Colloques en ligne

Nicole Pignier

L’énonciation animale : une praxis énonciative en lien avec le vivant ?

Introduction

1La question d’une possible énonciation animale ne pourrait advenir si l’on ne faisait pas l’hypothèse des capacités du monde animal à symboliser voire à communiquer. L’« extension » de l’énonciation interroge la faculté d’autres êtres vivants, hors les êtres humains à interpréter leur milieu, l’acte de symboliser ne pouvant avoir lieu sans processus de signification. De tels objets d’étude élargissent, enrichissent le dénominateur commun entre les êtres humains et les autres êtres vivants, en l’occurrence les animaux. Les uns et les autres, non seulement font partie du vivant mais encore semblent partager, dans une mesure qui reste à préciser, des aptitudes à interpréter leur milieu.

2Ces questions font écho à notre ouvrage Le design et le vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers1, ainsi qu’à notre contribution intitulée « Propositions pour une méso‑sémiotique ou sémiotique des milieux »2. Ces textes questionnent les incidences tant épistémologiques que sociétales qui adviennent dès lors que l’on interroge, d’une part la base écologique de nos mondes techno‑symboliques, d’autre part les capacités d’autres êtres vivants à symboliser, à énoncer et à communiquer.

3Précisons que nous entendons le concept de milieu dans le sens que lui attribue le géographe et philosophe Augustin Berque3, à partir des travaux du naturaliste, biologiste allemand Jakob Von Uexküll4 ainsi que ceux du philosophe japonais Tetsurô Watsuji5. Le milieu se distingue du donné environnemental brut. Le sens des choses relève d’une dynamique selon laquelle le donné environnemental est saisi par les sens, l’action, la perception en tant que quelque chose. Von Uexküll fut en effet le premier en biologie à appréhender le vivant comme constitué d’une infinité de mondes perceptifs, tous liés entre eux sur le mode de l’orchestration et non selon un ordre d’interdépendances hiérarchiques dictées par la nécessité.

4Nous nous demanderons, dans la première partie de cette étude, en quoi et pourquoi la thèse, soutenue par Emile Benveniste, de la symbolisation propre aux êtres humains peut être discutée voire invalidée. Mais à partir de quelle base peut‑on dire qu’il y a de l’énonciation et de la communication sans tomber dans une projection anthropomorphique. Dans un deuxième temps, nous interrogerons la spécificité de l’énonciation animale. Est-ce bien au singulier qu’il convient de désigner cette dernière ? Peut‑on parler des facultés de la puce à symboliser et à énoncer comme on peut l’envisager pour l’éléphant ? L’énonciation animale pose la question de l’énonciation des autres êtres vivants. C’est pourquoi, nous proposerons, en troisième partie, un élargissement fondé sur l’hypothèse d’une énonciation minimale chez tout être vivant. Peut‑on parler d’une énonciation sans sujet ?

La faculté de symbolisation est-elle propre aux êtres humains ?

5Une thèse très répandue aujourd’hui encore en sciences humaines et notamment en sciences du langage consiste à affirmer que la réalité n’a de sens que le sens que nous, les humains, lui donnons. Cela, en raison de notre aptitude à posséder des systèmes linguistiques et sémiotiques. Dans Problèmes de linguistique générale, Benveniste asserte par exemple que le langage, condition de la pensée comme de l’éveil de la conscience, est le propre de l’humain :

[Il] représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre.6

6Ainsi les langues et les autres systèmes sémiotiques dérivés via lesquels se réalise le langage fondent-ils la culture, ce « milieu humain » qui « donne à la vie et à l’activité humaines forme, sens et contenu »7. La culture, inexistante chez les animaux est « inhérente à la société des hommes », elle constitue « un phénomène entièrement symbolique ». « Par la langue, l’homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme. »8

7Partant de ce postulat, le sémioticien observe comment les constructions symboliques produisent des effets de naturalité, en jouant sur des systèmes de signes ; il observe comment les discours expriment et génèrent nos univers de croyances, nos interprétations du réel, en leur affectant de la valeur. Mais pour le paléoanthropologue Pascal Picq, la thèse consistant à affirmer que seuls les êtres humains possèdent des capacités à symboliser, à interpréter, à communiquer pointe ce qu’il nomme des « travers épistémologiques ». Il dénonce « l’arrogance » et « le complexe de supériorité d’Homo Sapiens qui perd toute sagesse épistémologique dès lors qu’il s’agit de réfléchir à sa propre évolution », faisant « impasse sur les grands singes et les autres espèces »9. Il rappelle que de nombreuses études ont permis de mettre en évidence notamment chez les chimpanzés, « des capacités cognitives homologues aux nôtres pour apprendre et utiliser des modes de communication symbolique »10. En outre, d’après ce dernier, « on peut constater que la plupart des fonctions attribuées au langage humain se retrouvent, à des degrés très divers et selon des modalités plus ou moins discrètes selon les espèces, dans les modes de communication des grands singes, des singes ou d’espèces appartenant à des lignées plus éloignées »11. Ainsi, des analyses de scènes filmées entre chimpanzés par Pascal Picq ressortent « les fonctions narratives et argumentatives, ainsi que la capacité d’évoquer l’écoulement du temps, des notions d’obligation, de devoir, etc. »12

8Le paléoanthropologue n’est pas le seul à pointer les limites des thèses de Benveniste et de nombre de ses pairs. Le biologiste Jean‑Claude Ameisen fait référence, dans son ouvrage Sur les épaules de Darwin. Les battements du temps, à une étude menée par des écologues américains, John Endler et Laura Kelley qui mettent en valeur la présence chez les oiseaux jardiniers notamment, d’une fonction esthétique, poïétique. Les mâles passent des semaines à bâtir des tonnelles, à les orner d’objets de couleur, selon des dispositions propres à l’illusion d’optique, à des effets de perspective. La composition du jardin où ces oiseaux vont faire leur cour révèlerait d’autres desseins que des fins fonctionnelles ou biologiques, il s’agirait d’une aptitude à faire preuve d’un « sens de l’esthétique »13. L’étude relatée nous amène à faire l’hypothèse d’une véritable capacité d’énonciation architecturale dont la force poïétique, les jeux rythmiques peuvent rappeler la fonction poétique du langage décrite par Roman Jakobson.

9Dans La communication animale, l’éthologue Jean‑Pierre Jost14 apporte plusieurs cas de figure particuliers. Il précise qu’à plusieurs reprises, des chercheurs différents ont observé que les éléphants transportent avec leur trompe en des endroits particuliers des ossements de leurs défunts, ils pratiquent ensuite des rencontres régulières lors desquelles ils tournent en cercle autour des os sur un rythme lent et régulier. Ne s’agit-il pas là d’une expression gestuelle tout à fait symbolique ? Les signes gestuels consistent en l’occurrence à se représenter l’absent et à faire acte de mémoire, collectivement. Jean‑Pierre Jost note également l’exemple de ce que les éthologues appellent « la ruse du coq » ; le gallinacé est capable de « tromper l’ennemi », un coq rival en l’occurrence, en émettant des cris qui d’ordinaire servent à exprimer la présence de nourriture. De telles productions de signes sonores nécessitent une aptitude à se représenter quelque chose d’absent, à prévoir, souhaiter aussi la réaction de l’autre. En termes sémiotiques, cela semble bien relever d’une capacité à énoncer, c’est-à-dire à produire un ensemble de signes donnés à interpréter à autrui, avec une intentionnalité particulière.

10Ce cas, que pourraient aisément compléter les capacités de nombreuses espèces de singes à faire des blagues, semble manifester des capacités énonciatives. Qu’en est-il des capacités communicationnelles ? Selon Greimas, la communication comprend « toute action de l’homme sur les autres hommes », toute action « créatrice des relations intersubjectives, fondatrices de la société »15. Il différencie la communication de la production qui, elle, consiste à agir sur les choses et sur la nature. Si l’on retient dans cette appréhension relativement large de la communication l’idée d’une action créative de relations intersubjectives, les cas cités démontrent alors que la communication, tout comme l’énonciation via des ensembles de signes symboliques, ne sont pas réservées aux êtres humains, la différence entre l’énonciation humaine et l’énonciation animale n’étant sans doute pas tant de nature que de degré.

Quelles spécificités pour l’énonciation animale ?

11Dans Le Grand orchestre animal, Bernie Krause, bioacousticien, montre que les modulations, variations, silences et expressions sonores des animaux dans un milieu forestier donné, entre autres en Amazonie, en Afrique, ne peuvent se comprendre que dans une dynamique énonciative16. Les mammifères, insectes, oiseaux s’expriment relativement à l’expression d’autres espèces, à leur silence, à la force du vent et à son orientation. Ils s’ajustent à leur milieu non par déterminisme mais avec créativité, ils ajustent les signes sonores qu’ils produisent dans une interaction continue. In vivo, dans une interaction entre la géophonie (le vent, la terre, l’eau, le feu), ils modulent leurs chants, leurs cris, faisant émerger ainsi un « paysage sonore » ou « biophonie » pour reprendre les mots de l’auteur ; il s’agit d’énonciations animales qui se rencontrent, s’unissent sans jamais se fondre, en tensions coopératives ou compétitives. Jean‑Claude Ameisen, commentant l’œuvre de Krause explique que sans porter attention aux paysages sonores qu’ils constituent, les humains se posent en rupture avec la dynamique de la biophonie. Sans le vouloir, en des lieux toujours plus nombreux, ils l’empêchent de s’énoncer et d’exister.17

12Ce constat fait écho à celui de Berque. Ce dernier questionne les limites des absolutismes qui conduisent les êtres humains à couper leur monde de sa base existentielle et à appliquer des utopies qui excluent de fait la capacité énonciative des espèces vivantes. Absolutismes dont le christianisme et le modernisme auraient été les fers de lance. Selon Berque, il y a « nécessité d’ajuster notre monde à la Terre, qui en est le support. Or, nous agissons comme si notre monde était à lui-même son propre étalon. Nous l’absolutisons, alors qu’il n’existerait pas nous n’existerions pas – sans cette base matricielle : la Terre. »18. Et pour ajuster notre monde à la Terre, il faut être capable de porter son attention à la multiplicité des mondes perceptifs propres à un milieu, inclure ces mondes dans le plan d’immanence avec lequel nous interrogeons ce qui peut faire sens dans un milieu de vie. Réfléchir à l’énonciation animale, n’est-ce pas aussi entrevoir les limites de la croyance que tout est à la mesure de l’être humain et que la réalité n’a de sens que celui que nous lui donnons ? Cette croyance ne nous amène-t-elle pas à couper nos capacités techno-symboliques du vivant, de la biosphère, ce que semble exprimer le syntagme d’une « vie hors‑sol » ?

13Par ailleurs, la praxis énonciative appréhendée comme dynamique culturelle19 pourrait concerner, dans une moindre mesure, les animaux. Les éthologues ont observé par exemple, des variations de chants selon les groupes de baleines, des variations dans la manière de fabriquer des outils selon les groupes de corneilles à partir des aptitudes bio‑physiologiques que possèdent les espèces. Ces renouvellements, variations des bases communes aux différents groupes d’une même espèce, donnent lieu à une transmission intergénérationnelle avec des évolutions possibles bien entendu20. L’apprentissage et la transmission culturelle ne seraient donc pas réservés aux êtres humains mais relèveraient de différences de degrés selon les aptitudes de certaines espèces à communiquer via des processus éco‑techno‑symboliques.

3. Enonciations individuelle, collective, sans sujet

14Les biologistes Stefano Mancuso et Alessandra Viola dans l’ouvrage Brillant Green. The surprising history and Science of Plant Intelligence21 traitent des capacités perceptives des plantes. Ces dernières, disent les deux auteurs, ont une mémoire, une intelligence individuelle et collective, elles grandissent, se développent, disparaissent en fonction de leurs interactions – intelligentes – avec leur milieu. Leurs racines jouent le rôle du cerveau ; dans une petite région située à l’extrémité de celles-ci, les plantes produisent des substances par lesquels elles « communiquent » selon les termes des deux biologistes, avec les autres plantes. Elles « communiquent » également avec les animaux, les attirant entre autres pour les manger – quand il s’agit de plantes carnivores – ou pour qu’ils transportent le pollen22.

15Il y a bien action de la plante sur les autres êtres vivants qui sont dans son environnement mais s’agit-il d’une action de communication intentionnelle, consciente et réflexive ? Sans parler de communication via des signes symboliques, on note la capacité des êtres végétaux à percevoir et à se donner à percevoir dans un rapport de contiguïté ou de proximité. Cette aptitude relève d’une conscience minimale, si l’on en croit les mots de Maurice Merleau-Ponty : « La conscience est originairement non pas un « je pense que » mais un « je peux » (…). Mouvoir son corps, c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation. »23 

16Pour le phénoménologue, le « je peux » désigne la capacité à sentir avec nos différents sens, nous mouvoir et nous émouvoir. Cette attitude est celle de notre corps propre, celui que nous percevons, et c’est aussi en tant qu’être de perception que nous sentons, percevons les autres et les choses. Une conscience minimale qui, sans relations symboliques serait tout de même présente chez les plantes dans la mesure où elles ne feraient pas que vivre dans leur milieu ; elles se vivraient dans leur milieu, elles vivraient leur milieu plutôt qu’elles ne vivraient de façon intransitive et immédiate.

17Peut-on alors faire l’hypothèse d’une subjectivité et d’une énonciation sans sujet ? Cette conscience minimale sous-tendrait et accompagnerait un « pouvoir » et un « vouloir » présents chez tous les êtres vivants, en tant qu’organismes, individus ou espèces, une capacité à ek-sister, à « être soi » en sortant de soi, en interrelations avec son milieu, une capacité propre aux êtres vivants. Il s’agit là, d’après Kinji Imanishi et Berque d’un mouvement de subjectité :

[…] Nous devrions sans doute, au XXIe siècle, dégager méthodiquement la voie d’une bioherméneutique, fondée sur la biosémiotique et l’éthologie, pour entériner rationnellement le fait que tout le vivant, à quelque niveau ontologique que ce soit, est doué d’un certain être-soi – qu’il est donc doué de subjectité à son propre niveau, comme nous le sommes nous-mêmes au niveau qui nous est propre (celui du cogito, en particulier) ; et que par conséquent, tous ces divers degrés de subjectité sont capables intrinsèquement de motiver des raisons d’agir, pas seulement de fonctionner selon une mécanique aveugle (hormis le seul cogito).24 

18Le vivant procéderait en quelque sorte d’une indifférence causale relative comme le suggère le philosophe allemand Hans Jonas :

Ajoutons encore un mot d’explication à propos du type de « vouloir » qui est ici attribué à la nature. C’est un vouloir de dépassement de soi-même, mais qui n’a pas besoin d’être lié à un « savoir » et certainement pas à un savoir anticipatif ni à la représentation d’un but mais bien à une capacité de discernement – de telle sorte que quand elle rencontre la configuration physique favorable la causalité n’est pas indifférente à son invitation, mais lui obéit préférentiellement et elle se glisse dans l’ouverture qui s’offre à elle pour ensuite se frayer son lit à travers les différentes occasions ultérieures.25

19Le mouvement de subjectité qu’Imanishi observe dans ses travaux d’éthologue et de biologiste, et dont Augustin Berque précise le principe sémiotique, coïncide exactement avec ce que Jonas décrit. Il ne s’agit pas d’orientations arbitraires, hasardeuses ou à l’inverse liées à de la nécessité. Il s’agit de sens par ajustement à des « occasions », non programmé, d’une « subjectivité sans sujet » capable d’apprécier son milieu. Il s’agit de :

La dissémination d’une intériorité appétitive germinale à travers d’innombrables particules individuelles plutôt qu’à travers une unité originaire à l’intérieur d’un sujet métaphysique […] Des « unités » d’associations discrètes du divers organique ou inorganique, seraient alors déjà un résultat évolué, une cristallisation pour ainsi dire, de cette visée dispersée et elles seraient inséparables de la différence ou de l’individuation.26

20Ce vouloir, cette raison d’agir spécifique et imprévisible, par ajustement et réorientation continue en fonction du moment et de l’occasion, fondés sur des capacités de discernement et d’appréciation, Jonas le nomme appétition. Une appétition de chaque être vivant, disponible aux occasions, s’exprimant dans les situations concrètes qui rendent possibles des réorientations.27 L’appétition chez Jonas fait écho en tous points à la subjectité chez Imanishi et Berque. Les deux notions désignent la dynamique d’une subjectivité sans sujet que ces derniers appellent une « ambiance », une capacité à être soi en ek‑sistant dans son milieu. Il ne s’agit pas d’un sujet autonome, d’un Moi-sujet transcendantal ou d’un sujet face à un objet mais d’un actant ambiant, tissé dans son milieu et se faisant, le tissant.

21Il ne s’agit pas d’un « pas encore sujet » mais d’autre chose ; d’une tension entre partenaires accueillants/accueillis. Ce faisant, les plantes, les bactéries, les micro‑organismes n’énoncent pas au sens de « produire des discours à l’aide de signes symboliques » mais on pourrait dire qu’ils énoncent au sens où ils manifestent quelque chose d’eux-mêmes aux autres avec une intentionnalité particulière, sans forcément d’intention28. Ils perçoivent ce que leur milieu manifeste dans la mesure relative de leur monde perceptif. En appréhendant l’énonciation en tant que processus de manifestation de quelque chose dans un lien sémiotique et perceptif, processus d’ancrage de partenaires dans la concrétude des choses, on peut faire l’hypothèse qu’il y a là une énonciation sans sujet symbolique. Cela même quand l’espèce, le milieu ou des organismes et individus dépourvus de capacités symboliques manifestent quelque chose d’eux dans un lien perceptif, lien d’appréciation, de dépréciation, de choix de partenaires. L’énonciation sans sujet consisterait alors pour un être vivant à manifester quelque chose avec une intentionnalité et la co‑énonciation consisterait à accueillir ce que les choses et les êtres manifestent relativement à leur conscience minimale.

22La définition de l’énonciation que proposent Jacques Fontanille et Claude Zilberberg nous rappelle qu’il y a dans ce concept un acte concret, incarné consistant à ancrer le symbolique dans les choses pour rendre les signes perceptibles et interprétables :

[L]’énonciation est une praxis dans l’exacte mesure où elle donne un certain statut de réalité […] aux produits de l’activité de langage : la langue se détache du « monde naturel » mais la praxis énonciative l’y plonge à nouveau, faute de quoi les actes de langage n’auraient aucune efficacité dans ce monde-là. Il y a bien deux activités sémiotiques, les activités verbales et les activités non-verbales, mais elles relèvent d’une seule et même « praxis ».29

23Nous avons par ailleurs précisé pourquoi nous ne partageons pas la thèse qui consiste à penser la langue comme foncièrement coupée du « monde naturel »30. En revanche, à la suite de Greimas, Fontanille et Zilberberg, nous appréhendons l’énonciation comme manifestation perceptive des signes énoncés. Quand il s’agit de processus perceptifs fait de signes « ambiants », non construits symboliquement mais non sans intentionnalité, n’y a‑t‑il pas aussi quelque chose qui relève d’une manifestation ek-sistentielle, individuelle ou collective accueillie par d’autres êtres vivants, à destination d’autres êtres vivants et exprimant/générant le milieu ?

Conclusion

24L’énonciation animale combine sans doute, à divers degrés, des sémioses – association de plans de l’expression/plan de contenus interprétatifs – par relation de contiguïté physico-perceptive, sensorielle, la synesthésie affectant les êtres vivants par association d’une multiplicité de manifestations sensorielles, y compris la respiration, le rythme. En effet, chaque être vivant et chaque espèce déploie des capacités associatives spécifiques, variables. Mais la mise en mouvement du sens par les sens, par le jeu synesthésique dans la relation de contiguïté semble davantage, chez les animaux, en tension plutôt qu’en opposition avec un sens plus symbolique, par relation langagière cette fois. Á ce titre, la méso‑sémiotique convoque aussi le travail des éthologues, biologistes qui questionnent les aptitudes langagières des animaux et les aptitudes perceptives des plantes.

25En portant son attention aux modes relationnels entre les êtres vivants et leur milieu, on se pose la question des écarts, des passerelles, des continuités entre relation par contiguïté physico-perceptive et relation symbolique. Ainsi, les énoncés symboliques n’ont-ils pas vocation à nous « toucher » via l’expression d’une force du dire ? Nous avons par ailleurs mis en évidence les composantes dynamiques et pas seulement formelles de toute énonciation ; selon nous, l’énonciation est une mise en mouvement, un processus fondé sur une force perceptive d’où émerge l’énoncé : « Nous supposons que l’énonciation constitue un acte de perception au fil duquel les forces du vécu, réel ou fictif, entrent en tension avec des forces du dire, motivent des forces du dire en jeu dans l’élaboration des formes. »31 

26La « parole parlante […] dans laquelle l’intention significative se trouve à l’état naissant », dans laquelle l’existence se polarise en un certain sens32, invite à être attentif à l’énonciation en devenir où les modulations, les évolutions de l’expression sont liées aux dynamiques perceptives. Ce sont ces modulations qui permettent de vivre les discours des autres comme « accent, ton », d’en faire l’expérience d’une relation au monde, à autrui.

27La méso-sémiotique participe donc d’une sémiotique de l’écart ; elle est attentive aux jeux entre des forces de vie qui fondent les formes de vie esthésiques, perceptives et énonciatives. Parler de forces et de formes de vie biologiques, cela signifie que la méso-sémiotique est attentive aux dynamiques du milieu propices au (re)déploiement d’une multiplicité de formes de vie et pas seulement d’espèces, formes de vie éthologiques, génétiques, physiologiques33. Mais la notion de forces de vie signifie également, selon des auteurs de disciplines diverses tels que Imanishi, Berque, Jonas, que chacun des organismes, chacune des espèces, s’installe, choisit un milieu selon une force de subjectité, d’appétition, de volition. Un mouvement sans but précis qui bifurque, s’oriente selon l’occasion du moment et dans l’interaction avec le milieu. Un mouvement qui prend sens à partir de facultés qu’un organisme ou une espèce possèdent pour apprécier son milieu et le percevoir. Ces forces énonciatives, sans subjectivité, sans intention précise mais fondées sur une intentionnalité, variables selon les espèces et les organismes font émaner et expriment des formes de vie sociales, des manières d’être à son milieu, des façons de se nourrir, de se reproduire, …

28Les forces et formes de vie biologiques sembleraient par conséquent être liées, réciproquement, aux forces et formes de vie perceptives et esthésiques. Des conceptions qui écartent donc la thèse du déterminisme causal et utilitaire pour expliquer l’évolution des espèces, tout autant qu’elles écartent les reconnaissances possibles des formes de vie en tant qu’expression d’une identité au sens d’une manière d’être au monde d’un sujet stratégique et autonome. Elles invitent à prendre soin des variations continues entre les êtres vivants et leur milieu d’existence34.