Colloques en ligne

Valentine Nicollier

« Le ton est l’unité même, il est l’idée profonde et musicale [...]. Il faut aspirer à la solidité mélodique des vieilles sonates ». Ce que le métadiscours ramuzien doit à la musique

« Quand j’ai trouvé le ton, je tiens l’œuvre. Mais je pense ardemment avant de tenir. Le ton est l’unité même ; il est l’idée profonde et musicale ; il est la source vive d’où découlent le style, les épisodes et les détails, parfois même le sujet ; il est la solidité de l’œuvre ; il est aujourd’hui la chose la plus rare. Le roman est devenu un assemblage de lyrisme, de raisonnements, de narration et d’enseignements qui dégoûtent. Le style peut être neuf et hardi, il ne choque jamais, il n’est jamais faux si le ton en est soutenu. C’est à quoi j’aspire. Si j’ai ce centre harmonieux dans ma tête, je me sens heureux. Il faut aspirer à la solidité mélodique des vieilles sonates1. »

1Ces propos, que Ramuz tient dans son journal le 14 janvier 1904, paraîtront à la fois remarquables et anecdotiques au lecteur familier de l’écrivain vaudois. Remarquables parce que comme toute mention du ton, notion cardinale et énigmatique de son métadiscours, ils font miroiter un enjeu capital et une occasion de remonter le fil d’Ariane de sa poétique. Anecdotiques, parce que si Ramuz a reconnu la dette qu’il doit aux peintres2, ses emprunts au lexique musical sont si rares qu’ils peuvent sembler insignifiants à qui sait comment le voir et le faire voir informent l’œuvre du Vaudois3. Or si le ton relève du discours sur la peinture, les mots de 1904 invitent pourtant à interroger la place et la fonction de la musique dans le métadiscours de l’écrivain. Cet article, qui prend le parti de considérer les propos du Journal comme un événement plutôt que comme un symptôme, reste volontairement en deçà d’une telle réflexion. Pour Ramuz il n’y a en effet ni anecdotique ni remarquable, mais une première définition, pour lui (et on se posera la question des conséquences de cette situation énonciative), de ce qu’il entend par ton, auquel il assigne une mission de garantir l’unité de l’œuvre à écrire. Or cette unité, il est d’avis en 1904 qu’on ne la trouve pas dans le roman contemporain, mais qu’il faut en chercher les fondations dans les qualités de la sonate.

Réflexivité préparante : le primat du texte

2Évoquer le ton chez Ramuz, c’est penser une catégorie dont la définition n’est fixée ni par la théorie littéraire ni par l’écrivain lui-même, mais auquel ce dernier prête pourtant une efficacité jamais démentie4. La contradiction n’en est une qu’en apparence : si le discours scientifique fonde son efficacité sur l’établissement d’un consensus (ne serait-ce qu’à l’échelle d’une discipline), le méta-discours des écrivains n’exige pas de définitions explicites. Une catégorie métalinguistique est, comme l’ont écrit Philippe et Adam, bifrons : tantôt un « observable langagier » dont la théorie, suivant les exigences du discours qu’elle produit, doit étudier les régularités, tantôt une « réalité épilinguistique s’offrant à l’évaluation intuitive de tout locuteur »5. Les lois du méta-discours des écrivains – dont on a vu que l’efficace se passe de mise au point théorique – incitent donc à se poser la question du ton comme « réalité épilinguistique » dont le contexte d’utilisation permet de cerner quelques fonctions. Car Ramuz, pour n’être pas un théoricien, n’est pas non plus « n’importe quel » locuteur, mais un de ces professionnels de l’écriture dont Bergounioux qualifie le produit du retour sur ses productions de « commentaires hybrides, semi-théoriques »6. La pratique réflexive du discours littéraire constituerait ainsi, entre réflexivité théorique et réflexivité mondaine, une troisième voie, qui remplit notamment une fonction d’auto-légitimation nécessaire à la construction de la scène de parole littéraire moderne7.

3Elle n’a cependant pas pour seul but la détermination d’une « identité littéraire »8. La particularité de la citation qui ouvre cet article réside dans son contexte de rédaction, le journal que Ramuz tient régulièrement de 1895 à 1946 et où il utilise de manière récurrente la catégorie du ton. Les versions réécrites et recomposées que l’écrivain en donne dès les années 409 ont été justement appréhendées comme le « testament littéraire » d’un écrivain consacré et vieillissant10, mais les 1'500 feuillets manuscrits qui constituent le texte original ont eu pendant longtemps vocation à rester privés, et leur régime énonciatif est d’abord celui de l’adresse à soi. L’édition Slatkine11, établie sur le manuscrit original, confirme, contrairement à ce qu’on attend habituellement d’un journal et qui le distingue en principe du carnet d’écrivain ou du cahier12,que le texte évoque presque exclusivement la thématique de la création13. Mais, parce qu’elle donne à voir les conditions de productions définitoires de l’écriture diaristique qui reposent (entre autres) sur la quasi-simultanéité du discours et du vécu, cette édition met en évidence une relation avec l’écriture ne relevant pas uniquement du témoignage. Les observations sur l’art et la création littéraire, les remarques de lecteurs, les prises de position critiques, les notations de projets en cours, les listes de titres ou de thèmes à travailler montrent que le journal remplit pour Ramuz plusieurs fonctions liées à la préparation du discours écrit, dont les brouillons de lettres sont les cas les plus spectaculaires mais pas les plus exemplaires. L’écrivain assigne également à son journal la tâche de réduire, par le discours écrit et pour soi, les indéterminations qui caractérisent les outils de l’écrivain en régime de singularité, par exemple le choix d’une forme et l’explicitation des intentions qui sous-tendent ses projets d’écriture14. On posera l’hypothèse que le ton revêt une fonction dans ce discours de préparation à l’écriture, dont il reste à observer l’objet et la modalité.

4Dans le journal de Ramuz, le ton désigne tantôt un vouloir-dire, tantôt une qualité du texte. Car le ton, une fois le texte achevé (même temporairement), n’est plus dans la tête de l’écrivain mais « dans » le discours écrit. L’évaluation par le scripteur de la réalisation du ton dans le texte, c’est-à-dire de la proximité du discours avec le vouloir-dire, a pour effet, si elle est positive, de conférer au texte une qualité ou, au contraire, si elle est négative, de la lui retirer, comme l’indique une note figurant dans la marge du manuscrit d’un poème d’octobre 1902, abandonné pour « défaut de ton »15. Une fois pensée, la catégorie régule différents aspects du projet d’écriture, le thème, la langue, la composition, la longueur, la visée, ce que Ramuz explicite à grand renfort de métaphores spatiales : il faut être dans le ton, y rester, ne pas en sortir. En ce sens, la catégorie entretient un air de famille avec celle du genre, dont la représentation que s’en fait le locuteur exerce à la production une contrainte sur tous les niveaux de son discours et lui sert de grille interprétative pour évaluer ses traits16. L’unité du ton ramuzien est le texte. L’importance du critère stylistique dans le jugement de littérarité depuis 1850 et les intenses débats sur le statut et les prérogatives de la langue littéraire qui marquent la première moitié du xxe siècle poussent Ramuz à clarifier sa position à plusieurs reprises17, donnant l’impression que la langue constitue l’objet privilégié de ses recherches. Mais l’importance qu’il accorde au ton dans le journal signale que, s’il pense ardemment le style en public, il médite sérieusement le texte en privé, et qu’il le fait dans des termes différant de l’esthétique continuiste attentive aux ligatures interphrastiques qu’Adam et Philippe observent dès 185018.

5Le « style neuf et hardi », que Ramuz compare à la « solidité mélodique » de la sonate et qui invite à penser les unités du discours dans les rapports rythmiques et sonores construits par leur successivité ; il n’épuise pas pour autant l’ensemble des contraintes qui garantissent l’unité du texte19. Au moment où Ramuz révise (c’est-à-dire réécrit) ses textes l’un après l’autre en vue de leur publication dans ses Œuvres complètes, il remonte très fidèlement la pente cartographiée dans ses propos de 1904. La conscience que la modification d’un fait de syntaxe pourrait, par un effet papillon observé à l’échelle des différents niveaux du texte, avoir une incidence sur l’idée même du livre, autrement dit sur son ton, révèle chez Ramuz un sens aigu de l’unité textuelle. Il y a cependant un trait majeur qui distingue le ton du genre de discours : alors que celui-ci est une compétence langagière partagée par plusieurs locuteurs, celui-là repose sur un usage tellement singulier qu’il se passe de toute mise au point définitive. Les représentations post-romantiques du genre autorisent cependant la variation comme un indice d’originalité, désormais une valeur cardinale de la création littéraire. Suivant un renversement axiologique des représentations classiques, ce sont dorénavant les genres mineurs, populaires, qui reposent sur un cahier des charges étroit, alors que le refus du carcan signale la littérature sérieuse ; d’où la possibilité, pour des genres « non saturés »20 comme l’ « anti-roman » dont Kibédi-Varga observe que la seule règle est qu’il se construit contre la tradition21, d’accéder à la dignité.

6Dans ce contexte, le ton est un effet de la méfiance que les écrivains éprouvent vis-à-vis des genres littéraires qui s’étend jusqu’au rejet de leur nom et a nourri la pensée d’une œuvre inclassable à laquelle on ne pourrait se référer qu’individuellement, comme à un livre ou à un texte22. Or l’écrivain peut théoriquement nier l’existence du genre, mais en pratique (c’est-à-dire dans la pratique de son métier), il ne saurait éviter d’en penser les traits. Les disciplines attentives à la question de la production du discours considèrent qu’elle est informée par une représentation du genre. Forte des propositions bakhtiniennes, la linguistique textuelle avance qu’un texte n’est pas seulement écrit dans une langue mais aussi dans un genre23 ; la critique génétique reconnaît que les genres servent les finalités que le scripteur assigne à son travail préparatoire (planifier, rédiger…), et que les déterminations du genre visé engagent les modalités de sa préparation24. Du point de vue de la production écrite, la problématisation du genre a pour effet d’ouvrir une zone d’indétermination dont l’écrivain est contraint de préciser les variables, pour les autres éventuellement, mais pour lui nécessairement.

Le chantier du romancier

7Lorsqu’en 1904 Ramuz avance son rejet d’un certain roman contemporain, cet « assemblage », qui « dégoûte », il n’est pas encore officiellement un romancier25 mais un poète : Le Petit Village vient de paraître (octobre 1903), Les Pénates d’argile sont à bout touchant (février 1904). Ces deux publications sont issues d’un énorme chantier inauguré en 1894, avant même le début de la rédaction du Journal (1895-1946), dont témoignent plus d’un millier de poèmes manuscrits26. Au moment où l’édition consacre les fruits de ce travail acharné, Ramuz a entamé sa reconversion. Ce changement d’orientation date de son premier séjour à Paris, prévu pour la rédaction d’une thèse mais consacré à ce qui sera son premier roman achevé, « La Vie et la mort de Jean-Daniel Crausaz »27. Plusieurs autres tentatives suivront, jusqu’à « La Vieille Henriette », que Ramuz s’apprête à commencer au moment où il cingle le roman contemporain dans son journal. Outre son importance documentaire – « La Vieille Henriette » est avec « La Vie et la mort de Jean-Daniel Crausaz »28 le seul témoin des recherches romanesques précédant la parution d’Aline (1905) – ce roman, loin de l’inspiration symboliste des Pénates et de la veine introspective dont relève « Crausaz », met en œuvre une esthétique proche de celle de Maupassant tout en empruntant des traits régionalistes, qui dévoile l’importance du chemin parcouru par le romancier débutant29. Le texte reste inédit, mais Ramuz en est suffisamment content pour le faire partiellement dactylographier et penser le donner à son mentor, Édouard Rod. La première qualité qu’il lui trouve et qu’il mentionne à Alexandre Cingria, réside dans sa composition, ou plutôt à son absence de composition :

8Le jugement, qui se targue d’un trait dont Thibaudet relève en 1922 que l’ombre menaçante plane sur les productions discursives française depuis les travaux d’écoliers jusqu’aux œuvres littéraires d’écrivains reconnus surprend31. Gardons-nous cependant de voir en Ramuz un thuriféraire de la non-composition. Le travail sur l’ordre des parties et la tension entre l’ensemble et le séparé, qui touche à une problématique que la critique ramuzienne, de par son ampleur et sa persistance, comme « le [possible] dénominateur commun […] de l’œuvre »32 romanesque, fait au contraire l’objet d’un soin minutieux, dès le plan et tout au long du processus de rédaction. Ramuz n’hésite en effet pas à modifier les frontières ou l’ordre des chapitres après la consécration que représente, selon les termes de la communication littéraire, aux yeux du public (si ce n’est aux siens), la publication. C’est le cas de la réécriture de Farinet ou la fausse monnaie pour Grasset, où par exemple une inversion des trois premiers chapitres du roman bouleverse un ordre qu’avait pourtant fixé la première publication chez Mermod33. Le soin porté par l’écrivain à l’organisation de la matière romanesque se solde parfois par l’abandon du projet, comme c’est le cas emblématique des « Hommes posés les uns à côté des autres », régulièrement repris de 1919 jusqu’à sa mort et qui trouve finalement un aboutissement éditorial sous la forme de nouvelles extraites du dernier manuscrit34.

9Le défaut de composition qui atteste aux yeux de Ramuz la réussite de « La Vieille Henriette » ne désigne pas une absence mais un écart, et c’est bien ainsi que la réception lira ses romans. Cet écart, à son tour, signale l’existence d’une norme, en dépit de l’intense créativité qu’autorise le genre romanesque, exacerbée au tournant du siècle par la crise qu’il traverse. Les écrivains, dopés par la perspective de la succession de Zola, mènent alors sur le terrain esthétique la bataille qui doit sauver un roman français en perte de vitesse ; les discussions se concentrent sur la nature de ce qui doit être représenté35 : une réalité régionale, populaire, mondaine ou psychologique…, tandis que la question de la composition ne fait pas encore ouvertement débat. Tache aveugle d’une bataille pour la régénération du roman, elle est aussi ignorée de la critique, pour qui le style représente le détail du texte36. Gardons-nous cependant de voir dans cette absence d’intérêt la marque d’une liberté ou d’une indulgence : elle est, au contraire, comme le suggèrent les confidences à Cingria et les sanctions de la réception, celle d’une rigidité dogmatique. L’absence de composition est en effet, avec le non-respect des règles de la langue, le défaut principal que la critique contemporaine aime à épingler dans les romans de l’écrivain vaudois. Or, comme Thibaudet le résume très bien :

10Aux yeux d’une partie des lecteurs, Ramuz ne sait pas plus composer (de romans) qu’il ne sait écrire (de la littérature française)38. Le raisonnement rappelle celui qui sous-tend le débat sur le mal-écrire : les libertés que l’écrivain se permet vis-à-vis de conventions envisagées comme caractéristiques d’une pratique nationale l’excluent d’une tradition que, comme Romand, il se doit de respecter plus que tout autre. Les critiques commencent dès Aline, mais s’accentuent à partir de La Guerre dans le Haut-Pays (1915) ; Ramuz cesse alors d’organiser ses actions autour d’un personnage central, ce qui problématise l’unité des romans, perçus comme des suites de chapitres décousus39. De fait, les jugements de « morcellement », qui sanctionnent déjà volontiers les compositions naturalistes, seront plus facilement portés sur les textes transgressant le plus manifestement ces deux piliers de la narration que sont le héros et l’intrigue40. Or Ramuz met volontiers en doute ces principes dans son Journal : il se dit désintéressé par les « péripéties »41 et professe son « mépris » pour la psychologie42 que le succès de Bourget a imposée comme une modalité incontournable de la construction des personnages43. Il (se) confesse également, comme écrivain, une inaptitude au récit qui le gêne déjà en 1902 :

11En revendiquant l’apparente non-composition de « La Vieille Henriette », l’écrivain sous-entend qu’il situe dans la recherche de nouveaux principes compositionnels un des enjeux de l’écriture du roman. Mais le rejet de l’armature imposée nécessite, comme on l’a vu, la détermination de nouveaux échafaudages. La polysémie du ton lui sert en 1904 à les penser sur le modèle d’une structure musicale, la sonate. Suivant une tendance que Raimond date d’une réflexion menée par Valéry en 1888 déjà, la musique offre en effet aux romanciers mécontents la possibilité de penser un roman qui ne reposerait pas sur une intrigue45.

La sonate contre l’« intrigue » : vertu créative du ton

12S’il est vain de penser l’unité d’un genre dont les musicologues datent les premières mentions du XIIIe siècle, il l’est tout autant, en l’absence d’une référence explicite, de se prononcer sur le type de sonate, classique ou pré-classique, auquel Ramuz songe dans son journal. L’engouement pour la musique baroque qui l’a remise sur le devant de la scène musicale depuis la deuxième moitié du XIXe siècle est toujours vivace au début du XXe siècle. L’actualité musicale n’échappe pas à l’écrivain46 et il est plus que probable qu’il ait entendu jouer des pièces baroques. Certains traits caractérisent cependant le genre de la sonate depuis ses débuts, à partir desquels on peut raisonnablement inférer les qualités que Ramuz aimerait assigner à la composition romanesque. La forme, d’abord, est instrumentale47. Contrairement aux pièces chantées ou à la musique dramatique, la sonate tire ses ressources expressives, sémantiques et compositionnelles de ses propres moyens d’expression, dans la succession réglée des hauteurs, des durées et des harmonies et son unité des rapports de ressemblance ou de contraste institués par la succession de ses mouvements48, ce qui lui vaudra un temps les critiques des théoriciens des Lumières adversaires de la musique instrumentale49. Sur le plan du genre romanesque, ce trait correspond assez précisément à l’objectif que nourrit Mathias, le personnage de romancier de la nouvelle méta-poétique « Sous la lune », qui paraît le 24 septembre 1905 dans le Journal de Genève :

13Si c’est la peinture qui sert de comparatif au roman dans la nouvelle, le souhait d’une cohérence interne permet d’avancer qu’en 1904, le modèle musical a pour Ramuz la même fonction qu’il a eue pour la poésie symboliste : penser une forme discursive qui « tiendrait par la force de sa seule cohérence »51. En justifiant l’écart vis-à-vis des normes de la composition romanesque par la régénération du genre suivant un critère de pureté, l’écrivain vaudois prend une légère avance sur les débats qui du milieu des années 2052, dont Bourget et Thibaudet seront des acteurs importants. Thibaudet, après avoir exclu la poésie lyrique et l’épopée des genres réglés par les principes aristotéliciens pensés pour le théâtre et pour l’éloquence, regrettera ainsi l’attachement des lecteurs et des critiques à des modèles de composition à ses yeux étrangers par nature au roman53. Les principes sur lesquels reposent les compositions de Bourget, auxquelles il reconnaît par ailleurs une forme de réussite, relèvent ainsi pour lui d’un esprit éminemment théâtral ou oratoire. Ramuz ne dit au fond pas autre chose, et la comparaison qu’il établit avec la sonate est un plaidoyer pour une forme qui reposerait sur des lois qui lui sont propres.

14L’écrivain ne se contente pas de critiquer la nature des parties qui constituent le roman : c’est surtout leur effet, sur l’ensemble, qu’il déplore. À son avis, loin d’avoir pour effet de conférer au roman une unité, ces principes « étrangers », au contraire, la menacent. En ce sens, l’accusation d’ « assemblage » aggrave la sanction de « morcellement » que les tenants de la composition romanesque portent sur les textes qui en sont dépourvus. Ramuz fait plus que renvoyer la critique dans ses cordes : en désignant une « combinaison arbitraire de choses ayant ou n'ayant pas de liens entre elles »54, il cible un défaut de motivation. Là où, relativement au critère d’unité, le morcellement signale un raté de la narration, l’assemblage, lui relève d’une forme de tricherie.

15En 1904, Ramuz esquisse pour lui, à des fins de préparation, le projet d’une composition particulière au genre romanesque, fondée sur la succession de parties que le ton aurait, sur le modèle de la sonate, à charge de garantir. Si là s’arrête la fortune de la comparaison musicale dans son méta-discours, le soucis de la composition romanesque demeure. En 1907, Ramuz n’a pas encore endossé la fonction d’écrivain-essayiste qu’il briguera dans les années 30, mais les articles qu’il publie régulièrement dans les journaux depuis 1903 lui servent de tribunes dans lesquelles ; parlant des autres, il fait connaître ses positions sur l’art en général et sur le roman en particulier55. Les critiques littéraires de ses débuts montrent ainsi un intérêt particulier pour les œuvres qui s’écartent des modèles compositionnels traditionnels, s’exposant, tout comme les siennes, à la remise en question de leur appartenance générique. Jean-Christophe et Ragotte font partie de ces textes réputés « pas composés », que Ramuz s’attache au contraire à situer dans le sillage d’une tradition proprement romanesque ouverte par Cervantès, portée par Marivaux, Lesage ou le Flaubert de L’Éducation sentimentale56:

16En établissant une relation entre la composition de Jean-Christophe et une intention qu’il prête à Rolland, et en inscrivant cette intention dans une tradition spécifiquement romanesque, Ramuz légitime doublement les libertés prises par le romancier vis-à-vis du genre. Plus encore, il associe le mode de composition du roman fondé sur la successivité avec la vie que le genre a pour but de représenter, renvoyant les modèles fondés sur la mise en intrigue à une rationalité artificielle :

17Contre le soupçon d’impréparation et d’incurie qui marque les jugements négatifs sur la composition, Ramuz, saluant le long travail d’ordonnance et de hiérarchisation réalisé par Rolland, tient en revanche à montrer que c’est le moule de la composition romanesque fondé sur l’intrigue et les rebondissements qui représente une facilité. Au contraire, la composition mérite de faire l’objet d’un travail tout particulier et plus profond. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’écrivain voit des affinités entre son travail de romancier et la structure du roman musical de Rolland, comme ce n’en est pas un non plus si ses recherches trouvent un accueil positif chez un autre mélomane, le musicien, compositeur et chef d’orchestre Ernest Ansermet59. Celui qui sera un lecteur tout particulièrement attentif aux questions d’unité et de composition loue justement la « beauté »60 de celle des Circonstances de la vie, que la lecture des fragments publiés en pré-originale ne lui avait d’abord pas permis d’apprécier. Ramuz confie qu’il a « mis [là], en effet, [s]on principal effort »61. Avant d’ajouter que « c’est une affaire de ton », il précise ses intentions : « [s]’éloigner autant que possible de l’intrigue “ romanesque ” ou proprement dramatique » et « revenir à la narration simple qui, pour ainsi dire, rencontre les incidents et les énumère à leur place beaucoup plus qu’elle ne les cherche et ne les combine »62.

18À une posture énonciative en surplomb, qui assure au monde représenté une rationalité fondée sur la causalité, l’explication et la compréhension (la psychologie), Ramuz oppose une logique narrative « subjective », où la « place » des événements serait déterminée par le moment où le personnage les éprouve. On verra là les prémisses d’une poétique considérant l’unité que l’art est voué à recréer dans la synthèse entre le produit d’une conscience et un vécu – projet taillé pour la catégorie générique du « morceau », forgée dès 191063. Lier des morceaux serait alors la principale tâche assignée à ce mode particulier de composition que garantit la réalisation d’un ton.

19Effet de l’expression d’une méfiance vis-à-vis des genres littéraires et outil d’une volonté de singularisation qui trouve sa formulation dans le discours réflexif que l’écrivain se tient à lui-même en guise de préparation à l’écriture, le ton de 1904 remplit dans le processus de production, mutatis mutandis, les fonctions d’une catégorie générique originale. Son efficace repose ainsi d’abord sur son flou définitionnel. Cependant, parce qu’elle remplit une fonction dans la production du discours, la notion demande à être déterminée par le scripteur. Le ton revitalise la catégorie méprisée du genre au profit d’une pensée singulière du texte, chevillée à un vouloir-dire particulier. Du point de vue de l’écrivain cependant, ce remplacement n’a de sens que dès lors qu’il contribue à guider l’écriture à venir. C’est ce que permet la polysémie du ton, qui en 1904 facilite pour le jeune romancier l’invention d’un nouveau type de composition romanesque. Le modèle musical de la sonate permet à Ramuz de penser une composition en rupture avec les modèles romanesques du XIXe, ceux des « grands récitants » et de la « destruction de la liaison ineffable de l’existence »64, elle favorise la conception d’une unité fondée sur la succession plutôt que sur la raison, guidant ainsi l’entreprise de remotivation d’une forme perçue comme figée, conformément au primat de l’originalité dont on a vu que pour Ramuz il ne s’épuisait pas dans le travail du style :

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