Colloques en ligne

Alain Viala

Les actrices galantes

1Commençons par une courte citation :

La classe des femmes de théâtre [est] fort nombreuse. Je dis fort nombreuse car j’ai trouvé, dans nombre de mémoires et rapports, qu’on pouvait l’évaluer à 3 ou 400.

2Cette phrase se trouve dans un traité, De la prostitution dans la ville de Paris, publié en 1836 par le Docteur Parent-Duchâtelet, membre de l’Académie de Médecine et du Comité de Salubrité publique, qui classe donc les « femmes de théâtre », c’est-à-dire les actrices, parmi les prostituées1. En 1839, le même sujet est repris dans un traité sur Les filles publiques, dû au commissaire Béraud, policier du « service actif des mœurs », qui affirme à son tour :

Nous trouverons toujours des traits de ressemblance entre les commensales des maisons de tolérance et les actrices galantes.2

3 Ainsi, deux éminents représentants d’institutions relevant de ce que Michel Foucault a appelé le « dispositif de sexualité » ont jugé nécessaire, à la fin de leur carrière, de dresser un état des lieux de la prostitution, et de dénoncer les actrices pour (je cite encore Béraud) leurs « atteintes à la pudeur publique » et leurs « dégoûtantes turpitudes ». Ce décalage, qui fait passer des paramètres du champ de l’art dramatique à ceux du marché de l’amour vénal3, m’a incité à vous proposer d’adopter, pour un instant, le point de vue de ces instances destinées à surveiller et punir, sur le théâtre de ce temps, ses artistes, ses spectacles et son scandale.

4La nomenclature des formes de prostitution comprend alors trois grandes catégories. La plus évidente est celle des « filles soumises » qui, en maisons closes ou dans leur propre chambre, étaient enregistrées auprès de la police et soumises à des contrôles médicaux périodiques destinés à empêcher qu’elles ne propageassent les maladies vénériennes. Une autre classe regroupait les filles des rues, c’est-à-dire les « marcheuses », les « pierreuses », les « filles à soldats et de barrières » (je suppose que tout un chacun et une chacune connaît le sens de ces appellations, je ne détaille pas). Mais la catégorie la plus prestigieuse et la plus dangereuse selon les autorités était celle des prostituées qui n’ont pas l’air d’être ce qu’elles sont, qui dissimulent le commerce de leurs charmes sous une autre façade, soit « les filles à parties », les « femmes galantes » proprement dites – et c’est dans un travail sur l’histoire de la galanterie que j’ai eu à me plonger dans ces données – et, donc, « les femmes de théâtre », les actrices.

5Toutes les actrices ? Toutes, ou du moins peu s’en faut. En effet, à cette date, selon Béraud, la population des prostituées de Paris est estimée à « 25 ou 30 000 ». De sorte que quand Parent-Duchatelet, qui est un féru de statistiques (il inventorie les âges des prostituées, leurs origines, couleurs de cheveux, maladies, etc. etc.) juge « fort nombreuses » les femmes de théâtre, son chiffre de « 3 ou 400 » se rapporte à l’effectif des artistes dramatiques. Et de fait, rapportés aux 23 théâtres alors en activité dans Paris, ces « 3 ou 400 » produisent une moyenne de 12 ou 15, soit le nombre courant d’actrices par salle. Allégation que l’on retrouve aussi ailleurs, on va le voir.

6Car cette façon de voir, tant pour la taxinomie que pour les actrices, n’est pas une invention de l’hygiéniste et du policier. L’idée que les actrices sont « galantes » en ce sens du terme est présente dès le xviiie siècle (on y reviendra) et la taxinomie prostitutionnelle dès le début du xixe, entre autres dans l’anonyme Sérails de Paris de 1802 et dans des tableaux de mœurs à succès comme ceux de Déterville4 ou de Cuisin5. Au fond, le médecin et le commissaire ne font que formaliser dans le langage administratif des idées déjà présentes dans les usages, comme des sédiments en suspension ; ce faisant, ils les fixent, les précisent, les systématisent et, en un mot (mot qui me semble s’imposer vu la date et le sujet), ils les « cristallisent ». Se cristallise ainsi le lieu commun qui fait de l’actrice une catin. Et il affleure sans cesse ensuite. Dans des fictions, comme les Illusions perdues de Balzac. Dans des essais militants, comme les Vierges folles et les Vierges martyres du socialiste et féministe Alphonse Esquiros6, ou dans des satires comme Les chroniques secrètes et galantes de l’Opéra et Les mystères galants des théâtres de Paris : actrices galantes, ce pot-pourri d’anecdotes, bons mots et portraits à peine déguisés, dû en partie à la plume de Baudelaire7. S’incruste aussi, au fil de ces réitérations, l’idée que toutes sont concernées : Esquiros, on le reverra aussi, dit que c’est du moins « la plupart », et les Actrices galantes, elles, englobent dans leur inventaire tous les théâtres, de Bobino à la Comédie française et l’Opéra en passant par les Funambules, et tous les grades, de la « sociétaire » aux petits « rats », et jusques aux « ingénues de cinquante ans » et aux « actrice[s] mariée[s]8 ».

7Évidemment, la question n’est pas ici celle de la véracité de ces allégations : la force d’un lieu commun est affaire de croyance. Ici, la croyance qui fait de l’actrice une putain et qui, faisant passer de l’ordre esthétique au pornographique, constitue un terrain de scandale.

8Mais de quelle sorte de scandale ? Le point de vue décalé qu’imposent ces textes et documents met à l’écart – sans pour autant les frapper de déni – certaines catégories de scandales de théâtre. Il n’est pas ici question des cas où une pièce provoque une surprise indignée, de la réprobation, voire du tumulte, des querelles (et dans un programme de l’ANR consacré aux querelles, on a constaté que tout peut faire querelle, surtout le théâtre9). Pas vraiment question non plus du thème connu selon lequel les acteurs mènent une vie mal réglée. Encore qu’il faille noter à cet égard que la chose s’aggrave évidemment quand il s’agit des « actrices ». Lesquelles, sur la longue durée, constituent une réalité relativement nouvelle puisqu’à cette date, il n’y a guère qu’un peu plus de deux siècles que les femmes sont entrées en fonction sur les scènes théâtrales. Pas question non plus, enfin, du thème selon lequel l’art dramatique agit comme une excitation des passions. Car le docteur et le commissaire ne théorisent pas le plaisir pris à la représentation et ne parlent pas de prostitution théâtrale par métaphore ; ils ne font pas un portrait de l’artiste en fille de joie (chacun aura reconnu là des travaux qui ont déployé ces métaphores10). Ce dont il est question concerne un dispositif qui est scandaleux en lui-même.

9Dispositif qu’Esquiros décrit ainsi dans ses Vierges folles :

La grande ambition de ces pauvres filles, servantes du public, est de se donner dans le monde pour des artistes […]. [Mais] la figure qu’elles font à la scène n’est, pour la plupart, qu’un moyen de se mettre en évidence.11

10« Se mettre en évidence » sur la scène afin d’appâter de potentiels chalands. Appâtage grâce auquel, après avoir payé pour voir, adviennent dans les coulisses des « turpitudes12 », qui transforment le bourgeois en un « Turcaret » voué à entretenir l’actrice courtisane et son « Arthur » avec elle13.

11Or ce dispositif de la « mise en évidence » prostitutionnelle au théâtre a connu à cette époque une expansion sans précédent. Là où en 1790 La Requête des filles dénombrait 26 actrices galantes dans six théâtres, une génération plus tard, on l’a vu, Parent-Duchâtelet les estime à « 3 ou 400 » pour 23 théâtres. C’est qu’à la suite des lois de 1791 abolissant les privilèges, les salles se sont multipliées, jusqu’à constituer, sous la Restauration, après un temps de restriction sous l’Empire, une véritable industrie. Et que dans ce même temps, suite au Code de Police adopté en 1791 aussi et qui ne fait pas figurer la prostitution dans la liste des délits, celle-ci s’est également industrialisée. Deux activités intenses, donc, et légales. Qui certes restaient sous surveillance afin d’éviter qu’elles ne suscitassent des « atteintes à la pudeur publique » : pour le théâtre, la censure, et pour la prostitution, les « maisons closes ». Car la loi réprimait l’exhibition des propositions et signes ostentatoires de sexualité, qui constituent le délit de racolage. Mais elles se combinaient dans le dispositif théâtral de la « mise en évidence », qui instaurait une telle ostentation, et donc un moyen de tourner la loi. Ainsi, leur combinaison dans la fonction prostitutionnelle de la scène est devenue le socle du lieu commun (revoyez la première citation de Béraud), et a généré une source de scandale difficile à endiguer par les instances de contrôle.

12Évidemment, comme pour tout lieu commun, les façons de s’approprier celui-ci varient selon les prises de position. Ainsi le socialiste et féministe Esquiros explique et excuse les actrices ; je cite :

Leur gain de théâtre, fût-il plus considérable qu’il ne l’est réellement, ne saurait suffire à leur vie.14

13À l’inverse, Baudelaire et compagnie médisent sans réserve, et Les Chroniques secrètes et galantes de l’Opéra s’amusent de la puissance exportatrice que la France a conquise en ce domaine :

Il y eut des émigrations spéculatrices sous l’empire desquelles de jolies bayadères ont bravé les brouillards de la Tamise et de la Néva [et pour Mlle Essler] qui était arrivée aux Etats Unis légère de finances, comme toute danseuse certaine de battre monnaie partout, il fallut peut-être plus d’un navire pour ramener en Europe le produit de cette maritime excursion.15

14Mais si les émotions scandalisées pouvaient ainsi varier de la moquerie à l’indignation ou la compassion, c’est que le dispositif théâtral qui exhibe l’actrice en courtisane impétrante, porte en lui, par sa structure biface, un scandale sémiotique.

15Lequel à son tour se retraduisait en une gamme de scandales très concrets. Ainsi Parent-Duchâtelet s’écriait-il :

Elles propagent plus que toutes les autres les maladies graves et les infirmités précoces ; elles détruisent la fortune aussi bien que la santé, et peuvent être considérées comme les êtres les plus dangereux de la société. Cependant, et cela paraîtra singulier, l’administration ne peut pas les saisir et les traiter comme des prostituées.16

16Pour le médecin, comme pour le commissaire, si le théâtre fait scandale, ce n’est pas tant parce que des pièces éveilleraient des passions, par, dirait-on aujourd’hui, la sollicitation des neurones miroirs ; mais par l’organisation d’un marché du sexe où la censure des contenus s’avère vaine, puisque même des spectacles sans scènes obscènes, sans allusions grivoises ou propos érotiques permettent l’exhibition de charmes à acheter, et que l’ostentation des signes d’incitation sexuelle y opère le racolage. Mais comme ce racolage se fait sur la scène et que les chalands paient pour y assister, quels que soient la censure et les règlements, les gardiens de l’ordre se trouvent réduits à l’impuissance, et ils s’en scandalisent. Ainsi se forme un triple nœud de scandales. Scandale de racolage, d’incitation au péché de luxure. Scandale sanitaire puisque les actrices ne sont pas soumises à l’astreinte médicale. Et scandale de l’ordre, puisque les lois sont bernées.

17Mais du côté des actrices, la même dualité sémiotique constituait aussi, en symétrique inverse, une matière à scandale. Car elles tenaient à (je rappelle la formule d’Esquiros), « se donner dans le monde pour des artistes ». Ainsi Les Actrices galantes relatent comment une jeune tragédienne assigna l’éditeur en justice, sous l’accusation de diffamation17. Récusant le lieu commun qui qualifiait les actrices de prostituées, elles voyaient dans cette équivalence un dol en matière de réputation. Scandale d’ordre symbolique cette fois – encore que, notons-le, on pourrait sans doute analyser les liens du symbolique et du pratique selon les termes du marché du sexe : car sur celui-ci, une actrice courtisane est un produit plus « chic », et donc plus cher qu’une catin de maison close. En résumé, il existait en ces domaines une guerre des scandales.

18 De cette guerre, je ne ferai pas davantage le récit. Je m’en tiens à cet aperçu d’un coin du champ de bataille social qu’est l’espace du théâtre. Sans autre guise de conclusion que trois mots, trois adjectifs. Pour le premier, on vient de le voir, il s’agit là de jouer, coucher, gagner, être ou non mises en carte et astreinte au contrôle médical, pouvoir agir en justice, autant de réalités très concrètes. Ce qui nous offre une occasion peut-être de mettre l’idée de scandale à l’épreuve des lois et des pratiques. Surtout quand elles sont, deuxième adjectif, « ordinaires », puisqu’il ne s’agit pas ici de tapages ou querelles déclenchés par une pièce, mais de réalités quotidiennes, d’usages banals ; scandale permanent ?... Mon troisième adjectif sera « bourgeois ». Car il n’est de scandale qu’en regard d’un état des normes, qu’il faut évidemment historiciser, et l’aperçu ici esquissé renvoie au temps de la prise du pouvoir par la bourgeoisie, et à un essor de l’économie libérale de marché. Mais dans un moment où, contrainte au compromis avec l’Église et la monarchie, cette bourgeoisie qui fournissait à la fois les clients de théâtre et les michetons des actrices, jouait et jouissait d’une économie libidinale double. Le double jeu des actrices galantes retraduisait ainsi un double jeu bourgeois, et c’est sans doute là que gisait, sourdait la source de scandale.

19Voilà mes trois mots. Mais peut-être que de même que les trois mousquetaires étaient quatre, il faut en ajouter un. Celui de « rédemption », la rédemption symbolique de l’actrice galante. Ce serait une autre et longue histoire18, mais permettez-moi, en une minute, d’en indiquer un cas de ces années-là. Une sorte d’emblème d’un retournement symbolique, qui s’est opéré, comme toujours en pareille matière, par une relecture et une réécriture du passé de la figure concernée. En 1844, Arsène Houssaye publie une pseudo-biographie de la Camargo. Camargo, l’actrice galante par excellence du siècle précédent, celle qui eut tant de Turcaret à ses pieds, des pieds d’autant plus célèbres qu’elle avait lancé la mode des jupes courtes sur scène. Or Houssaye raconte l’histoire d’un pari passé entre Grimm, D’Helvétius, Duclos et Pont de Vesle pour savoir si Camargo portait ou non – question typique d’obscénité – sous ses jupes courtes des caleçons. Ils lui rendent visite, l’interrogent, et découvrent qu’elle n’a eu dans sa vie qu’un seul amour, amour douloureux pour un jeune officier qui est mort au combat. Ensuite, elle s’est vouée au culte de son souvenir. Alors la vision s’inverse, de l’image d’un corps exhibé sur scène et érigé en objet de scandale parce qu’il sert de réceptacle aux fantasmes libertins, en un portrait de l’actrice en femme fidèle. Et elle réclame : « Vous leur direz, à tous ces libertins sans pitié, que je me suis sauvée par le cœur19 ».