Colloques en ligne

Denis Bertrand, Michel Costantini et Raphaël Horrein

Introduction. La parole aux animaux – Conditions d’extension de l’énonciation

1L’énoncé qui donne son titre à ce volume, La parole aux animaux, est évidé : il y manque le prédicat. Ce creux en fait l’intérêt et détoure la problématique. L’intérêt tout d’abord, car une pluralité de significations possibles rayonne à partir de cette occultation : s’agit-il de la parole « donnée », de la parole « restituée », de la parole « reconnue », « prêtée », « attribuée », ou de la parole « rendue » aux animaux ? Quels récits sous-tend cette expression elliptique ? Quelles rencontres et quels échanges suppose-t-elle entre les acteurs de l’animalité, humains et non-humains ? La problématique ensuite, car c’est bien le langage que nous interrogeons, sous la forme vive de sa mise en acte, de son événement, de son énonciation. Or, on ne saurait décider, sans sombrer dans le logocentrisme, de la réalité positive d’une « parole » des animaux. D’où l’ellipse, foyer de l’interrogation, qui a motivé la tenue d’une journée d’étude à ce sujet.

2Il n’est pas nécessaire de souligner l’actualité et l’urgence politique de la relation entre l’humanité et les autres espèces vivantes : la crise de la biodiversité et l’extinction massive des espèces en raison des activités humaines, d’un côté, la souffrance animale injustifiée, dénoncée et désormais reconnue, de l’autre, suscitent l’inquiétude, justifient l’engagement et élargissent l’espace du questionnement. Les disciplines convergent pour l’appréhender, qu’il s’agisse des sciences du vivant et de l’éthologie, ou des sciences humaines et sociales, de l’anthropologie à la théorie littéraire et à la philosophie. La sémiotique, quant à elle, s’est depuis longtemps intéressée à ce domaine à travers la zoo-sémiotique, développée dès les années 1960, notamment aux Etats-Unis, sous l’impulsion de Thomas Sebeok dans le cadre d’une théorie du signe. Dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, A. J. Greimas et J. Courtés lui réservent une entrée, la dernière de l’ouvrage, en définissant les « langages animaux » comme « une communication à l’aide de signaux (…) pouvant atteindre une certaine complexité ». Ils concluent en affirmant que « la zoo-sémiotique est appelée à former un véritable domaine sémiotique, autonome et prometteur »1. Promesse tenue, une nouvelle zoo-sémiotique se développe, non plus fondée sur une théorie des signes, des signaux et des codes mais sur une approche de la signification en discours, avec toutes les composantes sensorielles, passionnelles, cognitives et narratives qui, dans la diversité des interactions, donnent forme à cette signification au sein des univers culturels et sur le fond du multinaturalisme. Gianfranco Marrone, ici même, présente les fondations et argumente les démarches de cette zoo-sémiotique qu’il appelle « 2.0 », titre de la somme dont il a dirigé récemment la publication et qui marque le renouvellement de ces recherches2.

3Comment se situe, dans ce contexte, l’approche que nous proposons dans les pages qui suivent ? Et d’abord, quelle légitimité, s’il en faut une, est celle des sémioticiens du GASP83, pour aborder les questions difficiles du langage animal, alors que nous ne sommes pas éthologues ? Etant liés, pour l’essentiel, à la recherche littéraire et artistique, nous pouvons nous inscrire dans le sillage de la « zoopoétique » développée par Anne Simon, à travers notamment le « Carnet de zoopoétique » Animots qu’elle a créé et qui diffuse, en ligne, des travaux consacrés à « la co-évolution des langages humains et de l’expressivité des autres vivants »4, entre littérature et « esquive animale ». L’entretien qui ouvre cette publication présente une recherche dont l’empan s’élargit, à partir de l’esthétique des œuvres, à la dimension éthique et politique de notre existence commune.

4Mais cette légitimité, nous la puisons surtout dans la riche histoire de la réflexion menée à Paris 8 en sciences du langage, et particulièrement en sémiotique du discours. Celle-ci a été marquée par les travaux sur l’énonciation, et plus précisément par ce que Jean-Claude Coquet, qui a été professeur dans cette université depuis sa création en 1969, a développé sous le nom de « sémiotique des instances énonçantes ». Cette orientation de la sémiotique générale cherche à saisir l’expression du sensible au sein du langage, au plus près de la perception elle-même, dans un dialogue étroit avec la phénoménologie. Nous nous situons, pour une part, dans son prolongement lorsque nous proposons non pas d’étudier le langage animal dans sa supposée – et inexacte – généralité, mais d’interroger ses modes particuliers d’avènement et ses formes de partage avec le nôtre.

5Dans une perspective théorique, nous nous interrogeons sur les conditions d’expansion du concept d’énonciation jusqu’à cette « parole aux animaux ». Nous nous proposons ainsi de confronter l’énonciation humaine, si finement analysée et conceptualisée, à l’expression animale, sémiotiquement impérieuse – car à l’évidence elle fait sens –, mais discutable si on la fait passer au crible de cette énonciation. S’il y a bien sémiose animale, y a t-il pour autant énonciation, avec les exigences de réflexivité qu’implique ce concept ? Un des slogans théoriques de J.-Cl. Coquet prolongeait celui, célèbre, de Benveniste en y intégrant précisément ce paramètre : « est ego qui dit ego, et qui se dit ego ». Comment donc mesurer l’écart entre énonciation humaine et expression animale ? Comment l’articuler et, peut-être, comment le réduire ? Ou plutôt, comment poser la pertinence de cette question ? Il s’agit en quelque sorte de faire cheminer énonciation et expression l’une vers l’autre. Nous connaissons, à travers l’« Apologie de Raymond Sebond », les positions de Montaigne à ce sujet5. Elles sont relatives à la richesse du langage corporel – celui des mains, de la tête, des sourcils, des épaules –, au rire, au discours intérieur, au jugement, aux rituels, à la vie morale et même à la représentation conceptuelle. La séparation radicale entre humanité et animalité semble à Montaigne exagérée et il s’emploie à estomper cette discontinuité sur le fond de toile commun du sensible – les émotions – et du cognitif – les opérations.

6Mais l’intuition commune, érigée en doxa, reconnaît pourtant le « plafond de verre » du langage articulé, inaccessible à l’animal, qui peut se traduire par la confusion, l’impatience, jusqu’à l’inévitable confrontation. « Les animaux de maison s’ennuient, écrit Jean-Paul Sartre dans L’idiot de la famille. (…) La culture les a pénétrés, ruinant la nature en eux sans la remplacer, le langage est leur frustration majeure : ils en comprennent grossièrement la fonction mais n’en ont pas l’usage ; (…) c’est une inquiétante privation qu’ils oublient dans la solitude et qui les dénonce dans leur nature quand ils retrouvent les hommes. »6 Et il raconte l’histoire de son chien, dont les gens autour de lui parlaient en le regardant. « Il le sentait, écrit Sartre ; des mots paraissaient le désigner comme notre interlocuteur et, pourtant, lui parvenaient barrés. » « Perdu, poursuit-il, dans l’imbroglio de ses presciences et de ses impossibilités – il (ce chien) s’affolait de ne pas comprendre ce qu’il comprenait. » Et ça finit par des aboiements de colère.

7Au fond, ici, la position de Sartre n’est pas très éloignée de celle, bien connue, de Benveniste sur le pseudo-langage des abeilles : une irréductible distance séparerait à jamais l’énonciation humaine de l’expression animale cantonnée à la programmation des codes et signaux de la première zoo-sémiotique. Le plafond de verre serait infranchissable. Or, ce que les contributions de ce volume nous montrent, ce sont les parcours, les méthodes, les stratégies et les créations qui le rendent franchissable. La question de l’énonciation en est le pivot commun. Autour d’elle se déploient les perspectives, selon quatre orientations : l’animal comme support d’une énonciation humaine déléguée sous la forme d’une prosopopée généralisée ; l’hypothèse d’une énonciation animale propre, interrogeant du même coup les modèles anthropocentriques disponibles en théorie du langage ; les animaux dans leur singularité et dans la pluralité de leurs modes d’expression « individuels », riches d’éléments pathémiques et cognitifs, dont la littérature serait le laboratoire ; les interactions et les entrecroisements du sens – projeté, accueilli, partagé, détourné – entre l’animal et l’humain, comme source d’interrogation sur l’« internaturalité » relativisant les formes normées de la communication.

8Croisant ces perspectives, les textes se répartissent en deux ensembles. Le premier, intitulé « Mises en questions », interroge les modalités de l’expression animale en associant les approches disciplinaires de la linguistique, de l’anthropologie, de la biologie et de la sémiotique (Nicole Pignier), en prenant appui sur les hypothèses et arguments de la phénoménologie (Lucia Zaietta), en questionnant les célèbres propositions de Derrida dans L’animal que donc je suis (Giustino de Michele), ou encore en prenant ancrage dans le corps lui-même, source sonore du langage : d’un côté, à travers la réarticulation humaine des émissions vocales des bêtes (Emiliano Battistini), de l’autre en exploitant l’hypothèse d’un substrat commun aux langages humain et animal constitué par des émissions qui, apparemment gratuites, structurent en réalité la co-présence (Verónica Estay Stange). Le second, sous le titre « Mises en formes », propose les analyses de diverses modalités de conversions artistiques d’expression animale, plus ou moins problématisées dans les œuvres. On découvre alors non seulement la variété des genres et les supports sollicités, mais aussi celle des moyens langagiers exploités : importance inattendue du discours indirect libre dans la reprise de l’expression animale (Sophie Milcent-Lawson), mimétisme de la syntaxe pour signifier les singularités d’espèces (Sybille Orlandi), familiarisation avec l’étrange par l’artifice des instruments de vocalisation (Anna Leone), typologies d’expressivité à travers les rôles animaux selon les formes littéraires qui les convoquent (Inga Velitchko), construction enfin d’une énonciation animale par le fait de la réénonciation littéraire (Pauline Hachette, Raphaël Horrein).