Colloques en ligne

Philippe Ragel

Le prince Kassatzky au royaume des Deux-Siciles — Un intellectuel entre deux révolutions manquées

Un intellectuel entre deux révolutions manquées

1« On parle toujours du passé pour parler du présent, des interrogations, des contradictions qui nous lient à notre contemporanéité », déclaraient en 1975 les frères Taviani. Enfants du néoréalisme issus de la Nouvelle Vague italienne communisante des années 60 (Un homme à brûler, 1962), les frères toscans observent, depuis longtemps déjà, la réalité de l’Italie contemporaine en la confrontant à son passé historique. Politique, ce regard mêle le plus souvent, dans leur œuvre, la communauté et l’individu pris entre utopie et résignation (Allonsanfan, 1974). Réalisé en 1990 d’après la longue nouvelle de Tolstoï Le Père Serge, Il sole anche di notte (Le soleil même la nuit) échappe-t-il à cette démarche où les Taviani ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes ? Pour tenter de répondre, je procéderai en trois temps. Je traiterai tout d’abord de la transposition historique qui nous fait passer de la Russie tsariste de Nicolas Ier dans la nouvelle, au royaume des Deux-Siciles sous le règne de don Carlos vers 1750 dans le film. J’évoquerai ensuite la modulation paysagère où s’inscrit, au contraire de la nouvelle, l’itinéraire spirituel du personnage construit par les frères Taviani, lequel atténue, voire exclut, il conviendra d’en décider en troisième point, la portée politique, partant subversive de la nouvelle de Tolstoï écrite en 1898, mais publiée en 1911 à titre posthume.

Don Carlos : un monarque éclairé ?

2Après la sortie de l’incontestable chef d’œuvre que constitue Good Morning Babylonia en 1987, rappelons tout d’abord que les frères Taviani travaillaient à deux projets liés à l’histoire contemporaine de l’Italie de l’après-Brigades Rouges. Ces deux projets tournaient autour de quelques personnages qui, « […] refusant le monde dans lequel ils vivaient – cette réalité faite du mythe du succès, de la gloire, ces mythes artificiels – finissaient par s’isoler […]. Ils choisissaient le recueillement, la solitude pour essayer de comprendre, de retrouver d’une certaine manière le sens d’eux-mêmes »1. Ces différents traitements n’aboutissant pas, Giuliani Gaetano De Negri, vieil ami et producteur des cinéastes2, entre alors en jeu et rappelle à la mémoire des Taviani un vieux projet qu’ils avaient écrit plus de dix ans auparavant d’après une nouvelle de Tolstoï, Le Père Serge3. Poussés par le producteur, les deux frères reprennent alors ce script abandonné et y décèlent des humeurs effectivement « en harmonie avec celles que nous étions en train de chercher », déclareraient-ils par la suite4. Trop schématique à leurs yeux (ce projet avait été écrit à une époque où il convenait en effet de critiquer l’État, l’Église et les institutions en général), les Taviani aussitôt le remanient et ramènent au premier plan la figure du père Serge et son parcours spirituel que la première mouture avait estompés au profit d’une approche beaucoup plus marxiste.

3Reprenant dans les grandes lignes l’histoire du Prince Stepan Kassatzky, gentilhomme de l’aristocratie provinciale qui, chez Tolstoï, évolue dans la Russie de Nicolas Ier, nos auteurs la transposent ainsi dans l’Italie des Deux-Siciles vers 1750. Ainsi nous retrouvons-nous à Naples sous le règne de don Carlos (1735-1759)5, futur Charles III roi d’Espagne (1759-1788), auquel l’opinion générale attribue volontiers, dans la tradition des Lumières, « un brevet de monarque éclairé, que ni lui ni ses ministres, ne méritent peut-être »6, corrige le spécialiste de la période François Bluche. N’ayant pas hérité « du génie politique de son ancêtre Louis XIV », écrit en effet l’auteur du Despotisme éclairé, déléguant le pouvoir à des ministres peu ambitieux à l’image d’un San Stefano ou même d’un Tanucci dont la réputation comme réformateur est usurpée, le roi ne sut profiter, par exemple, de la paix d’Aix-la-Chapelle qui sanctionnait le nouvel équilibre italien entre Bourbons et Habsbourg. Traité qui eût pourtant permis de procéder, après 1748, aux profondes réformes réclamées par une paysannerie misérable et l’élite éclairée sensible aux initiatives allemandes d’un Frédéric II, par exemple. Autrement dit, le règne de don Carlos sur le royaume des Deux-Siciles, c’est un peu l’histoire d’une révolution de velours manquée.

4Toute la première partie du film plaide dans le sens de cette espèce de demi-échec en dressant un bilan assez critique de ce règne dominé par la démagogie et des mesures plus symboliques que profondément réformatrices. Ainsi une des premières séquences du film où le roi (Rüdiger Vogler)7, sur les conseils de ses ministres, demande à recevoir Sergio Giuramondo, futur père Serge (Julian Sands) mais à ce stade encore jeune cadet brillant pressenti au poste d’aide de camp malgré sa modeste extraction (il vient en effet de la petite noblesse de la Basilicate). Dans la salle du palais royal de Naples où le monarque le reçoit pour lui proposer une partie de cartes (chose qui ne manque pas de choquer ses ministres attachés au protocole), le jeune homme l’apostrophe soudain en dialecte, persuadé, lui dit-il, que « sa majesté a appris la langue du peuple afin d’être proche de son peuple ». Garant de l’unité notamment linguistique du royaume, le roi sermonne alors le jeune baron pour mieux se permettre, aussitôt après, un petit commentaire en langue vernaculaire qui en dit long sur sa rouerie démagogique. De même en est-il de l’évocation de la visite du roi aux marais de Terzano (région des marais Pontins) en vue de leur assainissement, relative à l’enfance de Sergio et insérée dans cette même séquence en flashback. Ceint d’un voile qui le protège des moustiques infestant la zone, on y voit ainsi le monarque se retirer comme pour méditer, puis soulever le morceau de tulle dans un geste très théâtral et s’en débarrasser pour montrer sa volonté d’apparaître soudain à l’égal de ses sujets ordinaires exposés aux piqûres des insectes. Enfin la séquence des préparatifs de mariage où le roi donne toute la mesure de son cynisme. En guise de cadeau de mariage, il fait ainsi livrer aux futurs époux Sergio et Cristina (Nastasia Kinski) deux oiseaux mécaniques en cage. La symbolique du cadeau se passe ici de commentaire quand on sait que la jeune duchesse de Carpio, Cristina (la Korotkova de Tolstoï), a été la maîtresse du roi, qu’il la pousse au mariage pour s’en débarrasser, faire taire les ragots de la cour et donner le titre de noblesse qui manque à Sergio pour accéder sans difficulté au poste d’aide de camp qu’il convoite.

De la grotte tolstoïenne aux plateaux du Gran Sasso : une méditation paysagère

5Ces quelques inventions scénaristiques où il n’est pas extravagant de voir la patte de Tonino Guerra, vieux collaborateur des Taviani crédité au générique, résument assez bien le point de vue adopté par les cinéastes dans leur peinture du despotisme éclairé de don Carlos, lequel, à la différence de Frédéric II, ne rejeta jamais vraiment le principe de droit divin pour le modèle de contrat social. C’est en substance ce que semble vouloir dire l’entame du film consacrée à l’enfance du jeune Sergio. Dieu, Roi et Nature constituent en effet trois ordres où s’exprime, aux yeux du jeune garçon, un désir de perfection, de monde parfait qui renvoie à un idéal d’harmonie sécrété par l’enfance. Idéal que les Taviani ont admirablement résolu dans la figure des pétales de fleur, récurrente dans la première partie du récit. Motif poétique d’une grande beauté plastique, d’abord le pétale d’aubépine qui, en ouverture du film8, tombe dans la main du jeune Sergio en attente au pied de l’arbre, comme pour exaucer une prière dont nous ne savons rien à ce stade mais dont on comprendra juste après qu’elle consistait à vouloir un jour « être au côté du roi et l’aider ».

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Photogramme tiré de Il sole anche di notte

6Ensuite les pétales de coquelicots relatifs au troisième flashback associé à l’enfance de Sergio et au rite processionnaire napolitain de la Fête-Dieu, lequel consiste à répandre un parterre de pétales au passage de la procession religieuse. Aux côtés de sa grande sœur, on le voit alors s’agenouiller et lancer, inondé de foi : « Prenez-moi, Seigneur, prenez-moi ».

7Porter atteinte à cet idéal que métaphorise le pétale et où cohabitent en harmonie l’ordre de la nature, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, reviendra dès lors à briser l’unité d’un monde symbolique agrégé par le souvenir d’enfance, selon un principe évidemment absent de la nouvelle de Tolstoï. En quelque sorte, le film des Taviani racontera l’expérience douloureuse de cet éclatement symbolique obligeant Sergio à un perpétuel renoncement. En premier lieu à sa carrière militaire. En effet, aussitôt après que Cristina l’aura informé de son ancienne relation avec le roi le jour même du mariage, le jeune baron la quittera et refusera le poste d’aide de camp que lui promettait le monarque. Trompé, abusé, c’est donc tout naturellement vers le lieu où s’est constitué ce modèle de monde parfait que Sergio d’abord s’en retournera : le foyer familial. « Dans ce retour à la maison, remarquait Vittorio Taviani lors d’une discussion avec Jean A. Gili, il n’y avait pas un fait rationnel. Nous sentions que lorsque quelqu’un a l’impression que tout va mal, il a le désir instinctif de retrouver ses propres racines. Je ressens profondément cette chose, c’est-à-dire revenir tout en sachant que cela ne sert à rien »9. Sur le chemin du retour à la maison, c’est en ce sens qu’il faut comprendre la rencontre avec l’arbre de son enfance. Deuxième occurrence après l’ouverture, Sergio tend la main dans l’attente de la chute d’un pétale que l’aubépine en fleur désormais lui refuse. La nature à son tour le trahit car l’unité symbolique a été en quelque sorte rompue. Ne reste alors que la foi dans laquelle, ultime refuge, le jeune baron se jettera aveuglément.

8Dans cette expérience de la foi qui occupe la seconde partie du film, de loin la plus longue, il s’en faut que les Taviani aient donné le meilleur d’eux-mêmes. Reprenant à quelques ajustements près l’itinéraire spirituel traversé par le héros tolstoïen, disons de l’exercice du sacerdoce jusqu’à l’épreuve de l’ermitage, les cinéastes s’engagent en effet sur un terrain qu’ils connaissent bien : la confrontation d’un homme à son idéal violenté par les forces de la nature (on pense à Káos). Après avoir été ordonné, le désormais père Sergio fuit Naples et ses conciliabules de soutane pour le Monte Petra dans le massif du Gran Sasso où il entame une retraite monachique. Il y arrive de nuit, prodrome de cette lutte qui désormais opposera dans sa vie la lumière à l’obscurité et ne lui laissera aucun repos. Au registre de ce combat qui croise le chemin du péché et de la tentation charnelle dans la tradition, chez Tolstoï, de La sonate à Kreutzer ou du Bonheur conjugal, je voudrais évoquer cette belle séquence où le père Sergio recueille la diabolique et vénéneuse Aurelia (la Makovkina de la nouvelle), une jeune divorcée d’une « beauté remarquable » précise le texte, qui, avec ses amis, a parié de le séduire. Et plutôt que le travail de l’image, évoquer d’abord ici celui du son.

9Arrivée à la nuit tombée sous une pluie battante, la jeune femme (Patricia Millardet) implore l’hospitalité. Le moine, quoique méfiant, finit par lui ouvrir. Transie, elle commence à se dévêtir pour se sécher. Le père Sergio se tient de dos, à l’écart, luttant désespérément : « Il avait tout entendu, écrit Tolstoï. Il avait entendu le froufrou de sa robe de soie, ses pas, pieds nus, sur le sol, ses frictions de bras et de jambes. Il sentait qu’il était faible et qu’il pouvait succomber d’un instant à l’autre »10. Dans cette écoute tendue par une écriture sèche et dense, tout repose sur le traitement sonore et le hors-champ. Les frères Taviani l’ont compris : avec ces froissements de tissu, ces bruissements de cheveux que démêle la brosse, ces frictions de peau, c’est dans l’épaisseur même du son que s’insinue la tentation. Lente pénétration sonore qui a d’ailleurs l’apparence d’une tentative de viol auditif, ainsi que le suggèrent les gros plans sur l’oreille du prêtre ou encore cet effet de mixage très fin où les bruits de la pièce peu à peu s’estompent au profit des crépitements de la pluie extérieure, là en focalisation sonore interne pour échapper à l’appel des ensorceleuses frictions dont le moine aura finalement raison en se tranchant un doigt pour penser à autre chose.

10Sonore, ce combat se déroule aussi sur le plan visuel. On pourrait même affirmer que, tout au long du séjour à l’ermitage, les Taviani l’ont érigé en système plastique avec le secours de Giuseppe Lanci11. Photographie en clair-obscur, éclairage à la bougie dans l’esprit de Georges de La Tour, ciels crépusculaires et clairs de lune contrastés, les paysages dans lesquels évolue le père Sergio sont comme une longue descente aux enfers où les ténèbres le disputent à la lumière spirituelle. Ainsi faut-il lire le titre extrait d’une réplique du film, lequel écarte volontairement la figure éponyme du moine au profit de cette tension que la traduction française, du reste, suggère mal. Le soleil même la nuit ne vaudra en effet jamais cette belle assonance ternaire que scande le titre original : Il sole / anche / di notte. Mais de toutes ces atmosphères plastiques, il faut surtout retenir ici, me semble-t-il, la photographie du paysage, selon une ouverture poétique d’ailleurs absente de la nouvelle de Tolstoï. Au contraire de l’ermitage tolstoïen dominé par la figure rentrante de la grotte, topos de la quête intérieure, le refuge du père Sergio consiste en effet en une cabane de berger, perdue au milieu d’un paysage montagneux très aride. Évoquant cette transposition sur les hauts plateaux du Gran Sasso dans les Abruzzes, les Taviani ont expliqué qu’ils recherchaient ainsi une esthétique s’inspirant des paysages qui, chez Léonard, « s’étendent à l’infini comme une mer asséchée »12, paysages sombres et grossiers comme on en voit derrière La Joconde ou La Vierge au rocher. Faut-il voir dans cette démarche une des manifestations de la réévaluation du paysage observée par Michel Collot en poésie et dans les arts de la représentation au tournant des années 1980, celle qu’il apparente notamment à une « réaction contre les excès du modernisme » dont les jeux formels et les spéculations abstraites avaient presque seuls retenu, tout au long du XXe siècle, l’attention des artistes en « obturant la fenêtre […] censée ouvrir sur le monde »13 ? Il n’est pas tout à fait stupide de le penser à la lumière des éléments génétiques rappelés tout à l’heure à propos du scénario, sans oublier l’intérêt croissant que les Taviani portaient, depuis la fin des années 1970, à la puissance imageante du paysage dans leur peinture d’histoire (on pense à La nuit de San Lorenzo, 1982), fût-elle d’esprit encore marxiste(Padre Padrone, 1977). À bien considérer ces compositions paysagères filmées en plan souvent général et selon un rythme saisonnier, on comprendra dès lors que si elles nourrissent une quête d’esprit sublime (on pense au « vaste » dont parlait Burke)14, elles suggèrent surtout pour le père Sergio une volonté d’humilité face à la grandeur de la mère-nature.

11Modèle plastique, ce décor désertique qui, par le jeu scalaire, montre toute l’épreuve d’un père Sergio rendu à la petitesse de l’espèce face à l’immensité d’une nature austère qui le submerge et l’écrase, ne saurait dissimuler tout ce que celui-ci doit par ailleurs à Rossellini. Plutôt qu’à Païsa, qui fut à l’origine du désir des Taviani de faire du cinéma, c’est, lyrisme en moins, certainement aux paysages de Stromboli, terre de Dieu que renvoie ici l’hostile et rocailleux paysage du Monte Petra où le père Sergio a trouvé refuge, sans compter sa quête spirituelle assez voisine de celle poursuivie par l’héroïne d’Europe 51. Ainsi cet aveu à la fille du marchand, neurasthénique confiée aux bons soins du père Sergio qui, vers la fin du film, aura raison de sa vertu et de sa soif de gloire depuis qu’il passe pour un thaumaturge : « Si au moins un homme, même un seul homme, s’isolait du monde pour penser à tous les autres, pour tous les autres », lui déclare-t-il après leur nuit d’amour, « on pourrait encore espérer ». Remarque qui, me semble-t-il, fait évidemment écho aux ultimes confidences d’Irène devant ses « juges » à la fin d’Europe 51: « Je veux vivre avec les autres et me sauver avec eux […]. Mais pour leur appartenir, je dois être sans entraves. Si vous n’êtes lié à rien, vous êtes lié à tous ».

La nouvelle au risque de l’écran : une lecture politique manquée ?

12Cette quête spirituelle soutenue par la peinture de paysage me conduit directement au troisième point dont je voudrais maintenant traiter. Un point d’importance. L’adaptation des frères Taviani écarte en effet une donnée fondamentale, me semble-t-il, à la bonne compréhension du texte de Tolstoï et à sa portée politique. Lorsque le prince Kassatzky « à qui tous prédisaient qu’il serait l’aide de camp de Nicolas Ier »15 rompt avec sa fiancée et décide d’entrer au monastère, Tolstoï le place, précise-t-il discrètement en ouverture du chapitre II, sous la protection d’un « […] disciple d’Ambroise, lui-même disciple de Macaire qui était disciple de Léonide, disciple de Païssi Velitchkovsky »16.

13Amboise, Macaire, Léonide, Velitchkovsky, on ne saurait imaginer patronage plus signifiant dans la Russie du XVIIIe puis du XIXe siècle. En effet, ce sont là autant de staretsi qui redonnèrent un essor au mouvement religieux initié par le moine Nil Sorski mais aboli après sa mort en 1508. Pénétré des traditions de l’ancien monachisme de la Grande Laure du mont Athos, ce mouvement s’était réclamé d’une stricte pauvreté, d’un détachement total de tout bien matériel et d’une vie la plus humble qui soit. Mais surtout, fait marquant, tous les moines qui lui emboitèrent le pas passaient pour de proches guides spirituels de la communauté dite des « Vieux-Croyants » issue du schisme qui divisa la chrétienté russe au XVIIe siècle. En premier lieu le fameux Ambroise cité par Tolstoï qui, définitivement passé au Raskol en 184617, soit environ à l’époque où l’auteur situe le début du Père Serge (la nouvelle débute en effet ainsi « Dans la décade de 40… »), fonda la métropole de Bielaïa Krinitsa en Autriche où il s’était réfugié pour échapper aux persécutions dont son mouvement était l’objet.

14En situant sa nouvelle sous Nicolas Ier connu pour son régime particulièrement répressif envers ces partisans de la Vieille-Foi, les raskolnik ainsi qu’on les appelle (voyant en eux des conspirateurs politiques, le tsar fit systématiquement raser leurs chapelles), Tolstoï a clairement manifesté ses intentions. Elles revêtent un caractère évidemment politique. Il le sous-entend du reste lorsqu’il note, toujours dans le deuxième chapitre, que son personnage, humilié par l’empereur, rejoint le monastère « afin de s’élever au-dessus de ceux qui avaient voulu lui montrer qu’ils étaient plus haut que lui »18. « S’élever », est-ce à dire moralement, ou bien politiquement ? Les deux, sans doute, quoique le deuxième adverbe l’emporte certainement ici sur le premier. Car s’il n’est aux yeux du jeune prince Kassatzky de décision plus noble et de vengeance finalement plus délicieuse que de se placer au-dessus des turpitudes de la cour en entrant dans les ordres, il n’est d’acte plus politique pour Tolstoï que de lui faire rejoindre, dans la Russie de Nicolas Ier justement, le rang des contestataires et des martyrs partisans de la Vieille-Foi.

15De cette dimension politique et religieuse qui féconde secrètement l’œuvre d’un Dostoïevski (on pense à Crime et châtiment) comme celle du Tolstoï de l’après-crise morale et religieuse de 1880 où il se convertit à l’Évangile (il faut relire Confession), il ne reste évidemment rien chez les Taviani, ou presque. Et j’oserais même dire qu’elle leur a, sans doute, en partie échappé. J’en veux pour preuve la manière dont s’orientent les fins respectives de la nouvelle et du film. Chez Tolstoï, rappelons-nous, l’expérience érémitique se solde en effet par une disparition civile du père Sergueï. Après avoir retrouvé la Pachenka de son enfance dont l’abnégation pour sa famille et la foi innocente lui révèlent soudain le chemin qu’il doit suivre, l’anachorète passé désormais gyrovague s’en va de par le monde, oublie jusqu’à son nom, est arrêté puis déporté en Sibérie où il s’installe sur la terre d’un riche paysan : « Maintenant il vit là-bas », écrit Tolstoï, avant de conclure : « Chez son maître il travaille au potager, enseigne l’écriture aux enfants et soigne les malades »19.

16Dans l’esprit schismatique que j’évoquais précédemment, et de façon plus radicale encore, cette mort civile renvoie de fait, chez Tolstoï, aux pratiques de la secte dite des « Fuyards », branche la plus fanatique et subversive des Vieux-Croyants au cœur de la problématique du grand roman eschatologique suivant, Résurrection, dont les Taviani réalisent en 2001 une adaptation télévisée coproduite par la RAI et France 2, pas très réussie d’ailleurs. Comme le remarque à propos de cette secte des « Fuyards » le grand spécialiste de Tolstoï Georges Nivat, « pour mieux résister à l’Antéchrist du pouvoir impérial », ces errants, réfractaires absolus, « préconisaient en effet le refus du passeport (l’identité), de l’argent (marqué du sceau de la Bête [autrement dit, le tsar]) et de la reproduction humaine »20. Vers la fin de la nouvelle et juste avant son arrestation, ainsi faut-il lire l’épisode du chemin, quand le père Sergueï, devenu pèlerin, refuse l’aumône d’un gentilhomme rencontré sur la route : « Il prit les vingt kopecks et les donna à son compagnon, un mendiant aveugle », note Tolstoï. De même sa décision ultime de renier jusqu’à son identité au moment de son arrestation : « Quand on le questionna sur son passeport, il répondit qu’il n’en avait pas et qu’il était un serviteur de Dieu »21.

17Dans cette fin, les spécialistes de l’auteur d’Anna Karénine ont voulu voir comme l’essence même de la philosophie tolstoïenne, une espèce d’anarchisme religieux de l’Apocalypse. Vision millénariste que prolongerait comme en écho la mort de l’écrivain lui-même lorsque, reniant les biens de ce monde, il quittait tel un « Fuyard » sa propriété d’Iasnaïa Poliana pour une destination demeurée inconnue, avant de tomber malade en gare d’Astapovo où il mourrait dix jours après.

18Le finale des Taviani se veut moins radical et il est loin de cette vision. Complètement inventée par les cinéastes, c’est dans la figure du vieux couple de paysans, proches de Sergio depuis son enfance, que réside, en effet, la résolution du film. Après l’échec de son expérience érémitique, le père Sergio s’en revient, pour la dernière fois, sur les terres de son enfance. Sans s’arrêter cette fois, il passe devant l’aubépine chérie, désormais adulte et bien feuillue. Troisième occurrence. Laissant en chemin la maison familiale, il se dirige immédiatement vers le vieux colombier tenu jadis par ce vieux couple d’amis paysans, sorte de Philémon et Baucis, comme les a justement désignés Gérard Legrand dans sa monographie sur les frères Taviani22, car ils sont morts à une minute d’intervalle, ainsi qu’ils en avaient émis le souhait auprès du prêtre lors d’une de leur visite à l’ermitage du Monte Petra. Sur la tombe où le père Sergio à présent se recueille, on peut lire la date de leur décès : 1766.

19Au nihilisme anarchisant qui habite la fin de la nouvelle de Tolstoï, se substitue donc ici une méditation tournée vers l’expérience de l’inconnu et la dissolution de l’individu dans l’anonymat de l’espèce. À la toute fin du film, ont en effet confié les Taviani23, il ne fait pas l’ombre d’un doute que, de leur point de vue, le père Sergio abandonne la soutane et part au monde, « giuramondo » comme l’évoque si bien ce patronyme qu’ils lui ont donné24 et que le dernier plan du film prolonge de façon tout à fait féconde, lorsque Sergio s’évanouit à l’horizon, tel un point noir disparaissant au bout du chemin dans l’épaisseur de la terre.

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Photogramme tiré de Il sole anche di notte

20En introduction, je rappelais en les citant que les Taviani entendaient toujours parler du monde d’aujourd’hui en s’instruisant du passé. Dans le contexte de l’année 1989-90 où fut réalisé Le Soleil même la nuit, peut-être faut-il voir au terme de l’expérience du père Sergio la parabole d’une méditation en fait très personnelle. Comme si, en crise, les Taviani avaient eux-mêmes éprouvé ce besoin de s’isoler pour reprendre élan. Car, militants communistes au cœur de la contestation des années 1960-70, ne découvraient-ils pas, alors, l’effondrement d’une idéologie qui les avaient mus tout au long de ces années, que venait de condamner la chute du Mur de Berlin, que venait de nier, dans le déjà très douloureux souvenir du Printemps de Prague, la sauvage répression, aujourd’hui un peu oubliée, de la place Tienanmen?

21En dépit de cette résonance très personnelle, conclurai-je pour éclairer mon titre, il n’est pas interdit de voir enfin dans le portrait de ce père Sergio comme la figure d’un intellectuel entre deux révolutions manquées que furent, d’une part le despotisme éclairé de don Carlos, et d’autre part le rêve de cette grande nation née des secousses de la Révolution Française. Et, replacée dans son temps que la fin du film situe en 1766, peut-être y déceler aussi la figure avancée des Jacobins de la contestation révolutionnaire militant pour l’unité italienne. Pour ce faire, il faudra se souvenir que le Fulvio Imbriani de la Restauration d’Allonsanfan (dont l’action se déroule en 1816), carbonaro membre de la secte révolutionnaire des « Frères sublimes », activistes partisans de l’unification italienne ; que celui-ci, donc, regagnait au début du film le domicile familial en se faisant passer pour un… prêtre. Perspective qui, en dépit de cette homologie un peu forcée et spéculative, je l’avoue, n’eût pas déplu au Tolstoï de la dernière période, celui qui faisait rimer religion avec révolution.

22Reproductions : Paolo et Vittorio Taviani, réal. Il sole anche di notte [DVD, Fox Lorber, 2005]. Italie, Couleur. Giuliani G. De Negri pour Filmtre/RAI-Uno (Rome) / Capoul-Interpool Sara Film (Paris) / Direkt Film (Munich), 1990, 112 minutes.