Colloques en ligne

Jean Sgard

Les épilogues de Prévost

1Faut-il conclure un roman ? et comment conclure ? Et si l’on a conclu, est-il permis de prendre un nouveau départ et de reconclure ? Au moment où Prévost prend la plume, la question se pose ; Marivaux et Crébillon choisiront de ne pas conclure : on ne saura jamais comment Marianne est devenue comtesse, ou si Meilcour et Hortense se sont retrouvés. Prévost, lui, reste longtemps attaché à l’esthétique classique : il délimite d’emblée son terrain et rappelle constamment le terme de l’aventure ; l’homme de qualité finira par se retirer du monde, le philosophe anglais regagnera l’Angleterre pour se livrer à la tristesse, le doyen de Killerine rassemblera autour de lui sa famille exilée. Mais entre la préface, qui annonce les détails de leur histoire, et la conclusion qui en résume l’aboutissement, l’on ne compte pas les détours, les additions et suppressions, les modifications de parcours pourtant innombrables, au point qu’on verra parfois se succéder plusieurs récits et plusieurs conclusions. Les raisons de ces distorsions sont multiples : elles peuvent être accidentelles (censure, changements de résidence, changements d’éditeurs), elles peuvent résulter de projets commerciaux (exploitation d’un succès, recherche de nouveaux contrats), elles peuvent aussi être liées à une évolution de l’auteur. On note pourtant qu’en dépit de ces modifications, Prévost reste fidèle à un titre, à un genre narratif, à un cadre général : avec les Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, le genre littéraire, la définition sociale du narrateur et le terme du récit sont annoncés avec une relative précision1. Cette unité annoncée, souvent rappelée à travers les métamorphoses du récit et ses conclusions intermédiaires, maintient une sorte d’intention du récit à travers des tentatives divergentes ; ce premier roman de Prévost nous introduit ainsi dans sa recherche d’une forme de conclusion.

2La composition des Mémoires et aventures est secouée d’accidents qui en modifient à diverses reprises la parcours. Quatre romans semblent en fait se succéder : un premier roman centré sur le deuil et la crise religieuse de l’homme de qualité (tomes 1-2) ; un roman pédagogique consacré aux amours d’un jeune disciple, Rosemont, lors d’un voyage en Espagne (tomes 3-4) ; un récit du séjour anglais et des amours de Rosemont et Nadine (tomes 5-6) ; et enfin l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (tome 7). Le premier roman forme de toute évidence un ensemble clos : les tomes 1 et 2, publiés chez la veuve Delaulne avec privilèges du 13 mars et du 16 avril 1728, reliés généralement en un volume, ont leur pagination autonome ; le volume comporte en tête un « Avis de l’Éditeur », relatif à cet « ouvrage » qui lui est tombé entre les mains ; chacun des cinq « livres » qui le composent comporte le mot « Fin » ; une « Table générale » clôt le volume, elle résume en particulier la vie du héros, et s’achève sur ces mots : « [le Marquis de …] se détermine enfin à quitter le monde, pour achever sa vie dans la retraite ». Le second roman se compose des tomes 3 et 4, imprimés chez Martin en 1730 et 1731, et il porte un titre légèrement modifié : Suite des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Formellement, ces deux tomes complètent les tomes 1 et 2 : les « livres » sont numérotés de 6 à 10, mais il s’agit moins d’une Suite que d’un épilogue : sorti de sa retraite, le Marquis, désormais nommé Renoncour2, consacre cette nouvelle existence à l’éducation d’un jeune aristocrate, devenu en fait le nouveau héros du récit ; et ce roman pédagogique, avec nouveau héros, nouveau décor et nouveau conflit, cadre assez mal avec les tomes initiaux. Un « Avant-propos » insiste sur cette rupture : installé depuis trois ans dans son monastère, le Marquis a terminé sa carrière : « J’avais même écrit, dans cette vue, l’histoire de ma vie, et je ne la relisais jamais sans me sentir enflammé d’un nouvel amour pour la solitude… »3. C’est ce qu’on peut appeler une conclusion intermédiaire. Il ne faut pas moins d’un duc et d’un évêque pour le tirer du cloître et le lancer sur les grand-routes ; un « Non » énergique sanctionne cette rupture : « Non, les hommes ne forment point de desseins qui ne soient sujets à changer… ». Et voilà qui pourrait justifier toutes les fins intermédiaires. Le troisième roman s’annonce, lui aussi, par un titre modifié : Suite et conclusion des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde et par une « Lettre de l’Éditeur » qui justifie cette nouvelle suite : Renoncour est mort, et l’Éditeur s’autorise à publier les parties inédites de ses mémoires, renfermées jusqu’alors dans une armoire4. Il peut dès lors annoncer une conclusion : en principe, il publiera tout, et il n’y aura plus de suite ; à la dernière page, on trouvera effectivement le mot « Fin ». Il peut du même coup insister sur l’unité de son entreprise ; les deux volumes doubles publiés en France (tomes 1+2 et 3+4) constituaient les premières parties d’un même ouvrage : « On m’apprend que le Public a fait un accueil favorable aux deux premières parties de mon Histoire, et qu’il s’en fait une nouvelle édition en Hollande… »5 . Le dernier volume double (5+6) constituerait donc une troisième partie, que Renoncour aurait hésité à publier, par scrupule de conscience en raison de divers passages scandaleux. On comprend dès lors pourquoi Prévost sera un peu gêné quand les libraires de la Compagnie d’Amsterdam exigeront de lui qu’il publie en tome 7 l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ; cette histoire ne peut pas être une suite, et encore moins une conclusion, elle se situe antérieurement aux tomes précédents , elle présente d’autres personnages, elle n’a pas, comme le dit Prévost, de « rapport nécessaire » avec les Mémoires et aventures,et elle aurait dû, plus que toute autre histoire, choquer Renoncour . Elle forme bien un quatrième roman de ce vaste ensemble issu de quatre moments différents de la vie de l’auteur.

3Ces changements de projet s’expliquent en effet par les accidents survenus dans la vie du romancier : le premier roman a été soumis au censeur au début de 1728 ; Prévost est encore bénédictin, mais songe à passer dans une branche plus libérale de son ordre et à tenter une carrière littéraire, projet attesté par la publication dans le Mercure d’une « Ode à Saint François Xavier » signée de son nom, en mars 1728. Le manuscrit du second roman a dû être déposé chez la veuve Delaulne au moment où le romancier, brouillé avec son supérieur et frappé d’une lettre de cachet en novembre de la même année, s’enfuit en Angleterre. Cette Suite annonce un développement ambitieux ; devenu précepteur d’un jeune marquis, Renoncour envisage un Grand Tour européen :

« Il fut arrêté que nous commencerions par le voyage d’Espagne ; que nous passerions ensuite en Angleterre ; de là en Hollande ; de Hollande en Allemagne ; puis en Italie, d’où nous reviendrions en France par la Savoie. C’était une course qui devait durer environ trois ans »6.

4L’auteur rêve de grands voyages, mais aussi d’une grande carrière littéraire qui lui assurerait des revenus pour plusieurs années. La réalité va en fait perturber la fiction : Prévost s’enfuit en Angleterre, devient réellement précepteur d’un jeune aristocrate, rêve d’épouser la fille de son patron, doit passer en Hollande en octobre 1730. C’est alors qu’il multiplie les contrats pour assurer son nouveau train de vie : un contrat pour la traduction de l’Historia sui temporis de De Thou, un autre pour Cleveland, suspendu à mi-chemin, un troisième pour la continuation de sa revue, Le Pour et Contre, confiée à Didot, et un dernier pour le troisième roman des Mémoires et aventure, ces tomes 5 et 6 qui restent à écrire. Ils vont se ressentir de la précipitation de l’auteur : le voyage dans les provinces d’Angleterre (livre onzième) est en partie plagié de La Mottraye, les intrigues amoureuses courent rapidement à leur fin, la France de la Régence est décrite par anecdotes, la fin du voyage, de la Hollande à la Savoie, est totalement supprimée. On court en fait de conclusions en conclusions, d’épilogues en épilogues. Ce n’est jamais mal écrit, on en reste à des « mémoires et aventures » parsemés d’histoires dramatiques, c’est toujours du Prévost, mais souvent mené à la diable, avec cette redoutable facilité qui est sa marque de fabrique. Une seule histoire échappe à cette course aux conclusions, et c’est Manon Lescaut. On ne saura sans doute jamais quand fut écrite l’étonnante « histoire » qui couronne les Mémoires et aventures ; mais si l’on tient compte de la rapidité avec laquelle, à cette époque, Prévost signe des contrats pour des œuvres à peine esquissées, on doit supposer que Manon, publiée en mars 1731, fut écrite peu de temps auparavant, et que d’une certaine façon, la hâte perceptible dans le troisième roman s’explique par la préférence secrète accordée au quatrième, à cette Histoire du chevalier Des Grieux, qui en est en fait l’antiphrase.

5On sait à quel point Prévost a tenu à séparer Manon des Mémoires et aventures, contre l’avis des libraires de la Compagnie d’Amsterdam. Le succès des Mémoires, attesté par de multiples rééditions, garantissait celui d’un septième tome, et les éditeurs pressentis avaient les moyens de faire pression sur leur auteur. L’« Avis de l’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité » leur répond, non sans mauvaise foi :

« Quoi que j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les Aventures du Chevalier des Grieux, il m’a semblé que n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire ».

6Arguments fallacieux : l’auteur des Mémoires et aventures est mort depuis deux ans, ce qui devrait l’empêcher de présenter l’histoire du Chevalier comme une « addition » à l’histoire de sa propre vie ; sa longueur seule, « pesante et embarrassée », ferait obstacle à la narration des Mémoires et aventure : ces termes conviennent évidemment peu à Manon, Prévost le sait mieux que personne. En réalité les tomes 5 et 6 étaient déjà pleins de digressions et d’histoires détachées, qui n’avaient guère, avec le récit principal, un « rapport nécessaire » ; selon toute probabilité, Prévost a cédé en dernière instance, aux arguments sonores et trébuchants de ses éditeurs.

7Qu’en est-il alors du rapport « nécessaire » entre les différentes intrigues développées dans les Mémoires et aventures ? Cet ensemble de romans témoigne assurément d’une réelle unité, mais qui réside dans l’esprit de l’œuvre plus que dans son réseau d’intrigues. Les intrigues sont multiples ; elles diffèrent par les personnages, le cadre et le moment de l’action, mais elles ont en commun le narrateur mélancolique et deux thèmes conducteurs : le deuil et la passion interdite. Ces deux thèmes, secrètement liés l’un à l’autre, ont fait la fortune des Mémoires et aventures. On peut aisément relever les allusions à ces leitmotive tout au long des quatre romans successifs. Un seul narrateur primaire, l’homme de qualité, évoque dans le premier roman la « passion excessive » dont a été frappé son père, la malédiction paternelle qui le marque comme d’un « coup de foudre » et ses suites « funestes », qui se transmettent à ses enfants, puis la naissance du narrateur et de sa sœur Julie, leur jeunesse, l’assassinat de Julie par un inconnu et ce deuil de trente ans qui marque en quelque sorte les limites temporelles du roman. Ce premier roman forme un tout, que l’on peut éditer comme tel. Le second roman développe les thèmes centraux, le bonheur de la passion en Turquie, et le deuil spectaculaire du narrateur à la mort de Selima : ce contraste entre l’extrême de la joie et de la douleur devait marquer, selon l’Éditeur, le caractère du héros, il est atteint à la fin du second roman. C’est pourquoi, en ouvrant une Suite aux Mémoires et aventures, qui ouvre en fait un troisième roman, Prévost s’efforce de de la relier aux tomes précédents : le narrateur s’est retiré du monde, il a passé trois ans au monastère, il s’avance vers la vieillesse, il a cinquante-trois ans, il a terminé l’histoire de sa vie, qu’il relit avec émotion. Les notations temporelles (âge du narrateur, durée de son deuil) contribuent à relier les épisodes successifs de son histoire, et il commence malgré lui une nouvelle carrière, qui le conduit jusqu’à sa mort. La publication du troisième roman, qui le mène avec son disciple en Angleterre puis à Paris, est donc posthume. Prévost prend alors grand soin de nous rappeler l’œuvre passée du narrateur, de nous rassurer sur son âge : il est, malgré « le froid de la vieillesse, qui commence à glacer [son] sang », le même à soixante ans qu’à vingt7, et s’apprête à narrer « une suite presque continuelle d’infortunes ». Pour mieux intégrer ce développement dans les mémoires de l’homme de qualité, Prévost a imaginé de faire de la nouvelle héroïne, Nadine, la nièce de Renoncour, et pour mieux rendre présent son narrateur, il l’imagine tenté par l’amour une dernière fois. Le quatrième roman, l’Histoire du chevalier, bien que totalement séparé des Mémoires et aventures par l’intrigue et les personnages, est rattaché soigneusement au récit principal, tout d’abord par le narrateur : c’est bien l’homme de qualité qui présente ses personnages et rappelle ses thèmes de prédilection, la « force des passions » et la leçon de vertu ; ce qu’il ne dit pas encore, c’est que le personnage central est une femme, et que cette femme est morte. Or cette mort pèse sur tout le récit, et c’est peut-être ce dénouement qui scelle l’histoire de Manon au massif principal des Mémoires. Ce qui fait l’unité profonde de cet ensemble romanesque, c’est en effet la chaîne des deuils qui court en secret tout au long des Mémoires ; chaque épisode est marqué par la mort de l’héroïne : Julie, Selima, Dona Diana, Dona Clara ; il faudrait y ajouter la captive d’Andredi, qui préfigure la mort de Manon. Ces jeunes victimes subissent tour à tour la violence d’un jaloux, ou l’effet d’une interdiction familiale. Manon s’inscrit dans cette chaîne : elle aime le plaisir et l’amour, elle est condamnée par un jaloux, puis par les vieillards.  Cette mort d’une toute jeune fille condamnée par une société qui lui refuse le droit d’aimer demeure comme une obsession dans les premières œuvres de Prévost.

8J’ai rappelé naguère comment la mort de sa jeune sœur, Thérèse Claire, en février 1711, suivie de la mort de leur mère, en août de la même année, avait marqué en profondeur le premier roman de Prévost8. Il n’est pas rare que la première œuvre d’un écrivain soit marquée de souvenirs personnels ; or les traces autobiographiques sont nombreuses dans les Mémoires et aventures : dès les premières pages, on apprend que le héros a une sœur, née un an après lui, et qui mourra tragiquement dans sa seizième année ; cette mort est suivie de celle de sa mère, quelques jours plus tard. Elle tient un rôle pour ainsi dire inaugural dans les Mémoires et aventures. Plus tard, la mort de Selima sera annoncée par la découverte d’un tombeau sur les terres de Tusculum, « maison de campagne de Cicéron » ; cette tombe renferme la cendre humide d’une victime des Furies : sorte d’écho lointain de la mort de Julie, comme de la fille de Cicéron. Tantôt, l’allusion est claire et comme datée ; tantôt elle est voilée et entourée de mystère comme dans la scène de la mort de Julie, ou dans la scène de Tusculum9. Il existe donc un « rapport nécessaire » entre les différentes intrigues des Mémoires et aventures, et Prévost a pris soin de multiplier les raccords qui explicitent cette relation, mais ces raccords ne concernent que le caractère de la narration, le style du narrateur, le tragique latent des épisodes. Si l’on excepte le premier roman, qui est un roman familial, peut-être unifié par les souvenirs personnels de l’auteur, les intrigues progressent par juxtaposition, et les rencontres sont le fruit du hasard. Seule différence, les héros et les héroïnes des Mémoires et aventures sont tous du meilleur monde : gens de qualité, marquis, ducs et princes ; et c’est sans doute par là que l’Histoire du chevalier se sépare du monde aristocratique des Mémoires et aventures. Le narrateur primaire, « l’Auteur des Mémoires d’un homme de qualité », fait une brève apparition pour évoquer sa rencontre avec Des Grieux, peu avant la mort de Louis XIV, en février 1715, à Pacy-sur-Eure. Cette rencontre se situe à la fin de l’histoire de Manon, peu avant son exil au Nouvel Orléans ; son histoire se déroule à la fin du règne de Louis XIV, au moment où le grand règne s’achève dans la ruine, la misère, l’immoralité publique10 ; deux ans plus tard, Des Grieux retrouve l’Homme de Qualité à Calais, après la mort de Manon, et c’est lui et son disciple Rosemont, qui seront les destinataires du récit. Ce grand préambule, remarquablement orchestré, sert donc à introduire un nouveau narrateur pour un nouvel épilogue. Or cet ultime épilogue souligne le contraste entre le monde des Mémoires et celui de l’Histoire. Des Grieux, qui est tout juste chevalier11, nous entraîne, à la suite de Manon, dans un monde de financiers, de nouveaux riches, d’aventuriers, de mousquetaires, de filles légères, et finalement dans un convoi de filles de joie. Lui-même, ruiné, errant à pied dans Calais avec son portemanteau sur le bras, est à l’opposé des grands désespérés des Mémoires et aventures, retranchés dans leur cloître ou leur fière solitude. Ayant peut-être, comme il le croit, contribué à la mort de son père, il retourne chez son frère, qui l’avait jadis ramené de force dans sa famille : c’est une défaite sans limite. Loin d’être « un traité de morale réduit agréablement en exercice », Manon Lescaut, met en scène un total effondrement des valeurs. L’Homme de qualité lui-même, qui se perdait à Pacy en « mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes », ne pourra rien ajouter à cette fin atone.

9La définition classique de l’épilogue, telle que la donne par exemple Vapereau, est « une partie finale ajoutée, comme de surcroît, à un discours, à un ouvrage, en lui-même complet » ; contrairement à la conclusion ou au dénouement, il ne fait pas partie intégrante de l’ouvrage, il apparaît plutôt comme un hors d’œuvre, un adieu au public12. D’une certaine façon, la Suite, la Suite et conclusion et l’Histoire du chevalier sont des épilogues des Mémoires et aventures : les mémoires sont terminés et enfermés dans une armoire, l’Homme de qualité est cloîtré, sa fille est mariée. La fin du tome 2 nous livre une conclusion en forme, les deux suites nous donnent, avec le même narrateur retraité, confronté à d’autres personnages, à d’autres romans, un épilogue démesuré. Il en va de même avec l’Histoire du chevalier, épilogue paradoxal d’un immense récit : on imagine un double de Rosemont, en plus audacieux : il sauve sa bien-aimée du couvent, il l’enlève, se moque de l’interdiction paternelle et fait la noce à Paris, livré aux « plus tendres caresses » et aux « transports » de Manon, abandonnant en cours de route son Mentor nommé Tiberge. C’est la suite d’une suite, mais développée en antiphrase. Quant au sort ultime de Des Grieux, il ressemble à celui de Renoncour : il écrira un jour un « commentaire amoureux » du livre IV de l’Énéïde, mais tristement, dans la maison de son frère. Prévost n’est jamais à court de suites, de raccords et d’épilogues. Il est fort possible qu’il rédige à la demande du libraire, un nombre de pages destiné à terminer un cahier, un volume, ou quelques lignes : les feuilles du Pour et Contre en fourniraient plus d’un exemple ; la correspondance avec Étienne Néaulme au sujet du tome V de Cleveland est, à cet égard, plus éloquente encore : « … nous pousserons le Cleveland aussi loin qu’il vous plaira, car dans les ouvrages qui ne sont que pour le plaisir, il importe peu que la fiction se trouve mêlée avec la vérité »13 . Mais ces rallonges alimentaires, plus ou moins improvisées, ne manquent jamais de talent. Le prologue de Pacy-sur-Eure dans Manon Lescaut est une manière de chef d’œuvre ; le finale ne l’est pas moins dans sa totale nudité. Ce finale annonce une autre manière de conclure, que Prévost cultivera à plusieurs reprises, et qui consiste à esquiver la conclusion, ou à en épaissir le mystère. Elle apparaît dans certains contes du Pour et Contre comme « Les inconnus d’Amsterdam » : rien ne nous est dit de la destinée des personnages, tout est laissé à l’imagination du lecteur14. Dans les romans des années 40, Prévost sera de plus en plus sensible au caractère « incompréhensible » des destinées, et en particulier de la destinée féminine ; d’où le suspens final de l’Histoire d’une Grecque moderne,ou des Mémoires d’un honnête homme. Mais d’une façon plus générale, le roman et le récit historique lui apparaissent comme des ensembles de pièces à juger, des procès en cours ; c’est ce que dit l’Avertissement des Campagnes philosophiques : « Le droit de juger appartient au public… ». C’est ce que disent tous les romans de Prévost.