Colloques en ligne

Sophie Albert

La Judiada dans le Misteri d’Elx : un scandale1 ?

1Le Misteri d’Elx est une œuvre dramatique jouée et chantée pour l’Assomption de la Vierge dans la Basílica Santa María d’Elche, dans la province d’Alicante. Chaque année, à la mi-juillet, la basilique est aménagée pour accueillir un mois plus tard la représentation. Dans la coupole, on installe un plancher au-dessus d’une toile bleue peinte d’anges musiciens, dans lesquels s’ouvre une trappe coulissante. Ce sont le Ciel et ses Portes, qui permettent le passage de trois machines aériennes : la mangrana (grenade), l’Araceli ou Recèlica (autel du ciel) et la Coronació ou Trinitat (Couronnement ou Trinité)2. Sous la coupole, dans le chœur, on dresse le cadafal,une estrade quadrangulaire bordée de balustrades blanches, qui constitue le centre de l’espace scénique. Il est à la fois le lieu où les mortels convergent, et le point d’intersection entre la terre et l’au-delà. Enfin, une rampe inclinée ou andador relie la porte de la basilique au cadafal. Les acteurs l’empruntent un à un, deux à deux ou par groupes plus nombreux, pour circuler entre la porte et le cadafal.

2Le texte du Misteri a pour principale source le récit de la mort et de l’assomption de la Vierge, tel qu’il est raconté dans les versions catalanes de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Au premier acte, la Vespra, donnée le 14 août, Marie, incarnée par un petit garçon, se lamente sur la mort de son fils et demande à le rejoindre. Un ange descend du ciel dans la mangrana pour lui signifier que son vœu sera exaucé et lui apporte une palme que l’apôtre saint Jean devra porter à son enterrement. Marie appelle les apôtres auprès d’elle ; ils arrivent de toutes les parties du monde et assistent à son trépas. Dès lors, l’enfant-Vierge est remplacée sur le cadafal par la statue honorée dans la basilique. Le second acte, la Festa, donnée le 15 août, s’ouvre sur l’enterrement de la Vierge. Comme les apôtres entonnent un chant de funérailles, une troupe de juifs fait irruption et tente d’emporter le corps. Les deux parties se battent. Comme les juifs atteignent le lit mortuaire de la Vierge, un châtiment miraculeux les arrête : leurs mains restent paralysées, « transformées en pinces » selon le texte du Misteri3. Les juifs se convertissent et se joignent au cortège des apôtres pour l’enterrement. Cette scène, appelée la Judiada4, sera au centre de mon propos.

3Après l’enterrement de la Vierge commence son assomption. La statue de la sainte patronne de la cité est emportée aux cieux sur la Recèlica. Son ascension est interrompue par l’arrivée de l’apôtre Thomas, jusque-là occupé par l’évangélisation des Indes, qui regrette d’avoir été absent pour l’enterrement et adore la Vierge. Le cortège apostolique étant désormais au complet, la Vierge peut être intronisée par Dieu le Père : flanqué de deux anges, celui-ci descend du Ciel sur la Trinitat, pour déposer une couronne sur la tête de la statue suspendue quelques mètres au-dessous de lui5.

4***

5Les premières représentations du Misteri remontent probablement à la seconde moitié du XVe siècle. Contrairement à la majorité des mystères médiévaux, la pièce n’est pas interdite à la Contre-Réforme : Elche obtient en 1632 une bulle spéciale du Pape Urbain VIII autorisant les représentations. Hormis quelques interruptions ponctuelles, le Misteri continue d’être joué durant toute l’époque moderne et jusqu’à aujourd’hui. Ce statut singulier, présenté par les illicitain.e.s6 comme une exception absolue7, contribue à justifier le classement du Misteri, en 2001, au Patrimoine Mondial Immatériel de l’UNESCO.

6La pérennité du Misteri ne va pas sans de nombreux réaménagements. Dans l’œuvre représentée actuellement à Elche, ni le texte, ni la musique, ni la mise en scène, ni même le cadre de la représentation ne sont ceux du Moyen Âge. Les cinq consuetas conservées (manuscrits du poème et, pour trois d’entre elles, des partitions) datent pour la plus ancienne de 1625, pour la plus récente de 1751, et encore ne lit-on la première que grâce à une copie effectuée en 1933 ; la musique a été remodelée à la période baroque par des maîtres de chapelle chargés de diriger le chant. La pièce semble avoir été moins soignée au XIXe siècle : plusieurs voix, dans les années 1870-90, se font l’écho d’évolutions perçues comme une dégradation. Elles préludent à la redécouverte du Misteri par les hommes de la Renaixença8: prenant conscience de la singularité de la pièce, ils engagent une entreprise de revalorisation conçue comme un retour à la pureté des origines. Leur travail débouche en 1924 sur une version restaurée du Misteri, qui vaudra comme référence tout le long du XXe siècle. Au cours de ces cinq siècles d’histoire, les acteurs du drame n’ont pas toujours été les mêmes : s’il semble que seuls des hommes et des petits garçons aient jamais accédé à l’espace scénique, la part de clercs et de laïcs, d’illicitains et de personnes extérieures à la ville, d’amateurs et de professionnels n’a cessé d’être renégociée, introduisant autant de fluctuations dans la répartition du pouvoir symbolique que constitue la mainmise sur la fête.

7Depuis les années 2000, l’histoire du Misteri connaît un nouveau seuil. Son classement au Patrimoine Mondial de l’UNESCO s’est en effet accompagné d’évolutions diverses, inspirées par le souci d’améliorer et d’amplifier la connaissance de la pièce. Plusieurs représentations hors cadre liturgique se sont ainsi ajoutées à la Vespra et à la Festa, avec trois ensayos generales (« répétitions générales ») du 11 au 13 août et, les années paires, la réitération du Misteri, ensayos compris, à la Toussaint. Sur le net, un site dédié au Misteri permet de consulter et de télécharger des vidéos et des documents d’archive numérisés, ainsi que le « Guide de la Fête », descriptif de l’œuvre vendu également sous forme de livret. Dans le domaine académique, la Càtedra del Misteri d’Elx, chaire institutionnelle fondée en 2004 à l’université Miguel Hernández, a pour mission d’organiser des congrès, des cours d’été et des conférences de vulgarisation, à Elche et ailleurs. Enfin, tout récemment, l’année 2018 a été déclarée Any dels Misteris Assumpcionistes d’Elx, València i Castelló par l’Acadèmia Valenciana de la Llengua. Elle a été marquée par une concentration d’activités de diffusion et de divulgation qui visaient, selon le Président du Patronat9 du Misteri, à « donner à connaître notre patrimoine10 ». L’ensemble de ces éléments contribue à conférer au Misteri une visibilité nationale, voire, par le biais du net, mondiale.

1. La Judiada « patrimoine mondial » ? La virtualité d’un scandale

8C’est précisément dans le cadre d’une réflexion sur la notion de patrimoine mondial qu’a surgi à Elche, en octobre 2016, la question de la Judiada, et la virtualité du scandale qu’elle pourrait provoquer.

9Nous sommes dans le palais des Congrès, au centre de la ville. La Càtedra del Misteri, associée au Patronat, a organisé un colloque sur le patrimoine immatériel. Le premier conférencier, Antonio Ariño Villaroya, professeur de sociologie et vice-recteur de la Culture et de l’Égalité à l’université de Valence, analyse les processus de patrimonialisation des fêtes locales dans le pays valencien. Il évoque les fêtes de Moros i Cristianos, dans lesquelles est mimée, avec force déguisements, fanfares et explosions de poudre, la Reconquista chrétienne, achevée au XVe siècle, des royaumes musulmans de la péninsule. Il s’arrête sur un cas concret. À Bocairent et Beneixama, « l’affaire des caricatures » de 2005 a eu une répercussion directe sur l’un des actes de la fête, dans lequel on faisait sauter jusque-là la Mahoma, une effigie de Mahomet : craignant que les résonances islamophobes de cet acte ne créent des polémiques, les autorités locales ont préféré le supprimer en 200611. En conclusion, Antonio Ariño s’interroge sur la Judiada : il suggère que cette scène pourrait également susciter des protestations et « blesser des susceptibilités au sein de la communauté juive, dans la société actuelle12 ». Le classement du Misteri par l’UNESCO rend ce point plus délicat encore : le titre de « Patrimoine mondial » suppose que la Judiada puisse être vue, reçue et comprise universellement ; or le monde d’aujourd’hui est traversé de tensions interconfessionnelles fortement politisées. Ces tensions comportent des réactions de rejet des religions autres, qui induisent à leur tour le soupçon du rejet : soupçons d’islamophobie pour la Mahoma et, pour la Judiada, d’antisémitisme.

10La Judiada n’a occupé qu’une minute de la conférence d’Antonio Ariño. Elle occupe la totalité du débat qui suit. Quelques jours plus tard, elle fait aussi la une du quotidien El Mundo : l’article « Le Misteri d’Elx doit-il s’adapter à son temps ? » revient sur deux points, l’absence des femmes dans la représentation et la perpétuation de la Judiada13.

11Ce seul constat, en soi, est remarquable. La Judiada ne laisse pas d’embarrasser les acteurs du Misteri, mais le refoulement prévaut souvent dans leurs discours : la dimension problématique de la scène est sinon niée, du moins lénifiée et atténuée. Ce jour d’automne 2016, un certain silence a été brisé.

12J’interviens moi-même dans le débat, dans un catalan qui est, à cette époque, hésitant. Quand j’ai redécouvert le Misteri en 2013, raconté-je, la Judiada ne m’a pas choquée : je l’ai vue avec mes yeux de médiéviste accoutumée aux miracles de conversion des textes hagiographiques14. Un voyage organisé en octobre 2014 pour un groupe d’étudiant.e.s de master a changé mon regard. Mes étudiant.e.s avaient eu connaissance du texte du Misteri en amont de notre venue à Elche : nous en avions fait une lecture commune, et j’avais fourni des éléments d’explication. En dépit de ces précautions, l’une des étudiantes, issue d’une famille juive exilée en Argentine après l’accession d’Hitler au pouvoir, a été profondément heurtée par la représentation de la Judiada. J’ai pris conscience, alors, des aspects dérangeants de la scène.

13Remous. Les illicitain.e.s plaident pour le caractère inoffensif de la Judiada, avec trois arguments. D’une, la scène est « facile à sauver » à condition de la contextualiser, c’est-à-dire d’en éclairer les présupposés culturels. De deux, la mise en scène de la Judiada est somme toute bien peu violente, d’autant qu’« la lutte s’est civilisée » : on a enlevé en 1924 à saint Pierre le « couteau » qui lui était attribué dans les didascalies ; un homme relativement âgé se souvient que le combat entre les juifs et les apôtres était beaucoup plus spectaculaire dans son enfance, et que des coings volaient dans l’église15. Une troisième série d’interventions oppose à Antonio Ariño des objections de fait. Selon le Président du Patronat, « à aucun moment la communauté juive ne s’est plainte à nous16 » ; la fête revêt à Elche une dimension identitaire qui fait que les juifs de la ville (lesquels17 ?) l’acceptent très bien et, même, que certain.e.s viennent y assister (!) ; dans la ville de Lorca, située à cent cinquante kilomètres vers le Sud, la Semaine Sainte représente aussi des musulmans, des juifs et des chrétiens, sans que personne s’en offusque. L’idée est lancée, enfin, que le festival médiéval qui se tient en octobre soit à l’avenir « étendu aux cultures musulmane et juive18 ».

14Antonio Ariño répond. Il revient sur les problèmes que soulève la Judiada dans la société multiculturelle contemporaine qui, dit-il, ne se réduit pas à « une pluralité de voisins19 ». Il ajoute que le Misteri fait mauvais ménage avec l’œcuménisme de l’église catholique post-Vatican II et avec son discours de paix et de tolérance inter-religieuse.

15***

16Ce jour-là, à Elche, il n’est pas dit que la Judiada constitue un scandale par son antijudaïsme patent et son antisémitisme latent. Il est question, en revanche, d’un autre scandale, celui de la Mahoma, qui forme un horizon possible pour le Misteri d’Elx. Le surgissement potentiel d’un « scandale de la Judiada » est associé à trois éléments, que ceux-ci soient minorés ou soulignés : la violence de la scène, présumée plus grande dans le passé que dans le présent ; la question confessionnelle et le rapport avec les juifs de la cité ; une réflexion sur le public de la pièce, qui regarde précisément les scandales de théâtre. Le classement du Misteri au patrimoine mondial étend virtuellement ce public à l’humanité tout entière.

17Je savais, avant d’assister au colloque, que la Judiada avait cessé d’être représentée à la fin du XVIIIe siècle. Je me doutais évidemment que cette interruption n’était pas due au souhait de ménager l’image de la religion juive. J’ai repris l’ensemble du dossier, depuis les consuetas des XVIIe et XVIIIe siècle jusqu’à la restauration du Misteri en 1924, pour voir ce qui dans la représentation de cette scène avait pu, ou non, faire scandale.

2. La Judiada, un conflit de scandales entre juifs et chrétiens ?

18Tout d’abord, la scène de la Judiada comporte un scandale dans l’acception ancienne du vocable. Selon le Diccionario de la Real Academia Española de 1732, le terme, dans son sens actif, désigne « un dit ou un fait qui n’est pas bon, et est l’occasion du préjudice et de la ruine spirituelle pour le prochain20 ». Quelques années plus tôt, en 1694, le dictionnaire de l’Académie Française illustrait la définition correspondante (« ce qui est l’occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ») par l’exemple de la prédication de la croix « qui a esté un scandale pour les Juifs21 ». Or dans la version catalane de la Légende Dorée, « tous les hommes de la ville de Jérusalem » s’émeuvent que les apôtres portent en procession la dépouille de la Vierge : ils veulent « brûler le corps qui porta le Trompeur ». Le « premier des prêtres » s’exclame : « Voyez le tabernacle de celui qui a semé le trouble parmi nous et dans notre loi, quels honneurs il reçoit maintenant ! ». Se précipitant vers la Vierge, il tend ses bras vers le lit mortuaire. Ses mains s’assèchent, tandis que le reste des juifs est frappé de cécité22. L’évidence du miracle, qui décline des topoi de l’hagiographie médiévale23, entraîne la conversion du rabbin et d’une partie des siens.

19Dans ce récit, la tentative des juifs pour prendre le corps et le brûler apparaît comme une réponse à la gloire de la Vierge, ressentie comme un scandale. Mais le châtiment divin démontre que l’erreur et, dans ce premier sens, le scandale sont du côté des juifs.

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Les juifs, entrés dans la basilique, découvrent les apôtres enterrant la Vierge. Cliché S. Albert, Elche, 1er novembre 2018.

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Le châtiment miraculeux: les juifs restent paralysés, « les mains transformées en pinces ». Cliché S. Albert, Elche, 1er novembre 2018

20Le Misteri est beaucoup moins explicite quant aux visées des juifs. Dans la consueta de 1625, ceux-ci entrent « en faisant mine, par le visage et par les gestes, de découvrir quelque chose d’inattendu », puis chantent :

Cette grande nouveauté
nous couvre de déshonneur ;
avançons-nous prudemment,
ne tolérons pas cette erreur.24

21Si le terme erreur laisse entendre que les juifs jugent scandaleux les honneurs rendus à la Vierge, seul un érudit peut en déceler les soubassements théologiques. En témoigne un texte de Rafael Mitjana, un musicologue qui publie en 1905 une vingtaine de pages sur le Misteri d’Elx dans un ouvrage d’études hétéroclites : « Les juifs, scandalisés par la manifestation religieuse que les disciples du Nazaréen effectuaient en l’honneur de sa mère, se sont réunis en assemblée, dans l’intention de troubler la cérémonie. » Ils souhaitent par là éviter, glose l’auteur, « que les chrétiens n’inventent la fable d’une nouvelle résurrection25 ».

22En l’absence d’une explication de cet ordre dans le Misteri, un spectateur d’aujourd’hui, s’il n’est pas familier des codes de l’hagiographie, peine à comprendre ce qui motive l’action agressive des juifs. Il ne peut interpréter leur entrée que comme une attaque anti-chrétienne relativement arbitraire. Le récit de la Légende dorée manifeste de manière éclatante, par le miracle, que l’erreur religieuse est du côté des juifs ; mais du moins cette erreur se fonde-t-elle sur un motif argumenté. Dans le Misteri d’Elx, rien de tel : le miracle fait suite à une scène qui est avant tout une rixe physique.

3. Violence réelle ou supposée : histoires de couteaux

23De fait, dans les consuetas des XVIIe et XVIIIe siècles, la confrontation entre les juifs et les apôtres acquiert un tour plus violent que dans la Légende dorée. À l’entrée des juifs, la didascalie précise :

On notera que cependant que chantent lesdits Juifs, saint Pierre et saint Jean les empêchent d’atteindre le cadafal où se trouve Notre Dame ; et quand se termine tout ce qu’ils chantent sur l’andador, saint Pierre sort un couteau qu’il porte sur lui et se bat contre les juifs et les juifs contre lui ; une fois que cette dispute ou cette querelle est terminée, les couteaux sont rangés à leur place, et tous vont au cadafal, à la suite de saint Pierre et de saint Jean.26

24Suivent les vers cités plus haut. Par rapport à la didascalie, ils constituent un retour en arrière dans le déroulement de la pièce : les juifs s’opposent à l’enterrement et demandent le corps aux apôtres. Vient alors une didascalie qui redouble la précédente :

Une fois terminée cette cobla, comme il a été dit, les juifs s’obstinent à vouloir emporter Notre Dame. Saint Pierre met la main au couteau, le plus important des juifs fait de même et ils se battent.27

25La première didascalie décrit par anticipation l’ensemble de la scène ; la seconde en répète le contenu. Cette répétition a pour effet de mettre en évidence le combat au couteau entre saint Pierre et les juifs28, donc la violence de l’affrontement.

26Cette violence peut-elle contribuer à expliquer que la Judiada n’ait pas été représentée entre la fin du XVIIIe siècle et la restauration du Misteri en 1924 ? Il est difficile de l’affirmer, parce qu’on n’a pas conservé de texte ordonnant cette interruption. Les érudits illicitains considèrent généralement qu’elle est due à une interdiction prononcée par Josep Tormo, évêque d’Orihuela et auteur d’un édit daté de 1773 « sur la vénération due aux temples, et sur les mesures à prévoir à propos des grands abus qu’on y constate29 ». Mais en l’absence d’un document qui concernerait spécifiquement la Judiada, on est réduit aux conjectures.

27Dans ces conjectures, le couteau et, plus largement, la question de la violence tiennent une place de choix. Depuis au moins la fin du XIXe siècle, une même hypothèse se répète d’un texte à l’autre, dont se fait l’écho la section « Histoire » de l’actuel « Guide de la Fête » : l’évêque aurait interdit « la scène de la Judiada, dans laquelle les apôtres et les juifs luttent pour la possession du corps de Marie, à cause des altercations qu’elle occasionnait. En effet, les spectateurs tentaient d’arrêter les juifs et d’aider les disciples du Christ30. » De tels désordres n’ont rien d’improbable. Au Moyen Âge comme dans les siècles ultérieurs, nombreux sont les textes condamnant le port d’armes dans les églises ; quant aux violences anti-juives, elles étaient monnaie courante lors des fêtes de Pâques31. Dans le cas de la Judiada, un indice tend à montrer que son incarnation physique a donné lieu à des débordements : elle a continué d’être chantée, mais sans jeu, jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il semble bien que ce soit la représentation de la scène par les corps des acteurs qui ait posé problème.

28Énoncée avec sobriété dans le « Guide de la Fête », cette hypothèse fait l’objet chez Rafael Mitjana d’un développement autrement emphatique. Le musicologue s’appuie sur un article publié par Felip Pedrell en 1901, dont il mélange les éléments32: attribuant au Misteri d’Elx un trait du drame assomptionniste de Tarragone, il introduit dans la Judiada une intervention du « diable en personne », qui conseille aux juifs « de s’armer convenablement, d’attaquer le cortège funèbre, de s’emparer du cadavre et de le brûler33 ». Les juifs suivent la suggestion du diable – ou plutôt la suivaient, précise l’auteur, puisque « cette scène si caractéristique a été supprimée et n’est plus exécutée aujourd’hui34 ». Il poursuit :

La longue file des fidèles arrivait à l’entrée de l’église ; alors, les juifs aux aguets fondaient sur le cortège, semant la confusion et l’effroi. Le combat était sanglant, et comme les bons paysans sont d’ordinaire rancuniers, ils profitaient de cette occasion pour solder leurs petites disputes. Malheur à l’ennemi à qui le hasard avait donné un rôle dans le chœur des juifs ! À cet instant, sous prétexte de conférer plus de réalisme à la scène, des vengeances s’accomplissaient ; et avec d’autant plus d’éclat que personne n’avait le droit de se plaindre, puisqu’en apparence, on agissait pour le seul profit de la vérité scénique. La municipalité comprit que l’on peut éviter un danger en lui ôtant sa cause, et voilà pourquoi la scène des juifs fut supprimée de la représentation, dans laquelle ne subsiste d’un épisode si long et si important que l’incident qui mettait fin à la lutte.35

29Cette reconstitution mobilise un imaginaire de la vengeance ou, plus exactement, de la vendetta que pratiquerait le peuple paysan, et par laquelle la ruse, la rancœur et le sang s’épandraient sous couleur de « vérité scénique ». L’antijudaïsme de la scène, loin d’être blâmé, est présupposé et, presque, nécessaire : dans la fiction mise en place par Rafael Mitjana, il donne son assise et sa justification à la soif vindicative des acteurs et de leur public. La suppression de la scène, ici imputée à la « municipalité », est une réponse à des violences troublant l’ordre public.

30De ces spéculations sur les raisons qui ont pu conduire à supprimer la Judiada, on peut tirer trois observations. Tout d’abord, de l’interruption de la scène, on a inféré son interdiction, ce qui l’entoure d’une aura de scandale ; l’hypothèse, quoique plausible, n’est pas expressément prouvée. En second lieu, dans la violence, réelle ou fantasmée, de la Judiada, ce n’est pas son caractère antijudaïque qui dérange, mais le désordre et le danger qu’elle est réputée engendrer. Enfin, le public est ici confondu avec les participants dans un même collectif, « les bons paysans », qui relève de la « pluralité de voisins » à laquelle se référaient en octobre 2016 les assistants du congrès sur le patrimoine : les enjeux de la scène sont pensés dans un cadre spatial et culturel extrêmement étroit, et tout autre que celui de l’Espagne actuelle.

4. Profanations. L’autel du dieu chrétien et l’autel du patrimoine

31L’évocation de la Judiada par Rafael Mitjana doit davantage au goût des envolées lyriques qu’au souci de réalisme. Elle fait toutefois écho à des discours ecclésiastiques qui concernent, au-delà de la Judiada, la représentation du Misteri dans l’espace de l’église.

32Les échanges de 1632, moment où la bulle papale autorise le maintien de la pièce, sont de ce point de vue d’un grand intérêt. Un juge ordinaire de la curie romaine rappelle au Vicaire Général d’Orihuela, siège de l’Évêché, que la ville d’Elche a le droit de représenter le Misteri. Le Vicaire se défend d’avoir voulu empêcher une si dévote manifestation, mais n’en développe pas moins un long argumentaire sur ses aspects néfastes. Les représentations et comédies dans un temple chrétien, écrit-il, ont de multiples inconvénients, parce qu’elles offensent la majesté divine. Quant au Misteri...

Voici ce qui a été promulgué et ordonné au mois d’août de l’an passé par un édit public publié au pupitre de cette église : que dans les jours où cette représentation se tiendrait dans ladite église, on installe au milieu de l’église une barrière de tables en bois, de manière à séparer et à diviser les hommes des femmes, et que dans cette église on ne prenne pas de collation et qu’on ne vende ni boisson ni nourriture ; et si l’on a pris de telles mesures, c’est parce que du fait de la foule infinie qui accourt de toutes parts pour assister à cette fête et représentation, les hommes et les femmes étaient tellement serrés dans cette église que tous les ans, du fait de cette promiscuité, advenaient mille choses déshonnêtes et honteuses, lesquelles provoquaient des disputes, et que dans la maison de Dieu on répandait le sang et les hommes se battaient ; et en outre, on y prenait des collations, les hommes et les femmes mangeaient à l’intérieur et se lançaient les uns aux autres des choses à manger, avec une attitude aussi profanatoire que dans des courses de taureaux ou autres fêtes profanes, et on vendait pour cela à l’intérieur de l’église des fruits, du vin et de l’eau.36

33L’argumentation porte sur l’inconvenance de comportements qui profanent l’espace sacré : promiscuité entre hommes et femmes entraînant mil deshonestitades y desverguenzas, confusion entre le drame religieux et les fêtes profanes, violence des conflits éclatant dans la foule. Si scandale il y a, il ne tient pas ici à la représentation du Misteri, mais à l’attitude du public.

34Deux siècles et demi plus tard, en 1897, Javier Fuentes y Ponte, dont le livre sur le culte de l’Assomption à Elche reçoit un prix dans un concours d’œuvres mariales37, décrit avec soin le Misteri. Il apparaît à son tour choqué par l’invasion de l’espace ecclésial par le profane : « L’aspect de l’église, force est de le dire, [...] est celui d’un théâtre et non d’un temple catholique38 ». L’auteur s’émeut de la foule qui investit les autels et les chapelles, des familles qui arrivent avec leurs victuailles ; il déplore le bruit « irrévérencieux » (irreverente) des assistant.e.s, leur agitation, leurs disputes et les comportements irrespectueux des femmes. Il livre en outre une critique acerbe de la mise en scène. Il qualifie de « costume inacceptable » la tenue de l’enfant-Vierge39, regrette l’état piteux des habits et des accessoires, le délabrement du décor, l’amateurisme des chanteurs, qui interprètent leur rôle un papier à la main40. Il mentionne plus loin la Judiada, pour noter qu’elle n’est plus exécutée41.

35Au constat réitéré du scandale de la profanation s’ajoutent ainsi des considérations sur les défaillances matérielles et artistiques des conditions de représentation. Mais à la différence des prélats de la Contre-Réforme, Javier Fuentes ne conclut pas que la pièce doit être interdite. Bien au contraire, il plaide pour qu’elle soit revalorisée et rendue à sa première beauté. En cela, son ouvrage correspond à un tournant. Le Misteri d’Elx n’est plus seulement une œuvre religieuse. Il est aussi une œuvre artistique à protéger et conserver – autrement dit, un patrimoine.

36L’appel de Javier Fuentes et d’autres érudits est bientôt entendu : en 1924, le Misteri est représenté à Elche dans une version restaurée, sous la direction du musicologue alicantin Oscar Esplà. Dans les journaux illicitains des années 1923-1926, cette restauration est abondamment annoncée, glosée et célébrée. Les rédacteurs, en des formulations redondantes, se félicitent de la splendeur retrouvée du drame assomptionniste, de la meilleure préparation des acteurs-chanteurs, de la fidélité accrue aux partitions. Ils soulignent également l’intérêt musical de la Judiada, rétablie dans le jeu comme dans le chant. Ces citations de l’hebdomadaire Renovación, tirées de numéros parus en août 1924, illustrent la tonalité des commentaires :

3 août, « Programme des Fêtes ». « Festa – grandiose acte sacro-lyrique épuré et restauré pour cette année par l’éminent compositeur alicantin OSCAR ESPLÀ, qui en assumera la direction, et à l’intervention duquel on doit la très fameuse JUDIADA, une des plus belles pièces du drame monumental, qui, dans le second acte, était tombée en désuétude, car elle disparut il y a plus d’un siècle de la représentation. »
15 août, article d’Oscar Esplà : « Tout se chante parfaitement, y compris la Judiada, que j’ai restaurée après un siècle d’oubli. Cette scène constitue le sommet de l’œuvre. »
24 août, bilan des Fêtes : « La Judiada a obtenu un succès incommensurable [...]. »42

37Dans ces journaux, pas un mot sur les tensions interconfessionnelles que pourrait susciter la Judiada. Pas un mot – et c’est presque plus étonnant – sur les discussions qui ont entouré sa mise en scène. Elles ont pourtant dû animer les réunions des commissions chargées de restaurer le drame assomptionniste au début des années 1920.

38Depuis lors, les érudits et spécialistes du Misteri n’ont cessé de s’interroger sur la Judiada. Deux points les ont arrêtés. Le premier, la participation des femmes, concerne, en vérité, l’ensemble du Misteri d’Elx. Le révérend José Climent Barber, chanoine de la Cathédrale de Valence et membre du Patronat de 1987 à 2005, adopte à ce sujet une position originale, voire marginale : « La Judiada est le peuple juif [...]. Le plus logique est qu’à cette masse populaire participent des hommes, des femmes et des enfants. » Tempérant aussitôt cette déclaration, le chanoine propose de respecter « la tradition qui interdit que des femmes chantent » et d’introduire des voix d’enfants pour donner à la Judiada « davantage de richesse et d’éclat43 ». L’hypothèse selon laquelle des femmes pourraient rentrer dans la turba juive est écartée au nom de la sacro-sainte tradition ; l’idée d’intégrer des enfants dans le groupe des juifs, sans doute encore trop hardie, est elle-même demeurée lettre morte.

39Le second point, sans surprise, est le couteau. La suppression de l’arme par les restaurateurs du Misteri, aujourd’hui encore, attire des objections. Ainsi Lenke Kovàcs, à l’instar de Francesc Massip, déplore que le couteau de saint Pierre n’ait pas été récupéré avec la Judiada. Son argumentation s’appuie sur la nécessité de maintenir « l’intégrité » d’un spectacle unique au monde, que menace « la néfaste volonté de modernisation qui élève la voix de temps en temps44 ». L’auteure défend l’idée que la conversion des juifs, dans le Misteri d’Elx, se caractérise par « un ton de respect et de sérénité » et « une intention d’intégration et de conciliation45 » : tout le contraire, selon elle, d’un motif de scandale.

Conclusion

40La Judiada, par le passé, a-t-elle fait scandale ? Rien ne l’atteste. Les sources gardent le silence sur les circonstances qui ont conduit à en interrompre le jeu. Toute reconstitution de la scène à l’époque moderne relève de la conjecture.

41Quels motifs de scandale apparaissent dans les sources ? Clercs et laïcs dénoncent la confusion préjudiciable entre le profane et le sacré, entre le spectacle et le rite, qu’entraîne, au-delà de la Judiada, la représentation du Misteri dans l’espace de la basilique. Ils mentionnent des troubles et des désordres qui paraissent affecter, là aussi, l’œuvre dans son entier, et dont on peut tout juste supposer qu’ils prenaient lors de l’entrée des juifs un tour plus violent.

42Ces motifs s’entendent dans un cadre qui ne dépasse pas l’échelle du village, de la ville ou de la région. Les conflits évoqués sont ceux de « bons paysans » entre lesquels naissent des rancœurs, des disputes, des soupçons de désirs mal placés. Le monde du Misteri d’Elx, tel que les textes le dépeignent, bruit de querelles de clocher. Corollairement, sur un temps long allant du XVIIe au XXe siècle, les auteurs s’inscrivent dans une perspective christiano-centrée qui implique sinon un antijudaïsme affirmé, du moins l’absence de toute réflexion quant à la réception de l’œuvre par un public non chrétien. Aussi une certitude ressort-elle de cette enquête : si la Judiada a jamais suscité le scandale, les raisons n’ont pas tenu à une indignation face à la violence de la scène contre le peuple ou la religion juive, loin de là.

43La classification du Misteri au Patrimoine Mondial de l’UNESCO change la donne, avec deux effets antithétiques. D’une part, la conscience de détenir un bien culturel exceptionnel engendre une réaction conservatrice, fondée dans les discours sur le respect d’une tradition qui n’a pourtant cessé, à Elche comme ailleurs, de se réinventer. D’autre part, la reconnaissance de l’œuvre s’accompagne d’une plus large exposition aux regards extérieurs. La lisibilité de la pièce et, en particulier, de la Judiada s’en trouve questionnée. Face à ce hiatus, la plupart des illicitains impliqués dans la Fête adoptent une stratégie ambiguë. Pour minorer la violence de la Judiada, ils invoquent la disparition du couteau de saint Pierre – mesure bien dérisoire au vu des enjeux symboliques de la scène. Cette disparition s’étend au texte livré au grand public : aux consuetas du Misteri, difficilement accessibles, on substitue un « Guide de la Fête » qui offre une version édulcorée de la Judiada, fait silence sur le couteau et rétablit des éléments d’explication sur les actes des juifs.

44La Judiada, un scandale ? L’expression, pour le moment, n’a pas franchi le seuil du virtuel. Les scandales passés ont été imaginés par les écrivains du début du XXe siècle. Les scandales à venir, niés par la majorité des voix illicitaines, peuvent être imaginés comme un possible au début du XXIe siècle.