Colloques en ligne

Elisabeth Viain

Le scandale du blackface sur les scènes de théâtre : le nouveau regard des publics contemporains en Allemagne, en France et en Angleterre.

1La pratique du « blackface » (une personne blanche se maquille la peau pour caricaturer une personne noire) est un phénomène très ancien, que certains historiens font remonter au XVe siècle, à l’époque de l’exhibition des premiers esclaves noirs en Europe1. Sous sa forme spectaculaire, le blackface se popularise en tout cas aux Etats-Unis, au milieu du XVIIIe siècle (Lewis Hallam Jr. jouant Mungo dans The Padlock en 17692) et surtout entre les années 18203 et la première moitié du XXe siècle, avec le genre du minstrel show ou minstrelsy (spectacle comprenant danses, intermèdes ou chants, où des blancs maquillés jouent des noirs joyeux et stupides), puis dans le Vaudeville4. Le sociologue Eric Fassin rappelle que le clown Jim Crow, créé vers 1830 par Thomas Dartmouth Rice et repris pour les minstrel shows, donnera son nom aux lois de ségrégation raciale aux États-Unis5.

2Si le blackface a surtout fleuri aux États-Unis6, tant sur les scènes de foire ou de théâtre qu’au cinéma, des pratiques comparables, quoique ne portant pas de dénomination particulière, se rencontrent cependant assez tôt en Europe, notamment en France7 et au Royaume-Uni. Dans les années 1960, dans le contexte du mouvement afro-américain des Droits Civiques aux États-Unis et de la post-décolonisation en Europe, le phénomène disparaît assez largement des scènes et des écrans… mais pas totalement et certaines affaires de blackface surgissent aujourd’hui régulièrement8, faisant plus ou moins scandale, mais surtout provoquant un nouveau type de réactions et de réflexions de la part du public et de la critique.

3Je voudrais donc m’appliquer à démêler les implications, pour le théâtre contemporain, des polémiques entourant la pratique du blackface, tant du côté du théâtre à vocation comique que du théâtre de recherche, en interrogeant en particulier l’évolution des arguments pour ou contre le blackface. Pour commencer, j’aborderai trois scandales allemands, puis j’évoquerai à la fois la relative méconnaissance française du phénomène et l’évolution du regard sur le blackface sous l’influence anglo-saxonne, plus précisément via les mises en scène de Shakespeare.

1. L’ultra sensibilité allemande : une scène sous haute surveillance

4Dans l’Allemagne d’après la dénazification et d’après la chute du mur, la discrimination est taboue : une partie du public redoute comme la peste d’y être impliqué, voire d’en être simplement spectateur. D’où, chez certains spectateurs, une attitude de vigilance visant à identifier toute forme de discrimination sur scène pour y faire barrage. D’un autre côté, selon Tahir Della, porte-parole de l’ISD (Initiative for Black Germans), une partie des Allemands seraient prompts à repousser l’accusation de racisme et à voir dans le racisme un phénomène purement nord-américain9. La pratique spécifique du blackface est certes assez rare sur les scènes allemandes, mais elle semble un peu plus fréquente qu’en France. En 2011-2013, ce sont, en effet, pas moins de trois ou quatre affaires qui rencontrent un écho médiatique notable, suscitant polémiques et débats passionnés où des points de vues étonnamment contrastés s’opposent.

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Dieter Hallervorden posant devant l’affiche Ich bin nicht Rappaport en 2012.

Rappaport

5En janvier 2012, Dieter Hallervorden (né en 1935), acteur et directeur du Schloss-Theater de Berlin, fait monter un classique de Broadway, I Am Not Rappaport (en allemand Ich bin nicht Rappaport, 1985, Tony Howard 1986), du dramaturge américain Herb Gardner. La pièce met en scène Midge, un vieux concierge afro-américain de Harlem qui rencontre, sur un banc de Central Park, Nat, un vieux Juif communiste, avec lequel il sympathise. Or, lors de la création au Schloss Theater en 198710 comme lors de la reprise en 2012, c’est Joachim Bliese, acteur blanc, qui joue Midge avec le visage maquillé en noir.

Pourquoi réagir maintenant ?

6En quelques jours, des milliers de commentaires sont postés sur la page facebook du théâtre, on parle de pratiques moyenâgeuses11 ; fort de sa grande popularité d’acteur comique, le directeur du théâtre, Hallervorden, décide de maintenir la pièce au programme et se contente de repousser toute accusation de racisme, affirmant que la pièce est antiraciste et se demandant pourquoi les précédentes mises en scène n’ont jamais fait réagir ainsi12. De fait, depuis sa création allemande en 1987, la pièce a été montée dans une quarantaine de théâtres en Allemagne et le rôle de l’Afro-Américain n’a été joué par un acteur noir que …deux fois. Peggy Piesche, spécialiste en études des minorités, rétorque à Hallervorden que la tolérance passée n’implique pas l’absence d’outrage et que Hallervorden ne peut s’arroger le droit de définir quand et à quel point il y a racisme13.

Pénurie d’acteurs noirs ?

7Comme ses adversaires invoquent les minstrel shows, Hallervorden répond d’une part, qu’il n’y a jamais eu de tradition de blackface en Allemagne et, d’autre part, qu’il n’a tout simplement pas pu trouver un acteur noir pour jouer le rôle du vieux Midge. Ces deux réponses renvoient de fait à un double aspect essentiel du problème. S’il n’y a pas de tradition du blackface en Allemagne, c’est que l’immigration issue de l’Afrique sub-saharienne y a longtemps été quasi nulle (rendant sans référent, donc inefficace le comique du blackface)14. S’il n’y a pas d’acteur noir dans Rappaport, cela évoque en outre forcément le problématique manque d’acteurs de couleur en Allemagne (dans les théâtres nationaux allemands, l’on estime qu’à peu près 95% des acteurs seraient blancs15). Pénurie dont le maquillage noir, sans que cela le justifie pour autant, se ferait alors le symbole maladroit.

Des Noirs sympathiques ?

8Dernier argument, mobilisé cette fois par le directeur du Deutsches Theater de Berlin, Ulrich Khuon, la comparaison avec le blackface ne serait pas pertinente, puisque, sur l’affiche de Rappaport, le personnage blanc (le vieux Nat) n’est pas montré comme supérieur à son comparse16. Et Hallervorden de renchérir sur la « sympathie » qu’il éprouve pour le personnage du Noir Midge et sur l’absence de toute moquerie à l’égard des Noirs dans la pièce17. La protestation de sympathie ne prouve cependant rien, le principe des minstrel shows n’ayant jamais été de rendre les noirs antipathiques, mais bien plutôt de les tourner en ridicule (et le maquillage noir n’y contribue-t-il pas dans Rappaport ? C’est toute la question). Hallervorden proteste qu’il a le « cœur lourd » à l’idée que des individus se seraient sentis blessés ; mais on ne peut pas ne pas se souvenir que le personnage comique créé par Hallervorden et nommé Didi, avait, en 2005 proposé dans un show ce gag éculé du passage zébré traversé par un noir qui sautille, sur le mode du « on me voit, on me voit pas »18

Clybourne Park

9Toujours durant l’hiver 2011-2012, autre scandale : le dramaturge américain Bruce Norris interdit la représentation de sa pièce Clybourne Park (créée aux États-Unis en 2010, Prix Pulitzer, prix Laurence Olivier, Tony Award) au Deutsches Theater de Berlin, parce que la maison prévoyait d’attribuer le rôle d’une femme noire à une actrice blanche de la troupe, Anita Vulesica19.

10C’est par Lara-Sophie Milgro, l’une des actrices noires d’une autre mise en scène allemande (celle-ci non-scandaleuse !) de sa pièce, l’année d’avant, au Staatstheater de Mayence, que Norris a appris la chose. Dans une lettre ouverte, Norris rappelle que la couleur de peau est au cœur de l’intrigue de sa pièce (l’histoire d’une maison sur deux époques, en 1959 et 2009, maison d’abord possédée par une famille noire en plein quartier blanc, puis l’inverse)20. Au Deutsches Theater qui lui répond benoîtement que l’on usera de maquillage, Norris répond en interdisant que sa pièce soit représentée. Et d’évoquer la tradition américaine du Blackface, proscrite comme raciste. Norris est en outre si bien informé qu’il cite la polémique autour de la représentation de Ich bin nicht Rappaport au Schloss-Theater21. Une pétition est mise en place par les actrices de la production de Mayence pour réclamer la fin du Blackface sur les scènes allemandes22.

11Depuis le scandale de Rappaport, la pratique du blackface fait donc l’objet, en Allemagne, de protestations croissantes. Jusqu’ici, pourtant, on justifiait le risque de blesser telle ou telle communauté par le caractère sacro-saint de la liberté artistique (qui inclut, rappelle un critique, la liberté d’assumer « pour de faux », au nom d’un personnage, des opinions contestables)23.

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Andreas Döhler et Peter Moltzen dans Unschuld de Dea Loher mis en scène par Joh von Düffel en 2012.

Unschuld – Innocence

12Troisième et dernier exemple allemand. Début 2012 encore, lors de l’une des premières représentations de la pièce Unschuld (Innocence, pièceparue en 2003), de la dramaturge allemande contemporaine Dea Loher, quarante-deux activistes ont quitté ostensiblement la salle du Deutsches Theater de Berlin à l’entrée de l’acteur Andreas Döhler, qui joue un demandeur d’asile africain maquillé en noir.  

Un blackface antiraciste ?

13En l’occurrence, c’est le metteur en scène star Michael Thalheimer qui est en cause. Le maquillage en noir du visage des deux héros, Elisio et Fadoul, demandeurs d’asile en situation illégale, était supposé remettre en question les stéréotypes que le spectateur plaque sur l’Autre. Mais l’association allemande de veille antiraciste Bühnenwatch (précisément fondée après le scandale Rappaport et dont le nom signifie littéralement « gardienne des scènes ») ne l’entend pas de cette oreille. Thalheimer et le Deutsches Theater réagissent de façon judicieuse : ils proposent aux activistes l’organisation d’un débat, puis suggèrent que les acteurs jouent avec le visage maquillé en blanc24. De fait, à l’occasion d’une mise en scène célébrant les dix ans de sa pièce, Dea Loher conseillait « si les rôles étaient tenus par des acteurs blancs, qu’ils n’aient pas de peinture noire, mais portent plutôt un accessoire clairement théâtral, comme un masque »25. Malgré cette modification, le théâtre ne supprime pas de son site internet les photos et vidéos de promotion de la version avec blackface26

14Que la pratique d’un maquillage noir dans le théâtre allemand n’ait aucune parenté avec la tradition des minstrel shows ne change rien au fait que cette pratique consiste bien, techniquement, en un blackfacing et la récurrence des cas suppose sinon une tradition, du moins un problème à aborder, voire un impensé douteux, qui commence à devenir gênant à mesure que la mondialisation culturelle sensibilise une partie du public à la question.

La question de l’intention

15Un an et demi plus tard, en septembre 2013, à Brême, dans la mise en scène d’Unschuld par le jeune Alexander Riemenschneider, les héros sont toujours joués par des acteurs blancs, mais non maquillés. Ce sont, en revanche, tous les autres personnages qui sont vêtus de manteaux noirs uniformes : façon de prouver au spectateur que les deux immigrés sont comme vous et moi, que l’on peut oublier leur couleur ou leur accent ? ou de dire que chacun peut être le Noir de l’autre ? Le problème de ce choix est aussi qu’il fait un peu passer au second plan la question de l’altérité, au profit des autres thèmes de la pièce comme la mort, la culpabilité (Elisio et Fadoul ont vu une femme se noyer et ne lui ont pas porté secours). Au point qu’une journaliste reproche au metteur en scène sa « Farbenblindheit », d’être « aveugle aux couleurs »27.

16Alors que, dans les cas de Rappaport et de Clybourne Park, l’attitude buttée des théâtres mis en cause leur avait valu les foudres de la majorité de la critique, voire de l’auteur, l’attitude conciliante d’un Tallheimer lui a permis de sortir dignement de la tourmente. Quant à Riemenschneider, son choix semble marqué par une forme d’anticipation des critiques, dans un contournement habile, voire un peu lâche (évitement de l’altérité), des problématiques (anti-)racistes. L’on notera que le tapage le plus important aura tout de même été fait autour d’une pièce « de boulevard », de type un peu comique, toute éventuelle tentative de dérision semblant inévitablement, dans le cadre du blackfacing, faire signe vers une intention raciste.  

17Ces polémiques sont en tout cas notables parce qu’elles entraînent des remises en question, suivies de mutations dans les traditions de mise en scène. En ce sens, l’année 2012 marque un tournant pour les scènes allemandes, de l’avis général de la critique28. En outre, les discours qui accompagnent les polémiques montrent que se développerait un nouveau rapport au blackface dans le théâtre contemporain, car désormais l’argument de l’intentionalité est remis en cause : ne pas avoir d’intention désobligeante n’est plus un garant de non-racisme. L’argument fait en effet bondir les activistes antiracistes comme ceux de l’association Bühnenwatch, qui traitent de la question dans un long article-essai intitulé : « Kann es denn rassistisch sein, wenn ich es nicht rassistisch meine ? », c’est-à-dire : « Est-ce que cela peut être raciste même si je n’ai aucune intention raciste ? »29.

2. La méconnaissance française du blackface et la révolution par les classiques : le cas Othello (en France, au Royaume-Uni et en Allemagne)

18En France, l’on rencontre apparemment moins de cas de blackface sur les scènes de théâtre, du moins les journaux en font-ils plus rarement état. Lorsque Bernard-Marie Koltès protesta contre le blackface de la mise en scène de sa pièce Retour au désert en 1988, c’est une mise en scène allemande qui était concernée, celle du Thalia Theater de Hambourg30 – à la création française, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, c’était Isaac de Bankolé qui jouait le rôle du Grand parachutiste noir. Le fait que Koltès ait conçu sa pièce comme comique31 attire notre attention sur une autre différence entre la pratique du blackface en France et en Allemagne, à savoir le rapport entre blackface et comique. L’une des différences avec l’Allemagne tient au droit à l’immunité dont jouit l’humour en France : le blackface serait tolérable dans un cadre satirique, à condition que la satire ne vise pas la couleur en tant que telle d’un individu.

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Le casting de « La Rédemption d’oncle Bill », de Gabor Rassov, mis en scène par Pierre Pradinas au Théâtre de la Pépinière en 2013.

La Rédemption d’oncle Bill

19À l’heure où la vague de scandales allemands se calme un peu, en 2013, un spectacle met en œuvre le blackface en France, au Théâtre de la Pépinière, les trois Mélodrame(s) ! (trois variations sur une intrigue shakespearienne) proposés par le dramaturge Gabor Rassov et le metteur en scène Pierre Pradinas.

20Dès la fin des années 1990, Gabor Rassov s’est rendu célèbre dans le monde du théâtre de Boulevard avec des pièces qui ont révélé des acteurs comme François Cluzet, ou Romane Bohringer. Il jouit d’un potentiel de sympathie qui explique, mais pas complètement, que la critique ferme largement les yeux sur le blackface pratiqué dans l’un des mélodrames,« La rédemption d’Oncle Bill ». Dans cette farce, l’acteur blanc Bruno Salomone joue, maquillé en noir, un enfant rasta de la bourgeoisie afro-américaine, dans ce qui se présente comme une parodie de sitcom. Un critique blogeur évoque au passage, sans nulle intention critique, Bruno Salomone « un coup les yeux bridés, un coup afro-américain »32, nous révélant du même « coup » un autre déguisement douteux pratiqué dans celui des trois mélodrames qui se passe à Shanghai. Un autre magazine mentionne simplement les comédiens qui « passent d’un rôle à l’autre avec brio »33 et c’est un papier publié dans Le Figaro qui nous apprend qu’en réalité pratiquement tout le casting se travestit, tantôt en Afro-Américains, tantôt en Chinois, ainsi de Romane Bohringer, qui joue les « pucelles asiatiques »34. Là encore, pourtant, pas une once d’indignation ou de remise en question de ces pratiques de travestissement. L’on est loin du tollé suscité par les affaires allemandes.

Où sont les comédiens noirs ?

21Il faut un autre événement, deux ans plus tard, en 2015, pas précisément de blackface, mais qui y renvoie, pour que quelques journalistes réagissent vigoureusement et se lancent dans un état des lieux du blackface en France. Il s’agit, en décembre 2015, de Philippe Torreton incarnant le héros d’Othello dans la mise en scène de Luc Bondy pour le Théâtre de l’Odéon : « une fois de plus », réagit la critique théâtrale du Monde, Fabienne Darge, Othello « va être incarné par un acteur blanc »35. Fabienne Darge, en profite pour réfléchir à la non représentativité de la population noire sur les scènes de théâtre, liée selon elle à « l’impensé colonial », puisque ce serait surtout les jeunes issus des milieux favorisés et donc non pas ceux issus des anciennes colonies qui osent se tourner vers les professions du théâtre. Mais serait aussi en cause une tradition française de raisonnement et de représentation par « emplois » figés. Par exemple, si Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie-Française de 2001 à 2006, a fait engager le premier comédien noir de la troupe, Bakary Sangaré, il s’est fait vertement critiquer pour l’avoir distribué dans le rôle d’Orgon pour Tartuffe.

22Évoquant Peter Brook, qui en 2015, dans son Battlefield, au Théâtre des Bouffes du Nord, fait jouer quatre comédiens dont trois sont noirs, « configuration suffisamment exceptionnelle pour être soulignée », Fabienne Darge signale d’une part que Brook a été « l’un des premiers » et reste « l’un des seuls » à confier à des comédiens noirs de grands rôles du répertoire, d’autre part qu’ici les comédiens noirs distribués par Brook « n’incarnent aucunement des Africains ou des Afro-Américains »36. Le jeune directeur de la Comédie de Saint-Etienne, Arnaud Meunier, abonde dans ce sens, estimant que « dans la tradition française, la mise en scène reste très attachée à la fabrication de signes, et aux “emplois” : une femme est une femme, un Noir un Noir »37 ; si bien que l’on serait peu enclin à distribuer un comédien noir dans un rôle qui ne soit pas spécifiquement celui d’un personnage noir. L’argument ne convainc pas tout à fait, car il n’explique pas pourquoi, si Bakary Sangaré ne peut pas jouer Orgon, Philippe Torreton peut jouer Othello. Fabienne Darge comme le directeur de la Comédie Saint-Etienne ajoutent que, dans les pays anglo-saxons, les spectateurs acceptent beaucoup mieux la convention théâtrale, et que « la couleur de peau arrête de faire sens. »38 Est-ce à dire qu’à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni, le rapport à la couleur de peau des acteurs serait différent de celui entretenu en France et en Allemagne et empêcherait ce flou où cohabitent des arguments contradictoires pour autoriser ou bannir le blackface ?

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Laurence Olivier dans Othello pour le National Theatre en 1964-1966.

Le cas Othello ou comment les classiques se retournent contre le blackface

23Darge y voit un effet du « génie élisabéthain » et de son « grand théâtre du monde »39 et il suffit de rester avec le cas d’Othello pour vérifier cette hypothèse. Toujours à l’automne 2015, au moment donc où Torreton s’apprête à incarner Othello sur la scène de l’Odéon, le Metropolitan Opera de New York, pour la première fois depuis sa fondation en 1880, vient de renoncer au blackface appliqué au personnage d’Othello : ainsi le ténor distribué dans le rôle-titre chantera-t-il sans le traditionnel maquillage noir. Tous les grands journaux anglo-saxons, du New York Times au Guardian, célèbrent cette décision tout en déplorant son caractère tardif40. Cela conduit au moins à réviser un peu l’idéalisation d’un monde théâtral anglo-saxon où la couleur de peau serait supposée ne jouer aucun rôle ; cela remet également en question l’affirmation de Bruce Norris en 2012 selon laquelle le blackface serait totalement interdit aux États-Unis.

24Quant au Royaume-Uni, certes, de nombreux rôles titres du répertoire shakespearien (de Henry V à Henry VI en passant par Othello) ont été attribués ces dernières années à des acteurs noirs britanniques (David Ovelowo, Adrian Lester, Nonso Aozie)41. Mais cette indifférenciation des distributions est bel et bien le fruit d’une évolution assez soudaine, survenue justement autour du rôle d’Othello, le personnage noir le plus célèbre du répertoire occidental. De l’avis du critique britannique Mark Lawson, le rôle emblématique d’Othello serait désormais systématiquement attribué à des acteurs noirs42. Mais c’est, selon Lawson, que le blackface traditionnellement associé à Othello serait tombé en déshérence très précisément à la fin des années 1980, à savoir depuis que l’acteur Michael Gambon, star des planches londoniennes (et qui lui-même avait, en 1968, joué le More de Venise avec le visage maquillé en noir), aurait refusé de jouer Othello dans une variation contemporaine du drame shakespearien imaginée par Alan Ayckbourn, Man of the Moment (1988). Depuis lors, tous les acteurs incarnant Othello auraient été noirs. Lawson fait pourtant malignement remarquer que le premier en date de ces nouveaux Othello, ironiquement nommé Willard White, est un chanteur d’opéra, qu’un metteur en scène avisé convainquit d’interpréter le rôle en « théâtre parlé » et non en tant que chanteur.

25Côté allemand, si les Othello d’aujourd’hui sont loin d’être encore tous noirs, du moins abandonnent-ils peu à peu le blackface (pratiqué pour ce rôle jusque dans les années 1990). Le critique théâtral de Die Welt, Matthias Heine, signale comme un progrès que l’acteur blanc Thomas Thieme en 2009, joue Othello non maquillé43 : autre contexte culturel oblige, Thomas Thieme est donc un signe d’évolution positive là où Torreton apparaît comme un symbole d’arriération !

Le concept d’appropriation culturelle

26Les polémiques récentes, tant en France qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni, et les réactions des théâtres incriminés montrent en fait que le seul vrai consensus concernerait l’interdiction de faire du blackface avec une intention de dérision manifestement dirigée contre la couleur de peau en tant que telle. C’est le seul principe qui semble faire l’unanimité. Pour le reste, on assiste à une opposition massive entre les tenants d’une distribution indifférenciée des grands rôles du répertoire (la couleur ne faisant plus sens) et ceux qui militent pour que les rôles de Noirs soient joués par des Noirs (ainsi d’Othello).

27On peut tout de même reconnaître un mérite aux controverses sur le blackface : elles font évoluer les pratiques et il y a un après Michael Gambon (en 1988) ou un après Dieter Hallervorden (en 2012). Un autre enseignement qu’on peut tirer de ces affaires de blackface est aussi l’influence exercée par les autres arts (en l’occurrence l’opéra) sur les pratiques scéniques. Il y aurait ainsi beaucoup à dire sur le rôle joué par le cinéma hollywoodien dans le regard qu’on porte sur le blackface. En effet, si le cinéma a, dès le début du XXe siècle, abondamment fait usage du blackface, la lutte contre la ségrégation, le mouvement des Droits Civiques, ainsi que l’intérêt commercial d’une visibilité médiatique de la population Afro-Américaine (d’où la « blaxploitation » au début des années 1970, pensée pour le public noir) ont, bien plus tôt qu’en Europe, rendu obsolète et choquant le blackface au théâtre, rendant du même coup caduque l’argument de la pénurie d’acteurs noirs. D’où un blackface qui, aux États-Unis, fonctionne presque essentiellement comme un geste de dénonciation du racisme.

28Ainsi, dans Mad Men, série qui se situe dans le milieu de la publicité dans les années 1960, cet épisode où le directeur de l’agence, Roger, visage maquillé en marron, chante la chanson My Old Kentucky Home (qui imite les numéros de blackface d’Al Jolson et parle des naïfs « darkies »)44. Ainsi la performance du comédien blanc Dave Ackerman qui avait, à l’occasion du « Mois de l’Histoire Noire », utilisé le blackface pour démasquer la supposée ignorance, chez les étudiants blancs de l’université Brigham-Young (Utah), des grandes figures de l’histoire afro-américaine comme Malcolm X45.

29Ces maquillages « vertueux » suscitent cependant toujours des réactions mêlées et le reproche fait à ces pratiques militantes est aujourd’hui de plus en plus fréquemment celui de l’appropriation culturelle, qui consisterait à faire main basse, pour se valoriser, sur des aspects constitutifs d’un peuple et d’une culture, notamment sur des détails d’apparence physique ou de mode : d’où les polémiques autour de l’appropriation du tressage afro46 ou encore autour du documentaire en caméra caché du journaliste allemand Günter Wallraff, qui en 2009 parcourait l’Allemagne durant plusieurs mois maquillé en Somalien et était confronté à toutes sortes de réactions racistes47… À cet égard, n’en déplaise aux tenants d’un théâtre où « la couleur de peau arrête de faire sens »48 (Arnaud Meunier), il est frappant que, en Europe, ce soit presque exclusivement les incarnations d’un personnage noir par un acteur blanc qui fassent réagir. Si la Royal Shakespeare Company n’a été que très faiblement critiquée pour avoir distribué seulement trois acteurs asiatiques sur un casting de dix-sept rôles dans la pièce chinoise The Orphan of Zhao49, ce n’est pas seulement parce que le maquillage asiatique, pour des acteurs blancs, ne suppose pas de transformation aussi spectaculaire que le blackface, c’est qu’il n’y a pas un aussi lourd passé, lié à la traite, à l’esclavage et à leurs lourdes séquelles politiques et culturelles. On n’est finalement pas très loin du film hollywoodien tourné en 1963 par Nicholas Ray, Les55 jours de Pékin, où une bonne partie du casting asiatique est joué par des acteurs américains blancs aux yeux bridés par le khôl...