Colloques en ligne

Keiko Kawano

Cahusac : Un Théoricien de la danse moderne

1Au XVIIIe siècle, le ballet était représenté pendant l'entracte de l'opéra. Les danseurs y étaient seuls en scène pour faire montre de leur virtuosité chorégraphique, sans prendre aucune part à l'imitation de l'action dramatique. Or la définition de l'art à cette époque se fondait sur le paradigme de l'imitation. La danse était donc considérée comme un art mécanique mettant en jeu le corps, et non pas classée parmi les beaux-arts, lesquels concernaient exclusivement l'esprit.

2Résistant contre un tel dédain envers la danse, les théoriciens du « ballet d'action » se sont attachés à démontrer que l'art de la danse relevait aussi de l'imitation, et qu’elle avait donc sa place parmi les beaux-arts. Cahusac est l’un des promoteurs les plus importants de cette réhabilitation du « ballet d'action ». La théorie de la danse qu’il développe dans son ouvrage La Danse Ancienne et moderne ou Traité historique de la danse (1754), postule que « tous les Arts en général, ont pour objet l’imitation de la nature », et déduit de cette prémisse l’attribution à chacun de son medium mimétique spécifique : pour la musique, le son, pour la peinture, la couleur, et pour la danse, le geste1. Cette juxtaposition de la danse à la musique et à la peinture consacre son statut artistique.

3Cependant, bien qu’il fasse de l' « imitation » le fil conducteur de sa réflexion, Cahusac n’en attache pas moins d'importance à la créativité. Or cette tension s’inscrit dans une évolution plus générale des doctrines esthétiques, dont l’axe se déplace de l'imitation à la création. Élucider le paradoxe de la théorie de Cahusac, c’est donc éclairer le processus ayant abouti à la formation graduelle du concept moderne d'art, entre le XVIIIe et le XIXe siècles.

4Cahusac a commencé sa carrière comme auteur de tragédies, avant de collaborer avec Rameau à de nombreuses œuvres lyriques. Il est donc remarquable qu’il ait choisi de se consacrer à une théorie de la danse, alors tenue pour un simple divertissement, plutôt que de l’opéra ou de la tragédie. Pourquoi ce choix ? Il faut d’abord noter que les réflexions de Cahusac trouvent leur sens, alors que la querelle des Anciens et des Modernes est terminée, dans une perspective de progrès qui lui fait envisager la « danse en action » comme la danse de l’avenir, promise à un avènement futur. La « danse en action » se place dans le prolongement de deux moments clés de l'histoire de la danse, à savoir la création de l’opéra français par Philippe Quinault (1635‑1688), et la rénovation de l’opéra-ballet par Antoine Houdar de la Motte (1672‑1731). Selon Cahusac, la danse, qui n’avait aucun rapport avec l’ « action principale » dans la tragédie grecque et l’opéra italien, s’est trouvée pour la première fois associée à l’action dramatique par Quinault, et c’est cette union qui a donné naissance à un nouveau genre d’opéra. Tandis que l’action principale des tragédies de Corneille était représentée par le medium de la parole, le dessein de Quinault était de substituer à celui-ci un medium sensible comme le chant et la danse. L’importance ainsi donnée à la « danse en action » au service d’un progrès esthétique marque un tournant capital dans l’histoire de cet art.

5Toutefois, les récits, c’est-à-dire les paroles ou le texte du chant, restent la partie principale de l’opéra de Quinault, et conservent un rôle directeur dans le développement de la grande action. La danse est subordonnée aux récits, et doit s’harmoniser avec la grande action. Pour Cahusac, l’intégration de la danse à l’action principale ne saurait lui donner de valeur en elle-même, car elle est pensée d’après les récits. Il est donc possible de supprimer la danse de la scène sans nuire à la marche du drame.

6Il en va tout autrement de l’opéra de La Motte, qui, selon Cahusac, est « un spectacle de chant et de danse formé de plusieurs actions différentes2 », lesquelles, délivrées de la logique de l’action, sont de valeur égale. Cette émancipation de la danse, qui lui permet de devenir une composante du drame à égalité avec l’intrigue, est d’une importance capitale.

7Examinons d’abord un passage où Cahusac expose les avantages que présente la « danse en action », par comparaison avec la « danse simple », du point de vue de l’imitation. Une appellation voisine, la « simple danse », apparaît dans une théorie de la danse du XVIIe siècle, sous la plume du jésuiste C.‑F. Ménestrier. Selon ce dernier, la « simple danse est un mouvement qui n’exprime rien, & observe seulement une juste cadence avec le son des instruments par des pas & des passages3 ». Mais l’expression employée par Cahusac, la « danse simple », a un sens un peu différent, car cette danse imite bien quelque chose :

8Puis, en s’appuyant sur l’exemple de la peinture, Cahusac indique la continuité et la différence entre la « danse en action » et la « danse simple », qui sont toutes deux des imitations, dont les objets et les méthodes se distinguent5 :

9La distinction entre la « danse en action » et la « danse simple » est analogue à celle qui existe entre le dessin, limité à un tracé schématique de la figure, et la peinture, animée par la couleur, par l’imagination exaltée et par le talent qui se nourrit d’une étude constante de la nature. Cette comparaison révèle que la « danse en action » dépasse la simple imitation, et qu’il faut donc l’appréhender dans un cadre plus vaste.

10Repartons de la thèse selon laquelle « tous les Arts en général, ont pour objet l’imitation de la nature ». Dans le cas de la danse, cette nature imitée se confond avec la sphère des sensations. Autrement dit, la nature visée par la danse est intérieure à l’homme, puisque la danse, en son institution primitive, offre une « expression naïve des sensations de l’homme7 ».

11S’agissant de l'imagination, on trouvera quelques clés dans l’article « Enthousiasme » de l’Encyclopédie8, rédigé par Cahusac lui‑même dans le but de débrouiller « ce mouvement [l’enthousiasme] qui élève l’esprit & qui échauffe l’imagination », la mettant ainsi au service de la création artistique. Cahusac plaide pour abandonner la confusion ordinaire entre l’ « enthousiasme » et la « fureur », et pour mettre en évidence au contraire ses affinités privilégiées avec la raison, car « c’est la raison seule cependant que l’enthousiasme fait naître […]. Il fut toujours de toutes ses opérations la plus prompte, la plus animée9. »

12Si ce retournement lui importe, c’est en raison du rôle qu’il attribue à la connaissance dans l’appréciation de la peinture. Décrivant une personne tombée en extase devant un chef-d’œuvre pictural, Cahusac affirme que l’effet de la peinture est corrélé au savoir dont dispose le sujet de l’expérience esthétique. Et, toujours à l’appui d’une convergence probable entre l’enthousiasme et la raison, il juge qu’ « il [l’enthousiasme] suppose une multitude infinie de combinaisons précédentes, qui n’ont pu se faire qu’avec elle & par elle. Il est, si on ose le dire, le chef-d’œuvre de la raison10. » En bref, l’enthousiasme se sépare radicalement de la fureur en ceci que l’activité raisonnante qui le caractérise suppose un socle de connaissances11.

13Il faut cependant ajouter que cet enthousiasme excède l’activité ordinaire de la raison, par sa vivacité et sa promptitude. En outre, il ne se nourrit pas seulement de connaissances acquises, mais aussi d’une « multitude infinie de combinaisons précédentes, qui n’ont pu se faire qu’avec la raison et par elle ». Cahusac précise ensuite que cet exemple de l’effet de la peinture offre « une image […] de ce qui se passe dans l’âme de l’homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant & nouveau qui [...] le ravit, & l’absorbe12 ».

14Pourquoi l’appréciation des tableaux se traduit‑elle, chez l’homme de génie, par la création d’un nouveau tableau ? L’explication réside dans la définition du génie selon Cahusac : « j’entends par le mot génie, l’aptitude naturelle à recevoir, à sentir, à rendre les impressions du tableau supposé13 ». La sensation est inséparable de son expression14. Si l’âme est saisie par un tableau frappant, elle projette cette sensation en dehors, et en fait ainsi la source d’une création.

15Cependant, comme nous l’avons indiqué, des connaissances préalables sont requises pour sentir fortement15. La force des sensations, accrue par l’accumulation des connaissances, devient propre à créer de nouveaux tableaux. De cette relation entre l’enthousiasme et la raison, Cahusac tire la définition suivante de l’enthousiasme :

16Par conséquence, Cahusac rend compte du pouvoir créateur de l’homme de génie à partir de sa théorie de l’enthousiasme17. La création procède du recueil et de l’analyse des connaissances, décomposées en éléments simples pour permettre leur appropriation, puis de leur recomposition en un ensemble original. Ce processus porte la marque personnelle, singulière, du créateur.

17Revenons à l’exemple du peintre et à la comparaison dans laquelle il était inséré, entre la danse en action et la danse simple. Le peintre commence apprend d’abord à maîtriser les techniques d’imitation de l’objet, avant de laisser son imagination, stimulée par le spectacle d’un beau tableau, guider son pinceau et inspirer ses couleurs. L’analyse du concept d’enthousiasme suggère que la dichotomie entre le dessin et la peinture correspond à celle qui existe entre la simple imitation, le dessin, et la création dont l’homme de génie est porteur. Comme la « danse en action » se compare à la peinture, il s’ensuit qu’elle n’est pas une simple imitation, mais une danse créative conçue par un homme de génie. De fait, Cahusac prétend que « La Danse en action a sur la Danse simple, la supériorité qu’a un beau tableau d’histoire sur des découpures de fleurs. Un arrangement mécanique sait tout le mérite de la seconde. Le génie ordonne, distribue, compose la première18. » La « danse en action » est donc la danse de l’homme de génie capable d’ordonner, distribuer, composer.

18Comme nous l’avons vu, l’étude de la nature fournit une riche matière à la « danse en action ». Cahusac livre à son propos le commentaire suivant :

19Cette méthode de création se confond avec la dynamique de l’enthousiasme : l’approfondissement, par l’homme de génie ou de talent, de son étude des manières d’être dans la nature, multiplie les combinaisons créatrices qui s’offrent à sa raison. Le statut conféré à la nature s’en trouve sensiblement redéfini : loin d’être un objet d’imitation soumis à l’impératif de la vraisemblance, elle désigne plutôt la matière variée dont l’artiste pourra tirer la création de nouveaux tableaux. Par le biais de la nature et de l’imagination, la « danse en action » acquiert sa valeur de nouveauté et d’originalité.

20La supériorité que Cahusac décerne, dans l’ordre du progrès, à l’imitation au moyen de la danse sur l’imitation dans l’opéra ou la tragédie, tient donc à la nature de son medium, l’image visuelle. Cahusac indique que c’est la combinaison des tableaux qui fait naître quelque chose de nouveau, et place le foyer de l’originalité et de la création dans l’image visuelle. Dès lors, la danse se révèle à ses yeux plus propice à faire advenir l’originalité dans l’espace du théâtre. Parti d’une théorie de l’imitation en art, Cahusac en arrive à la valorisation de l’originalité, qui culmine dans l’injonction qu’il adresse à ses lecteurs artistes : « Soyez original 20».

21Cet écart ainsi établi vis-à-vis de la théorie de l’imitation aboutit dans la théorie de Cahusac au nouveau concept de « public / spectateur ». Celui-ci naît d’un déplacement de la norme : puisqu’il s’agit maintenant de la créativité, la norme ne saurait se loger dans la nature de l’objet à imiter, elle s’identifie au « public », juge de la créativité. Cahusac tient sa définition de l’enthousiasme pour adéquate à la psychologie du public21. L’enthousiasme du créateur se communique aisément, bien qu’avec une intensité moindre, à ceux qui l’admirent.

22Un pas de plus, et l’enthousiasme du spectateur devient le critère de la valeur et de l’authenticité de la création. Parce que « toute leur [les créateurs] conduite est en général si peu ressemblante avec ce que nous regardons comme les manières d’être adoptées dans la société22 », ils doivent accepter de se soumettre au jugement méticuleux du public pour que leur « vrai talent » soit reconnu dans leurs créations23.

23Dans l’article que Cahusac a rédigé sur l’enthousiasme, le terme est souvent accompagné de celui d’intérêt. Ce dernier peut apparaître comme le résultat direct de l’enthousiasme : « le théâtre s’embellit de mille actions nouvelles qui nous intéressent & nous étonnent24 ». Le nouveau est donc en soi intéressant. Il arrive aussi que les deux concepts soient indissociables l’un de l’autre : « on ne voit point sans enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture, un magnifique édifice, & c. ainsi la définition que je propose paroît convenir également, & à l’enthousiasme qui produit, & à l’enthousiasme qui admire25 ».

24L’usage du concept d’intérêt par les théories du drame a fait naguère l’objet d’une enquête historique fouillée qui montre comment sa définition s’est infléchie, de la valeur intrinsèque de l’œuvre à celle que le public est seul habilité à accorder26. L’existence d’une œuvre apte à toucher le public, et celle d’un public réceptif à l’œuvre, sont donc deux conditions nécessaires à la cohérence du système esthétique qui s’organise autour de ce concept.

25Or cette relation de réciprocité entre l’œuvre et le public n’est pas seulement centrale dans la définition de l’intérêt. Cahusac la développe également dans l’article « enthousiasme », entre le créateur et le public. L’importance cardinale du concept d’intérêt est de déterminer la spécificité de sa théorie, dans la mesure où elle donne lieu à une refonte du concept d'action dramatique tel que la tradition de la Poétique l’avait formulé : avec l’opéra de Quinault, l’unité d’intérêt supplante l’unité d’action.

26La théorie de la danse découle directement de cette élaboration du concept d’intérêt dramatique. Sa thèse fondamentale consiste dans l’intégration de la danse théâtrale et cette la danse théâtrale à l’action :

27La vulgate aristotélicienne fait dépendre l’unité d’action de la continuité de la structure de l’œuvre, avec un commencement, un milieu, et une fin. Cahusac insiste quant à lui sur le déroulement d’une action portée par cette définition de l’intérêt dramatique :

28Si l’art du théâtre vise à attacher le spectateur à la pièce, c’est l’intérêt qui constitue le lien. La subordination de l’action à l’intérêt du public rompt ainsi avec la tradition d’une unité d’action centrée sur l’auteur, promue par la Poétique d’Aristote et par ses successeurs.

29Nous nous sommes interrogée sur le paradoxe que contient la coexistence des idées d'imitation et de créativité dans la théorie de Cahusac. Nous avons tenté d’apporter quelques lumières sur l’inflexion du paradigme de l'art à laquelle il a apporté une contribution majeure. Si Cahusac définit le but des arts comme l’imitation de la nature, il propose une définition de cette dernière qui ouvre l’art à des objets nouveaux : manières d’être, façons de sentir, de s’exprimer, caractérisées par une extrême variété. Cet élargissement des tableaux de la nature s’accompagne d’une promotion de l’enthousiasme comme principe créateur, moyennant une redéfinition de celui-ci à partir d’un savoir préalable et d’une puissance de combinaison originale engendrant des tableaux inédits. Ce que Cahusac nomme la « danse en action » concentre toutes ces novations théoriques : cette danse idéale est une pratique artistique douée d’originalité et de créativité, exprimant un enthousiasme insufflé par la nature.

30Dès lors, la nature n’est plus le siège de la norme permettant de juger de l’authenticité et de la valeur de cette création. Cahusac confie ce jugement au spectateur. Avec cette mutation de la simple représentation de la nature des choses à la représentation créative, l’intérêt du public se fait une place dans les théories de la danse. La source normative est désormais le spectateur lui‑même, partie prenante de la création, intégré au monde de l’œuvre, arraché à la jouissance distante et passive de la représentation. Le concept d’ « action » pivote de la poétique à la réception. Ce faisant, Cahusac prend congé de la théorie de l’imitation, pour s’orienter vers la créativité. Évolution emblématique de l’histoire de l’art au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.