Colloques en ligne

Zoé Schweitzer

La scène cannibale de Blasted à Thyestes : le scandaleux fait-il scandale ?

1C’est un « déluge de peur et de dégoût » qui accueille la création de Blasted1 en janvier 1995, écrit David Greig2, dont les termes rappellent précisément ceux utilisés par Horace dans l’Art poétique pour décrire l’effet que produirait la représentation sur scène de la macabre cuisine d’Atrée : « que l’abominable Atrée ne fasse pas cuire devant tous des chairs humaines, […]. Tout ce que vous me montrez de cette sorte ne m’inspire qu’incrédulité et révolte3 ». Parmi les différentes violences accomplies sur scène, le cannibalisme apparaît comme plus scandaleuse : le critique de l’Independent, Paul Taylor, débute par là son papier à charge4 et Michael Billington5 considère que c’est la pire horreur de la pièce6. Le cannibalisme semble aussi avoir infusé dans le titre du Daily Mail – « un festin répugnant de saletés7 » –, qui rappelle le cannibal feast de Titus Andronicus, comme si la pièce entière était cannibale et menaçait le spectateur, à la fois d’être cannibale et d’être cannibalisé par elle. Cette répugnance toute particulière que suscite le cannibalisme est également observée par Kane qui déclare : « Le cannibalisme en direct sur scène faisait hurler la presse8 ».

2Or, le cannibalisme sur scène ne fait pas toujours scandale : en témoigne la création d’une version de Thyeste d’après Sénèque par Caryl Churchill9, quelques mois avant celle de Blasted, dans le même théâtre et par le même metteur en scène, et que Kane a d’ailleurs vue10. Jouer Sénèque, réputé injouable, et a fortiori Thyeste, dont le sujet est considéré par Horace comme le parangon de la violence, est une entreprise audacieuse, dont on pourrait penser qu’elle effraie les spectateurs même les moins sensibles. Or, la création n’a suscité aucun débat ni remous. Le même Paul Taylor, si choqué par le cannibalisme de Blasted, n’avait éprouvé aucune difficulté à voir Thyestes, dans une mise en scène qui, écrit-il, soulignait sa « brutalité11 », ni à décrire très précisément l’épouvantable festin12, et considérait même que réfléchir « aux effets de la violence » était une tâche nécessaire pour le théâtre13, ce que d’aucuns, dont Edward Bond et Caryl Churchill, penseront précisément être au cœur du projet de l’auteure de Blasted.

3Pourquoi le cannibalisme de Blasted suscite-t-il des cris de dégoût et pas de celui d’Atrée ? Comment comprendre qu’un cannibalisme soit plus scandaleux que l’autre ? La différence de réception ne s’explique pas par le dessein des deux dramaturges : Kane s’étonne du scandale de Blasted14, de même que Churchill15, qui, quant à elle, n’a pas fait le choix délibéré de l’éviter en adoucissant la violence d’Atrée16. Cette disjonction invite à débusquer ce qui se trame derrière les protestations indignées, au nom de la morale ou du théâtre, et à spéculer sur les ressorts du scandale théâtral. Le « motif » cannibale semble un sujet privilégié pour réfléchir à l’articulation entre scandale ontologique et scandale dramatique, comme si le lien de l’un à l’autre n’était ni systématique ni nécessaire, et au fonctionnement de la réception qui associe enjeux esthétiques et politiques.

4La répartition des protagonistes de la controverse suggère une première piste de réponse : la critique journalistique, qui louait Thyestes, ne supporte pas le cannibalisme de Ian, à la différence du public, qui ne quitte pas la salle, et des dramaturges17 qui s’expriment dans le débat en faveur de Kane. Est-ce à dire que Blasted met en péril la conception du théâtre tel que le conçoit la critique anglaise de l’époque ? Une forme de crispation esthétique et éthique se serait-elle cristallisée autour de Blasted ?

Pourquoi le cannibalisme de Thyeste ne fait-il pas scandale ?

5Une première explication à l’absence de scandale réside dans la notoriété et l’ancienneté de la fable mythologique – trop familière ou trop éloignée du public ? –, le spectateur moderne serait imperméable aux mythes antiques qui ne l’effraient plus.

6Pareille hypothèse suppose que la distance avec l’Antiquité et le mythe d’Atrée et Thyeste se soit accrue au fil des siècles. En effet, plus aucun personnage n’est cannibale dans Les Pélopides,que Voltaire publie en 1778, non plus que dans l’Atrée et Thyeste de Crébillon, joué en 1707 qui a pourtant choqué les contemporains18, et les deux dramaturges jugent le motif irreprésentable, ne serait-ce qu’en discours. La justification morale qu’ils évoquent ne peut se comprendre en dehors du contexte spécifique qui la motive et qui revient à faire passer pour universel (la censure du sujet est imposée par la morale, donc inaliénable, inamovible) ce qui est en fait déterminé par un contexte de réception. Ce n’est pas « la morale » qui réprouve l'œuvre mais un public précis à un moment donné qui s’en pense le détenteur, sans nécessairement comprendre les forces historiques qui le traversent. Cette première hypothèse met en lumière l’importance du contexte dans le processus scandaleux, la présence d’un hicetnunc qui associe morale sociale et efficacité scénique.

7L’autorité de l’œuvre constitue une seconde explication : la tragédie princeps n’est pas de Churchill mais de Sénèque, or il n’y a pas lieu de polémiquer contre un dramaturge et un philosophe, stoïcien de surcroît, mort depuis 2000 ans. La pièce est présentée comme une traduction : cette indication place la dramaturge contemporaine dans une position ancillaire et, d’une certaine façon, la protège car sa responsabilité est limitée à la traduction, ni le sujet ni le texte n’étant d’elle. Est-ce parce qu’il s’agit d’une traduction, en outre fidèle, que le cannibalisme de Thyestes ne fait pas scandale ?Cette hypothèse soulève la question du rôle de l’auteur dans le scandale et invite à se demander s’il y a des scandales sans enjeux auctoriaux.

8On peut penser que « Thyeste » est perçu comme un objet patrimonial, de sorte que sa nouveauté est évincée et son potentiel d’étrangeté neutralisé. Une (très/trop) grande distance avec le matériau antique et une (très/trop) grande familiarité avec le sujet mythologique caractérisent le « Thyeste » latin, qui se situe ainsi à une distance du public incompatible avec le scandale.

9Or ces éléments qui rendent Thyeste acceptable sont précisément absents de Blasted : le sujet en est original, l’action se déroule dans un univers proche historiquement et géographiquement, la pièce est écrite par une jeune auteure inconnue. Cependant, et au-delà de cette première explication, la configuration des crimes commis pourrait inviter à une considération morale opposée et laisser penser que le risque de scandale se situe exactement à l’inverse : certes, dans les deux cas, des enfants innocents sont dévorés, mais le bébé dans Blasted n’est pas tué pour être mangé et son identité est inconnue, à la différence des fils de Thyeste assassinés par leur oncle, et le cannibalisme de famine ne suppose pas la même intentionnalité que celui de vengeance. Bref, déterminer pourquoi le cannibalisme de Blasted fait scandale à la différence de celui de Thyestes est plus délicat qu’il n’y paraît.

Pourquoi le cannibalisme de Blasted est-il un scandale paroxystique ?

10Pourquoi le cannibalisme de Blasted est-il scandaleux ? Pourquoi est-ce la violence la plus insupportable de toute la pièce? En effet, bien des éléments paraissent aussi affreux que le cannibalisme, notamment les très nombreuses violences sexuelles : le viol de la jeune fille endormie par exemple, décrit dans ses séquelles les plus crues par la victime, le viol consenti contre quelque nourriture par la même Kate ou encore le viol de Ian par le soldat ou le récit que celui-ci donne des exactions des militaires sur sa femme défunte, toutes provoquent un pathétique et un effroi intenses. En outre, il n’y a pas un seul moment cannibale mais deux, qui n’ont pas du tout le même retentissement : l’ingestion du bébé mort choque bien davantage que la manducation des yeux arrachés au vivant qui s’est déroulée peu avant.

11Quatre hypothèses peuvent être proposées qui ne sont pas exclusives. La première tient à l’identité de la victime. La violence contre un bébé est particulièrement choquante19, et le scandale de Blasted rappelle celui de Saved d’Edward Bond en 196520. Kane est probablement consciente du potentiel révoltant de ce geste car elle-même fut profondément affectée par la lecture de la scène de lapidation qui fit tant scandale21. Cette hypothèse qui explique le scandale par l’identité de la victime semble corroborée par le commentaire de Kate Ashfield qui créa le rôle. Vingt ans après, en 2015, pour décrire la dureté de la pièce, elle évoque directement cet épisode : « Certaines indications scéniques sont tellement saisissantes, comme la didascalie “il mange le bébé”22 ». En outre, la simplicité de l’écriture de Kane, qui décrit sans commenter, avec des termes banals, fait éclater la violence de l’action, en une vraie dissonance. Cela a d’ailleurs été clairement perçu par l’actrice qui souligne la tension entre le signifiant et le signifié, entre la simplicité verbale de la didascalie et l’action scénique. Cependant, quoi de commun entre le cannibalisme de famine de Blasted et la lapidation par désœuvrement de Saved ? En outre, si le scandale de théâtre était proportionnel à l’infraction morale, alors celui provoqué par le tyrannique et cruel Atrée, qui tue trois jeunes enfants pour les faire dévorer par leur père, devrait dépasser celui suscité par le geste dépourvu de méchanceté de Ian, rendu pathétique avec ses orbites énucléées et son visage ensanglanté. Curieusement peut-être, tuer afin de manger semble moins choquer que manger un corps déjà mort. La comparaison met en lumière le fait que le scandale de théâtre n’est pas de même nature que le scandale moral.

12À côté de la jeunesse de l’auteure ou de la place du cannibalisme dans la pièce, après de nombreuses atrocités qui ont épuisé les spectateurs, c’est aussi le contexte théâtral qui explique le scandale. La question de la représentation de la violence représentée est d’actualité23 et elle se pose dans des termes spécifiques en Angleterre en raison de l’esthétique dramatique qui lui est propre : Blasted arrive à un moment particulier de la vie théâtrale londonienne, où émerge une nouvelle écriture, le fameux in-yer-face-theatre, en rupture avec la visée plus ou moins platement réaliste traditionnelle du théâtre anglais24. Cette spécificité culturelle expliquerait que la réception de la pièce ait été très différente dans d’autres pays, par exemple en Allemagne, comme l’explique Nils Tabert25. Le scandale résulte de la cristallisation de conceptions du théâtre concurrentes, associant à la fois éthique et esthétique, portée par différentes instances : la critique journalistique s’est montrée plus conservatrice que certains dramaturges, qui défendent la liberté de l’auteure et approuvent cette évolution de la scène, et que le public, fût-il peu nombreux, qui suit ces propositions scéniques. Plus de deux décennies après, on peut penser que Blasted a joué le rôle d’un catalyseur et permis de faire évoluer la scène anglaise : les goûts et les attentes du public se sont modifiés et le seuil du supportable s’est déplacé. Ainsi, en 2008, l’infanticide sur scène ne pose plus aucun problème à Michael Billington, farouche opposant de Kane en 199526 ; en faisant preuve d’un peu d’humour, on pourrait en conclure que la scène anglaise s’est germanisée.

13Une troisième hypothèse, d’ordre dramatique, postule que le traitement du cannibalisme dans Blasted induit une perturbation du paradigme théâtral, qui se trouve à l’origine du scandale. Accompli « live » et « on stage », selon les termes de Kane, le crime se produit donc sous les yeux des spectateurs, or, pas plus aujourd’hui qu’à l’époque d’Horace, une violence extrême sur scène n’est aisément tolérable. Cette dramaturgie anti-horatienne suscite le dégoût du spectateur, produisant la réaction que théorisait Horace avec l’emploi de « odi27 ». En outre, la représentation elle-même est dépourvue d’édulcoration visuelle. La simplicité de la didascalie a même été comprise par plusieurs metteurs en scène comme une invitation au réalisme scénique, certaines font ainsi entendre la mastication (la première en Allemagne en 1996, que Kane a détestée, ou celle de 2017 en France28) : elles donnent à voir l’inconcevable et bousculent violemment les spectateurs, non sans risquer aussi, avec cette normalisation outrée, une forme de spectaculaire paradoxal, qui retire au cannibalisme son pouvoir subversif et le ramène à un geste factice, proche d’une outrance mélodramatique. De plus, les modalités de l’illusion sont mises à mal par un cannibalisme crédible et vraisemblable. Au traditionnel du cannibalisme de théâtre qui participe d’un projet de vengeance, Kane substitue un cannibalisme motivé par la faim, où la chair humaine fait office de viande et est consommée crue comme si l’homme ne différait pas de l’animal. Ian rappelle les époux Potard au siège de Sancerre29, la fiction apparaît comme un calque de la réalité.

14Elisabeth Angel Perez puis Alek Sierz dans sa contribution au volume Hunger on the stage30 montrent combien la question alimentaire traverse la pièce de Kane : les deux protagonistes commandent des sandwichs au tout début de la pièce, puis un petit-déjeuner, Cate dit à cette occasion sa répulsion à l’égard de la chair animale qui la fait vomir, au sens propre, puis, après que la guerre a éclaté, on apprend du soldat, parmi d’autres faits, qu’un homme affamé a dévoré la jambe de son épouse morte. De la même façon que le viol domestique de Cate prépare et préfigure les viols de guerre, l’ingestion du bébé mort s’inscrit dans une continuité alimentaire. C’est précisément cette insertion du cannibalisme dans une trame qui contribue à le rendre scandaleux : il n’est plus cet acte accompli par des populations lointaines géographiquement ou/et historiquement ou par des êtres fabuleux comme les sanguinaires héros antiques, mais la simple conséquence de la faim. Il n’existe d’une certaine façon pas de différence entre le carnivore et l’anthropophage suggère Kane, qui fait de tous les spectateurs carnivores des cannibales en puissance. Avec cette position éthique radicale, qui préfigure celle de philosophes actuels comme Florence Burgat31, la dramaturge ne pouvait manquer de scandaliser ses contemporains. Surcroît de scandale, le geste cannibale peut aussi s’interpréter de manière politique : Ian, qui avale des verres de gin et des aliments au gré de ses envies, qui profite sexuellement de la jeune femme, n’abandonne pas son identité de consommateur lorsqu’il croque un cadavre pour satisfaire sa faim. La société n’est que consommation et sa brutalité nue se trouve ainsi exhibée et dénoncée.

15En contestant une ontologie supposée immuable entre civilisé et barbare, le cannibalisme de Blasted met en cause, et en péril, les attentes et les habitudes de spectateurs ; à un niveau réflexif, par son traitement scénique, il met subrepticement en jeu la place et la fonction du théâtre dans la cité.

16En dernier ressort, on peut se demander si le scandale n’est pas une manifestation motivée par quelque chose qui a partie liée avec la conscience qu’a le spectateur de lui-même. Mon hypothèse est que Blasted le fait trébucher, de façon inattendue, sur sa propre morale.

17Ni ignorant comme Thyeste, ni malveillant comme Atrée, le cannibale de Blasted semble se caractériser par une amoralité banale et en sourdine, aux antipodes de l’immoralité extrême et tonitruante du roi de Mycènes. Ian agit, en effet, sans hésitation, sans formuler aucune volonté de transgression, comme s’il semblait ne pas avoir conscience d’un quelconque interdit. Peut-être est-ce à cette absence de réaction du personnage, autant, ou plus, qu’à l’action elle-même, que le public réagit ? L’absence de moralité du personnage le renverrait-elle à ses propres défauts, sinon à son amoralité même, ce qui serait d’autant plus problématique qu’il attendrait, à l’inverse et inconsciemment, que lui soit tendu un miroir de sa vertu afin de pouvoir ressaisir son intégrité grâce au spectacle ? La position du public n’est pas moins inconfortable lors du dénouement qui propose une christianisation inattendue de Ian – baigné par la pluie, le personnage conclut la pièce d’un « thank you » – problématique pour l’interprétation : parodie christique ou rédemption vraie du cannibale ? Dans cette configuration, le scandale se déploierait à la faveur de deux événements successifs, le geste cannibale horrifique puis la récupération de l’anthropophage au sein d’un paradigme moral et religieux, perçu comme archétypal par un large public. Le dénouement de Blasted, à cet égard, est aux antipodes de celui de Thyeste qui exclut Atrée de l’humanité. Dans la pièce de Kane, le scandale théâtral naît de l’absence de scandale moral explicite. L’amoralité du geste dans le texte puis la rédemption du criminel dans la mise en scène provoquent l’agitation du public qui manifeste par là sa distance, sinon sa différence, avec le personnage et réaffirme sa qualité morale. Dénoncer la scène comme scandaleuse lui servirait à prouver sa propre moralité. On peut suggérer ici une autre hypothèse, à la fois plus audacieuse pour l’interprétation mais éthiquement plus gênante : si le cannibalisme fait trébucher le spectateur et l’amène à réagir avec une telle virulence, si le public est si soucieux de se distancier de la scène représentée, c’est peut-être parce qu’une proximité inavouable avec Ian le menace, proximité exacerbée par le dispositif spatial dans l’étroite salle du Royal Court Upstairs, et qu’il se réconforte, voire se remoralise en quelque sorte, en dénonçant un scandale sur la scène. Le véritable nihilisme ne serait pas du côté de Ian, mais de ceux qui, au nom de la morale, crient au scandale devant une pièce de théâtre, alors qu’ils ne protestent pas devant la réalité32.

18Le cannibalisme de Ian, tout à fait atypique sur la scène théâtrale, bouleverse les attentes du spectateur et l’oblige à une réaffirmation de ses valeurs et de sa moralité, qui passe par l’insurrection contre toute proximité avec le personnage. En tant qu’opposition virulente à la société telle qu’elle est représentée dans la pièce, le scandale se conçoit comme une réaction politique à la dénonciation, par l’auteure, du nihilisme ambiant. En somme, l’esthétique sans affectation pathétique de Kane déjoue une violence théâtrale devenue conventionnelle, et donc acceptable, et permet l’émergence d’une violence inattendue qui fait scandale.

19La controverse, qui s’est soldée a posteriori par la victoire du théâtre de Kane, montre l’échec du pouvoir prescripteur et proscripteur des critiques qui, dans cette affaire, ressemblent aux Anciens de la Querelle et s’apparentent à des adversaires du théâtre. Peut-on en déduire que si Thyestes ne les a pas choqués c’est parce qu’ils sont à leur manière des Anciens qui admettent la violence antique ? Certaines explications à l’absence de scandale de cette version moderne de la tragédie latine se dessinent en creux dans ce qui sépare les deux sujets et les deux œuvres ; on peut également se demander quelle est l’incidence des choix de traduction et de mise en scène.

Pourquoi le Thyestes de Caryl Churchill ne fait-il pas scandale ?

20Un sujet antique est-il un sujet périmé dans les années 1990 ? Ce n’est en tout cas pas l’avis de Caryl Churchill pour qui le sujet de Thyestes est en prise avec le monde actuel qui regorge d’histoires de vengeance, ni de la critique Elaine Aston33 qui loue la dramaturgie de Thyestes pour représenter un univers de chaos, où se percutent le passé, le présent et le futur. Cette observation amène à se demander si le scandale n’est pas affaire de distance entre l’œuvre et le spectateur.

21Dans cette perspective, une première hypothèse pour expliquer l’absence de scandale du Thyeste de Churchill serait sa proximité avec l’œuvre antique. La dramaturge souligne, en effet, la familiarité que ses contemporains anglais entretiennent avec Thyeste qui contient tant de choses ressenties comme « oddly topical34 » : le fantôme de Tantale et la furie, l’histoire de vengeance, la sécheresse ou encore la crainte d’un monde finissant. Cette familiarité s’explique par la continuité entre les théâtres latin et élisabéthain, tant d’un point de vue stylistique que dramaturgique et thématique. Certes Shakespeare, écrit-elle, a ses propres raisons d’écrire l’horreur, qui sont liées à son époque et à sa vie, mais Sénèque indique une voie possible et des façons de représenter tous ces faits35. Ce n’est pas seulement dans Titus Andronicus, mais aussi dans Lear, Hamlet ou avec Lady Macbeth que se trouvent des échos de Thyeste, qui est ainsi érigée par Churchill au rang de pièce matricielle. En termes dramaturgiques, les élisabéthains trouvent chez Sénèque un type de héros tragique et de sujet, celui des fameuses « revenge plays »36. Cette généalogie est illustrée par la continuité entre Atrée et Hamlet : après avoir souligné combien Hamlet dut surprendre le public contemporain avec ce héros d’une pièce de vengeance qui ne parvient pas à se venger, Churchill observe qu’Atrée déjà hésitait à se venger, et elle suggère que l’idée d’un personnage de mélancolique dans une tragédie de vengeance proviendrait de la tragédie latine37. Enfin, une même préoccupation anime Sénèque et Shakespeare, qui réfléchissent tous deux aux relations entre le pouvoir et la vie paisible38.

22De cette importance de Sénèque dans l’histoire du théâtre anglais comme de son efficacité propre découle la méthode de traduction choisie : Churchill veut proposer une traduction la plus proche possible de la version originale et admet donc la littéralité. Son ambition est de retrouver Sénèque, ce qui implique de s’écarter des traductions scolaires, et d’en montrer l’actualité, ce qui suppose l’emploi d’un lexique contemporain. De cette façon, la traductrice renoue, écrit-elle dans sa préface, avec la démarche des premiers traducteurs de Sénèque, notamment Heywood, qui proposaient des traductions contemporaines du public39.

23Dans sa préface, Churchill propose une double caractérisation de Sénèque : d’une part, il est le précurseur de Shakespeare, c’est-à-dire le dramaturge le plus fameux et le mieux connu de ses contemporains, la familiarité du public avec Sénèque est donc évidente, fût-elle implicite ; d’autre part, il est un auteur original et puissant, dont il faut restituer la force authentique et antique, malheureusement émoussée par la tradition scolaire. C’est donc un Sénèque dramaturge, intelligible et jouable pour tout dire, que propose Churchill, qui n’est réservé ni aux amateurs de latin ni aux étudiants. La tragédie latine, ni désuète, ni étrangère, est inscrite dans une continuité profonde avec le théâtre anglais et l’actualité, tandis que les crimes horribles d’Atrée ne sont pas exposés comme un hapax. Cette position matricielle et inaugurale de Sénèque peut-elle fournir une explication à l’absence de scandale ? Et inversement, peut-on en déduire que le scandale serait du côté de la rupture, du choc, de la surprise, non de la continuité et de la familiarité ? Placée dans la continuité des lectures et des pratiques scéniques des spectateurs, la version de Churchill ne saurait les faire trébucher.

24Certains partis pris dans la traduction et la mise en scène à la création en 1994 mettent l’œuvre à distance du public, concourant ainsi à un évitement du scandale. D’une part, la traductrice fait le choix de la poéticité. Afin de restituer les vers latins, elle opte pour des vers anglais syllabiques, de cinq à sept syllabes, et privilégie la lettre, parfois aux dépens de l’usage syntaxique courant40. Ce théâtre dans une langue rare et exigeante ne peut pas manquer de frapper le spectateur contemporain, voire de l’étonner, et l’on peut se demander si sa capacité d’intellection n’est pas constamment mobilisée par la pièce, au détriment peut-être du spectaculaire. D’autre part, lors des représentations, certains rôles sont doublés : un même acteur joue la furie et le fils de Thyeste qui prend la parole, tandis qu’un autre joue le fantôme de Tantale ainsi que Thyeste41. Cette distribution s’explique, bien sûr, par un souci économique (cinq acteurs au lieu de sept) et, compte tenu de la répartition des scènes, le système adopté est le seul possible, mais elle a aussi une incidence sur l’interprétation de la pièce et sa réception. En soulignant la continuité entre les vivants et les morts, cette distribution met en valeur la dimension fictionnelle des personnages mythologiques et rappelle combien le théâtre est une prosopopée. De plus, elle suggère une forme de confusion entre les différents criminels (Tantale est aussi Thyeste), entre les personnages terrifiants et innocents et entre les créatures infernales et communes (la furie est aussi un jeune fils). Sur scène, les identités et les natures sont diverses et réversibles : Thyestes montre un univers chaotique et foncièrement étranger à celui du spectateur. Le souci de l’efficacité scénique – une distribution ramassée, une langue littéraire et un rythme enlevé – aboutirait à une forme d’édulcoration du potentiel subversif, notamment politique, de l’œuvre dramatique.

25Enfin, certaines des traductions adoptées modifient la compréhension et l’interprétation de la pièce de façon à écarter ce qui pourrait choquer. Bien que le parti pris soit celui de la fidélité, on observe de menus écarts et des omissions dont il n’est pas certain qu’ils soient délibérés ni correspondent à un dessein, a fortiori à un dessein concerté42. Beaucoup d’entre eux semblent justifiés par un souci de concision et de rythme cohérent avec le primat accordé à la forme poétique, et leurs effets pour l’interprétation ne sont pas toujours aisés à déterminer. Certains choix de traduction engagent plus manifestement l’interprétation de l’œuvre et aboutissent, à mon sens, à écarter le scandale. Le cas du vers 1034 est particulièrement notable : « Epulatus ipse es impia natos dape43 » dit Atrée à Thyeste lorsqu’il lui révèle l’abominable forfait commis inconsciemment, et Churchill traduit : « You’ve eaten your sons yourself44 ». Le syntagme « impia dape » a disparu, de même que la signification précise d’« epulatus », rendu par un terme vague et banal, « eat ». La concision anglaise met en valeur le crime accompli par Thyeste et la brutalité froide de l’instigateur du crime Atrée. En même temps, la traduction réduit le crime au fait, en faisant disparaître l’aspect de célébration ainsi que le plaisir culinaire du père cannibale. Les détails du texte de Sénèque ne sont pas à comprendre comme un maniérisme baroque et superflu mais comme ce qui manifeste la perversion du réel c’est-à-dire ici les vecteurs du scandale. À cet égard, il est remarquable que d’autres mentions de la fête et du banquet soient supprimées45. Est-ce à dire que le texte fait scandale pour Churchill qui le censure sans le dire, sans peut-être le savoir ? Le potentiel subversif et choquant est en tout cas évincé par les choix de traduction qui, d’un côté, soulignent la littérarité et l’ancienneté de la tragédie latine et, de l’autre, rompent les facteurs de continuité avec le public or c’est la distorsion de cette continuité qui est précisément la cause du scandale si particulier suscité par les forfaits d’Atrée et Thyeste46. D’une certaine façon, le scandale que pourrait provoquer la représentation du cannibalisme, événement extraordinaire s’il en est47, est empêché par anticipation.

26La réception comparée de Thyestes et Blasted met en lumière le rôle décisif de la distance du public à la scène pour l’émergence du scandale : il naît d’une inadéquation entre le spectateur et l’œuvre représentée, à la fois le texte et la mise en scène. Ainsi on peut considérer que l’une des raisons du scandale du cannibalisme de Blasted réside dans la représentation d’un familier défamiliarisé, devenu étranger en raison de son traitement textuel et scénique, tandis qu’à l’inverse, l’absence de scandale de Thyestes ne s’explique pas seulement par le texte, mais aussi par la théâtralité propre à l’œuvre et les conditions de représentation ainsi que les choix de mise en scène. Le scandale semble dans ces deux cas affaire de réception. L’argument d’une ontologie théâtrale offensée par Blasted, invoqué par de nombreux critiques soucieux de définir ce qu’est ou n’est pas le théâtre, ne suffit pas à expliquer le trouble des spectateurs : la comparaison des deux œuvres et de leur réception met en lumière combien le scandale est lié à la singularité du public, ancré dans un contexte éthique et esthétique particulier propre à l’Angleterre de ce début des années 1990.

27Que Blasted ne fasse plus scandale dix ans après sa création montre combien les ressorts du scandale sont mobiles et circonstanciels, et soulève plusieurs questions. Cela invite à s’interroger sur la capacité de cette pièce à faire évoluer le goût et les attentes théâtrales du public (anglais). Dans cette perspective, il serait intéressant de proposer une histoire du théâtre fondée sur la chronologie des scandales dramatiques, qui en cerne l’impact et en évalue les effets sur les pratiques d’écriture et de représentation (jeu, mise en scène, scénographie notamment). La question porte également sur le rôle de la critique qui revendique, dans plusieurs articles parus lors du scandale de Blasted, un savoir sur ce qu’est et doit être le théâtre, et dont on peut se demander quel est le pouvoir prescripteur non seulement auprès des programmateurs, mais aussi des auteurs.