une arme et la maison de rendez-vous accomplissent la vocation du roman érotique : pas à pas, les expérimentations sexuelles sont une initiation qui, de révélations en révélations, dévoile les réalités humaines sous le masque des bienséances sociales. À Valenciennes, la maison de plaisir constitue un nœud narratif à partir duquel tout s’inverse. La découverte des activités secrètes de Monique, honorable bourgeoise dont l’existence semble s’écouler paisiblement, dessille Golda et emporte ses dernières résistances :
« Et pourtant. La vue de cette scène était décisive. Ce fut la brèche dans le mur psychologique où Golda était prisonnière.
Golda secoua lentement la tête, et Harry vit des larmes dans ses yeux. Il faisait tout juste assez clair pour qu’il distinguât son visage.
Elle regarda fixement les accouplements multiples, mais ses yeux étaient comme libérés par un torrent d’émotions qu’elle ne pouvait plus refouler… Elle sentit ses lèvres aussi salées que des larmes – quoi ! Elle avait donc engagé sa vie sur des valeurs qu’elle croyait vraies, quand le monde était hypocrite […]37. »
9L’insensible personnage meurt pour renaître sous les traits d’un être métamorphosé, « plein d’imagination et dévoré d’insatiable curiosité38 ». Organisé autour de deux chapitres – « L’hymen flagrant » et « Les légendes du vertige » –, le roman de Golda Schwartz, double clandestin de Golda, la fiancée d’Ernie Levy dans Le Dernier des justes, peut alors s’achever.
10Cette tension narrative atteint son plus haut degré à la fin du récit. Les topoi de tout un pan de la littérature depuis Dom Bougre, portier des Chartreux39à Histoire d’O – apprentissage érotique, aristocrates débauchés, fêtes masquées, innocents dévoyés dont les tribulations sont prises en charge par des récits polyphoniques – sont escamotés et laissent place à un dialogue de douze pages. Dépouillée de tous ses artifices, la scène n’existe qu’à travers la conversation téléphonique de Régis et Vive, morceau de bravoure métatextuel où l’érotisme devient un pur effet de langage. Les seuls impératifs sont de « tout dire40 », de tout « griffonner » : le « désir du désir41 » engendre, sans trêve, sa matière textuelle.
Fétiches : miroirs et treillages
11D’une page à l’autre, circulent deux objets fétiches : miroirs et treillages. Le rétroviseur dans lequel Sankolo observe les amours de Madoubo et Sonia, le miroir de poche d’Éliane Rouvier et les nombreuses références aux bas résille, membres entrelacés et bottes lacées associent érotisme et écriture. À l’image des immenses glaces disposées de manière à refléter les ébats de douze amants dans un meublé de Pigalle, les textes réfléchissent à l’infini leurs constructions en miroir. Ce dispositif spéculaire relève en partie du « système » que Yambo Ouologuem décrit dans une lettre adressée à Paul Flamand le 18 mai 1968 :
« Écrire une suite discontinue de romans serait le plus grand péril pour moi. Je sais que vous avez l’habitude des livres que vous faites naître, et qui survivent un mois ou un trimestre. De quoi avoir envie de casser sa plume42. »
12Son ambition est immense : créer une œuvre-monde, conçue pour représenter une totalité – il sera question des cinq continents dans Les Pèlerins de Capharnaüm –, rêve esthétique d’une écriture qui n’aurait jamais de fin et dont l’un des modèles revendiqués est La Comédie humaine43. Pour que la création se poursuive toujours, en dépit des textes refusés par le Seuil – les premières versions du Devoir de violence, Humble soif, Salive noire, Le Secret des orchidées, Les Mille et une bibles du sexe, Les Moissons de l’amour44 – et des inédits disparus, l’écrivain aménage échos et reprises. Sur le plan fantasmatique, un même flux se propage, œuvre après œuvre. L’ « air absent45 » et l’errance du personnage anonyme de « Lettre aux femmes nègrement seules » rappellent les platitudes de Golda ; consacrés au Nakem, les derniers chapitres des Pèlerins de Capharnaüm transforment le tapuscrit en suite inachevée du Devoir de violence ; le bestiaire amoureux qui se déploie au gré des romans – setters, dogues, lions, vipères, boas et anacondas – les enserre dans un réseau complexe et « arachnéen46 ». La création des personnages pousse cette dynamique à son degré le plus élevé : une réversibilité extrême les caractérise. Si d’un Devoir de violence à l’autre, Duchalier et Éva ont pour doubles Chevalier et Awa, Jean-Baptiste Demblé, le héros métis d’Humble soif, renaît, à la faveur des Moissons de l’amour, sous les traits de Ricardo Alvares alors que Mina, plantureuse soubrette47, traverse également les scènes romanesques.
13Évoquée avec humour par la « Lettre aux pisse-copie nègres d’écrivains célèbres », la poétique de la compilation relève de cette veine réflexive. Une dynamique ironique du dépassement pousse Yambo Ouologuem à brasser et fragmenter les intertextes scandaleux. Adepte d’une esthétique de la grimace, il détourne images, mots et séquences en les tirant vers l’outrance et la caricature. Sade, ses quatre historiennes et les ornements rococos de Silling48 sont concurrencés par « 600 rédacteurs49 » et une enfilade de galeries, miroirs, boudoirs, « colonnettes granitelle50 », « coquillages broyés », « Éros miniaturisés » et « Vénus lasses51 », décors où s’entremêlent violence, sexe et esthétique mignarde. L’œuf imaginé par Georges Bataille, dans Histoire de l’œil, devient un dangereux « œuf en argent […] rempli de mercure » manipulé par l’une des initiatrices de Golda. Les performances numériques des Mille et une bibles du sexe – « manuscrit de 2400 pages52 » avant toute réécriture – rivalisent avec un culte du chiffre qui, des Cent vingt journées de Sodome aux Onze mille verges53, caractérise la littérature clandestine.
L’enchanteur enchanté
« Conter, conter sans relâche, jusqu’à en enchanter toute l’assistance54 »
14La praxis et la théorie littéraires de Yambo Ouologuem accordent aux lecteurs une place importante : l’écriture prend les proportions d’un nouvel art d’aimer dont ils sont les destinataires privilégiés. Fantasmatique « magicien55 » dont la polygraphie brise toutes les contraintes, il se veut un écrivain total, à la mesure du « monument56 » littéraire qu’il ambitionne de construire.
Art d’aimer
15Pour enchanter l’assistance et imposer la loi de son texte, Ouologuem multiplie les objets et situations destinés à symboliser une union étroite avec son lecteur. Les « caresses crayonnées57 » sur la peau de Kassoumi, le « crayon mince et bien affûté58 » qui ouvre la danse des érotiques, la « feuille sensible59 » manipulée par Régis, et l’image de « sexes déclos comme […] [des] livres60 » en constituent quelques-uns des signes. Cette érotique de la lecture est pensée dans la correspondance : à la faveur d’une réflexion consacrée à l’ironie, la longue lettre du 18 mai 1968 porte, en partie, sur les lecteurs, doubles, complices et amis dignes de tous les « hommage[s] ».
16Avant même que ne débute l’intrigue des Mille et une bibles du sexe, la « Note » et l’« Avertissement » les installent au cœur de la machinerie romanesque, évoquent leurs réactions à venir et vantent les attraits d’un « voyage fabuleux61 ». Les intrigues amplifient cette dynamique en vertu d’une caractéristique : fondé sur des mises en abyme, le texte érotique programme une lecture toujours plus avide. Ouologuem compose des « roman[s] de voyeur[s]62 » ; souvent représenté, le lecteur y est confronté au désir que le texte s’efforce d’éveiller en lui. Dans Le Devoir de violence, Sankolo observe les ébats de Sonia et Madoubo, sans se douter de la présence d’Awa, observée par Kassoumi. Cette scène gigogne, qui conte avant tout les plaisirs de Sankolo – cœur battant, « yeux exorbités63 », « verge pointée vers le couple » –, réactive et programme avec humour « le topos du lecteur jouisseur64 ».
17Les stéréotypes romanesques doivent être considérés à l’aune de cette érotique de la réception. Conçus pour être identifiés, ils invitent à une lecture ludique et jouissive. Le « pauvre grand exotisme65 », la plupart du temps, en est l’aiguillon. Dans l’épisode libérien des Mille et une bibles du sexe, la phrase « Ils vivaient l’Afrique, à une cadence de plus en plus accélérée » ouvre la voie à une séquence humoristique. L’atmosphère est « brûlante66 », les « cocotiers » abondent, les « papayes [sont] fondantes » et les « mangues sucrées67 ». Tout s’inscrit dans un « code édénique68 » moqué et, conjonction comique de la théorie des climats et du célèbre poème de Senghor, les « femmes noires69 » déambulent « reins cambrés » et « seins insolents ». Le Devoir de violence et Les Moissons de l’amour sont au diapason : du Brésil à l’Empire nakem, fleurs carnivores, belles « endiablées70 » d’une école de samba, peaux de panthère et parfums fauves composent des univers romanesques qui caricaturent la « notion vague et, au demeurant fort peu géographique, de tropiques71 ».
18L’intrigue des Moissons de l’amour sollicite davantage le lecteur, pour peu qu’il sache que, sous le masque de Nelly Brigitta, se cache Yambo Ouologuem. Au cours d’une réception organisée en Suisse, dans le château des Latour, le « Tout-Paris72 » se presse pour fêter l’anniversaire de Stéphane de Mérignac. « Viril et respirant l’énergie73 », le journaliste revient d’un safari au Kenya, ce qui incite Gabriella à lui offrir un lion aux « prunelles flamboyantes74 ». La scénographie – « lampes à huile venues de Guinée » et « impression de mystère75 » – rappelle des épisodes du Devoir de violence et des Mille et une bibles du sexe, tous deux structurés par un bestiaire érotique. L’un évoque les ébats d’Awa et de deux setters, dans une pièce également saturée par un parfum d’encens, l’autre porte sur le safari kenyan de Régis où un fauve joue un rôle important. L’allusion aux savanes africaines et le souvenir des « prunelles droites fendues comme une taie jaune76 » du lion rencontré par Régis et Vive génèrent une attente, mais l’« imagination libidineuse77 » du lecteur est rapidement frustrée. Les contraintes génériques du roman sentimental jouent à plein : le lion est empaillé et le spectre des « mille folies78 » s’évanouit.
L’écrivain total
19Alors même qu’il se trouve au début de sa trajectoire, engagé dans un devenir écrivain79 incertain, Yambo Ouologuem fait preuve d’une ambition sans limite. Nouvel homme plume – « L’œuvre ! l’œuvre ! au diable l’homme80 » –, il prétend, au seuil des Mille et une bibles du sexe, donner à lire « l’érotisme le plus neuf, le plus troublant81 ». Si cette rhétorique peut faire sourire chez un jeune écrivain adepte des compilations les plus outrées, elle recouvre, toutefois, une réalité : façonner un style « viril » est d’une redoutable difficulté. Dès ses premiers pas, le romancier s’efforce d’inventer une langue forte, chargée d’énergie, curieuse alliance d’« audace82 », de vigueur et de « raffinement ». Traversé par une intense métatextualité, le roman Les Mille et une bibles du sexe regorge de réflexions à ce sujet. Les « impuretés verbales83 » et les « mots argotiques84 », convenus, seraient à éviter. Lecteur d’œuvres érotiques, Ouologuem sait le défi qui l’attend : créer un je ne sais quoi dont la magie fera tout le sel de ses textes – le style.
20Quel est-il ? Une dynamique double, mélange de « fièvres oratoires85 » et de mises à distance, dont l’un des grands modèles est Sade, maître de toutes les esthétiques et de tous les tons. Dans Le Devoir de violence et Les Mille et une bibles du sexe, l’énergie débondée transgresse les interdits langagiers pour dire la naissance du désir et les vertiges charnels. La représentation du corps y est la même – lèvres, verges, seins sont régulièrement évoqués –, au gré d’épisodes métatextuels où les « scènes et poses varient86 ». Une gaze87 scripturale, en revanche, recouvre Le Secret des orchidées, Les Moissons de l’amour et Les Pèlerins de Capharnaüm. Symboles, ellipses et non-dits voilent les passages licencieux et la violence qu’ils recèlent parfois. La tentative de viol subie par Éliane Rouvier fonctionne en diptyque avec « La peau sur l’œil », chapitre des Mille et une bibles du sexe qui décrit la rencontre de Régis avec une inconnue dans le métro. Les prémices en sont proches – l’assaut, le poignard, la lutte –, toutefois les textes divergent ensuite pour des raisons génériques. Les personnages, dans Les Mille et bibles du sexe, ne résistent jamais à leurs impulsions : emportée par l’ardeur, l’inconnue guette les audaces de Régis, puis les devance. À l’inverse, la facture sentimentale des Moissons de l’amour exige de « gazer » les réalités organiques et d’investir objets et corps fragmentés d’une forte charge symbolique : « Une main large comme un battoir s’abattit sur sa bouche en même temps que le métal dur et froid de l’arme effleurait sa poitrine88. »
21Ce style double n’est pas la seule forme affectée par une écriture polymorphe. Au cours de l’entretien avec Arlette Peltant, Ouologuem prétend vouloir échapper à la « mercantilisation » du corps et propose une formule littéraire inédite :
« Quand je parle de mercantilisation, je veux dire l’art d’apprêter le corps, comme si le corps ne pouvait par sa présence propre s’imposer. Ici, on ne conçoit pas l’érotisme sans l’isolement arbitraire de certaines parties du corps : lèvres, pubis, etc. Mais c’est seulement sur l’appréhension directe de l’autre dans sa totalité […] que se fonde le véritable érotisme89. »
22Pour conjurer une fragmentation à laquelle il ne cesse pourtant de sacrifier, l’écrivain imagine une poétique du débord et de la métamorphose perpétuelle. Au gré des métaphores alimentaires, les corps se transforment et deviennent dattes90, fraises91 et lait92. Portés par un excès de vie, ils s’élargissent aux dimensions du cosmos, à moins que ce ne soit la nature qui participe de cette érotisation généralisée :
« Régis buvait le vent empli de senteurs amollissantes. Les effluves flattaient inégalement les roches aux genêts herbus et la garrigue. Le regard de la nature était à chaque virage une découverte, avec, ici un décor d’humus bleui, là un tunnel rougeoyant de ruines éventrées en entonnoir, lequel s’agrandissait, rocailleux ou étoilé de floraisons, étonnamment brun de puissance, et préhistorique. D’un coup, tout devenait démence. Féerie. Surnaturel. Vrai vagin d’air d’herbes, d’algues et de roches. […] Dans les profondeurs de cette nuit anonyme, tous dévalaient à présent une départementale. Avec pour points cardinaux un camp de nudistes, le cours de l’Ardèche, les villages abandonnés, et le soleil sombre du sexe93… »
23Si l’érotisme constitue un formidable terrain de jeu et d’expérimentations textuelles, il revêt également des dimensions métalittéraires et existentielles. Malgré le malaise des lecteurs du Seuil, incommodés, dès 1963, par son goût pour le « roman cochon94 », Yambo Ouologuem ne désarme pas : son style ardent, à ses yeux, ne relève pas d’une « sous littérature condamnable95 », mais mérite d’entrer de plain-pied dans l’univers des lettres, sans distinction ni hiérarchie. À mesure que le romancier effectue ses premiers pas, il invente les mythes de son entrée en littérature, et crée un continuum où le réel et le fictif se confondent. Écrivain, éditeur et directeur littéraire96 des Mille et une bibles du sexe, Ouologuem se donne le spectacle de ses fantasmes et imagine contrôler toute la chaîne de la production littéraire. La littérature érotique est une revanche contre le réel : qu’importe si les comités du Seuil moquent son style, critiquent son goût pour le licencieux et refusent avec mépris, selon lui, ses manuscrits. Dans l’espace utopique du livre, il est le seul « meneur de jeu97 », tel son double, l’irrésistible Régis, souvenir grinçant de François-Régis Bastide dont il parodie, dans Le Devoir de violence, les expressions98.
24La première des fictions à laquelle Yambo Ouloguem s’attelle est lui-même, lorsqu’il forge, à la fin des années soixante, le pseudonyme Nelly Brigitta. Univers magique et propice aux vagabondages, l’écriture est le lieu de métamorphoses : l’écrivain s’y invente selon ses désirs et parvient à dépasser la seule « virilité du mâle99 » pour devenir « l’autre dans sa totalité ». Homme et femme, écrivain et éditeur, Africain et Européen, plagiaire et plagié, auteur d’une bible du sexe et d’un évangile, Ouologuem annule les dualités et se transforme en « créature à part, issue de quelque étrange puissance de vie100 » – l’écrivain total, qu’il a entr’aperçu dans ses rêves.
25« Écrire, m’avez-vous appris, c’est gommer101 » : Yambo Ouologuem ne suit guère la leçon de style dispensée par François-Régis Bastide en composant des romans structurés par des scènes érotiques toujours plus variées. Loin d’être gratuite, cette propension à la volupté correspond à sa poétique. Il développe une vision sensuelle de la création ; poussée charnelle, elle aurait pour origine le sexe, lieu fantasmé des forces vitales et pulsionnelles de l’écrivain. L’œuvre convoitée est « courbe[s] interminable[s]102 » et « lignes ondulantes » : pour la matérialiser, il lui faut donc faire la démonstration de ses « forces vives103 ».
26Symbole de la liberté que l’écrivain s’efforce de conquérir, l’érotisme est le nœud où se concentrent toutes les tensions et les contradictions de son entrée en littérature. Contre un univers éditorial qui lui résiste104, Ouologuem se veut un « magicien dont les audaces […] déroutent105 ». Sous quels traits l’illusionniste se présente-t-il ? Ceux d’un pornographe fantasmatique, maître d’un univers littéraire qu’il s’imagine plier à sa volonté.
bibliographie
Céline Gahungu est membre du Centre International d’Études Francophones de Sorbonne-Université (CIEF). Sony Labou Tansi. Naissance d’un écrivain (CNRS Éditions, « Planète Libre Essais »), sous presse. Chargée de cours (Sorbonne-Université) et chercheuse associée à l’ITEM/CNRS, elle est l’auteure de Sony Labou Tansi, naissance d’un écrivain (CNRS éditions, 2019).
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résumés
L’une des caractéristiques de l’œuvre de Yambo Ouologuem est l’érotisme qui la traverse de part en part. Si goût du jeu et goût du risque expliquent sa propension à conter des aventures érotiques – fidèle à sa poétique de la compilation, l’écrivain, encyclopédiste de l’Enfer de la Bibliothèque, brasse et fragmente les intertextes scandaleux –, peut-être existe-t-il d’autres ressorts, liés à une exploration des zones d’ombre et des possibles de l’écriture : la pornographie. Au fil des romans et de la correspondance entretenue avec les Éditions du Seuil, une confusion entre le sexe et la création s’opère, poussée charnelle et littéraire fondée sur une ontologie énergétique.
plan
pour citer cet article
Céline Gahungu, « Ouologuem porno/graphe : une érotique de la création », Fabula / Les colloques, L'œuvre de Yambo Ouologuem. Un carrefour d'écritures (1968-2018), URL : http://www.fabula.org/colloques/document5983.php, page consultée le 13 avril 2021.
auteur
Céline Gahungu
Sorbonne-Université