Colloques en ligne

Julia Bührle

Les ballets shakespeariens : du ballet d’action au ballet romantique:

1Le premier ballet dont l’inspiration shakespearienne peut être établie avec certitude a été créé à Londres en 1785.2 Il s’agit du Macbeth du maître de ballet français Charles LePicq, un disciple de Noverre. À cette époque, Shakespeare est déjà devenu le poète national anglais3 et la pièce est bien connue à Londres. Il est donc particulièrement aisé de transposer ce drame en mouvements, puisque beaucoup de spectateurs sont familiers avec l’intrigue. Dès janvier 1784, le tableau « Lady Macbeth somnambule » (1783) de Johann Heinrich Füssli circule en Angleterre sous forme de gravure, et, en février 1785, un mois avant la première représentation du ballet de LePicq au King’s Theatre, la célèbre comédienne Sarah Siddons joue le rôle de Lady Macbeth dans une production de la pièce à Drury Lane.4

2Le ballet comporte beaucoup de pantomime et aussi du chant, ce qui ne plaît guère aux critiques. Le Public Advertiser du 18 mars 1785 écrit : 

Les spectres qui s’élèvent devant Macbeth, et chantent du récitatif italien, en guise d’avertissement prophétique, produisent l’effet le plus ridicule puisqu’ils s’écrient avec un accent étranger, « MACBET ! » […]
Les sorcières devraient être des danseuses, et non pas des chanteuses ; – une danse mythique serait un meilleur substitut pour l’omission des charmes du langage de Shakespeare, qu’une traduction, aussi fidèle soit-elle.


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[The Spectres who rise before Macbeth, and sing Italian recitative, by way of prophetic warning, produce the most farcical effect, from their exclaiming in a foreign accent, “MACBET!” […]
The witches should be dancers, and not singers; – a mythical dance would be a better substitute for the omission of Shakespeare’s verbal charms, than a translation, however faithful.]5

3Il est frappant que le journaliste proclame qu’il vaille mieux traduire Shakespeare en danse qu’en italien. C’est un point de vue rare à une époque où les ballets sont souvent critiqués parce que les mouvements sont moins expressifs que la parole. Edward Nye a d’ailleurs montré que même si le corps a gagné en importance au XVIIIe siècle, par exemple dans les pièces de théâtre, il y était toujours soumis à la voix:

Le dogme de la voix n’était normalement pas rendu explicite, mais il est implicite dans les commentaires de nombreux critiques […] qu’une histoire ne peut pas être racontée correctement sans parole. Pour de tels critiques, le succès du ballet d’action doit être mesuré par sa capacité d’accomplir ce qui est possible au théâtre parlé ; ni plus, ni moins. Quand il créait des effets que la parole ne pouvait pas obtenir, ceux-ci étaient considérés comme redondants. Il est peu surprenant que le ballet d’action ait souffert de la comparaison.


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[The dogma of the voice was not usually made explicit, but it is implicit in the comments of many critics […] that a story cannot properly be recounted without words. For such critics, the success of the ballet d’action must be measured in terms of its ability to achieve whatever is possible in spoken theatre; no more, no less. If it created effects which speech could not, they were considered redundant. Not surprisingly, the ballet d’action suffered by the comparison.]6

4Selon Nye, les critiques du ballet d’action rejettent moins l’idée que le corps puisse être expressif que la notion qu’il lui soit possible d’exprimer les mêmes choses que le langage parlé.7 L’échec du Macbeth de LePicq est sans doute lié à la difficulté qu’il y a à transposer en danse une pièce riche en meurtres et conspirations qui manque de rôles féminins et d’intrigue amoureuse. Par conséquent, il peut paraître étrange que LePicq ait choisi de ne pas faire danser les sorcières, malgré la difficulté qu’il y a à exprimer certaines de leurs prophéties par des mouvements.

5En 1796, un autre maître de ballet français, Charles-Louis Didelot, s’inspire de Macbeth en créant L’heureux naufrage, ou les sorcières écossaises à Londres. Dans la préface du livret, adressée “Aux Mânes de Shakespeare”, il fait référence à la pièce :

Illustre chantre, permettez à un jeune artiste de rendre à votre mémoire l’hommage qui vous revient. J’ai vu Macbeth. Hélas ! Que je suis malheureux de ne pas parler ou comprendre votre langue ! Cependant, cette impression profondément tragique dont la pièce entière est imprégnée, cette marque d’originalité dont chaque personnage est imprimé, ce style mystique que vous avez si éminemment donné à vos sorcières ; en un mot, cet enchaînement de scènes si clairement élaboré que même sans avoir recours aux paroles, l’esprit peut suivre la totalité de l’action ; tout a affecté mon âme de mille impressions de chagrin, de terreur et de désespoir.


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[Illustrious Bard, permit a young artist to pay your memory the homage which is due to you. I have seen Macbeth. Alas! how unhappy for me not to speak or understand your language! however, that truly tragical impression which is perfused in the whole drama, that stamp of originality engraved on every character, that mystic style which you have so eminently given to your witches; in a word, that concatenation of scenes so clearly framed, that even, without having recourse to the words, the mind may follow the whole of the action; all has affected my soul with a thousand impressions of grief, terror and despair.]

6Malgré l’affirmation de Didelot que l’action de la pièce shakespearienne est compréhensible sans parole, le ballet n’a rien à voir ni avec Macbeth ni avec aucune autre œuvre de Shakespeare. Les seuls vestiges shakespeariens sont les sorcières écossaises du titre, mais contrairement à celles de Macbeth, elles sont assez inoffensives, voire même bienveillantes. Le désir du maître de ballet français d’« orner d’une nouvelle guirlande » [« adorn with a fresh garland »] la « couronne immortelle » [« immortal crown »] de Shakespeare témoigne néanmoins de son admiration pour cet auteur.8

7Dans la préface de L’île enchantée de John Fawcett, ballet basé sur La Tempête et créé à Londres en 1804, l’auteur essaie lui aussi de lier son ballet au nom de Shakespeare, en proclamant que « la pantomime tremble en plaçant son pied profane sur le sol magique, puisqu’il a été sanctifié par le DIEU DE NOTRE THEATRE ANGLAIS » [« pantomime trembles in placing its’ profane foot, even, on the magick ground, since it has been sanctified by the GOD OF OUR ENGLISH DRAMA »]. Fawcett juxtapose le texte de son livret, qui est imprimé sur la page de droite, et des citations de Shakespeare imprimées sur la page de gauche. Il explique : « Les citations sont insérées afin de montrer avec quel soin le sujet a été considéré ; – et l’on espère […] que l’imagination n’a pas fourvoyé l’humble constructeur d’un ballet en le faisant dévier de manière irrévérencieuse de l’incomparable Auteur de la Tempête. » [« The quotations are inserted to evince how sedulously the subject has been consider’d; – and it is hoped that Fancy has not misled the humble Constructor of a Ballet into an irreverent departure from the incomparable Author of the Tempest. »]9

8Fawcett s’éloigne néanmoins de la source ; il représente des événements qui précèdent l’action de la pièce, probablement afin de rendre l’action plus compréhensible dans un art visuel qui ne connaît pas de récits et doit tout montrer. En outre, les citations de Shakespeare imprimées sur la page de gauche ne correspondent pas toujours aux passages sur la page droite du livret. Ce respect professé pour Shakespeare que l’on remarque principalement en Angleterre à cette époque peut être interprété de différentes manières. Premièrement, il s’agit de légitimer le nouveau genre du ballet d’action et de rehausser le prestige d’un maître de ballet obscur en l’associant au nom d’un auteur célèbre. Deuxièmement, la mention de La Tempête permet de faciliter la compréhension du ballet et d’attirer un plus grand nombre de spectateurs.

9En Europe continentale, en revanche, les ballets « shakespeariens » s’inspirent souvent d’adaptations de pièces, notamment celles de Jean-François Ducis qui étaient très populaires au théâtre. Au XVIIIe et XIXe siècle, la majorité de ces ballets sont créés en Italie, qui est alors fortement influencée par la France et par l’attitude sceptique des intellectuels français, comme Voltaire, vis-à-vis des pièces de Shakespeare. Ces derniers voient d’un œil critique les œuvres de l’auteur anglais qui ne respectent pas la règle des trois unités et mélangent le vulgaire avec le sublime. Les sujets shakespeariens ont probablement eu tant de succès, entre autres, parce que plusieurs de ses pièces se situent en Italie. Cela peut expliquer le choix fréquent de sujets comme Roméo et Juliette, Othello et Coriolan. Les ballets sur Roméo et Juliette sont particulièrement nombreux, mais les sources d’inspiration de ces œuvres sont souvent difficiles à établir. Plusieurs versions de l’histoire des amants de Vérone circulent à cette époque. Dans les préfaces des ballets, Shakespeare, quand il est mentionné, n’est cité que comme un parmi plusieurs auteurs européens qui ont adapté un original italien.

10Les ballets intitulés Hamlet s’inspirent plus clairement de Shakespeare, mais en passant par l’intermédiaire d’une adaptation de Jean‑François Ducis de 1769. Le premier ballet intitulé Hamlet dont nous avons connaissance, créé par Francesco Clerico à Venise en 1788, se base librement sur Ducis. Dans le ballet, Gertrude est assassinée par Claudius dès le milieu du ballet, et vers la fin, les mots « Que Claudius périsse » [« Claudio perisca »] apparaissent en lettres de feu sur le mausolée de la reine.10 Cette scène rappelle le ballet Sémiramis d’Angiolini d’après Voltaire qui avait été représenté dans le même théâtre, le Théâtre San Benedetto à Venise, en 1773.11 Sémiramis, qui a assassiné son mari, voit une inscription prédisant sa mort, et à la fin, son fils voit les mots « Viens, cours, venge ton père » sur le mausolée du roi. Cette scène rappelle aussi Le Cid de Pierre Corneille, où Don Diègue dit à son fils (Acte I, Scène 5) :

Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.

11Chez Ducis et Clerico, Hamlet, comme le Cid, hésite entre son devoir, qui l’incite à venger son père, et son amour pour Ophélie (ici dénommée Amelia), puisque cette dernière est la fille de Claudius.

12À Milan, Salvatore Viganò a créé des ballets intitulés Othello (1818) et Coriolan (1804), œuvres que Stendhal a décrit comme plus émouvants que les plus belles tragédies de Shakespeare.12 Le Coriolan de Viganò est l’un des seuls ballets basés sur ce sujet dans l’histoire de la danse, ce qui peut s’expliquer par le fait que la pièce de Shakespeare, qui contient de longs discours et de nombreuses batailles, est particulièrement difficile à transposer en ballet.13 Dans son livre sur Viganò, Carlo Ritorni proclame que ce qui l’a frappé le plus dans le premier acte de Coriolan est son « inutilité » [« inutilità »], qui, selon lui, est « excusée par la nécessité d’introduire des danses dans une action qui n’en admet point » [« scusata dalla necessità d’introdur danze in un argomento che non le ammette »]. En revanche, il parle aussi de la « vive peinture » [« viva dipintura »] dans les scènes qui comportent moins d’action, et il loue la beauté des groupes et tableaux. Il parle du corps de ballet « disposé en forme pyramidale selon les règles du dessin » [« piramidalmente disposto giusta le regole del disegno »],14 ce qui rappelle l’idée de Noverre selon laquelle un ballet devrait être une suite de tableaux expressifs.15

13Le maître de ballet Louis Henry a créé plusieurs ballets basés sur les œuvres de Ducis, d’abord à Naples, qui, à cette époque, est gouvernée par les Français, et ensuite à Milan. Son Hamlet (Naples, 1812) est représenté au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris en 1816. Il s’agit probablement du premier ballet d’inspiration shakespearienne dans l’Hexagone. Dans ce ballet, Hamlet se rapproche du héros de ballet typique et perd une partie de la complexité du protagoniste shakespearien. Contrairement à la pièce, dans laquelle il est un étudiant mélancolique et indécis, le Hamlet d’Henry est un soldat courageux qui revient d’un champ de bataille où il a tué de nombreux ennemis. Il n’hésite pas à accomplir sa vengeance, mais Ophélie – qu’Hamlet aime passionnément – l’en empêche en se jetant entre l’épée de son amant et son père. La scène dans laquelle Hamlet essaie en vain de frapper sa mère Gertrude, coupable du meurtre de son mari, évoque le mythe d’Oreste et le ballet Sémiramis d’Angiolini. La fin d’Henry diffère de celle de Ducis, qui se termine par la mort de Claudius et le suicide de Gertrude. Dans le ballet, Hamlet tue aussi Claudius, mais ensuite, le spectre du père d’Hamlet (qui chez Ducis n’apparaît que dans les rêves de son fils) sauve le jeune prince qui est sur le point d’être frappé par un groupe de conspirateurs. Il révèle que Claudius l’a assassiné et Gertrude tombe raide morte. Ce dénouement rappelle celui de l’opéra Don Juan de Mozart qui était entré au répertoire de l’Opéra de Paris onze ans auparavant, ainsi que le ballet Don Juan créé par Angiolini à Vienne en 1761. Contrairement à la version de Shakespeare, dont la fin est ambiguë, l’ordre est rétabli par un deus ex machina dans le ballet. Comme chez Ducis, Hamlet et Ophélie restent vivants. Dans le ballet, le spectre bénit son héritier légitime et lui passe la couronne, fin particulièrement appropriée en France à l’époque de la Restauration.

14À Milan, Louis Henry crée Macbeth en 1830. Dans la préface, il informe les lecteurs qu’il a choisi ce sujet écossais parce qu’il était las des costumes moyenâgeux et chevaleresques que l’on ne cesse de voir sur toutes les scènes. Quant à son traitement du sujet, il explique :

Et puisque nous ne croyons plus aux pouvoirs surnaturels, et que le cœur humain ne s’intéresse qu’aux événements vraisemblables, j’ai cru qu’il était opportun de m’éloigner du merveilleux, sans pour autant altérer le fondement du sujet. – J’ai conservé les sorcières parce qu’elles servent au développement de l’action et ai évité les apparitions et les visions puisque, si j’avais voulu les conserver, j’aurais plutôt présenté les sorcières de Walter Scott que celles de Shakespeare, et si j’aie semblé en quelque sorte coupable envers ce dernier, que ma soif d’acquérir la bienveillance du Public, qui ne semble pas approuver ce genre de spectacle et dont je dois plus que jamais réclamer l’indulgence, me serve de justification.


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[E siccome non siamo più in que’ tempi ne’ quali davasi credenza alle malìe, e non interessandosi il cuore umano che di avvenimenti verosimili, credetti opportuna cosa allontanarmi dal meraviglioso, senza però alterare il fondamento del soggetto. – Conservai le Streghe perchè esse servono allo sviluppo dell’azione, ed evitai le apparizioni e le visioni, chè, se avessi voluto conservarle, avrei piuttosto presentato le Streghe di Walter-Scott anzichè quelle di Shakespeare, e s’io sembrassi in certo modo colpevole verso quest’ultimo, valga a mia giustificazione la brama che nutro di cattivarmi la benevolenza del Pubblico che sembra non aggradire un simil genere di spettacoli e del quale deggio più che mai reclamare l’indulgenza.]16

15Cette préface est surprenante, vu que les ballets du XIXe siècle débordent d’apparitions surnaturelles et que le ballet a été créé au début de l’époque du ballet romantique. En outre, il est assez difficile de qualifier de vraisemblable ce qui se passe dans le ballet d’Henry. Il adopte quelques éléments du Macbeth de Ducis, notamment le fait que le fils de Duncan, considéré comme mort, est élevé par un simple Écossais ainsi que l’assassinat involontaire du fils des Macbeth par sa mère somnambule. Cependant, Henry n’évoque jamais Ducis et il ressent le besoin de se justifier de son traitement libre de l’œuvre de Shakespeare.

16L’auteur anglais semble en effet avoir été admiré par certains maîtres de ballet français au début du XIXe siècle. Un autre exemple est celui d’Armand Vestris, auteur d’un Macbeth créé à Naples en 1818. Dans la préface, il rend hommage à Shakespeare, qu’il appelle « aussi fécond, naturel, pathétique que terrible » [« tanto fecondo, naturale, patetico quanto terribile »]. Vestris adapte la pièce à la règle des trois unités et réduit le nombre de meurtres dont Macbeth est coupable, peut-être pour dépeindre ce personnage, qu’il interprète lui‑même, de manière plus favorable. Le livret comporte certains éléments qui sont très difficiles à visualiser, par exemple la deuxième prophétie des sorcières selon laquelle Macbeth ne sera vaincu par aucun homme né d’une femme et qu’il n’aura rien à craindre tant que la forêt ne se mettra en marche. À la fin du ballet, un nuage descend du ciel qui porte l’inscription suivante : « Impie ! Celui qui t’invite à la bataille est né du cadavre de sa mère » [« Empio! chi seco a battagliar t’invita, Dal materno cadavere ebbe vita »]. Le librettiste explique que quand un corps meurt, il change de nom et s’appelle cadavre, et par conséquent, une femme morte n’est plus une femme.17 Ce dénouement assez maladroit, qui indique la difficulté qu’avaient les ballets de tout exprimer par des mouvements, fait penser à la remarque ironique du poète et critique Théophile Gautier au sujet d’une banderole portant des mots explicatifs dans le ballet La Filleule des fées : « Le langage admis dans le ballet est celui des signes: une parole ou une inscription qui la remplace détruisent toute l’harmonie de la convention; c’est comme si dans un portrait peint on mettait un nez sculpté. […] Cela ne serait encore rien, mais ces deux lignes ôtent à La Filleule des fées son caractère d’universalité et la font tomber au rang de tragédie. Il faut être français pour la comprendre. »18

17Avec l’essor du ballet romantique dès la fin des années 1820, les adaptations d’œuvres littéraires complexes deviennent plus rares. À cette époque, la beauté plastique des tableaux et des danseuses est plus importante que la transposition méticuleuse de quelque texte littéraire. Par conséquent, les livrets shakespeariens de cette époque qui nous sont parvenus se basent très librement sur leur source. Dans Miranda de Filippo Taglioni, par exemple, ballet créé à Saint-Pétersbourg en 1838, un jeune Espagnol est sauvé d’esprits malins par la fille du Génie du Bien.19 Taglioni élimine Prospero, le personnage principal de la pièce de Shakespeare, et fait tourner le ballet autour du personnage de Miranda, ce qui lui permet de mettre en valeur sa fille Marie. La Tempête est la première pièce de Shakespeare à être transposée en ballet à l’Opéra de Paris ; il y a eu deux versions au XIXe siècle, créées en 1834 et 1889 respectivement. Les deux ballets se débarrassent également de Prospero et donnent plus d’importance aux danseuses ; la pièce de Shakespeare ne comporte qu’une femme, ce qui ne correspond guère à l’esthétique des ballets romantiques, connus pour leurs scènes d’ensemble féminins et pour leurs ballerines à la grâce surnaturelle. Dans le premier ballet, Léa (l’équivalent de Miranda) rencontre Fernando (Ferdinand). Comme chez Shakespeare, Fernando prend Léa pour une déesse, ce à quoi elle répond :

– Je dois vous désabuser ; sachez que je ne suis point une déesse. – Ah ! j’en remercie le ciel ! j’avais besoin de cette certitude. – Mais vous-même, qui donc êtes-vous et comment avez-vous pu aborder cette île ? – Je viens de pays lointains ; l’amour de la gloire m’a fait quitter ma patrie, et bravant les périls de la mer j’allais chercher les combats sur des bords étrangers, lorsqu’une tempête horrible nous jeta au milieu des écueils qui entourent cette île. Nos efforts ont été vains pour conjurer l’orage ; la foudre a frappé notre vaisseau dont les flancs brisés ont laissé passage aux vagues en fureur, et dans un instant j’ai vu tout l’équipage s’abîmer sous les flots. Mes compagnons ont péri sans doute, et je ne sais moi-même comment j’ai trouvé la force de parvenir jusqu’au rivage.20

18Le style est poétique puisque le livret est destiné à la lecture par le public. Il explique des éléments de l’action qui sont difficiles à visualiser, par exemple les raisons qui ont poussé Fernando à quitter sa patrie, la description qu’il fait de la tempête et ses spéculations au sujet du sort de ses compagnons.

19La deuxième Tempête, créée à une époque où l’Opéra manquait de bons danseurs masculins, est complètement dominée par Miranda. Ariel et les divinités grecques Morphée et Phantase, rajoutées par le librettiste, sont des rôles dansés par des femmes.21 Comme beaucoup de ballets de cette période, les deux versions sont éclectiques : elles mélangent des éléments et des noms de plusieurs textes de Shakespeare avec des personnages d’autres œuvres littéraires, de la Bible et de la mythologie grecque. En réduisant le nombre de personnages, en changeant l’histoire et en rajoutant des rôles féminins, les deux librettistes ont su habilement faire face aux difficultés posées par cette pièce.


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20En conclusion, il apparaît qu’aux débuts du ballet d’action, créer une adaptation dansée de Shakespeare était probablement en partie une stratégie pour légitimer un art émergent. En outre, le choix d’une source shakespearienne connue contribuait à la compréhension des ballets, qui avaient toujours du mal à s’exprimer par des mouvements. Sur le Continent, où le désordre des pièces de Shakespeare faisait l’objet de critiques sévères, le choix de sujets shakespeariens est parfois lié à des raisons patriotiques – d’où l’adaptation d’histoires situées en Italie par des maîtres de ballet italiens – ou, notamment après le début de l’époque romantique, à une certaine admiration des maîtres de ballet pour l’auteur anglais. Cependant, les pièces de Shakespeare, très complexes et souvent pauvres en personnages féminins, se prêtent difficilement à une transposition chorégraphique. Avec l’essor du ballet romantique, l’adaptation minutieuse d’œuvres littéraires cesse d’être en vogue ; Gautier, par exemple, n’apprécie guère les ballets dans lesquels il y a trop d’action peu compréhensible et s’intéresse davantage à la beauté de la danse et des ballerines. Vu que les œuvres de Shakespeare et, notamment, les tragédies et les pièces historiques, comportent généralement peu de rôles féminins, il n’est pas étonnant que les chorégraphes du XIXe siècle se soient tournés vers d’autres sujets. Ce n’est que dans les années 1930 qu’a commencé la vague de créations de ballets shakespeariens qui n’a cessé de s’amplifier depuis.