Colloques en ligne

Yves Iehl et Jean Nimis

Territoires du récit bref : présentation

De l’image dans la fiction à l’imaginaire en science-fiction

1Les contributions réunies dans ce volume sont le résultat de quelques-uns des travaux de séminaire qui ont eu lieu de 2014 à 2016 au sein de l’axe Discours et Croisements Artistiques de l’Institut de Recherches Pluridisciplinaires Arts Lettres et Langues (IRPALL) de Toulouse.  Ce recueil de travaux fait suite au livre publié en 20141, qui synthétisait de manière organique les recherches dirigées de 2005 à 2012 par Andrée-Marie Harmat, et qui se consacrait à l’étude de l’évolution et du devenir des formes narratives brèves entre XXe et XXIe siècles. Dès 2013, tout en restant sur le terrain d’investigation principal de la forme brève, le séminaire a orienté ses réflexions dans de nouvelles perspectives, et c’est la raison pour laquelle les travaux ici rassemblés explorent, d’une part, quelques-unes des convergences du récit bref et de l’image, et, d’autre part, dans une optique plus thématique, l’épanouissement de ce genre polymorphe au sein d’un domaine littéraire où se croisent l’anticipation, l’utopie et la science-fiction.

2La diversité des éclairages – également due à la pluralité des aires linguistiques prises en compte qui reflètent la transdisciplinarité des travaux de l’IRPALL – montre à quel point le récit bref est devenu, en raison de sa plasticité, un terrain d’expérimentation où se reflètent des évolutions majeures affectant actuellement l’ensemble du champ littéraire et artistique. Alors même que la notion de genre tend à perdre une part de sa valeur opératoire au plan de la réflexion critique2, le caractère protéiforme de la narration brève amène celle-ci à redéfinir ses frontières et ses enjeux dans des directions très variées.

3C’est précisément cette diversité, qui est aussi synonyme d’instabilité, qui justifie dans cet ouvrage l’association d’un angle d’approche intermédial dépassant les seules frontières de l’écrit tout en intégrant la dimension de l’hybridité, et d’une réflexion sur les formes de l’imaginaire scientifique qui, au sein du récit de science-fiction ou d’anticipation, reconfigurent aussi l’espace du récit bref.

4Tandis que les trois premiers des articles ici réunis explorent le phénomène, en apparence proche de l’hybridation, de ce que l’on appelle « l’iconotexte »3, et que les suivants envisagent le processus de l’adaptation cinématographique comme une démarche de transposition générique qui implique un dépassement des frontières du texte écrit et une recréation de l’œuvre initiale4, les sept dernières contributions montrent comment le recours à un imaginaire fondé sur l’altérité et le dépaysement obéit aussi à un besoin profond de réinvention d’un domaine littéraire en mutation.

5Les relations d’interaction iconotextuelle sont l’objet d’étude des trois premiers articles de ce volume. Dans son analyse sur la création d’Italo Calvino, Jean Nimis montre le rôle central de l’image « mentale » dans l’écriture de l’auteur, image qui préside à la gestation de ses textes et qui, bien que n’y étant pas concrètement présente assume cependant une fonction de matrice poétique dans le tissu narratif qu’elle ne cesse de nourrir. Envisagée comme une « osmose métamorphique » du texte et de l’image, l’écriture devient chez cet auteur le compte-rendu d’une aventure intellectuelle, d’une « expérience de pensée », qui peut paradoxalement aboutir à une déconstruction et à une recomposition du récit par l’imagination du lecteur.

6Dans une optique toute différente, Aurélie Delevallée analyse, à propos d’un récit de Donald Barthelme, « The Flight of Pigeons from the Palace », le phénomène de l’insertion de gravures dans le corps de la narration comme l’aboutissement d’une logique de monstration, de spectacularité et de surenchère liée à la thématique même de l’œuvre, celle de la parade monstrueuse ou du freak show. Au-delà de cette interaction grotesque du texte et de l’image, qui relève en un sens de l’esthétique du collage, le phénomène iconotextuel se charge également dans ce récit d’une dimension réflexive et métafictionnelle qui, à travers le thème de la crise de créativité et de l’angoisse de l’échec, contribue à l’élaboration de son sens.

7Yves Iehl interroge pour sa part, dans son analyse du roman graphique Mademoiselle Else de Manuele Fior, une adaptation de la nouvelle éponyme d’Arthur Schnitzler (« Fräulein Else »), la collaboration intermédiale du textuel et de l’iconique. Il étudie la façon dont l’articulation de l’image et d’extraits soigneusement choisis du texte initial réalisent un équivalent hybride fort convaincant, graphique et textuel à la fois, du monologue intérieur dont la nouvelle de Schnitzler est tout entière composée. Manuele Fior exploite par ailleurs fort efficacement, dans l’évocation d’un univers social dominé par les interdits moraux et le non-dit, toutes les ressources du thème du dévoilement et de la nudité.

8Six autres contributions envisagent à travers le phénomène de l’adaptation cinématographique les rapports de la narration brève et de l’image animée non plus comme une forme de collaboration intermédiale directe mais comme une transposition : un transfert où l’interaction continue incontestablement d’opérer à travers la distance qui sépare l’œuvre-source de l’œuvre-cible. On envisage en effet de nos jours, comme le montrent en particulier les travaux récents de Linda Hutcheon, l’adaptation comme une recréation autonome dont la liberté même illustre la fécondité du principe du croisement intermédial, l’adaptation ayant du reste pour vocation de développer les potentialités littéraires contenues dans l’œuvre-source. Cela est d’autant plus sensible que la densité et la concentration caractéristiques de l’écriture narrative brève se prêtent particulièrement, comme l’expérience le montre, à une exploitation cinématographique et semblent de nature à lui conférer une qualité particulière.

9Dans son étude de l’adaptation par Jean Renoir de « La petite fille aux allumettes »(1928),deHans Christian Andersen, Raphaëlle Costa de Beauregard montre comment le cinéma, et plus particulièrement le cinéma muet, enrichit et amplifie la narration sous sa forme textuelle par une iconographie spécifique du rêve, du souvenir, de la vie psychique. Les éléments du merveilleux se trouvent ainsi exacerbés et démultipliés par une interprétation qui tend vers le fantastique et associe au pathétique la dimension de l’inquiétant. Dans ce film, Jean Renoir étoffe en outre la dénonciation initiale de la misère de type naturaliste d’une série d’allusions fort critiques à sa propre expérience de la Première Guerre mondiale qui approfondissent également considérablement la perspective de l’œuvre.

10Comme le montre Marianne Vidal dans son étude de La traversée de Paris (1956), film de Claude Autant-Lara inspiré de la nouvelle éponyme de Marcel Aymé, l’adaptation peut le cas échéant se situer, dans une optique assez traditionnelle, dans un rapport de complémentarité avec l’œuvre-source. S’il confronte bien, comme l’écrivain, les personnalités, visions de l’existence et destinées des deux personnages principaux, Claude Autant-Lara a modifié la fin du récit dans le sens du conformisme, sans doute afin d’obéir à des impératifs commerciaux, en renonçant à mettre en scène le meurtre d’un personnage par l’autre. Mais il ne dénature pas le regard que Marcel Aymé portait sur le Paris de l’Occupation ni sensiblement, somme toute, le message du récit, qu’il complète en ancrant la représentation de cette période trouble de notre Histoire dans un imaginaire visuel rehaussé par la stature de plusieurs acteurs emblématiques de cette époque (Bourvil et Jean Gabin notamment).

11Mais l’adaptation peut également donner lieu à une étonnante circulation entre la narration textuelle et le media filmique. Ainsi que l’analyse Marc Lavastrou, le long métrage tourné en 1928 par Joe May à partir d’une nouvelle originale de l’écrivain allemand Leonhard Frank qui a pour thème le retour du soldat à la vie civile après la Première Guerre mondiale, a inspiré un phénomène courant dans l’entre-deux-guerres : l’écriture, à partir du film, d’un nouveau récit en qui constitue en quelque sorte une adaptation seconde ou ce que l’on pourrait appeler une “contre-adaptation” du récit initial. En dépit de l’affadissement considérable de la portée critique du message de Leonhard Frank, aussi bien dans le film que dans le récit secondaire, cette double transformation n’en témoigne pas moins de l’intérêt suscité par le thème alors très subversif de la remise en cause des structures familiales et sociales traditionnelles que la guerre avait entraînée.

12Les diverses relations qui s’instaurent entre le film et l’œuvre-source qu’il adapte donnent souvent lieu à un jeu subtil et complexe d’échanges et de transferts qui exalte paradoxalement la dimension du littéraire. Ainsi, Jean Nimis souligne comment les frères Taviani, dans leur adaptation en un long métrage intitulé Kàos (1984) de quatre nouvelles de Luigi Pirandello – adaptation qui du reste, à travers l’usage d’une série de motifs symboliques, constitue un équivalent du dispositif narratif qu’est le cycle de nouvelles –, érige en l’honneur de cet auteur non seulement un hommage mais un véritable « tombeau poétique » qui témoigne d’une profonde empathie artistique.

13Par ailleurs la transposition du thème central du récit initial dans un contexte spatio-temporel pouvant être très différent est en général une opération qui permet à une adaptation de démontrer à la fois son inventivité et sa capacité à réactualiser la problématique de l’œuvre-source. C’est ce que réalisent, comme le montre Philippe Ragel, les frères Taviani dans Le Soleil même la nuit (1990), où ils transposent l’action du Père Serge (1911), de Léon Tolstoï, dans le royaume des Deux-Siciles, en Italie vers 1750. Si ce film met en scène, comme le récit de Tolstoï un itinéraire individuel de renonciation à la société et de quête spirituelle, il en propose aussi une interprétation très personnelle liée, pour ces deux cinéastes, à une expérience qui ne relève pas de l’ascèse religieuse mais bien plutôt de la renonciation à l’engagement politique.

14Cela est encore plus sensible, comme l’ont mis en évidence Marie Bouchet et Yves Iehl, dans le film de Stanley Kubrick Eyes wide shut, adaptation de la « Nouvelle rêvée » d’Arthur Schnitzler. Le déplacement dans la société new-yorkaise de la fin du XXe siècle de l’action complexe du long récit de l’écrivain autrichien – la découverte, sur un arrière-plan de mésentente et de jalousie conjugales, d’une société secrète organisant dans l’univers feutré et corseté de la Vienne fin de siècle des orgies débridées dans une atmosphère de transgression et de secret absolu – est un pari réussi de la part du cinéaste anglais. S’il ne ressuscite pas la dimension historique des nouvelles de Schnitzler ni le climat de fascination érotique et d’interdit moral et qui a donné naissance à la théorie freudienne, Stanley Kubrick réussit le tour de force de recréer d’une façon véritablement convaincante, en reprenant le motif de la société secrète, symbole de la duplicité d’une société dominée par l’argent, le pouvoir et le sexe, l’atmosphère d’ambivalence et d’irréalité, de confusion entre rêve et réalité qui l’avait fasciné chez l’auteur autrichien.

15Le second volet des contributions ici présentées regroupe des travaux qui continuent la réflexion générique sur la narration brève et interrogent les rapports que celle-ci entretient avec l’imaginaire de la science-fiction et de l’anticipation. En effet, en suivant quelques-unes des « lignes de crête » de l’histoire des XXe et XXIe siècles (guerres chaudes et froides, révolutions et révoltes, perturbations socio-économiques), on peut voir comment des événements historiques cruciaux peuvent contribuer à la diversification et à l’élargissement des frontières d’un genre déjà ancien comme le fantastique. Beaucoup d’écrivains se sont orientés par rapport à ces « lignes de crête » pour chercher un modèle épistémologique ouvert permettant de poursuivre une réflexion sur l’état des connaissances et, plus encore, sur celui des consciences humaines5. Assez naturellement, le récit de science-fiction et d’anticipation est le genre le plus idoine pour cette exploration, précisément à cause des options conjecturales qu’il comporte6. Structurée par des hypothèses sur les potentialités de notre futur (parfois aussi de notre présent ou de notre passé) et dans le prolongement des avancées scientifiques, technologiques et ethnologiques actuelles, l’abondante production de cette littérature, notamment dans le domaine du récit bref, permet de réexplorer avec originalité les mutations sociales et les conflits de la période contemporaine.

16La diversité et la qualité de la littérature d’anticipation et de science-fiction et de ses sous-catégories (hard-science-fiction, cyber-punk, steam-punk, space ou planet-opera, speculative fiction, fantasy, uchronies et autres variantes encore) se manifestent à travers la mise en œuvre d’un certain nombre de mécanismes narratifs auxquels la narration brève se prête tout particulièrement. La spécificité de la nouvelle de science-fiction est sans doute de synthétiser et d’intensifier l’effet de fiction spéculative et de prise de distance par rapport à notre réalité vécue, que produit ce genre de littérature. Ce saut qualitatif correspond, au regard des formes traditionnelles du récit, à une redéfinition de l’horizon d’un genre. C’est là ce que Philip K. Dick appelait une « dislocation par un certain genre d’effort mental de l’auteur » : un effet qui s’apparente à une « distanciation cognitive »7 et qui suscite chez le lecteur une expérience que l’on peut qualifier de visionnaire et de prospective.

17Distillant artistiquement et de manière subtile, voire poétique, des connaissances relevant de théories ou de spéculations scientifiques, la narration brève invite paradoxalement à l’évocation de mondes lointains (mais finalement très proches du nôtre), d’uchronies, de voyages dans le temps, d’univers parallèles. C’est notamment ce qu’avait su faire Cordwainer Smith (1913-1966)8 avec la série des récits qui ont constitué le cycle des Seigneurs de l’instrumentalité.9 Et cette dimension spéculative, qui confronte passé, présent et futur à travers le développement des sciences, montre que la science-fiction, dans la continuité de la littérature utopique et d’une certaine tradition du conte philosophique, a avant tout pour ambition, par le détour des mondes qu’elle explore, de questionner l’état de notre présent. En dépit du manque de reconnaissance intellectuelle dont elle souffre en ce début de XXIe siècle, elle revendique une vocation de vigie dans le cadre de nos civilisations confrontées à leurs mutations.

18Parmi les textes présentés, Teresa Solis analyse la poétique des récits « lunaires » des Cosmicomics (Cosmicomiche, 1965) d’Italo Calvino, recueil dont il avait déjà été question par le passé au cours de quelques-unes des séances du séminaire sur la nouvelle en Europe, et elle souligne le rôle essentiel que la fantaisie et l’imaginaire y jouent. Dans « Faire Lune la lune : d’une fiction scientifique d’Italo Calvino », il est question de voir, peu avant que le satellite de la Terre s’apprête à être conquis à force d’efforts technologiques sans précédents, comment l’auteur conserve au mythe lunaire ses qualités poétiques et archétypales à partir d’une suggestion scientifique (l’éloignement de l’orbite lunaire), ce qui l’amène à porter un regard décentré sur la condition humaine contemporaine.

19Dans les deux études qu’elle propose, Dorianne Butruille souligne les liens étroits de la fiction d’inspiration scientifique avec la tradition la plus littéraire de la nouvelle, qu’elle honore tout en la réinventant. Le récit « Tlôn, Uqbar, Orbis tertius » (1944) de Jorge Luis Borges (publié plus tard dans Ficciónes) met en scène non pas la conquête, mais « l’invention d’un monde » comme un phénomène de communication médiatique lié à une conception hypertextuelle de la littérature. Illustrant la transformation progressive du vraisemblable – la postulation d’un monde – en réalité, du moins en la conviction largement partagée que ce monde existe –, il est une démonstration paradigmatique de la puissance du fictionnel. La nouvelle de Ray Bradbury « Usher 2 » (publiée pour la première fois sous le titre « Carnival of Madness » dans Thrilling Wonder Stories en 1950) procède à une fictionnalisation intertextuelle des récits de Poe dans un futur lointain afin de mettre en scène la mise en accusation et la condamnation d’un monde dystopique se fondant sur une idéologie totalitaire hygiéniste et se rendant coupable de négationnisme culturel. Nous avons ici le paradoxe d’un récit évoquant un univers futuriste qui réhabilite pourtant certaines formes traditionnelles du fantastique afin de dénoncer les travers d’une conscience moderne dont le sectarisme scientiste fait table rase du passé et de la culture.

20Dans le domaine de la science-fiction polonaise, Kinga Joucaviel expose comment se déploie la créativité lexicale de Stanisław Lem entre les Contes inoxydables (Bajki robotów) de 1964 et les récits de La Cybériade (Cyberiada) de 1965, sur un mode qui régénère le récit bref. Les récits « rabelaisiens » de ces recueils, qui mettent en scène des personnages aussi truculents qu’anachroniques, sont aussi remarquables en raison de l’inventivité linguistique de leur auteur, que la traductrice française a su parfaitement relayer. Ce panorama linguistique suggère que Lem a développé dans ses récits un subtil dessin de la circularité du devenir des civilisations, où la perfection des connaissances construit paradoxalement leur négation.

21Alexis Yannopoulos analyse pour sa part quelques-uns des aspects de la remise en question de l’idéologie dominante mise en œuvre dans les short stories suites d’Angélica Gorodischer, et montre comment l’apparente fragmentation de l’œuvre constitue en fait une « encyclopédie ouverte » (Calvino) de « savoirs situés », c’est-à-dire de savoirs en dialogue à partir de leurs territoires respectifs.

22Nathalie Vincent-Arnaud interroge la porosité des genres du polar et du récit d’anticipation dans la nouvelle de Sandrine Collette « Une brume si légère » en s’intéressant plus particulièrement au concept de « dysurbanité », à savoir l’expérience dystopique dans un récit « urbain », où s’exprime une impasse existentielle très en phase avec le monde contemporain.

23Les « fictions de mondes possibles » explorées dans le cadre de ces travaux traduisent les interrogations d’écrivains contemporains qui se sont penchés sur l’identité d’un monde où les sciences et les techniques ont envahi tout l’espace des possibles, subrepticement le plus souvent, mais parfois de manière si évidente et violente que leur présence, paradoxalement, s’efface. Il est donc ici question de « visionnaires » modernes dont la réflexion englobe tout à la fois le devenir de notre civilisation, de notre imaginaire, et celui d’une tradition littéraire dans laquelle ils s’inscrivent tout en la réinventant. Leur qualité artistique et leur originalité permet de les considérer, dans l’univers culturel et linguistique qui est propre à chacun, comme des héritiers de H. G. Wells, George Orwell ou Edgar Allan Poe, qui ne méritent sans doute pas l’accueil dédaigneux qui leur est parfois réservé. Le propos de ces réflexions est précisément de leur rendre hommage tout en explorant le vaste continent des diversifications actuelles du récit bref.