Colloques en ligne

Hirotaka Ogura

Évocation ou action : le nô et la tragédie classique française

1On peut qualifier de scandale le théâtre nô, qui est sans doute le plus ancien des théâtres actuellement vivants dans le monde. Pourquoi le nô est-il un scandale ? Tout simplement parce qu’il choque les habitudes contemporaines avec son allure d’antique tradition culturelle. Cette qualification découle donc d’un constat simple et naïf ; à savoir, d’une part, que la représentation du nô est ennuyeuse au point de faire dormir souvent ses spectateurs et, d’autre part, qu’elle attire, même de nos jours, de nombreux spectateurs. Dans la capitale, en effet, on compte en moyenne deux représentations par jour et, dans la région d’Osaka et de Kyoto, une par jour ; ce qui fait qu’il y a au moins 20 000 à 30 000 spectateurs qui, chaque mois au Japon, remplissent les nôgakudô,les salles spécialement conçues pour le théâtre nô1. Quel est le motif qui pousse les adeptes du nô à aller voir ces spectacles extrêmement statiques et hiératiques au point d’être quelque peu endormants ? Ou n’est-ce que le constat d’un spectateur qui, comme moi, trop inculte pour apprécier la beauté extrêmement raffinée de ce théâtre, avance une proposition péremptoire, fautive et peut-être volontairement provocatrice ? Mais, écoutons plutôt ce que dit le 26e chef de l’école Kanzé, acteur et personnage central du nô contemporain :

En regardant le nô, vous luttez sans doute souvent contre l’invincible ennemi qu’est le sommeil. Mais vous avez le droit de dormir sans gêne et je vous y invite même parce que c’est précisément la preuve que vous avez un bon état de santé. Les chants que vous entendez dans le nô produisent dans votre cerveau des ondes alpha qui caractérisent un état de conscience apaisé.2 

2Le propos est sans doute destiné à encourager à aller voir un spectacle quelque peu intellectuel, et il vise en particulier ceux qui n’y sont pas encore habitués et qui n’osent pas mettre le pied dans la salle, de peur d’être complètement dépaysés. Mais, cet avertissement est déjà significatif d’une situation paradoxale que vit actuellement ce théâtre traditionnel – à savoir qu’on se rend au théâtre pour voir un spectacle assommant.

3Je me propose d’élucider les raisons de ce paradoxe, en m’efforçant d’écarter toutes les explications ésotériques et exotiques dont ce théâtre est souvent entouré. Je voudrais ainsi contribuer à réfléchir non seulement sur le théâtre traditionnel japonais mais aussi sur le théâtre classique français et peut-être sur l’art dramatique en général.

Drame ou performance ?

4« Le drame, c’est quelque chose qui arrive, le Nô, c’est quelqu’un qui arrive.3 » C’est la fameuse définition donnée, en 1925 ou 1926, par Paul Claudel, qui était à l’époque ambassadeur de France au Japon. Cette formule fait ressortir en quelques mots la spécificité de ce théâtre dans lequel tous les effets sont recherchés pour focaliser l’attention des spectateurs sur le personnage principal. Mais, ce qu’il faut surtout retenir ici, c’est l’opposition que Claudel met en évidence entre « le drame » et « le Nô ». Celui-ci est avant tout regardé comme un théâtre qui s’oppose au drame. L’insinuation paraît donc claire ; dans le nô, la performance des mouvements corporels méticuleusement exécutés prime sur l’action dramatique proprement dite. Aussi cet observateur attentif avance-t-il également : « le Nô, si on le prend par un certain biais, est moins un drame qu’une comparution dans un rôle donné devant un tribunal d’amateurs exigeants qui surveillent, leur papier à la main, la performance.4 » Contemporain de Claudel et fondateur du Vieux-Colombier, Jacques Copeau ne qualifie pas autrement ce théâtre quand il affirme que « [sa] forme est la plus stricte que nous connaissions et demande de l’interprète une formation technique exceptionnelle.5 » Ainsi, dans cet art dramatique, l’action « est réduite au minimum »6, dit encore un spectateur contemporain comme William Marx.

5Tous ces témoignages montrent que l’on va au théâtre nô non pas pour suivre une action dramatique mais pour assister à la démonstration d’une performance artistique hautement stylisée et raffinée qui demande une exceptionnelle maîtrise d’interprétation. Or il faut bien reconnaître que les spectateurs d'aujourd'hui, qui sont des intellectuels patients, ne ressemblent en rien à ceux qui regardaient le nô au XVe siècle. Le nô lui-même a donc évolué depuis six cents ans, même si l’on continue à représenter les mêmes pièces qu’à l’époque de Zeami. A ce sujet, la remarque faite en 1960 par un grand spécialiste de littérature japonaise, René Sieffert, est à retenir :

Dans cette atmosphère confinée et intemporelle, cet art vigoureux et populaire, né dans une atmosphère de concours et de compétition, s’assoupit tout doucement pour devenir un spectacle de musée, entretenu avec une religieuse componction par de pieux conservateurs officiant devant un parterre recueilli et somnolent.7

6On sait, en effet, que ce théâtre devenu hiératique, savant et élitiste était destiné, à l’origine, à un public très large. Mais quels changements concrets cette évolution du nô présente-t-elle ? Tout d’abord, c’est la lenteur du spectacle ; et le chercheur français de continuer :

Nous savons par des documents incontestables, que l’interprétation actuelle d’un prend en moyenne presque deux fois plus de temps qu’à l’époque des Ashikaga (c’est-à-dire, allant du XIVe au XVIe siècle) ! C’est dire que cette lenteur que la plupart des auteurs occidentaux et japonais, prennent pour le caractère essentiel du , ne lui était en aucune façon congénitale.8

7Il faut préciser encore que le rythme excessivement lourd et pesant du spectacle, judicieusement remarqué par ce spectateur français, se ralentit encore davantage de nos jours, comme on peut le constater dans une étude publiée en 1987, donc vingt-sept ans plus tard que la remarque précédente : « Si l’on estime comme 100 pour cent le temps de représentation d’une pièce à l’époque de On.ami (au XVe siècle), […] le chiffre actuel monte à 240 pour cent et, à l’avenir, il s’approchera de 300 pour cent.9 » Ce spécialiste prévoit donc que la durée d’une pièce représentée sera bientôt triplée, si ce n’est déjà fait, par rapport à celle qui lui était impartie originairement. Naturellement, ce ralentissement du mouvement corporel va de pair avec une interprétation de plus en plus raffinée de la pièce. C’est la deuxième conséquence de l’évolution. Chaque mouvement rythmé par des tambours et chaque parole chantée mélodieusement sont exécutés de point en point avec une attention de plus en plus intense et méticuleuse puisqu’ils expriment une tendresse épurée, une tristesse intemporelle, une rancune indestructible – bref, des sentiments à l’état pur. Et c’est là qu’intervient la troisième conséquence entraînée par cette évolution élitiste du nô, sur laquelle je voudrais m’attarder plus longuement : c’est précisément l'abandon progressif de l’aspect dramatique.

Action effacée ou évocation accentuée

8Pour cet examen, commençons par citer quelques passages des traités théoriques de Zeami, Fushikaden (De la transmission de la Fleur de l’interprétation), écrits au début du XVe siècle. Dès le commencement du livre II relatif au jeu des acteurs, on trouve la remarque suivante :

Il est difficile de traiter par écrit de toutes les formes de la mimique. Néanmoins, comme il s’agit de l’élément essentiel de notre voie, il convient de s’appliquer avec le plus grand soin à l’étude de ces diverses formes. L’objectif fondamental est la recherche d’une bonne ressemblance en quelque matière que ce soit.10

9Après ce préambule, le fondateur du nô actuel passe à l’observation de chaque catégorie de personnage : la femme, le vieillard, le fou, le moine, le dieu, le démon, etc. Cet intérêt mimétique que l’auteur manifeste clairement ici nous rappelle une chose essentielle : le nô est avant tout un théâtre, c’est-à-dire, selon la définition donnée par Le Petit Robert, un « art visant à représenter devant un public, […] une suite d'évènements où sont engagés des êtres humains agissant et parlant ». Et si l’on examine les écrits théoriques de Zeami, il manifeste partout des préoccupations de dramaturge ou d’acteur. Il en est ainsi d’un passage qu’on trouve dans le livre III intitulé « remarques en forme de dialogue » :

Question : Dans le , comment peut-on déterminer [la progression] ouverture, développement, finale ? Réponse : La détermination en est aisée. En toute chose, en effet, on trouve [la progression] ouverture, développement, finale ; il en va de même, par conséquent, pour le nô.11

10Ou encore d’un autre passage qui se trouve dans le livre VI : « Ce que j’appelle une bonne pièce. Peut être considérée comme de premier ordre une pièce au thème irréprochable, insolite par sa manière, qui ait un point culminant, et dont la tonalité soit de charme subtil12 ».

11Si j’insiste sur cette perception originelle du nô comme un art dramatique, qui paraît à première vue évidente, c’est qu’au cours de son évolution, le nô semble avoir délaissé peu à peu cet aspect dramatique au point de connaître un changement important dans la structure représentative : les paroles qui étaient au départ prononcées par des personnages, incombent en partie au chœur.

12Je prends comme exemple le nô, intitulé Izutsu (le Berceau du puits), écrit par Zeami. C’est une pièce dont le sujet est l’amour d’un couple qui était destiné à vivre ensemble dès l’enfance. La pièce suit une structure en deux temps, suivant le système typique du nô dit d’« apparition » que Zeami a inventé. Dans la première partie, un moine pèlerin arrive dans le temple Ariwara, qui évoque le souvenir du poète du IXe siècle Ariwara no Narihira et de son épouse. Une femme du village arrive avec un seau en bois pour prier devant un monticule dans le jardin. Le moine intrigué lui demande pourquoi elle entretient ce monticule. Elle répond que c’est la tombe du poète Narihira et commence à lui raconter l’histoire associée à cet endroit. Narihira fut autrefois attiré par une autre femme que son épouse et eut l’habitude d’aller la voir, la nuit tombée. Un jour, pensant que son mari était déjà parti, l’épouse fidèle récita un poème exprimant simplement le souci pour son mari qui devait traverser la montagne dans les ténèbres de la nuit. Attendri par ce poème qu’il avait entendu et se souvenant que leur passion d’amour avait été consacrée depuis leur enfance, Narihira revint à sa femme. Ayant raconté cette histoire au moine, la femme du village disparaît derrière le puits en suggérant qu’elle est en réalité l'épouse de l’histoire. Fin de la première partie. Après un intermède ; la femme réapparaît devant le moine qui dort sur un lit de mousse dans le jardin. Cette fois, elle porte le chapeau et la robe de son époux par-dessus son kimono. Elle danse et chante à quel point elle aime son mari et combien elle se languit de lui. Elle regarde dans le puits auprès duquel elle se tenait avec son futur époux quand ils étaient enfants et voit le reflet de celui-ci. Alors, elle pleure et disparaît, en même temps que le moine se réveille. Fin de la pièce.

13On constate que ce nô est essentiellement composé de dialogues entre deux personnages tout comme la plupart des nô, d’ailleurs : la femme du village ou l’épouse du poète, qui est donc l’héroïne de la pièce, et le moine, le personnage secondaire. Le récit d’une histoire passée est intégré dans les dialogues et pris en charge par l’héroïne. De plus, ce récit est accompagné de l’évocation de plusieurs poèmes qui constituent l’arrière-plan important de la pièce. Le chœur était là, dès l’origine, pour assurer la partie narrative à la troisième personne et pour assister chaque personnage dans ses répliques. Il jouait donc un rôle plutôt effacé. Or, au cours de l’évolution que subit le nô, les personnages abandonnent au chœur une partie de leurs répliques. Tout à la fin de la première partie, par exemple, le dialogue se fait entre l’héroïne et le chœur qui assume les paroles du moine et, dans cette partie précisément, l’héroïne prend en charge une partie de la narration qui serait naturellement plus propre à être récitée par le chœur13 ! Cela donne parfois l’impression que l’identité des personnages n’est que symbolique dans ce théâtre, qu'ils n'ont pas de véritable consistance puisqu'ils peuvent assumer le discours d'un autre. Les identités personnelles s’estompent, confinant à l’abstraction et c'est justement cette abstraction qui est considérée comme caractéristique du nô14.

14Un public aristocratique élitiste a donc conduit cet art dramatique à perdre paradoxalement de son caractère essentiel, c’est-à-dire, dramatique ; le nô n’est plus un drame, autrement dit un art représentant une action, mais un lieu de réflexion esthétique et morale qui transmet le patrimoine culturel du Moyen Âge japonais : poèmes, épopées, romans et histoires dans lesquels il puise ses sujets. En constatant une augmentation du nombre de spectateurs jeunes, René Sieffert fait la remarque suivante en 1960 :

Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la jeunesse de ce public, qui contraste fortement avec ce que l’on pouvait voir dans les salles il y a dix ans à peine. Il est trop tôt pour augurer de la suite de ce mouvement, mais comme il a son origine, non dans un snobisme passager, mais dans l’élévation générale du niveau culturel de la nation, il est permis d’être optimiste.15

15Ce témoignage est significatif de la fonction attribuée au nô qui est avant tout de recevoir et transmettre un héritage culturel.

16Une perspective « optimiste » signalée par un spécialiste français il y a plus d’un demi-siècle se confirme aujourd’hui comme nous l’avons constaté au début. Mais, si l’on continue à aller voir le nô aujourd’hui, on n’y va pas pour le même motif qu’à l’époque de Zeami où le nô était considéré avant tout comme un divertissement. Aujourd’hui, si le spectacle nous ennuie, ce défaut est imputable non pas à la pièce même ni à sa qualité d’interprétation mais à notre incompétence culturelle puisque nous avons affaire à un art qui a plus de 600 ans d’histoire ; et il est vrai que pour bien apprécier une pièce de nô, il faut être capable de déchiffrer les allusions culturelles et poétiques qu’elle contient. Cette réaction du spectateur scrupuleux est certainement caractéristique de tout art dit classique. Et, c’est précisément ce classicisme du nô qui semble attirer toujours ses amateurs zélés ; car s’il est encore vrai que le nô exige de ses spectateurs des efforts intellectuels, ces efforts sont récompensés puisqu’ils accèdent ainsi à la culture de leur passé. Toutefois, si le nô abandonne son essence dramatique, c’est-à-dire son action, le jour n’est pas très loin où, en dépit de sa longue histoire, il ne sera apprécié que par des adeptes ayant reçu une sorte d’initiation, comme la cérémonie du thé ou l’art de l’ikebana. La lenteur excessive du spectacle semble déjà franchir le seuil de tolérance physique du spectateur. C’est d’ailleurs la raison de quelques tentatives actuelles pour ranimer le nô en restituant les représentations d’origine ou en ressuscitant des pièces tombées dans l’oubli16.

17Cette dédramatisation — si on peut l’exprimer ainsi — que le nô a dû subir depuis 600 ans n’est pas simplement liée à sa promotion au rang d’art classique, car elle était consubstantielle à sa nature. L’action du nô est simple parce qu’elle ne sert essentiellement que de trame permettant de déployer une série d’évocations poétiques : évocation d’épisodes du passé, évocation de poèmes célèbres, tout ce lyrisme étant assumé par un mort ou une morte qui est évoqué(e) et apparaît. La fonction de plus en plus importante attribuée au chœur s’explique parfaitement par cet aspect poétique du genre ; dans ce théâtre, le réseau d’images créées par la parole prime sur le déroulement dramatique.

Tragédie humaniste : le cas du Saül le Furieux de Jean de La Taille

18La théâtralité particulière du nô étant ainsi précisée, je me permettrai maintenant un glissement culturel qui pourrait paraître insolite à première vue, mais qui donne à réfléchir sur la tragédie française de l’époque humaniste et classique.

19Prenons comme exemple le cas de Saül le Furieux, la tragédie publiée par Jean de La Taille en 1572. La pièce consacre un acte à l’épisode de la pythonisse d’Endor, rapporté par le chapitre 28 du premier livre des Rois dans l’Ancien Testament. La théâtralité caractéristique que nous avons notée dans le théâtre nô peut, en effet, être relevée dans cette tragédie notamment à travers la fonction du chœur.

20C’est dans le troisième acte, avec le point culminant de l’apparition de l’ombre de Samuel, que le chœur des prêtres lévites se met à intervenir directement dans l’action, alors que, jusque-là, il se contentait de clamer son inquiétude à la fin de chaque acte. Après l’échec de la première tentative de la pythonisse de faire revenir l’ombre de Samuel, c’est au chœur de rapporter ce qui se passe sur la scène :

Mais où s’en court sans le Roi
Cette Dame enchanteresse,
Qui de murmurer en soi
Des vers furieux ne cesse,
Et toute déchevelée,
Où va-t-elle ainsi troublée ?  (v. 677-682)

21Et le chœur continue à décrire de point en point les événements qui se succèdent : la pythonisse qui poursuit ses invocations ou le grand effroi que ressent Saül devant l’apparition de Samuel, etc. :

La voilà qui encor regrommelle à l’oreille
De ce dolent Esprit qui encor ne s’éveille
Par ses murmures vains. Que n’as-tu obscurci
Tes rayons, ô Soleil, en voyant tout ceci ? (v. 715-718)
[…]
Las, une froide peur
Serre si fort du Roi la voix, l’âme, et le cœur,
Qu’il ne sait or par où commencer sa requête,
Mais, le genou en terre, il encline sa tête
Devant la majesté de ce vieillard si saint,
Qui secouant le chef, d’un parler tout contraint
Va rompre son silence.  (v. 726-731)

22Peut-être ces vers étaient-ils chantés ou psalmodiés17. Toujours est-il qu’ils sont décalés et marqués par rapport aux dialogues des personnages, ne serait-ce que par leur métrique variée : le premier passage cité, écrit en heptamètres et les deux autres en alexandrins. Le chœur jouant ainsi le rôle du spectateur à l’intérieur de l’espace théâtral, ces vers semblent avoir pour fonction première de dédoubler la scène : la scène qui est présentée aux spectateurs réels et celle que le chœur regarde et commente. Cette structure en abîme est certainement commandée par la nécessité de la mise en scène de l’apparition de Samuel ; laquelle doit être présentée dans un cadre fantasmagorique ; « quelle merveille ! » (v. 707) dit le premier écuyer. Quant à la gestuelle des acteurs — en admettant toutefois que la pièce ait été réellement jouée, ce qui n’est pas certain18 — elle doit être extrêmement stylisée puisque l’action est entièrement commentée par le chœur, qui assume une fonction narrative et didascalique. La représentation mimétique cède donc la place au récit du chœur. À n’en pas douter, nous avons affaire ici à un théâtre fondé sur des évocations poétiques, autrement dit, à la théâtralité caractéristique que nous avons repérée dans le nô. La remarque suivante faite par André Tournon sur le théâtre humaniste est révélatrice à cet égard :

Le théâtre de la Renaissance se passe des accessoires de la mimesis parce qu’il vise à exhiber une situation, un geste, un désastre, comme à l’état pur, sans concession à un pseudo-réalisme qui en atténuerait la violence en l’insérant dans la chaîne des causes et des effets.19

23Et, cette spécificité du théâtre anti-réaliste se manifeste notamment par l’emploi constant du chœur :

Intermédiaire entre les protagonistes et les spectateurs, le chœur stylise l’action des uns et ritualise les réactions des autres. Telle était déjà sa fonction dans les pièces antiques : en assumant cet héritage, les écrivains du XVIe siècle ont développé à partir de lui un système théâtral cohérent, bien moins rudimentaire qu’on ne l’a prétendu, et parfois curieusement proche des recherches modernes : on y trouverait un équivalent approximatif de la « distanciation » brechtienne combiné avec le lyrisme sobre et violent du « théâtre de la cruauté » rêvé par Artaud.20

24On pourra presque appliquer ces observations telles quelles au théâtre nô actuel qui a vécu une évolution élitiste impliquant un rôle de plus en plus important attribué au chœur. Cette superposition du nô et de la tragédie française nous rappelle enfin que le théâtre est aussi bien un lieu d’action qu’un lieu d’évocation, si bien que tout théâtre comporte en lui-même ces deux tendances toujours en tension. Et, si le théâtre nô a privilégié son dispositif poétique et incantatoire, la tragédie française, elle, a favorisé son penchant dramatique. Il semble qu’à la fin du XVIe siècle, des tragédies aient été représentées, amputées de leurs chœurs, en ne retenant que leurs parties dramatiques21. Dénaturée de la sorte et, plus essentiellement, ne répondant plus au goût du public qui s’intéresse désormais à l’action et à ses péripéties, la tragédie française est morte une fois22. Et si elle a pu renaître de ses cendres, sa résurrection n’a été rendue possible qu’en passant par la vogue de la tragi-comédie, qui lui a justement restitué une action. Cependant la tension fondamentale, que nous avons notée, n’en reste pas moins présente dans la tragédie classique parce que l’évocation poétique fait partie intégrante de son essence. Aussi cette tension émerge-t-elle régulièrement tout au cours du XVIIe siècle français.

Tragédie classique : le cas de la querelle d’Alceste

25Prenons comme exemple la querelle d’Alceste. Elle est occasionnée, en 1674, par une double création dramatique tirée d’Euripide : d’un côté, Alceste de Quinault et de Lully et, de l’autre, Iphigénie de Racine. Le débat oppose les défenseurs de la tragédie lyrique, dont Perrault est le champion, aux partisans de la tragédie parlée, notamment Racine et Boileau. Dans ce prélude de la querelle des Anciens et des Modernes, réapparaît de manière fugitive l’affaire qui hante toujours la poésie dramatique, à savoir l’hésitation entre action et évocation. C’est autour du traitement du récit que la question se pose. Dans sa Critique de l’Opéra, Perrault compare l’Alceste d’Euripide et la tragédie de Quinault et en arrive à louer finalement ce dernier au nom des auteurs modernes qui « ont profité du travail et de l’étude de ceux qui les ont précédés »23. Et on sait la réponse virulente de Racine, partisan convaincu des Anciens, à cette attaque dans sa préface d’Iphigénie publiée en 1675. Or Perrault, en soulignant la primauté de l’action dramatique et spectaculaire savamment conjuguée avec les effets visuels du décor et sonores de la musique, condamne en contrepartie le discours rapporté, autrement dit le récit : lequel, ne présentant des événements extraordinaires que par la parole, « ne [peut] être que très ennuyeux en musique »24. Cette réserve affichée à l’égard des longs discours rapportés tranche avec la position prise par les partisans de la tragédie parlée. Dans l’Avertissement du Prologue d’opéra, entrepris pour Racine vers 1678, Boileau affirme clairement qu’« on ne peut jamais faire un bon Opéra : parce que la Musique ne saurait narrer »25. On voit bien combien était essentielle pour les partisans de la tragédie parlée cette partie narrative qu’est le récit parce qu’elle constituait précisément des lieux privilégiés pour les évocations poétiques. Nous viennent, en effet, tout de suite à l’esprit de beaux passages qui incarnent la tragédie française : la nuit du sac de Troie, rappelée par Andromaque (Andromaque, III, 8), le sacrifice d’Eriphile rapporté par Ulysse (Iphigénie, V, scène dernière), le récit de Théramène dans Phèdre (V, 6) ou encore le songe d’Athalie (Athalie, II, 5) pour ne citer que quelques-uns des plus célèbres exemples de la tragédie racinienne.

26Ainsi, dans un contexte différent, la tragédie française semble osciller, comme le nô, entre action et évocation. Et si, au cours de son évolution, le nô a poussé son aspect poétique à l’extrême, la tragédie française, elle, a opté pour l’action et continué dans cette voie. L’abandon de la déclamation baroque corrobore peut-être cette idée du primat de l'action. On peut se demander en effet si, au nom de l’action, la tragédie française n’a pas quelque peu délaissé et négligé sa qualité incantatoire ou envoûtante qui constituait également son essence. Les quelques tentatives actuelles de mise en scène avec la déclamation de l’époque semblent significatives à ce sujet.

27L’examen des mutations vécues par le nô nous conduit ainsi à réfléchir sur la tragédie française. C’est parce que ces deux formes théâtrales ont précisément la même caractéristique d’être classique. Or le propre du classicisme consiste à garder et à transmettre ce que l’on considère comme l’essence d’un art. La stylisation extrême que nous avons constatée dans le nô n’est que le résultat de cette transmission scrupuleuse à l’excès. Mais, de manière plus fondamentale, l’examen de cet aspect classique nous fait surtout découvrir les deux constituants essentiels du théâtre, à savoir action et évocation, qui se trouvent toujours en tension à l’intérieur d’une pièce. Les deux directions diamétralement opposées qu’ont suivies le nô et la tragédie française montrent significativement qu’une mise en scène actuelle est conditionnée par cette tension. Car le théâtre n’est pas un art de musée mais une activité bien vivante qui doit tenir compte, avant tout, de ses spectateurs. L’évolution qu’a vécue chacun de ces deux théâtres classiques traduit, par conséquent, les attentes différentes de leurs spectateurs.