Colloques en ligne

Géraldine Sfez

Corps appareillés, gestes redisposés

1Qu’est‑ce qu’un corps « appareillé » ? Dans quels « dispositifs » le corps se trouve‑t‑il aujourd’hui pris ? Et quels gestes ce corps appareillé produit‑il ? C’est à ces gestes, que nous effectuons quotidiennement quand nous utilisons nos téléphones portables ou nos tablettes tactiles, que nous avons assimilés et qui sont, d’une certaine façon, devenus des « techniques du corps », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss1, que nous voudrions nous intéresser, en partant du constat qu’ils restent relativement peu pris en compte, tant dans le champ de la théorie que dans celui des pratiques artistiques2. Si les dispositifs technologiques sont présents dans le cinéma contemporain, les gestes qu’ils impliquent s’y trouvent peu questionnés en tant que tels. Il existe bien sûr quelques exceptions comme, entre autres, le tout début d’Adieu au langage de Jean‑Luc Godard (2014) dans lequel celui‑ci filme longuement deux individus en train de faire défiler des images sur leurs smartphones respectifs3,ou plus récemment le film Jours de France (Jérôme Reybaud, 2017) dans lequel un homme en quitte un autre, puis parcourt la France guidé par une application qui lui permet de faire des rencontres. On peut penser encore aux dystopies comme Her de Spike Jonze (2013) ou à la série britannique Black Mirror (Charlie Brooker, 2011‑). Mais de façon générale, le cinéma contemporain semble regarder d’encore un peu loin ces gestes, ce qui peut paraître surprenant si l’on considère, à la suite de Walter Benjamin, que le cinéma se caractérise précisément par l’attention qu’il porte aux gestes et par sa capacité à explorer « l’inconscient visuel » de nos actes les plus quotidiens4.

2Dès lors, nous voudrions insister sur la façon dont nos gestes se trouvent pris dans des dispositifs qui les redéfinissent et redéfinissent par là‑même nos modes de perception. Nous nous appuierons en particulier sur trois exemples, relevant de médiums différents, pour analyser le type d’attention que ces gestes déploient. Si nos gestes sont sans cesse retravaillés, redéfinis, réadaptés, voire préemptés par les nouvelles technologies, cette redéfinition doit‑elle être conçue comme une technique de contrôle supplémentaire ou comme la possibilité au contraire de les redéployer ?

1. Des gestes pris dans des dispositifs : corps dociles et gestes « redisposés »

1. 1. Qu’est‑ce qu’un dispositif ?

3Étymologiquement, le verbe « disposer », qui vient du latin dis‑ponere, renvoie au fait de placer les choses en les séparant, autrement dit au fait d’ordonner, d’arranger, de régler un ensemble d’éléments. Le terme « dispositif » désigne ainsi la « manière dont sont disposés les pièces, les organes d’un appareil5 ».

4Dans son essai Qu’est‑ce qu’un dispositif ?6, le philosophe italien Giorgio Agamben revient sur l’usage central du terme « dispositif » dans la pensée de Foucault et sur la définition qu’en donne celui‑ci dans un entretien de 1977. Foucault y explique : « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est […] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non‑dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui‑même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […]7. »

5Le dispositif, tel que le décrit Foucault, résulte donc d’un ensemble de relations qui s’imposent de l’extérieur à un individu et, en cela, le dispositif se trouve toujours inscrit dans un rapport de pouvoir. En ce sens, la notion est centrale dans la réflexion que mène Foucault sur les sociétés disciplinaires. Le dispositif est bien ce à partir de quoi se construit toute société disciplinaire.

6L’acception, déjà très large, du terme chez Foucault, se trouve élargie par Agamben qui appelle « dispositif » : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants8 ». Agamben précise alors ce qui, selon lui, entre sous la catégorie de dispositif : « Pas seulement les prisons donc, les asiles, les panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables, et pourquoi pas, le langage lui‑même9. »

7Or le philosophe note l’accumulation inédite des dispositifs dans lesquels les corps se trouvent actuellement pris : « […] il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif10. » Agamben relève ici un phénomène déjà pointé par Deleuze dans son texte de 1990, « Post‑scriptum sur les sociétés de contrôle11 », autrement dit le passage des sociétés disciplinaires telles qu’elles ont été pensées par Foucault à une forme de contrôle plus diffuse, plus invasive, qui passe non plus par des structures institutionnelles, par des lieux définis — comme l’école, l’usine ou la prison — mais par des objets comme l’ordinateur ou le téléphone portable12.

8Parallèlement à cette extension des formes de contrôle, Giorgio Agamben note que les dispositifs dans lesquels nous sommes aujourd’hui pris participent moins d’un processus de subjectivation, qui caractérisait les sociétés disciplinaires, que d’un « processus de désubjectivation13 ». La nécessité de penser et, par là‑même, de se déprendre de ces dispositifs n’en est, si l’on suit la logique d’Agamben, que plus urgente.

1. 2. Incorporation des dispositifs 

9L’idée de corps dociles pris dans des dispositifs, autrement dit l’idée d’une incorporation des dispositifs, sous‑tend toute la pensée de Michel Foucault. Dans un entretien intitulé « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », Foucault s’attache à montrer « comment les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation des sujets. Si le pouvoir atteint le corps, ce n’est pas parce qu’il a d’abord été intériorisé dans la conscience des gens. Il y a un réseau de bio‑pouvoir, de somato‑pouvoir […]14 ». Selon Foucault, la logique du bio‑pouvoir est de court‑circuiter la conscience et d’avoir directement un impact sur les corps. Ceux‑ci se trouvent donc traversés par des dispositifs qui les reconfigurent de l’intérieur.

10Dans son dernier ouvrage, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary revient sur cette idée d’une incorporation des dispositifs en montrant comment nos comportements se modèlent de manière de plus en plus affirmée sur le fonctionnement des appareils technologiques. Dans cet essai, qui prend pour point de départ la question du sommeil qui, en tant qu’état non productif, serait devenu la cible du capitalisme, Crary démontre comment nos cerveaux, à l’instar de nos ordinateurs et d’autres dispositifs électroniques, se trouvent en état de veille constant, rarement éteints, ou plus exactement, rarement débranchés. « La logique on/off est dépassée : rien n’est plus désormais fondamentalement off‑ il n’y a plus de repos effectif15. » S’inscrivant dans la lignée des réflexions de Foucault,Crary s’intéresse, depuis son ouvrage L’Art de l’observateur (récemment retraduit sous le titre Techniques de l’observateur), aux techniques « destinées à gouverner l’attention ». Or, comme le souligne Crary, ces techniques impliquent à chaque fois des dispositions particulières du corps percevant (« une disposition particulière du corps dans l’espace, une gestion du mouvement, un déploiement des corps individuels16 »).

11Dans 24/7, Jonathan Crary décrypte ainsi, de façon très précise, la manière dont nos corps sont pris dans la composition de machines, d’économies et de dispositifs qui permettent une intensification du contrôle auquel ils sont soumis. Crary, comme Agamben, distingue les sociétés disciplinaires décrites par Foucault des systèmes « de contrôle » définis par Deleuze, plus diffus et plus efficients, qui tentent de reconfigurer nos corps, nos expériences et notre perception. Il convient de préciser que ces modes de contrôle ne remplacent pas les sociétés disciplinaires, mais viennent s’y ajouter comme des strates supplémentaires, tendant à supprimer toute possibilité d’espace, d’interstice non contrôlé, tels par exemple que le sommeil17. Il s’agit donc de manière toujours plus accentuée d’adapter le corps à la machine, de réagencer l’expérience individuelle pour la mettre en continuité et la rendre compatible avec les exigences du 24/7, autrement dit de faire en sorte que le sujet humain puisse travailler et consommer en continu18.

1. 3. Prolifération des dispositifs et démultiplication des usages

12À la prolifération des dispositifs technologiques qui se donnent, en grande partie, sous la forme d’écrans — tablettes tactiles, liseuses, téléphones portables, etc. — s’ajoute aussi la démultiplication de leurs fonctions intrinsèques. Le téléphone portable permet par exemple non seulement de téléphoner (et cette fonction a même parfois tendance à devenir annexe), mais aussid’écrire et d’envoyer des messages, d’écouter de la musique, de jouer, de se repérer dans l’espace, de photographier, de filmer, etc19. On pourrait ajouter d’autres fonctions, plus symboliques, telles que celle de se donner une contenance, de ne pas se sentir seul, etc. La multiplicité et l’hybridation de ces fonctions semblent sans bornes.

13Simultanément à ce double mouvement (prolifération des appareils technologiques et démultiplication de leurs fonctions), mouvement extensif et intensif donc, se déploie toute une série de gestes formatés. Nos gestes se trouvent en effet « re‑disposés », au sens où ils sont informés, modelés, redistribués par ces dispositifs. L’un des éléments les plus frappants dans cette reconfiguration des gestes tient à ce que la perception visuelle s’organise aujourd’hui essentiellement autour d’un modèle tactile. Pour le dire rapidement, pour voir, il faut toucher20.

14La main se trouve partie prenante de la perception. Nous regardons les images, mais c’est d’abord avec nos mains que nous les faisons surgir, disparaître, que nous les agrandissons ou les décadrons. En témoignent ces gestes qui consistent, par exemple, à glisser son pouce ou son index à la surface d’un écran de smartphone ou d’une tablette numérique (swipe), à agrandir ou rétrécir l’image ou le corps d’un texte en écartant ou en rapprochant son pouce de son index (pinch), ou encore à effleurer légèrement l’écran du doigt pour fermer ou faire surgir une autre fenêtre à la surface de l’écran (tap). Ces gestes qui sont d’ailleurs répertoriés et classifiés sous la forme de tableaux à destination des usagers de ces interfaces.

15Mais si nos gestes se trouvent ainsi manifestement reconfigurés, il faut se demander dans quelle mesure ces postures du corps constituent un motif identifié dans les arts visuels. Ces corps penchés sur des écrans, courbés sur des claviers ou des surfaces tactiles, comment le cinéma, mais aussi la peinture les représentent‑ils ? Selon quelles modalités ?

2. Des corps appareillés qui induisent une forme d’attention spécifique

16Pour saisir la forme d’attention, ou d’inattention, que ces « corps appareillés » déploient, nous voudrions commencer par analyser les effets de suspension propres à la peinture de Thomas Lévy‑Lasne.

2. 1. Effet de suspension

17Les gestes des corps appareillés et l’attention spécifique qu’ils impliquent sont au centre des tableaux de Thomas Lévy‑Lasne. Dans ses toiles, l’artiste nous montre en effet des figures au regard rivé à des écrans de télé, d’ordinateur ou de téléphone (cf. le diptyque Couple 1 et Couple 2, 2011). Ces personnages consultent leurs téléphones ou leurs ordinateurs, dans des poses qui rappellent très explicitement la peinture classique. Laetitia au lit (2012)renvoie à La Vénus au miroir de Vélasquez (1647‑1651).

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18Le miroir tendu par un Cupidon se trouve remplacé par un ordinateur portable sur l’écran duquel on perçoit nettement différentes fenêtres ouvertes manifestant l’attention clivée de la femme allongée. Au portable (2009) constitue de son côté un remake très précis du Joueur de fifre de Manet (1866) : même posture du personnage, mêmes choix chromatiques, même fond monochrome qui participe de la planéité du tableau, reprenant en cela la méthode de Jeff Wall qui avait déjà produit un remake photographique du tableau de Manet (Backpack, 1981‑1982).

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19Parmi les tableaux de Lévy‑Lasne déclinant le motif de l’écran, on peut aussi citer Vacance (2015), où dans un paysage verdoyant et poussinien dans sa composition, on aperçoit niché au creux de la roche un baigneur absorbédans la contemplation de son smartphone.

20Dans ces tableaux, ce qui semble refaire surface, c’est la question de l’absorbement telle que la théorisée Michael Fried à partir de la peinture française du 18e et des personnages absorbés chez Greuze ou chez Chardin (Le Jeune dessinateur (1737), La Bulle de savon (1733), Le Château de cartes (1737)). Ce qui caractérise les figures peintes par Lévy‑Lasne, qui utilisent leur téléphone ou leur ordinateur, c’est bien ce motif de l’absorbement, d’un absorbement contemporain si l’on peut dire qui se manifeste par une attention à la fois focalisée et flottante, sur le point d’être distraite à tout instant. Il faut insister sur la particularité de cette attention liée aux dispositifs écraniques, constamment parasitée, et qui se distingue par là, comme l’a remarqué Jacques Aumont, de l’attention propre à la lecture ou à la vision d’un film dans une salle de cinéma21.

21On notera que Lévy‑Lasne s’intéresse aussi à la façon dont ces appareils, et notamment les téléphones utilisés comme des caméras, reconfigurent notre perception. Il a ainsi réalisé en 2014 et 2015 une série d’aquarelles, intitulée Fête, à partir de photographies prises avec un téléphone. Chaque aquarelle réactive le modèle du selfie ou des photos décadrées, prises sous des angles qui traduisent un regard distrait, comme lorsque l’on prend des photos en tenant l’appareil à bout de bras, sans regarder dans l’objectif. Les smartphones sont donc peints par Lévy‑Lasne comme des objets définissant notre quotidien, mais ils agissent aussi de manière plus décisive, dans cette série tout particulièrement, comme opérateur de vision.

2. 2. Déprise

22Dans une perspective différente, relevant moins de la suspension que de la déprise ou du contre‑emploi22, Julien Prévieux s’intéresse dans le film What Shall We Do Next ? (Séquence # 1) (2007‑2011), à ce qu’il présente comme une « archive des gestes à venir ». Ces gestes « à venir » sont ces gestes sans cesse inventés, brevetés et déposés pour répondre à de nouvelles machines, qui parfois n’existent pas encore. Il s’agit donc de gestes que nous sommes sur le point de nous approprier ou que nous nous sommes déjà appropriés sans en être pleinement conscients et qui sont exposés dans ce film d’animation sous la forme de deux mains stylisées, décorporéisées, qui tracent des figures sur un fond blanc, rappelant les tableaux mis à disposition des usagers évoqués un peu plus haut.

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23Le second temps de cette œuvre (Séquence #2) (vidéo, 2014) a consisté pour l’artiste à se demander si ces gestes « à venir » pouvaient être incarnés. Julien Prévieux a alors travaillé avec des danseurs pour interpréter, matérialiser, ces gestes potentiels. L’objectif étant alors non seulement de chorégraphier ces gestes, mais aussi de leur redonner une épaisseur, une densité charnelle, autrement dit de ne pas se laisser prendre dans la logique de formatage et de schématisation proposée par les brevets, mais d’inventer de nouveaux usages ou de nouvelles configurations pour ces mouvements.

24Par là, il s’agit de se déprendre des usages formatés pour s’approprier ou se réapproprier ces gestes. « L’essentiel est pour moi de fabriquer, à partir de ces données et du formatage toujours plus conséquent de notre corps, une autre forme » explique ainsi l’artiste23. Si les interventions de Julien Prévieux portent presque toujours, comme le remarque Elie During, sur « des attitudes et des gestes normalisés24 », prescrits par des interfaces technologiques, c’est à chaque fois pour soustraire ces gestes aux dispositifs dans lesquels ils sont pris et pour proposer de nouveaux usages, de nouveaux agencements qui prennent les choses à contre‑pied.

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2. 3. La perte de nos gestes

25Nous voudrions enfin nous intéresser au film de Spike Jonze : Her (2013). Ce film met en scène un personnage qui, pour le dire vite, tombe amoureux de l’intelligence artificielle de son ordinateur. Parmi les séquences mettant en avant les gestes liés aux dispositifs technologiques, deux se déroulent dans le métro ou à l’entrée du métro, comme si les comportements dans les transports en commun constituaient des paradigmes de cette gestualité liée aux nouvelles technologies. On retrouve ici déclinée une idée exprimée par Walter Benjamin dans son essai « Sur quelques thèmes baudelairiens ». Quand le philosophe analyse les rythmes de la modernité et la gestualité spécifique qu’ils impliquent, il commence par insister sur les comportements liés au fait de voyager ensemble, de devoir passer du temps face à face, sans communiquer25. Le choix de cette mise en scène, dans le film, tient aussi certainement au fait que les transports, comme les files d’attente, on le constate quotidiennement, représentent un lieu et une temporalité propices à l’utilisation des dispositifs technologiques.

26Le film de Spike Jonze, il faut le préciser, insiste d’ailleurs moins sur les gestes que sur leur raréfaction, voire leur disparition. Comme si se prolongeait ici ce mouvement, amorcé par la modernité et pointé par Benjamin, d’une perte des gestes26. Tout au long du film, le personnage principal interprété par Joachim Phoenix communique en effet essentiellement par la voix, via une oreillette, avec son ordinateur. Pour consulter, par exemple, sa messagerie, il lui suffit de le demander à son ordinateur qui lui lit ses messages à voix haute les uns après les autres. Le personnage marche dans la rue, les mains dans les poches, sans manipuler aucun objet ni regarder aucun écran ; il se contente d’écouter, distraitement, ce que lui dit l’appareil. Pourtant la séquence dans laquelle celui‑ci se met à dysfonctionner montre le personnage en train de toucher compulsivement le petit écran de son ordinateur, de le secouer, puis c’est le corps même du personnage qui se met à dysfonctionner, tombant, roulant en pleine rue, comme si seul le dérèglement de l’appareil pouvait venir réamorcer quelque chose de l’ordre du corporel dans cette relation purement virtuelle.

27Dans le film de Spike Jonze, les gestes se trouvent donc « redisposés » au sens où ils se raréfient, se rétrécissent. On notera les gestes répétitifs et minimaux du personnage quand il joue chez lui à un jeu vidéo qui consiste en un environnement immersif, avec cette asymétrie entre, d’un côté, le paysage qui emplit la pièce et, de l’autre, le geste qui consiste à bouger légèrement et de manière presque compulsive les deux mains, comme s’il s’agissait de gratter ou de ramper sur le sol. Les gestes associés aux nouvelles technologies iraient donc dans le sens d’un rétrécissement. Her présente ainsi une dystopie dans laquelle les gestes disparaissent au profit de la voix et où l’ouïe prend le dessus. D’une certaine manière, les toiles de Lévy‑Lasne nous présentent aussi des personnages aux corps repliés sur eux‑mêmes, dont les corps s’adaptent aux appareils qu’ils manipulent. À l’inverse, on peut remarquer chez Julien Prévieux, une logique qui va dans le sens non pas d’un rétrécissement mais d’un redéploiement, d’une affirmation, au sens où il s’agit bien, à travers les deux séquences qui constituent What Shall We Do Next ?,de produire des gestes capables de se déprendre des dispositifs, d’ouvrir des gestualités possibles et de remettre les corps en mouvement.


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28Si nos gestes se trouvent donc indéniablement, et certainement sans retour, pris dans des dispositifs qui leur échappent et auxquels il leur faut s’adapter, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne doivent plus être pensés ni observés. Il semble, au contraire, urgent de reconsidérer la façon dont nos corps se déplacent, se rencontrent, se déploient dans l’espace, afin d’inventer, sans relâche, nos « gestes à venir ».