Colloques en ligne

Marie-Hélène Goursolas

“J'ai décidé de mourir dans le théâtre” : le zèle théâtrophobe comme cliché hagiographique, étude du cas d'Hypatios (Ve siècle).

1L'affaire a lieu en 434 ou 435. À Chalcédoine se préparent des jeux olympiques, mélange de concours athlétiques, littéraires et musicaux. Le préfet Léontios, qui réside habituellement à Constantinople, est arrivé sur place : cet événement dont il a eu l'initiative doit débuter le lendemain. Survient Hypatios, moine établi à proximité, qui s'émeut de la tenue imminente du spectacle, enrôle une vingtaine de frères, se rend chez l'évêque Eulalios, menace de faire irruption dans le théâtre, de s'en prendre physiquement au préfet et finalement de mourir pour empêcher les jeux. En un instant, il rallie à son projet un grand nombre de fonctionnaires de l'Église locale. Mais l'esclandre n'aura pas lieu : craignant les troubles, le préfet annule l'événement et prétexte une maladie pour rejoindre Constantinople. L'évêque se range derrière le moine, dont il se promet de suivre désormais les avis. Hypatios, quant à lui, approfondira ses connaissances sur les dangers des spectacles en recevant les enseignements d'Eusébios, un homme pieux particulièrement instruit de cette matière.

2Il s'agit bien là d'un scandale : un enchaînement d'événements déclenché par l'indignation d'un seul1, touchant par contagion un groupe significatif qui produit ou menace de produire un désordre suffisant pour que les autorités en viennent à se positionner, et qui conduit in fine à faire évoluer des pratiques, des positionnements et des normes.

3Je m'intéresserai au récit qui est donné de ce scandale dans la Vie d'Hypatios par Callinicos2, en considérant d'abord sa dynamique, typique à bien des égards, puis en soulignant la singularité de l'épisode à partir de trois caractéristiques saillantes. D'abord, c'est un scandale a priori, c'est-à-dire que l'éruption est causée non par un spectacle, mais par l'idée que l'on se fait d'un spectacle à venir. Ensuite, il est présenté comme extraordinairement efficace : ses conséquences sont aussi nombreuses et durables que l'éruption est localisée et brève. C'est enfin un scandale qui frappe par sa dimension théâtrale, si bien que l'on pourrait dire qu'il est moins question d'un spectacle qui fait scandale, que d'un scandale qui se fait spectacle. Finalement, en revenant sur la question de l'idolâtrie, centrale dans le récit, et sur les codes propres du genre hagiographique, je soulignerai la diversité des enjeux de ce scandale, qui sont pour certains très éloignés du spectacle qui le suscite.

Dynamique du scandale : indignation, contagion et appel aux autorités

4L'épisode qui occupe le chapitre XXXIII de la Vie d'Hypatios s'ouvre sur quelques mots de contextualisation, qui rappellent le projet du préfet Léontios de restaurer les jeux Olympiques à Chalcédoine. La réaction d'Hypatios est rapportée immédiatement :

Lorsque donc Hypatios eut entendu la nouvelle, il manifesta un zèle tellement impétueux, qu’avec des gémissements et des pleurs il criait et disait à Dieu : « Mon Seigneur, verrai-je pendant ma vie l’idolâtrie refleurir ? Ne permets pas cela, Maître. »3

5Sans rien dire pour l'instant du sens de l'amalgame entre la tenue du spectacle et la renaissance de l'idolâtrie, remarquons d'abord l'association entre le sentiment d'indignation et la prière de supplication. Face à ce qui lui apparaît comme un scandale au sens littéral du terme (ce qui fait chuter, ce qui donne l’occasion de pécher), le personnage réclame l'intervention divine. Les paroles et les actions du saint rapportées ensuite apparaîtront alors naturellement comme les instruments de la Providence : priant Dieu d'empêcher les jeux, Hypatios se prépare à les empêcher lui-même, et la même ardeur qui le fait prier l'animera pour agir. Le biographe soulignera d’ailleurs, une fois le combat gagné, l’articulation entre l’initiative d’Hypatios et la volonté divine, qui se manifeste et agit à travers lui4. Dès ce premier moment, les manifestations extérieures d'indignation (cris, larmes, prière à voix haute) marquent le « zèle tellement impétueux » du saint. Les larmes notamment sont un topos du genre hagiographique, que la tradition chrétienne associe déjà à une grâce particulière, signe de la vertu de celui qui les verse5. Dans la Vie d'Hypatios toutefois, ce passage n'a pas véritablement d'équivalent : s'il est parfois question des cris et des larmes du saint, c'est toujours dans le contexte d'une prière personnelle, comme la lecture des psaumes, et non en réaction à un événement extérieur, moins encore à un événement qui surviendrait dans l'espace de la cité (Hypatios est un moine, il vit la plupart du temps retiré dans son monastère ou dans les villages alentour). La réaction d'Hypatios au projet de spectacle est donc à cet égard un événement. Son indignation zélée trouvera son pendant dans la tranquillité condescendante de l'évêque. Elle est surtout la source d'un mouvement qui se propage.

6La seconde étape est l'adresse aux frères moines : c'est la contagion de l'indignation, à partir de laquelle on peut véritablement parler de scandale.

Et aussitôt il dit aux frères : « Si quelqu’un est trop lâche pour mourir pour le Christ, qu’il ne vienne pas avec moi » Vingt frères environ le suivirent, et aussitôt il se rendit chez l’évêque Eulalios.6

7L'exhortation, très emphatique, prend la forme d’un défi au négatif dont l'horizon est le martyre. Pour le saint homme, la tenue du spectacle est une affaire de vie ou de mort. La disposition du saint au martyre est encore un topos du genre hagiographique, mais s'agissant des moines, elle prend le plus souvent une forme un peu différente : le « martyre » du saint moine, c’est son existence toute entière qui se consume dans la pénitence et l’ascèse. Le moine fait le sacrifice de sa vie pour la gloire de Dieu et c’est son existence tout entière, non moins que la mort violente des chrétiens du siècle passé, qui rend témoignage7. Ici, c’est bien du martyre de l’époque des persécutions que rêve Hypatios. L’épisode est donc l’occasion de souligner la disposition particulièrement zélée du saint en remobilisant l'ancien paradigme du chrétien prêt à verser son sang pour sa foi, dans une version plus active et plus frappante que celle qui commence à prévaloir dans les vies de saints moines.

8L'adresse aux frères et la contagion de l'indignation mènent à la troisième étape du scandale, l'appel à l'évêque. La confrontation entre le moine et Eulalios constitue la scène centrale de l’épisode. À l'exposé par Hypatios des motifs de sa venue, l’évêque répond par l'ironie condescendante : « Tu veux simplement mourir, alors que personne ne nous contraint de [nous] sacrifier8 ? Toi, puisque tu es un moine, assieds-toi donc et tiens-toi tranquille. Car cette affaire me regarde, moi.9 ». Sous le sarcasme, on distingue trois arguments qui renvoient à des questions sensibles à cette période de la vie de l’Église : l’inutilité du martyre en dehors des temps de persécutions, la vocation contemplative des moines qui les cantonnerait à un espace extérieur à la cité, et l’autorité exclusive de l’évêque dans certains domaines. Hypatios ne s'en satisfait pas, et réplique par une mise en cause très vive. Il reproche à Eulalios sa négligence dans cette affaire. Vient enfin l’exposé du projet d'intervention, et les quelques éléments d'argumentation : Dieu est outragé par ceux qui prétendent organiser de tels spectacles, et en y assistant les chrétiens commettent, sans le savoir, le crime d’idolâtrie. Cette scène de confrontation, et notamment les répliques développées au discours direct, n'a pas réellement d'équivalent dans la Vie d'Hypatios, où les paroles rapportées sont brèves et performatives, comme lorsqu’il s’adresse à un malade pour le guérir (« lève-toi, tu n’as aucun mal10 »), ou bien correspondent à un enseignement, ou encore à des réparties vives lancées aux démons. Adressé à l’évêque et relativement développé, le propos rapporté ici contribue à donner au passage l’allure d’une scène frappante, qui se détache dans l’ensemble de la Vie d’Hypatios.

9Le quatrième et dernier temps correspond à une nouvelle étape de la contagion : c'est l'appel aux archimandrites, ces fonctionnaires dépendants de l'évêque et chargés de la surveillance des monastères. Ce passage est symétrique de l'appel aux frères moines, avec lequel il encadre la scène de confrontation centrale. L'horizon du martyre est une nouvelle fois évoqué par Hypatios, qui se rêve en nouveau Télémaque11. La fin de l'affaire pourra nous sembler décevante : Hypatios ne meurt pas sur le théâtre puisque, devant le risque de désordre, le préfet Léontios annule le spectacle. Il prétexte même une maladie pour retourner à Constantinople, détail dont la précision contribue à l’« effet de réel » qui confère à ce passage sa singularité dans l’ensemble de la Vie d’Hypatios.

10Ce scandale se développe donc à partir de la réaction d'Hypatios, qui se transmet à un petit groupe de frères moines, culmine dans une confrontation sérieuse avec le détenteur de l'autorité ecclésiale, avant qu'une seconde vague d'enrôlement n'achève de lui donner le caractère public et massif qui conduit à l’annulation des festivités prévues. Si son déploiement est typique, plusieurs aspects en font un cas singulier.

11***

12Ce bref parcours linéaire a déjà donné l’occasion d’apercevoir ce qui fait sa particularité dans l’économie générale du récit hagiographique ; je considérerai à présent trois aspects frappants, qui en font un cas de scandale singulier et révélateur.

Scandale a priori, scandale projeté

13La première originalité de ce récit est l’articulation entre un scandale a priori, d’une part, celui que cause Hypatios avant même la tenue du spectacle et dont nous avons vu la dynamique, et ce que l’on pourrait appeler un scandale projeté, d’autre part, celui que le saint et sa troupe menacent de causer si le spectacle a lieu.

14S’agissant du premier, si l’on peut parler de scandale et non d’un banal cas de censure, c’est que les événements se déroulent dans l’urgence et de manière totalement imprévue, en-dehors de toute modalité habituelle de discussion et de décision : il ne s’agit pas, entre Hypatios et Eulalios, d’un calme échange sur la pertinence ou la licéité d’un spectacle dont ils étudieraient le contenu et les modalités, mais de l’intervention intempestive du premier, qui réagit à un projet sans avoir cherché à se faire d’idée précise de ce qui doit avoir lieu. Il est courant que les détracteurs des spectacles s’indignent de ce qu’il n’ont pas vu et dont ils ont seulement eu un écho déformé (c’est même le cas le plus fréquent), mais il est rare toutefois de voir ainsi revendiquée la méconnaissance d’une réalité que l’on fustige par principe et avant même qu’elle n’ait eu lieu : le biographe précise en effet qu’Hypatios ne connaissait « [la malice de cette institution] que partiellement par ouï-dire12 ». À cet égard, l’épisode a quelque chose du cas limite : il nous montre de la manière la plus claire ce que d’autres cas tendent à masquer, que le spectacle en lui-même, ce qu’il donne précisément à voir, ce qu’il signifie et ce qu’il provoque, importent peu à ceux qui causent le scandale. L’essentiel est toujours ailleurs.

15Le second scandale n’aura pas lieu, mais il occupe une place centrale dans le récit. Il s’agit du projet d’intervention violente d’Hypatios. Dès la harangue adressée aux frères moines, il affirme avoir « décidé de mourir dans le théâtre plutôt que de permettre » que les jeux se déroulent ; le lien entre sa mort et l’interruption du divertissement n’est pas précisé. Il se dessine plus nettement au cours de l’altercation avec l’évêque.

[…] moi, je suis venu pour affirmer expressément en présence de votre Sainteté que demain, lorsque le préfet aura pris sa place de président, j’entrerai avec une foule de moines, j’arracherai le préfet du haut de son siège et préférerai mourir ainsi pour le Christ plutôt que de permettre, moi vivant, qu’une telle chose se fasse.13

16À Eulalios qui avait ironisé sur son désir de « simplement mourir, alors que personne ne [le] contraint à [se] sacrifier », Hypatios répond par la surenchère : loin de vouloir « simplement mourir », il menace de s’attaquer au préfet. On comprend que sa propre mort ne serait que la conséquence probable de la violence commise à l’égard du représentant de l’autorité impériale, qui ne resterait pas impunie. À tous égards, le scandale projeté correspond à une version hyperbolique du scandale a priori : la violence physique doit remplacer la virulence des mots, la vingtaine de moines sera bientôt une « foule ». Il se diffuse aussi bien au-delà de celui qui l’a imaginé : ainsi, il constitue dans l’esprit du préfet une réalité suffisamment précise et menaçante pour le conduire à renoncer in extremis. Léontios, comme Hypatios, imagine et anticipe les troubles violents, et l’idée qu’il se fait du risque l’amène à interrompre le déroulement prévu des événements. Le scandale projeté se joue dans l’esprit de tous les protagonistes, ce qui suffit à le rendre efficace.

Scandale et théâtre

17La dimension spectaculaire de ce scandale est le deuxième aspect saillant. On perçoit généralement le scandale comme un jaillissement spontané et imprévu, dans la mesure où les conditions qui le déclenchent sont presque toujours difficiles à démêler. En donnant à voir la manière dont Hypatios projette son intervention, l'épisode attire l'attention sur l’amont de l’irruption et donne à l’esclandre un caractère très théâtral.

18Le protagoniste construit un rôle, imagine la scène frappante qu’il se propose de jouer. L’idée du martyre reprise à chacune de ses interventions convoque en filigrane les images saisissantes des anciennes persécutions, si ce n’est la figure, pour ne pas dire le rôle, de Télémaque dont nous parlions plus haut. Le récit de Callinicos en tout cas donne à la formulation du projet une dimension dramatique évidente. L’accent est mis sur la succession des événements, de l’installation du préfet à sa précipitation au bas de son siège et des gradins, en passant par « l’entrée en scène » d’Hypatios et de sa troupe. Cette dimension théâtrale est certes typique du genre hagiographique, qui montre volontiers les saints dans des attitudes excessives. Mais dans ce type de texte, la stylisation n'est pas incompatible avec la singularité14, et c'est plutôt celle-ci qui domine ici. L'épisode se détache du reste de la Vie, par la prise de parole du saint présentée au discours direct, par la construction même du récit dont on a remarqué la précision (deux scènes symétriques encadrant une confrontation centrale), par les détails également, qui donnent à l'extrait un fort « effet de réel ». Le récit s’apparente à une scène. Dans le récit de Callinicos comme dans l’esprit d’Hypatios, le scandale lié au spectacle tient lui-même du théâtre.

Efficacité du scandale et pouvoir du saint homme

19Le dernier aspect frappant est l’efficacité fulgurante de l'intervention du moine, qui se mesure à l’évolution radicale et presque instantanée des positions de chacun des protagonistes. Le préfet renonce à son projet. Il ne s’agit pas d’un simple report par prudence politique, puisqu’il est question de « l’annihilation » de son dessein15, et que le retour à Constantinople suggère bien une décision durable. L'évêque change radicalement de regard sur Hypatios : après avoir souvent traité le moine « avec arrogance », Eulalios se met à lui témoigner « grand honneur », et à le révérer « presque comme un père ». Les archimandrites et les moines, eux aussi, obéissent soudain à Hypatios « comme à un père16 ». Dans ces deux phases de ralliement, le biographe souligne l’efficacité de la parole du saint, qui est « aussitôt », « soudain », suivie d’effet. Plus étonnamment, l'épisode fait évoluer le protagoniste lui-même :

Hypatios avait manifesté tant de zèle dans l’affaire des jeux Olympiques qu’il voulut savoir en quoi consistait la malice de cette institution. Car il ne le savait que partiellement par ouï-dire. Comme donc il réfléchissait à la chose, Dieu lui envoya un homme appelé Eusébios, qui était très au courant de la question. Cet Eusébios donc dit que les jeux Olympiques étaient une fête de Satan extrêmement redoutable, la folie idolâtrique la plus parfaite, la corruption et la perte des chrétiens. Il lui en donna, par écrit, la description.17 

20Une fois le scandale retombé et la tension apaisée, Hypatios approfondit la question et précise ses arguments contre les spectacles en recevant un enseignement précis sur ce point. Il n’y a pas de trace de cette description écrite de la malice des jeux Olympiques par Eusébios. La réalité historique de ce détail importe moins que la valeur qu’il prend dans le récit : la synthèse des arguments est là pour corroborer les paroles d’Hypatios, valorisant ainsi l’intuition du saint homme. L’important pour le biographe est de dire qu’Eusébios, dont le nom (« le pieux ») et l’instruction suffisent à indiquer la qualité, n’a fait que confirmer les arguments avancés spontanément par Hypatios concernant le caractère essentiellement idolâtre et démoniaque du spectacle. Tout le récit est construit pour valoriser le protagoniste et son action hors du commun : le scandale provoqué par Hypatios est présenté comme un instrument particulièrement efficace de la Providence divine. Par la victoire du saint, c’est Dieu qui triomphe de ce qui devait l’outrager.

21***

22Deux questions sensibles sont au cœur de cette affaire. D’abord, celle des rapports entre la société impériale christianisée et les divertissements hérités du paganisme : la mobilisation de la notion d’idolâtrie, centrale ici, doit être mise en relation avec les lois contre les pratiques païennes, mais surtout avec les argumentaires chrétiens contre les spectacles. Ensuite, l’épisode est à comprendre dans le cadre du projet hagiographique : le récit du scandale est une défense et illustration d’une certaine vision du saint homme, de son rôle dans la cité et notamment de son rapport avec l’évêque.

Spectacle et paganisme : sens de l'accusation d'idolâtrie.

23La notion d’idolâtrie parcourt tout le récit. Dans le texte, l'argument est invoqué à quatre reprises par le protagoniste, puis sommairement développé lors de l’évocation de l’enseignement d’Eusébios. Pour en comprendre le sens, il ne faut pas isoler l’une des formulations mais les considérer toutes.

24D’abord, Hypatios refuse de « [voir] l’idolâtrie refleurir ». La proximité sémantique des verbes « refleurir » (ἀνθῆσαι) et « restaurer » (ἀνανεοῦν) souligne l’amalgame entre « idolâtrie » et « jeux olympiques », qui sont leurs sujets respectifs18. L’association donnée sans justification par Hypatios est évidente : ce sont les jeux qu’il appelle « idolâtrie » et qu’il refuse de voir restaurer. L’équivalence est extrêmement efficace pour justifier d’emblée la bataille à venir : qui contesterait la légitimité de la lutte contre l’idolâtrie ? Présentée ainsi, l’opposition au spectacle, pourtant marginale19, devient une cause à laquelle tous ne peuvent que se rallier. La deuxième mention de l’idolâtrie apparaît dans la scène de confrontation avec l’évêque. Hypatios parle de « manifestations d’idolâtrie » qui « auront lieu aux jeux Olympiques non loin de nous et de la sainte église de Dieu ». La précision sur la localisation indique l’antagonisme entre jeux olympiques et église de Dieu : si le saint se scandalise de leur proximité géographique, c’est qu’il considère que l’un et l’autre devraient être aussi éloignés qu’on peut l’être, et qu’ils n’ont rien de commun. Quant aux « manifestations d’idolâtrie », de quoi s’agit-il ?

25À cette époque, les très nombreuses lois impériales contre le paganisme sont déjà anciennes. À partir du début du IVe siècle, le paganisme a progressivement été mis hors la loi, tant dans ses manifestations publiques que dans ses formes privées. Les spectacles ont été détachés des fêtes païennes dans le calendrier et dissociés des processions, libations, sacrifices et autres pratiques païennes20. Il n’y a donc pas lieu de se demander si Hypatios avait quelques raisons de s'insurger contre les jeux au nom de la lutte contre l'idolâtrie21. Formuler cette question, c'est suggérer qu'il y a confusion, erreur ou même mensonge de sa part ou de celle de son biographe : Hypatios dénoncerait l'idolâtrie du spectacle, alors même que ce spectacle ne peut donner lieu à des pratiques idolâtres, puisque les lois impériales les interdisent. Il faut en fait poser le problème autrement.

26La troisième formulation de l’argument dans le texte apporte un éclairage. Justifiant sa farouche opposition auprès de l’évêque, Hypatios proclame : « j’ai vu que le Maître était outragé par ceux qui organisent cela et que le peuple chrétien, par ignorance (ἐν ἀγνοίᾳ), s’égare et adore les idoles.22 » La précision sur l’inconscience des spectateurs est d’importance. Si c'est « par ignorance » que le peuple risque de retomber dans l'idolâtrie, c'est que la rechute se fait non de manière flagrante, par la participation à des rites manifestement idolâtres (adoration de statues, sacrifices, processions etc.) mais de manière insidieuse et cachée. C'est donc que dans l'esprit d'Hypatios, le fait d'assister au spectacle équivaut à retomber dans l'idolâtrie, indépendamment de la présence d’idoles visibles. La dernière allusion à l’argument indique en quel sens cela peut se comprendre. Synthétisant les enseignements d’Eusébios, Callinicos parle des jeux olympiques en ces termes : « une fête de Satan extrêmement redoutable, la folie idolâtrique la plus parfaite, la corruption et la perte des chrétiens.23 ». L’association entre Satan et l’idolâtrie est très ancienne et peut prendre plusieurs formes. Ici, elle est très imprécise : les spectacles sont-ils une « fête de Satan » parce qu’ils ont leur origine dans l’idolâtrie païenne ? Sont-ils une forme « parfaite » d’idolâtrie qui réjouit Satan car elle perdure malgré la disparition des idoles (les spectacles seraient alors la ruse ultime pour perpétuer l’idolâtrie sous une forme apparemment innocente)? Seul compte ici l’amalgame entre les trois termes, spectacle, idolâtrie et œuvre de Satan.

27La question de l'idolâtrie est essentielle pour comprendre pourquoi l’on peut parler à propos d’une affaire qui concerne les jeux olympiques, d’un « scandale de spectacle ». La polémique patristique ne fait pas en général de distinction essentielle – de nature – entre les différents types de divertissements scéniques. Tertullien envisage certes les travers propres à l'amphithéâtre (la pompe), au cirque (la cruauté) et au théâtre (la lascivité), mais il les confond in fine dans une même idolâtrie. À cause de ce fondement commun, toutes les distinctions24 sont réduites à des détails insignifiants, et l'idolâtrie justifie ainsi que tous les divertissements scéniques soient refusés. Cette notion fonde l'indistinction des spectacles pour les auteurs chrétiens. Si Hypatios la mentionne ici, c'est aussi en ce sens. Focalisée sur cette notion, l'argumentation d'Hypatios montre bien que le moine ne considère pas les jeux olympiques dans leur spécificité (divertissements comportant des concours athlétiques), mais en tant que spectacles hérités de la culture païenne. Les modalités exactes du divertissement importent peu.

28Alors que les spectacles conservent une importance très grande dans la vie sociale de l’Empire, l'épisode montre les tensions et questionnements qu'ils posent encore, une fois les structures de l'Etat christianisées.

Portée de l’épisode dans l’hagiographie

29La Vie d’Hypatios s’inscrit dans ce qui constitue déjà une tradition. Son auteur indique s’être inspiré de la Vie d’Antoine par Athanase, premier écrit de ce type, qui a très vite connu une fortune considérable. Le récit relève donc d’un type de texte particulier, qui répond à un projet très nettement défini et assumé : célébrer Dieu à travers la vie de celui qui a atteint une forme de perfection dans les vertus chrétiennes, et proposer un modèle à l’imitation de tous25. La Vie a une vocation d'édification, bien sûr, mais surtout elle véhicule une norme : chaque élément du récit particulier a valeur d’exemple à suivre dans tel ou tel domaine de la vie chrétienne26. Quel est alors le sens du récit qui nous occupe dans l’ensemble de la Vie d’Hypatios ? Nous en avons déjà aperçu certains aspects. Il est l’occasion de souligner le zèle, qui se manifeste tant dans la prière que dans l’action, et la disposition au martyre. Il montre aussi l’ardeur du moine dans la lutte contre l’idolâtrie païenne27. Aussi et surtout, le récit participe à la définition du rôle du saint homme dans la vie sociale et ecclésiale.

30Le rapport de force entre le saint et l’évêque est en effet au cœur de l’affaire. Le récit appartient à un ensemble de courts chapitres qui montrent Hypatios agissant hors de son monastère, pour l'Église et l'Empire, et conduit à s’opposer à son évêque au nom de la justice ou de la pureté de la foi28. Dans les autres conflits, l’évêque apparaît comme un homme à la fois frileux et autoritaire, soucieux de complaire aux autorités impériales et de contraindre le moine à la discipline. Ici la première réaction d’Eulalios, teintée d’ironie et de suffisance, montre assez la qualité des relations entre les deux personnages. La singularité et l’intérêt de cet épisode tiennent au fait que la confrontation, directe cette fois, pose très clairement la question de l’autorité épiscopale : alors qu’Eulalios revendique des prérogatives propres (« cette affaire me regarde moi »), Hypatios pointe son incurie et présente sa propre intervention comme le moyen d’y remédier. Le moine ne conteste pas fondamentalement l’autorité de l’évêque : il n’a pas cherché à le contourner en agissant seul, ou en intervenant directement auprès du préfet, et il reconnaît que le pouvoir d’agir lui revient en droit (« puisqu’en effet c’est votre affaire […] »), quoiqu’il n’en fasse pas usage comme il le devrait, par négligence ou couardise. Le modèle est donc celui de la complémentarité et de l’émulation : plus ardent et intransigeant, le moine pousse l’évêque à exercer effectivement le pouvoir qui lui revient. Le scandale est ici l’occasion de rétablir une juste relation entre le saint homme et l’évêque :

L’évêque Eulalios, à cette occasion et plusieurs autres fois, comprit qu’Hypatios était crucifié, qu’il faisait tout pour Dieu et qu’il était conduit vers le bien par Dieu ; à partir de ce moment-là, il lui témoigna grand honneur et le révéra presque comme un père. Car cet évêque était un homme très pieux, qui menait une vie très digne et très droite.29

31Le retournement est spectaculaire. Contrairement au conflit précédent, celui-ci permet un apaisement durable, et une réelle reconfiguration des rapports. Dans la formulation même de cette résolution, on remarque le souci d’équilibre du biographe : à la consécration d’Hypatios répond l’éloge des vertus d’Eulalios, dont il n’avait pas été question jusqu’alors. On voit qu’il ne s’agit pas de remplacer la figure de l’évêque par celle du saint homme, mais bien de proposer une configuration harmonieuse de ces deux pôles de la vie ecclésiale. C’est là une dimension originale de la Vie d’Hypatios, alors que la Vie d’Antoine mettait très nettement l’accent sur l’obéissance et la déférence à l’égard des autorités de l’Église30. Ce passage reflète l’évolution de l’Église dont la structure hiérarchique, de plus en plus établie, peut faire l’objet de renégociation.

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33 Quoi qu’il en soit de la réalité historique de cette confrontation entre Hypatios et Eulalios, le biographe accorde de toute évidence une valeur très significative à l’opposition du moine au spectacle, puisque c’est à travers elle qu’il souligne des aspects essentiels de la vie du saint, tant sur le plan des vertus (zèle, lutte contre l’idolâtrie, clairvoyance, autorité) que de la relation à l’autorité épiscopale.

34À propos des écrits hagiographiques, l’historien Jean-Louis Derouet considère comme une « évidence, seule capable d’expliquer l’abondance de cette production littéraire », qu’il « faut bien considérer l’hagiographie comme un message, dont nous avons perdu l’intelligibilité, mais qui remplissait une fonction de communication essentielle dans la société qui l’a produite et appréciée31 ». La lecture hagiographique de ce passage de la Vie d’Hypatios ne nous éloigne pas des interrogations sur le scandale des spectacles dans l’Antiquité tardive, mais contribue à rendre plus intelligibles les enjeux de cet épisode lointain.

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Appendice : Callinicos, Vie d’Hypatios, 33, 1-16, éd. et trad. G. J. M. Bartelink, coll. Sources Chrétiennes (177), Paris, Cerf, 1971, p. 215-220.

1. Une autre fois encore, le préfet Léontios chercha à restaurer, au théâtre de Chalcédoine, les jeux Olympiques, que les anciens empereurs et Constantin, d’éternelle mémoire, avaient abolis. 2. Lorsque donc Hypatios eut entendu la nouvelle, il manifesta un zèle tellement impétueux, qu’avec des gémissements et des pleurs il criait et disait à Dieu : « Mon Seigneur, verrai-je pendant ma vie l’idolâtrierefleurir ? Ne permets pas cela, Maître. » 3. Et aussitôt il dit aux frères : « Si quelqu’un est trop lâche pour mourir pour le Christ, qu’il ne vienne pas avec moi. » 4. Vingt frères environ le suivirent, et aussitôt il se rendit chez l’évêque Eulalios. 5. Comme l’évêque demandait son intention, il lui dit : « J’ai entendu et j’ai appris que des manifestations d’idolâtrie auront lieu aux jeux Olympiques non loin de nous et de la sainte église de Dieu et j’ai décidé de mourir dans le théâtre plutôt que de permettre que cela ait lieu. » 
6. Mais, à cette occasion encore, l’évêque lui résista, disant : 7. « Tu veux simplement mourir, alors que personne ne nous contraint de sacrifier ? Toi, puisque tu es un moine, assieds-toi donc et tiens-toi tranquille. Car cette affaire me regarde, moi. » 8. Hypatios répliqua : « Puisqu’en effet c’est votre affaire et que vous ne vous en souciez pas, moi je suis venu pour affirmer expressément en présence de votre Sainteté que demain, lorsque le préfet aura pris sa place de président, j’entrerai avec une foule de moines, j’arracherai le préfet du haut de son siège et préférerai mourir ainsi pour le Christ plutôt que de permettre, moi vivant, qu’une telle chose se fasse – car j’ai vu que le Maître était outragé par ceux qui organisent cela et que le peuple chrétien, par ignorance, s’égare et adore les idoles. »
9. En d'autres occasions encore et souvent, l'évêque le traita avec arrogance et l'humilia. Mais Hypatios aussitôt courut chez les archimandrites, disant : 10. « Combattez avec moi, afin que nous poursuivions le diable ; sinon, mourons pour Dieu. » Tous se réjouirent et lui obéirent comme à un père. 11. Lorsque Léontios apprit que les moines s'étaient entendus pour le contrecarrer, il prétendit une maladie et regagna sur l'autre rive Constantinople, sans avoir rien fait de ce qu'il s'était proposé. 12. En effet, parce qu'Hypatios avait décidé de lutter, le Seigneur annihila le dessein de ceux qui méditaient des malignités. 13. L’évêque Eulalios, à cette occasion et plusieurs autres fois, comprit qu’Hypatios était crucifié, qu’il faisait tout pour Dieu et qu’il était conduit vers le bien par Dieu ; à partir de ce moment-là, il lui témoigna grand honneur et le révéra presque comme un père. Car cet évêque était un homme très pieux, qui menait une vie très digne et très droite. 14. Hypatios avait manifesté tant de zèle dans une l’affaire des jeux Olympiques qu’il voulut savoir en quoi consistait la malice de cette institution. Car il ne le savait que partiellement par ouï-dire. 15. Comme donc il réfléchissait à la chose, Dieu lui envoya un homme appelé Eusébios, qui était très au courant de la question. 16. Cet Eusébios donc dit que les jeux Olympiques étaient une fête de Satan extrêmement redoutable, la folie idolâtrique la plus parfaite, la corruption et la perte des chrétiens. Il lui en donna, par écrit, la description.

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