Colloques en ligne

Delphine Vernozy

Le débat sur la « danse pure » dans la première partie du xxe siècle

1La notion de « danse pure » est très présente dans la réception critique des ballets de la première partie du xxe siècle, notamment quand il est question des rapports que la danse entretient avec les autres arts. La querelle sur la poésie pure, provoquée par la conférence de l’abbé Brémond en 1925, aurait donc connu sa déclinaison chorégraphique. Le contexte y est propice. En effet, à partir des années 1910, le ballet entre dans l’avant-garde. Il est alors marqué par l’esthétique de la fusion des arts diffusée par les Ballets russes et qui continue d’influencer la création des ballets des années 1940-1950, mais également par l’affirmation progressive de l’autonomie de l’art chorégraphique revendiquée par la danse moderne. La « pureté » est ainsi convoquée en lien avec des interrogations sur la nature et l’autonomie de l’art de la danse.

2Didier Alexandre souligne que les aspirations au modernisme coïncident souvent avec un désir de pureté, qu’il s’agisse de la peinture, de la sculpture ou du cinéma1. Évoquant les expérimentations du « cinéma pur », il précise que cette pureté est plus largement « le propre d’une avant-garde qui souhaite dissocier narration et expression plastique par l’image et le mouvement […]. Les arts se recentrent donc sur leur langage, la couleur, la lumière, l’image en mouvement, à des fins esthétiques2. » Il y a bien là des ressemblances avec une certaine tendance du ballet qui refuse l’anecdote ou l’immixtion des arts plastiques et entend fonder son expressivité sur les seules ressources de la technique chorégraphique. Si l’on paraphrase la définition que donne Gide du « roman pur », la « danse pure » serait ainsi « dépouill[ée] de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement3 » à la danse ». Est-ce à dire que la catégorie de « danse pure » serait étroitement liée à la revendication nouvelle par la danse de son statut d’art à part entière et se construirait ainsi en opposition au ballet, ce genre impur en ce qu’il se définit depuis le xixe siècle comme une forme dramatique associant la danse au théâtre ?

3À partir d’un corpus d’articles de presse, je proposerai ainsi dans la suite de mon propos un aperçu de la complexité de l’usage qui est fait de cette notion de pureté dans les discours critiques sur le ballet, en interrogeant ce que recouvre l’appellation « danse pure », à quoi elle s’oppose et quels sont les enjeux de cette tension.

Les impuretés du ballet

4Laurence Louppe propose une mise au point éclairante sur la notion d’abstraction en danse, que l’on rencontre assez rapidement quand on commence à travailler sur celle de pureté :

Ce qui est narratif étant rattaché à l’idée de théâtre. Et ce qui n’est pas narratif, à l’idée d’abstraction. Le concept d’« art abstrait » est appliqué de façon générale en art à tout ce qui n’est pas figuratif, ce qui peut évidemment aller contre le caractère extrêmement « concret » de multiples œuvres plastiques comme chorégraphiques où c’est la matière qui est convoquée en deçà de tout processus de représentation4.

5Une équation aurait ainsi tendance à s’établir entre l’abstrait, et le non-figuratif assimilé au non-narratif. Or, cette conception de l’ « abstraction » s’avère très proche de la notion de « pureté ». Par exemple, dans son Traité de chorégraphie paru en 1952, le chorégraphe Serge Lifar distingue nettement deux catégories, d’un côté la « danse dramatique », de l’autre la « danse pure ». Selon lui, la pureté est issue de l’éviction du narratif :

Je distingue, dans le ballet, deux sortes de danses : la danse dramatique (je la substitue à l’ancienne pantomime, allégorique ou conventionnelle, totalement proscrite) et la danse pure. La première, sorte de récitatif plastique, supporte l’action, les faits, l’élément narratif ; la seconde traduit ce qui est sentiment et prolonge, en outre, les données de la première en empêchant le ballet de s’attacher trop à la relation du fait, en révélant tout ce qui se trouve “derrière” le fait, en substituant la révélation à la relation5.

6D’après cette distinction, le contraire du dramatique ne serait pas tant l’abstrait que l’expressif. Comme le souligne Roger Caillois, dans L’Homme et le sacré en 1950, « les termes de pur et d’impur ont recouvert des oppositions de toute sorte6 », et la façon dont ces termes surgissent dans les discours sur la danse confirme ce constat. De fait, en plus de pouvoir désigner l’absence de substrat narratif, la notion de « danse pure » peut aussi renvoyer à la danse académique, à la technique classique, autrement dit à une danse purifiée des arts et des formes d’expression jugés exogènes.

7Au débat qui oppose les défenseurs d’une danse narrative aux défenseurs d’une danse non narrative, se superpose donc un autre débat : celui qui voit s’affronter les tenants du ballet académique et ceux d’un ballet dont le langage puiserait dans les autres arts. Un article, signé Dinah Maggie, en 1953 aborde cette question, à propos de deux ballets de Roland Petit, Ciné-Bijou et Deuil en 24h:

Le spectacle présenté par Roland Petit à l’Empire est-il, oui ou non, de ballets ? […] d’être mêlée au music-hall, la danse cesse-t-elle d’être de la danse, et les acrobaties en souliers à talons lui appartiendraient-elles moins que celles qui régissent les fouettés ou les sautillés sur pointes dont les balletomanes patentés, font leurs plats de résistance particulièrement goûté7 ?

8Une telle interrogation revient à se demander si la danse académique (ou classique) est consubstantielle au ballet et s’il peut exister un « ballet moderne » qui serait fondé sur un nouveau langage chorégraphique.

9Dans les discours critiques, l’impureté est donc située à deux endroits : ce que la danse représente (une action) et comment elle la représente, au moyen de quel langage. La seconde impureté pouvant très bien découler de la première : parce que le ballet veut raconter, il a besoin de la pantomime et renonce donc à utiliser exclusivement le langage académique.

Le ballet comme genre dramatique

10Comme le souligne Michèle Fèbvre dans une perspective historique,

Toute la danse occidentale est parcourue du duo/duel entre virtuosité et expressivité, entre danse « pure » et danse « théâtrale ». Deux pôles, ou deux tentations, autour desquels, depuis le xviie siècle au moins, la danse s’est articulée, accentuant l’une ou l’autre dimension selon l’époque et les créateurs8.

11Pendant l’entre-deux-guerres, l’idée héritée de Noverre selon laquelle un ballet est une pièce de théâtre dansée, est toujours assez largement répandue. On peut étendre ce constat à l’après 1945, où une certaine partie de la critique s’enthousiasme de retrouver le ballet dramatique, notamment après la domination exercée depuis les années 1930 par Lifar et un néo‑classicisme tenté par l’abstraction. En 1964,à propos de La Leçon, chorégraphié par Flemming Flindt à partir d’un livret de Ionesco tiré de sa pièce, Jacques Bourgeois, auteur d’une critique du spectacle, déclare ainsi :

À notre sens, c’est dans le théâtre que le ballet doit puiser un sang neuf s’il a quelque envie de renaître. Sauf dans des cas très particuliers où le génie le plus foudroyant éclate, la danse pure ne peut plus subsister de nos jours. Le public a envie de voir sur scène des personnages, de vibrer avec leurs peines et leurs plaisirs. Qu’ils dansent si cela leur convient mieux que parler, mais qu’ils existent en tant que caractères individuels9.

12Le ballet ne pourrait donc pas se passer de la fiction. L’historien et critique Paul Bourcier, évoquant le même ballet, rejette lui aussi la danse pure :

Les pas, les gestes que Flindt compose n’ont pas seulement une valeur esthétique ; son ballet n’est pas un enchaînement d’attitudes formelles dont le contenu intellectuel serait si vague qu’il paraîtrait bien proche du néant. Il a rompu avec l’esthétisme de Lifar et de ses disciples. Une page de l’histoire du ballet se tourne et Flindt rejoint les découvertes du ballet contemporain, du ballet psychologique ou du ballet d’idées, comme on voudra, du ballet clairement lisible, adapté à notre sensibilité, à notre désir de connaître clairement10.

13La catégorie dans laquelle Paul Bourcier classe La Leçon n’est pas si claire et il semble lui-même faire peu de cas des étiquettes : « du ballet contemporain, du ballet psychologique ou du ballet d’idées, comme on voudra ». En revanche, son insistance sur le « clairement lisible » exprime son refus du formalisme et son attachement à la logique de la représentation, de la mimésis. Même remis au goût du jour et élargi, son modèle semble bien être celui du ballet dramatique conçu à partir d’un livret.

14Dans la presse, la référence à Noverre est un bon indicateur de l’influence du paradigme théâtral. C’est par exemple, Maurice Brillant, qui, au moment de la création de Carmen par Roland Petit en 1949, compare la démarches des deux chorégraphes-librettistes, l’un adaptant Horace, l’autre la nouvelle de Mérimée11. Si l’art chorégraphique s’est considérablement diversifié, le théâtre reste une référence dominante pour les œuvres qui prétendent ressortir au genre du ballet.

Dénaturer la danse ?

15Mais cette persistance du modèle théâtral, s’accompagne d’une question qui ne cesse d’être posée : comment mêler danse et théâtre sans dénaturer la première ? Pour les défenseurs de la « danse pure », la théâtralité constitue une menace de premier ordre, puisqu’elle porte atteinte au langage de la danse, en accordant une place excessive à la pantomime.

16Si l’on conçoit le ballet comme du théâtre dansé, la pantomime se présente en effet comme un ingrédient crucial, dans la mesure où l’intégralité d’une action dramatique sera le plus souvent difficile à transposer intégralement en mouvements dansés. Il faut alors faire avec un reliquat d’éléments verbaux, intraduisibles par le vocabulaire de la danse académique mais transposables en gestes codifiés. Or, c’est précisément sur ce front qu’attaque le camp de la danse pure. Hélène Laplace-Claverie en fait le constat, au terme de l’étude de réception qu’elle a consacrée aux Ballets suédois :

La notion de mimique et les termes qui lui sont associés (pantomime, mimodrame, etc.) apparaissent très souvent dans les comptes rendus relatifs aux spectacles des Ballets suédois, en général employés à des fins polémiques. C’est là une façon détournée de dire que les créations de Jean Börlin ne relèvent pas de la chorégraphie12.

17Ainsi quand, à propos de La Création du monde (1923), Gabriel Boissy dit des Ballets suédois qu’« [i]ls semblent bien près de trouver leur exacte vocation chorégraphique qui serait de donner, dans le ballet, à la musique et aux arts plastiques davantage de place qu’à la danse pure13 », les partisans de la « danse pure » rétorquent que la troupe suédoise fait primer le théâtre et les arts plastiques, à travers la pantomime notamment, pour masquer l’incompétence chorégraphique de ses interprètes, qui n’étant pas des danseurs académiques ne peuvent être les interprètes d’un spectacle qu’on appellerait ballet. André Levinson déplore quant à lui, à propos du Bal de Balanchine, que soit « une fois de plus, méconnue la primauté, la souveraineté de la danse en faveur de ce qui lui est extérieur : le pittoresque et la singularité des décors, les empiétements de la pantomime, la recherche du piquant et du paradoxal »14. Et au sujet des Présages,un spectacle créé en 1933 par les Ballets russes de Monte-Carlo, le même critique affirme :

Si Monsieur Massine a délivré la composition de l’anecdote et du pittoresque d’un scénario de ballet, c’est pour renoncer aussitôt à la danse pure en faveur de l’allégorie philosophique, […] tendant inéluctablement vers la pantomime. [C’] est, encore une fois, la littérature qui l’emporte15.

18La danse contre la littérature, c’est en termes de rivalité que Levinson, grand défenseur de la danse académique, pose donc le débat.

19Après guerre, cette tension perdure. Jacques Bourgeois, toujours à propos de La Leçon de Flemming Flindt publie une autre critique au titre éloquent : « Une réussite du théâtre dansé » :

Du point de vue de la danse pure, il est facile de faire une critique de La Leçon, ballet d’après la pièce de Ionesco, qui vient d’être créé à l’Opéra-Comique. L’invention chorégraphique y passe au second plan, c’est l’histoire qui nous intéresse et sa représentation muette16.

20En 1949, René Dumesnil considère avec satisfaction que Thème et variations, une pièce chorégraphiée par Janine Charrat, représente « la danse pure17 ». Sans recourir explicitement à ce concept, c’est bien cette qualité de la chorégraphie qui semble avoir plu à Dinah Maggie quand elle « loue la science du dessin chorégraphique18 » de Janine Charrat. Elle montre aussi, et s’en réjouit, que derrière le ballet à livret que semble être La Perle, se dissimule un spectacle de danse pure :

Quel que soit le sens plus ou moins hermétique que veuillent lui attribuer la distribution explicative ou l’argument de Louise de Vilmorin, La Perle représente pour moi un très bel exemple de ce que j’appellerais la « danse pure à atmosphère »19.

21C’est donc en dépit du livret, et peut-être grâce à un livret hermétique, que le ballet trouve une nouvelle voie, celle d’une danse qui n’est plus une action dansée.

22Quant à Jean Laurent, il ne craint pas d’affirmer : « La pantomime, le geste de convention, la danse populaire contrefaite n’étaient pas encore complètement éliminés du ballet au temps des débuts de Lifar. Cependant, il devait en assurer leur disparition progressive »20. Ce propos est sous-tendu par une conception qui oppose de façon rigide ballet pantomime et danse pure, en adoptant une vision téléologique qui fait de la danse académique pure, délivrée de l’obligation de raconter, l’ultime aboutissement des progrès de l’art chorégraphique.

Le défi de l’hybridation

23Mais il existe aussi tout un pan de la critique qui tient à la fois à la technique de la danse académique (l’action doit s’accomplir non pas au moyen de gestes mais au moyen de mouvements dansés) et à la trame dramatique sur laquelle la danse doit se déployer, estimant que le jeu théâtral et le langage chorégraphique peuvent s’associer ; ce serait là, en somme, le défi que doit relever le ballet.

24Le débat se concentre alors sur le dosage de ces deux composantes. On attend du ballet qu’il soit une œuvre théâtrale, fondée sur une intrigue, mais que la pantomime n’y soit pas développée au détriment de la danse. L’enjeu pour les chorégraphes serait donc de parvenir à un degré d’hybridation savamment dosé qui ne produise pas de dénaturation. La critique ne cesse en effet de revenir à cette question : est-ce encore du ballet ? et partant, qu’est-ce que le ballet ?

25La pantomime peut ainsi être présentée à la fois comme un allié précieux et une menace. Dans un contexte de défiance à son égard, Antoine Goléa souligne ce que la pantomime a apporté à la danse dans la tradition du ballet, et comment elle a permis la représentation d’actions multiples et détaillées. Il ajoute qu’aujourd’hui en 1960 ce mélange du chorégraphique et du mimique est contesté et doit aboutir à abandonner les actions à multiples rebondissements. Mais Antoine Goléa est en fait loin d’y voir une preuve de l’infériorité de la danse :

En vérité, la danse ne peut pas plus « raconter » des événements que ne le peut la musique. Est-ce à dire que danse et musique doivent se contenter d’être des « arts absolus », des « arts abstraits », incapables de se plier aux exigences d’un « programme »? Je ne suis pas, pour ma part, de cet avis, qui a, je le sais, de très chauds défenseurs. Il ne me paraît pas vrai, par exemple, que la musique à programme du xixe siècle ait entièrement raté son objectif. […] Et c’est la même chose pour la danse : un pas de deux sait parfaitement « raconter » la montée d’une passion amoureuse, ou au contraire le heurt résultant de la haine, de l’inimitié ; et qui oserait dire que tout ce qui se passe, en fait d’événements purs, au deuxième acte de Giselle, n’est pas parfaitement traduit par la danse, sans le recours dans cet acte, à aucune mimique ?
Comme la musique, la danse, surtout soutenue par elle, est parfaitement efficace dans la traduction des événements simples, grands, fondamentaux, qui émaillent la destinée de l’homme ; mais encore comme la musique, elle est incapable de se perdre dans l’anecdote et dans l’intrigue ; comme la musique, elle est vouée à l’essentiel, à l’éternel21.

26Autrement dit, si la danse veut pouvoir raconter à la manière du théâtre ou du roman, les services de la pantomime lui sont indispensables, mais ses moyens d’expression propres lui permettent de raconter les actions fondamentales de l’existence humaine, aussi puissamment que cet art majeur qu’est la musique et sans avoir besoin de la béquille de la pantomime.

27Balanchine apporte avec son œuvre, une autre illustration de la complexité des rapports entre chorégraphie et narration. Il affirme en effet que l’histoire dans un ballet n’est qu’un prétexte qui ne détermine pas la valeur de l’œuvre chorégraphique :

Une histoire ? Tchaïkowski était un homme avisé et, tout naturellement il s’intéressait peu à la trame de l’histoire des ballets. Comment voulez-vous prendre au sérieux l’histoire du Lac des cygnes ? Il s’agit d’un conte allemand retravaillé pour en faire un ballet : un homme malfaisant, Rothbart, ensorcelle des jeunes filles et les transforme en cygnes. Un jeune prince, qui doit se marier au même moment, tombe amoureux d’une fille-cygne, et naturellement, cela ne se passe pas bien. Cela n’a aucun sens ! Je me souviens que quand Le Lac des cygnes fut joué au théâtre Mariïnski, personne n’y comprit rien22 !

28Mais dans la biographie qu’il a consacrée à Balanchine, Bernard Taper pointe une contradiction et insiste sur la diversité de l’œuvre du chorégraphe qui rassemble certes des ballets sans intrigue23 (Opus 34 en 1954, Agon en 1957) mais aussi, Le Fils prodigue (1929)et Orphée (1948) qui, selon lui, comptent parmi les œuvres les plus intensément dramatiques du répertoire contemporain [et qui] sont deux ballets narratifs24. » Bernard Taper analyse ainsi la conception du ballet narratif selon Balanchine :

Lorsque Balanchine décide de faire un ballet fondé sur un récit, il sait y parvenir avec une clarté magistrale et une grande rapidité. À son sens le spectateur ne doit pas être obligé d’apprendre le langage de la pantomime pour suivre l’action […]. Et, à son sens, on ne devrait même pas avoir à lire un synopsis complet dans le programme. « Le rideau devrait se lever et, si les spectateurs comprennent l’action, tant mieux… s’ils ne la comprennent pas, tant pis », dit Balanchine25.

29Balanchine reproche à certains librettistes et chorégraphes de ne pas s’adapter aux exigences et aux spécificités de l’art chorégraphique et d’imposer au spectateur la lecture d’un texte qui, s’il était adéquat, pourrait être intégralement remplacé par la danse et ne plus exister au moment du spectacle. Balanchine est une figure particulièrement intéressante car ayant des œuvres des deux côtés, il fait le lien entre danse abstraite et ballet dramatique ; d’un côté comme de l’autre, sa préoccupation reste en fait la même, la spécificité de l’art chorégraphique. Et c’est précisément cette question de la danse comme art à part entière, autonome, qui traverse tout le xxe siècle et que cristallise le débat sur la danse pure. Un propos de Roland Petit l’illustre bien : « Quand on veut me faire un compliment, on me dit : “Vous êtes un homme de théâtre”. Pourquoi ne me dit-on pas simplement : “vous faites bien les ballets”26? » De fait, c’est par exemple Marcel Schneider qui affirme : « Petit est un véritable homme de théâtre : il a le sens du spectacle, de la danse théâtrale, de la poésie exprimée par les mouvements du corps humain quand viennent les mettre en valeur les arts associés de la musique et de la peinture27. » Tout se passe comme si « l’homme de théâtre » avait pour lui de réunir tous les talents artistiques, comme si le théâtre demeurait l’art scénique majeur.Roland Petit, se référant à ce type de propos, regrette que le théâtre soit toujours pensé comme une voie d’ennoblissement. Pour autant, il ne défend pas la danse pure :

[Q]uand je fais un ballet, je déteste la « variation gratuite ». Je veux qu’une variation soit « en situation ». Qu’elle soit imposée par le contexte, par l’action. Et puis, pour moi, utiliser constamment la danse académique fait manquer l’équilibre. Je crois que, comme dans les grands ballets romantiques, la danse pure dans un ballet doit être comme un diamant dans une parure. […] il n’y a pas que la danse dans un ballet. Il y a mille autres choses. Si vous saviez comme je suis heureux de travailler avec des maquettistes comme André Bazarte et Yves Saint-Laurent, avec un compositeur comme Marius Constant, qui s’est vraiment lié à ma conception de Cyrano et qui offre à la chorégraphie cette merveilleuse continuité musicale des personnages à travers chaque situation28.

30Roland Petit revendique donc la dimension composite ou « impure » du ballet, celle qui depuis Noverre associe danse et art théâtral, celle aussi qui, depuis les Ballets russes et suédois dans les années 1910 et 1920, mêle étroitement danse, arts plastiques et musique29.

31Ce qui sonne comme une contradiction pourrait donc bien renvoyer à la double aspiration qui travaille le champ chorégraphique : être reconnu comme un chorégraphe à part entière, tout en construisant une œuvre qui lie étroitement théâtre et danse ; pouvoir intégrer au ballet des éléments dramatiques sans que soit remise en cause sa nature chorégraphique. Il y a là plus largement un enjeu qui traverse la création chorégraphique du xxe siècle en France : que la danse, soit suffisamment sûre d’elle-même et de son statut d’art pour pouvoir frayer avec d’autres formes d’expression, sans se dénaturer, sans risquer son statut artistique.