Colloques en ligne

Alberto Brodesco

Tourner en cercles. Les 120 journées de Sodome, La grande bouffe, Salò

1L’œuvre de D.-A-F. De Sade a inspiré plusieurs cinéastes – Jesús Franco, Jan Švankmajer, Louis Skorecki, Roger Vadim, Olivier Smolders, Akio Jissoji et beaucoup d’autres. Seul un réalisateur, Pier Paolo Pasolini, s’est essayé à adapter Les 120 journées de Sodome. On peut ajouter à son Salò ou les 120 Journées de Sodome (Salò o le 120 giornate di Sodoma, 1975) une petite poignée de films : l’unique vraiment important est L’âge d’or (1931)de Luis Buñuel, premier film de l’histoire du cinéma à faire référence à une œuvre de Sade, avec son chapitre final qui montre les « survivants des criminelles orgies » du château de Silling. Deux négligeables productions pornographiques se déclarent également inspirées par Les 120 journée s: Too naughty to say no (1985), de Victor Nye [Suze Randall], qui contient des allusions aux quatre seigneurs sadiens (devenus un colonel nazi, un sénateur, un évêque et un réalisateur hollywoodien) ; et Sade : Initiation de trois jeunes filles (Martin Cognito, 2007), où des extraits des 120 journées sont lus tandis que défilent sur l’écran des performances BDSM.

2Ce faible nombre d’essais n’a rien d’étonnant. Les 120 journées de Sodome est un roman par définition « irreprésentable », impossible à traiter cinématographiquement, et cela pour différentes raisons : son extrémisme ou sa monstruosité, la place qu’y occupent listes et énumérations, l’invraisemblance qui serait produite par une représentation réaliste des tableaux sadiens, l’embarras à traduire en images le fantasme sadien1. Dans cette perspective, le Salò de Pasolini relève un défi si considérable que plusieurs commentateurs ont mis en doute sa réussite et parlé même d’échec2. Il n’en reste pas moins que le film possède la force propre aux grandes réalisations intertextuelles, peut nourrir une réflexion la manière dont il se distingue de sa source, sur ce que toute adaptation doit contenir et doit à tout prix éviter.

3Dans cet article je souhaite mettre en relation Salò avec un film réalisé deux ans plus tôt, La grande bouffe (1973), d’un réalisateur italien également, Marco Ferreri, qui, lui aussi, se rapporte d’une certaine manière au livre plus maudit de Sade3. Les liens entre Ferreri et Pasolini et leur lecture de Sade peuvent aider à éclairer les deux films et les modalités d’appropriation artistique d’une œuvre inapprochable comme Les 120 journées. Si l’inspiration sadienne de Salò est évidente et déclarée, l’écrivain français n’est jamais mentionné dans La grande bouffe, ni évoqué par Marco Ferreri dans ses entretiens. La relation du film avec Sade est donc plutôt nuancée, incertaine voire contestable, et de ce fait très intéressante.

La grande bouffe, film sadien ?

4La grande bouffe raconte l’histoire de quatre hommes qui s’enferment dans une villa pour ce qu’ils appellent un « séminaire gastronomique ». Ils sont rejoints par trois prostituées et par une institutrice à l’apparence naïve. Le spectateur apprend que cet atelier culinaire a été conçu dès le départ comme un rituel de suicide collectif. De trop manger, l’un après l’autre, les quatre amis meurent.

5Presque toutes les analyses critiques de La grande bouffe soulignent sa relation avec Sade4. On peut certes relever un certain nombre d’analogies entre Les 120 journées et le film de Ferreri, mais, on l’a dit, il y a aussi de nombreux motifs pour mettre en doute cette parenté. La question de l’isolement – ou « isolisme », principe central de l’idéologie sadienne (voir Roger 1995) – est en soi discutable : les quatre amis ne sont pas tout à fait isolés dans la villa située dans un arrondissement parisien : des prostituées entrent et surtout sortent, action impensable à Silling ; des bouchers livrent la viande à domicile ; une instructrice (Andréa) visite la villa ses élèves, auxquels les quatre amis offrent du chocolat. La deuxième question clé regarde le quatuor de protagonistes. S’ils avaient été trois ou cinq, on peut penser que peu de personnes auraient souligné la dimension sadienne du film. Dans Les 120 journées les quatre libertins sont un duc (Blangis), un évêque (son frère), un président de tribunal (Curval) et un financier (Durcet), représentants des forces de la domination nobiliaire, ecclésiastique, juridique et économique. Dans Salò, les personnages centraux sont confirmés dans leur rôles – duc, évêque, « Eccellenza » (juge), Président (de la banque centrale). Dans La grande bouffe ils sont par contre juge (seul personnage qui coïncide avec un personnage sadien, interprété par Philippe Noiret), producteur de télévision (Michel Piccoli), pilote d’avion (Marcello Mastroianni) et chef cuisinier (Ugo Tognazzi). Marco Ferreri, comme Sade, a d’évidence rassemblé des figures emblématiques de la société contemporaine, et plus particulièrement des symboles de la société de consommation – consommation de sexe (l’aviateur), de nourriture (le chef), de spectacle (le producteur). Le juge, de son coté, est immobilisé dans un conflit œdipien (il emporte dans la villa une photo où il boit le lait du sein de sa mère, et il entretient une sorte de relation ou de convention de nature sexuelle avec son ancienne nourrice), et donc dans un désir interdit de consommer.

6Le déchaînement des héros de Sade se traduit entre autres par une orgie culinaire et une dépense alimentaire de tonnes d’aliments qui ont été sélectionnés en raison de leur délicatesse et de leur vertu revigorante. Sur cet aspect aussi, aucune forme de normalité : comme pour le sexe, dans l’univers sadien presque tout est comestible. Beatrice Fink (1983) parle à ce sujet de « fagotopie », utopie de la nourriture. La centralité du goût est confirmée par l’allégorie alimentaire qui introduit la fiction à la fin du préambule (le « magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à [son] appétit », Sade 1990 : 69).

7Cette fagotopie sadienne n’a pas vraiment d’équivalent dans le film de Ferreri, qui insiste plutôt sur les limites, la finitude du corps et sur sa capitulation finale. Si les héros sadiens peuvent manger et baiser à l’infini, pour les quatre amis de La grande bouffe le trop manger conduit à la mort. La grande bouffe est un film sur les « points de rupture » (Scandola, 2004 : 103) du corps, sur sa fatigue, sur la transformation du désir en cauchemar. Sade décrit au contraire un rêve de dépassement ou d’abolition des limites corporelles (Abramovici, 2015 : 238).

8De même l’appétit sexuel des quatre héros de Fellini se confronte avec les limites de leur puissance physique. Marcello accuse à un certain point du film ses amis d’être des « castrés » parce qu’ils n’accordent pas assez d’importance au sexe. Mais précisément Marcello – interprété par Mastroianni, le séducteur, le latin lover – est bientôt confronté à une impuissance imprévue : incapable de pénétrer le personnage d’Andréa, pourtant disponible et bien disposée, il décide de quitter la maison et connaît la mort au volant de sa voiture de collection bien-aimée.

9Bien qu’il pousse paradoxalement à la mort, le goût est l’unique sens du film à être tout à fait vivant. L’indifférence envers les autres sens est même théorisée par le personnage de Michel : « En dehors de la bouffe tout est épiphénomène ». Les quatre amis circule dans un seul « cercle » dantesque unique, celui de la gourmandise et de la gloutonnerie, cercle infernal sans « contrappasso » : ils s’enfoncent dans le vice jusqu’à la dissolution. Les autres sens sont tous mis à mal : le sexe ou le toucher, on l’a vu ; la vue, nonobstant le statut de producteur de télévision du personnage de Michel : la soirée au cours de laquelle les quatre amis projettent de vieilles photos érotiques est un échec, incapables qu’ils sont de s’abstraire de leur repas d’huîtres ; pour contrer les dispositions spéculatives de ses compagnons, Marcello exhibe vainement les photos des femmes qu’il a conquises. Centrale dans le roman de Sade, l’ouïe n’est sollicitée que pour des phrases fragmentées résultant des difficultés de communication entre deux Français et deux Italiens (Ugo, en particulier, a souvent recours à sa langue maternelle pour ses apartés) : en résulte un simple bruit de fond, pur papotage ; pour toute musique, quelques phrases de piano aux notes incertaines jouées par Michel. Associé au goût, l’odorat est quant à lui agressé par l’explosion d’un WC et la puanteur qui en résulte : sur la question de la merde, centrale décisive chez Sade (voir Abramovici 2013, 79-88), la maison de La grande bouffe s’oppose également au château de Silling : les excréments viennent troubler la voie sereine dans laquelle les quatre amis se sont engagés vers le suicide. La merde a aussi perdu ici « cette tension libératoire et moqueuse qu’[elle possède] dans la culture du grotesque populaire » (Parigi, 1995 : 43).

10L’explosion du WC (« Je suis emmerdé ! », crie Marcello) suit son fiasco sexuel et son invective contre l’inappétence de ses amis (« Vous êtes des castrés ! ») : le signe marcescent et nauséabond de la fin découle directement des limites du désir. Le séminaire gastronomique s’est transformé en « déluge universel », comme dit Michel (« ...de la merde », ajoute Ugo), en crise apocalyptique générale, touchant au-delà des existences individuelles des quatre hommes l’humanité entière. La charge radicale exprimée dans La grande bouffe « se répand pour se projeter vers l’espèce et garantir pour le futur la conception utopique de la destruction et de la décomposition généralisée » (Grande, 1980 : 163). C’est là un trait tout à fait très sadien, même si, chez Sade, la révolte apocalyptique ne dérive pas des limites du corps mais des bornes posées par les lois et la nature aux passions individuelles.

11On retiendra donc, à l’appui d’une lecture sadienne du film de Ferreri, la dimension symbolique des quatre peronnages, l’excès, la « fagotopie », les traits apocalyptiques de la narration, et même son humour5. La composante de l’« isolisme », comme nous l’avons vu, n’est présente qu’en partie. Contre une telle lecture, on mettra en avant les limites manifestées par le corps, la concentration sur le seul sens du goût, le dégoût manifesté pour la merde, la peur de la mort6 et une sexualité en crise, ménacée d’impuissance (Marcello), d’indifférence (Michel), de régression (Philippe), ou qui apparaît comme secondaire (Ugo). Mais avant tout, démentirait l’ascendance sadienne l’absence de victimes, les seules victimes de La grande bouffe étant les quatre protagonistes, martyres d’eux-mêmes. Il n’y a pas Sade où il n’y a pas de victimes.

Salò : Sade, le fascisme dissolu, Dante

12La lecture du roman de Sade arrive dans une période dans la vie artistique de Pier Paolo Pasolini où son intérêt pour la vitalité des corps est déclinant7. Il voit dans Les 120 journées de Sodome un abîme qui l’intéresse, mais il reste perplexe sur la possibilité d’une adaptation cinématographique d’un pareil roman « de structure » (Pasolini, 2001 : 3024)8. Il ne se décide à tourner le film que quand il a l’« illumination » – « lampe » (Pasolini, 2001 : 3013) ou « vision » (Pasolini, cit. en Rondi, 1980 : 217) , l’idée de transférer l’action à l’époque de la République de Salò.

13Indiqué dès le titre, l’inscription de l’action dans un contexte historique précis est primordiale. L’action de Salò ne se déroule pas (génériquement) au temps de la dictature fasciste en Italie, mais au moment son stade final de la Repubblica Sociale Italiana (République Sociale Italienne), également appelée « République de Salò » du nom de la ville sur le Lac de Garde où le gouvernement de Mussolini, libéré par les nazis de la prison où il était confiné, s’installe de 1943 à 1945. La villa où les quatre seigneurs conduisent leurs victimes est située dans le film près de Marzabotto, lieu d’un des plus terrifiants massacres par les occupants allemands en Italie. Plus que sur la relation entre fascisme et sadisme, l’intérêt de Pasolini, s’est portée sur la (double) perversion du fascisme de Salò, et sur l’isolement du monde d’une idéologie macabre et en dissolution.

14Le fascisme de la République Sociale Italienne est en fuite de lui-même, au milieu d’une guerre. Un des premiers liens entre le livre de Sade et l’adaptation de Pasolini se perçoit dans la présence, dès l’incipit des 120 journées de Sodome du mot « guerres » (« Les guerres considérables »). Si, dans le livre, les guerres servent aux libertins à accumuler des richesses, l’aboutissement de la Seconde Guerre mondiale et la perspective d’une défaite imminente chargent dans le film l’esprit des fascistes de frustration et de désir de vengeance. Sans plus de connexion avec le réel, le fascisme terminal de la République de Salò dissout la patine pseudo-esthétique ou la fiction chorégraphique qui ornait le fascisme du Ventennio : ce dernier peut maintenant révéler sans honte sa pourriture sous-jacente et sa corruption. « L’histoire de la République de Salò, métastase d’un ignoble camouflage politique, est pour Pasolini l’espace historique où faire coïncider la vision sadienne de la loi comme Tyrannie absolue, avec la critique de l’autoritarisme des médias » (Murri, 2001 : 53). Salò met littéralement en image la nudité du fascisme. Le pouvoir se manifeste dans sa nature la plus pure, la plus bestiale, jusqu’à dévoiler sa colère plus profonde, l’anarchie qui se trouve en son centre : « la vraie anarchie, déclare le Duc de Salò, est celle du pouvoir. » Ce pouvoir est capable « non seulement d’imposer ou de destituer la loi, mais d’imposer sa déposition » (Esposito, 2010 : 204). Le fascisme est donc « dissolu » dans les deux sens : « perverti », mais aussi à proximité de sa dissolution historique.

15Si cette « vision » de la parenté entre le monde des 120 journées et le fascisme de Salò est le premier motif d’attraction de Pasolini envers le texte sadien, le deuxième regarde Dante, le père de la littérature italienne avec lequel l’écrivain italien s’est confronté tout au long de son parcours intellectuel (voir Gragnolati, 2013 et Patti, 2016). Salò ou les 120 journées de Sodome s’apparente à une « allégorie dantesque » (Rumble, 2004 : 158), une peinture de l’Enfer. Le film est divisé en quatre chapitres : Anti-Enfer, Cercle des manies, Cercle de la merde et Cercle du sang. Pasolini conjecture que Sade lui-même se serait inspiré de Dante : « Sade, en écrivant, pensait sûrement à Dante. J’ai ainsi commencé à restructurer le livre en trois pagailles dantesques » (Pasolini, cit. dans Salvini, 2004 : 118)9. L’importance de la physicalité, de la corporéité, des facultés sensorielles des personnages de la Divine Comédie (voir Gragnolati, 2013) est un élément de légitimation de l’opération pasolinienne, comme aussi la combinaison entre la fureur et l’engagement qu’on peut lire en particulier dans la cantique de l’Enfer (voir Rumble, 2004 : 161).

16Mais la surimpression de Dante sur le texte sadien n’est pas sans poser quelques difficultés. Le plan numérologique – pour prendre un aspect fondamental des 120 journées comme de la Divine Comédie – constitue un premier élément de distinction : Sade construit sa fiction sur le chiffre quatre et ses multiples, Dante sur le trois – les tercets, les trois cantiques, la Trinité chrétienne. Pasolini paraît avoir tenté de concilier les deux structures en présentant trois cercles (manies, merde, sang) précédés d’un Anti-Enfer. Les « passions » sadiennes (simples, doubles, criminelles, meurtrières) s’apparentent mal aux cercles infernaux dantesques. Si Les 120 journées sont un Enfer, on peut dire – en citant Vespoli, le directeur de la maison de fous de Salerne visitée par Juliette – que pour Sade « Tout le paradis est dans cet enfer » (Sade, 1998, p. 1072). Les relations entre crime et damnation sont opposées : pour Dante, le péché mène à la condamnation éternelle, pour Sade la véritable damnation réside dans le concept de coulpe et les lois religieuses et civiles qui la définissent. Il faut enfin noter que les derniers vers de l’Enfer montrent Dante et Virgile sortant des ténèbres pour « revoir les étoiles », passage vers la lumière et procès de libération, quand la récapitulation des victimes qui termine le roman boucle un parcours de mort ou un procès de vidage.

17Si l’association Sade/nazi-fascisme est pour plusieurs commentateurs inadmissible10, celle avec Dante est donc faible. On peut même affirmer en conclusion que l’intérêt de Salò résident moins dans ces croisements que dans l’évocation directe et puissante de certains éléments clés de l’écriture sadienne : la mise en scène de corps totalement à disposition de l’auteur-bourreau, la mise en scène du regard et du voyeurisme ; le défaut d’options données au lecteur/spectateur.

Sade, Ferreri, Pasolini

18En pleine rédaction du scénario de Salò, Pasolini publie dans le numéro de Cinema Nuovo de septembre-octobre 1974 une critique de La grande bouffe. Comme la plupart des commentateurs, il y retrouve des éléments sadiens. Il décrit les personnages comme plats et énigmatiques et attribue leur immobilité figurative à un « calme apriorique “à la De Sade” » (Pasolini, 1996 : 130). Il parle, encore, d’un « apriorisme à la De Sade » (id.), qui confère à la ritualité des moments culinaires un « naturel » des Lumières « monstrueusement rationnel » (id.), visant à « minimiser le mystère » (id.)11.

19Cette lecture du film très personnelle nous renseigne surtout sur le rapport du critique à Sade. La grande bouffe conforte Pasolini dans sa conception de l’imagination sadienne comme produit de la « froideur » des Lumières, en proximité de pensée avec Horkheimer et Adorno12. Cette rationalité monstrueuse vue par Pasolini n’est pas nécessairement présente dans le film de Ferreri, dont l’excès désespéré semble avoir à faire plus avec Rabelais et Bataille qu’avec Diderot ou Voltaire ; mais on la retrouve sûrement dans Salò. Pasolini attribue à Ferreri l’interprétation qu’il est en train de concevoir d’un Sade inventeur ou catalyseur du rationalisme meurtrier.

20En conclusion, on peut dire que La grande bouffe et Salò ont indubitablement en commun le sentiment de apocalypse « notre prochaine » apocalypse13. Dans la maison parisienne de La grande bouffe on tourne en cercle – on se remplit, on se vide, pour se remplir encore ; dans la villa de Salò les seigneurs se complaisent dans la vision de tortures. Derrière et après cette stase il y a la mort, une sensation généralisée de disparition matérielle. Comme souligné par Annie Le Brun (2010 : 75), c’est tout à fait un caractère du château sadien : « ce château que la pensée libertine ne cherche qu’à remplir d’expériences, de certitudes, cette forteresse que la protestation sociale ne cherche qu’à remplir d’ignominies pour justifier sa véhémence, cette ruine que le courant sentimental ne cherche qu’à remplir d’émotions, Sade le vide. » Les villas de La grande bouffe et de Salò se montrent comme des lieux qui se vident et qui vident, qui aspirent à conquérir le vide : elles sont dépourvues d’histoire, d’idéologie et naturellement d’habitants, progressivement éliminés par des gestes suicidaires ou par la furie homicide libertine.

21Selon l’importante thèse d’Eric Marty (2011 : 391), le film de Pier Paolo Pasolini viendrait signer l’« épilogue au dialogue de la Modernité avec Sade ». L’influence culturelle de Salò va donc bien au-delà des milieux du cinéma. Après Pasolini, pour le meilleur ou pour le pire, Sade est au moins en partie soustrait aux spéculations et aux allégations et restitué au travail des dix-huitièmistes. La « grande bouffe » sadienne qui a occupé les meilleurs esprits du XXe siècle se termine avec un bal déprimant. La dernière séquence de Salò montre une lente, improbable danse entre deux militaires, collaborateurs des bourreaux. Ils s’embrassent. L’un demande à l’autre : « Comment s’appelle ta copine14 ? ». La réplique, « Margherita », est le dernier aveu de mystère, une réponse qui n’écrit pas un véritable épilogue mais ouvre une série d’incessantes interrogations.