Colloques en ligne

François BRUNET – Université Paul Valéry-Montpellier 3

Le traitement de l’Histoire dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem

1Chateaubriand a donné plusieurs raisons pour expliquer son départ pour l’Orient : réaliser dans l'ancien monde un voyage qui soit l'équivalent de son voyage en Amérique, chercher des images pour Les Martyrs de Dioclétien, faire le pèlerinage de Terre sainte, sans parler du rendez-vous donné à Nathalie de Noailles... Or aucune de ces motivations n'implique une réflexion historique alors que l’Histoire est présente à chaque page de son Itinéraire de Paris à Jérusalem, et même dans le titre. Car cet « itinéraire », ce n’est pas Chateaubriand qui le trace, il se contente de le suivre, et d’autres l’ont suivi avant lui. Entre le point de départ, Paris, et le point d’arrivée, Jérusalem, s’établit d’office une tension, qui n’est pas seulement géographique, mais aussi temporelle : Paris, c’est la capitale du présent. Jérusalem, la capitale du temps originel. Ainsi, espace et temps sont liés et révèlent leur liaison intime tout au long de l’itinéraire.

2Pour bien comprendre l'importance de la donnée historique dans l'économie de l'ouvrage, il faudrait donc plutôt privilégier l'explication donnée, comme à l'étourdie, au Turc rencontré lors d’un bivouac près de Misitra, le narrateur lui déclarant "qu'il voyageait pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts"1. Si la première moitié de l’affirmation, assez générale, est celle d'un ethnologue ou d'un sociologue, la seconde, même prise au sens figuré, est plus difficile à expliquer : "voir", c'est-à-dire prendre contact avec les Grecs qui sont morts, comment ? et surtout, pourquoi ? L’Histoire, qui est une science, a certes empêché qu’on oublie, non seulement les Grecs, mais aussi les Romains, les Juifs, les premiers Chrétiens, les Croisés, etc. L’avoir présente à l’esprit au cours d’un voyage, replacer les hommes et les événements dans leur cadre originel, c’est une façon de l’expliquer, d’enrichir sa signification. Le moi du voyageur-narrateur, du moins en ce qui concerne Chateaubriand, peut ainsi éprouver, grâce à l’Histoire, des émotions dont la nature reste d’ailleurs à définir. On peut en outre se demander si l’Histoire n’est pas l’une des composantes fondamentales de ce récit de voyage romantique, tel que Chateaubriand en fixe le type, voire si le voyage dans l’espace, et le récit de voyage, ne sont pas des prétextes à une plongée dans l’Histoire. Mais pourquoi une telle plongée ? Et qu’en adviendra-t-il en retour, sur le plan littéraire ?

3Pour répondre à ces diverses questions, nous examinerons d’abord la présence de l’Histoire dans l’Itinéraire, puis la vision personnelle de l’Histoire telle qu’elle se manifeste dans l’écriture de Chateaubriand avant d’étudier en quoi l’Histoire assure au moi de l’écrivain une expansion qui lui permet de se confronter au temps.

4De l’Essai sur les Révolutions, publié en 1797, aux Études historiques (1831), Chateaubriand a manifesté un constant intérêt pour l’Histoire. Ce goût, peut-être acquis aux collèges de Dol, Rennes et Dinan semble donc l’avoir constamment accompagné et pour préparer son voyage de 1806 comme pour rédiger l’Itinéraire, il a réuni une importante documentation. C’est dans René, roman pourtant vague et allusif, qu’une phrase esquisse l’état d’esprit qui sera celui du voyageur de Paris à Jérusalem : « je m’en allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d’ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées des rois cachés sous les ronces [...] » Et c’est dans la Lettre à Fontanes sur la campagne romaine, de 1803, que Chateaubriand révèle vraiment sa capacité à intégrer une réflexion historique à un récit poétique, comme le fera l’Itinéraire Les Martyrs, épopée, usant de procédés différents.

5On peut dire que dans l’Itinéraire, l’Histoire est partout, et notamment dans le livre le plus apprécié du public, le Livre I sur la Grèce. L’Histoire déborde même le corps de l’ouvrage sous forme de notes infrapaginales, de trois opuscules placés à la fin et d’une longue introduction, « d’une extrême aridité » selon l’aveu de Chateaubriand lui-même qui en considérait la lecture comme facultative (Préface de la première édition) si bien que certains éditeurs comme Jean-Claude Berchet l’ont purement et simplement supprimée2. Le récit lui-même était farci de longues citations dont Chateaubriand dans sa troisième édition s’est débarrassé en les rejetant en notes finales numérotées de A à O (15 longues notes totalisant 30 pages en caractères serrés). Même ainsi allégé, le texte est plein de références historiques de toutes sortes au point que Sainte-Beuve a jugé la partie sur Jérusalem « fatigante à lire, et le tout [...] plus surchargé d’érudition qu’[il] ne le voudrait »3. Et il ajoute : « M. de Chateaubriand a de ces traînées et de ces poussées d’érudition dont il abuse ». Il existe encore de véritables dissertations historiques, principalement une, d’une trentaine de pages, qui raconte dans le Livre VII l’histoire de Carthage, passage jugé sévèrement malgré ses qualités narratives intrinsèques4. Mais pour l’essentiel, comme tout récit de voyage, l’Itinéraire présente des parties narratives (les déplacements du voyageur, ses aventures), des descriptions de paysages ou de villes, des portraits, de très rares dialogues, des rêveries et des méditations ; or, l’Histoire n’est absente d’aucun de ces éléments, même pas du seul dialogue un peu étendu où le narrateur voyageur s’impatiente contre l’ignorance de son cicerone incapable de lui indiquer le site de Lacédémone5.

6Mais cette Histoire qui intervient sans cesse, en quoi consiste-t-elle ? Il s’agit de l’Histoire de la Grèce antique, évidemment, bien connue des lecteurs de l’époque nourris aux humanités classiques, mais aussi de l’histoire du christianisme primitif et de Byzance, et même de l’histoire de la Grèce sous la domination ottomane, d’une part. Et d’autre part, de l’histoire de la Palestine hébraïque puis de la Palestine chrétienne, de l’histoire de la domination musulmane, des Croisades, ainsi de suite jusqu’à l’époque moderne. Cette ampleur tenait à la nature du sujet et n’est donc pas surprenante ; mais ce qui étonne, c’est la volonté d’exhaustivité de Chateaubriand qui semble avoir consulté des ouvrages rares relatifs à des époques confuses et la plupart du temps inconnues de lecteurs même cultivés. Dans la première grande méditation de l’Itinéraire, à l’approche des côtes grecques, dans un de ces passages qu’il nomme lui-même « digression », tout plein de « souvenirs »6, le narrateur s’écrie :

[...] si je disais que l’église de Corfou fut la seule qui échappa à la persécution de Dioclétien ; qu’Hélène, mère de Constantin, commença à Corfou son voyage en Orient, j’aurais bien peur de faire sourire de pitié les esprits forts. Quel moyen de nommer saint Jason et saint Sosistrate, apôtres des Corcyréens, sous le règne de Claude, après avoir parlé d’Homère, d’Aristote, d’Alexandre, de Cicéron, de Caton, de Germanicus ?

7Ainsi, l’Histoire, pour Chateaubriand, est une chaîne continue de faits et de personnages. L’originalité de sa documentation réside surtout dans le fait qu’il ne s’est pas contenté de l’histoire antique et de l’histoire sainte, familières à chacun à son époque, mais qu’il s’est aussi penché sur l’époque médiévale et sur les temps modernes. Il y a plus, et c’est un des éléments assez inattendus, Chateaubriand fait de fréquentes allusions à la politique contemporaine de la France en Orient et notamment aux conséquences de la fameuse campagne d’Égypte de 1798. Si cet ancien émigré se garde bien d’évoquer la Révolution, il manifeste à plusieurs reprises sa fierté d’être Français et se réjouit de la réputation flatteuse acquise par les soldats ses compatriotes, réputation dont il perçoit les échos en Grèce, en Turquie, à Jérusalem, et bien entendu en Égypte. Il rapporte ainsi avec joie les moindres éléments pouvant faire apparaître comme glorieuse cette expédition manquée.

8Qu’elle soit antique, chrétienne ou contemporaine, l’Histoire est donc un moyen d’emprise sur le temps dont le voyageur semble avoir éprouvé constamment le besoin, et plus encore, dont il a joui, dont ils s’est grisé et dont l’écrivain a encore renforcé la présence lors de la composition de l’ouvrage. Cependant, à ce moment, on rencontre un problème d’écriture. En effet, comment cette Histoire, sous ses diverses formes, s’est-elle combinée avec une écriture essentiellement poétique ?

La fusion de la poésie et de l’Histoire

9Chateaubriand a écrit au début de l’Itinéraire, qu’il « allait chercher les Muses dans leur patrie ». Les Muses de la poésie, de l’éloquence peut-être, mais aussi Clio, la Muse de l’Histoire. Cependant, tout un travail d’harmonisation était nécessaire pour que l’ouvrage ne soit pas un assemblage hétéroclite et devienne une véritable œuvre d’art. Le temps passé à la rédaction, environ deux ans, prouve le soin qu’il a mis à composer cet ouvrage au titre modeste mais aux vastes proportions.

10Le premier souci de Chateaubriand a été d’effacer les frontières entre la littérature et l’Histoire. C’est à dessein qu’il cite dans un même paragraphe Homère et Hérodote, ou, dans sa description de Jérusalem, qu’il se réfère avec la même foi aveugle à la Bible, à l’historien juif Josèphe et à l’auteur de La Jérusalem délivrée (Le Tasse). Le procédé se répète un grand nombre de fois. Il s’agit là, bien sûr, d’une confusion volontaire, Chateaubriand veut nier toute opposition entre mythologie, poésie et Histoire. Il n’y en a pas d’ailleurs pour lui puisque les héros de la Fable et de l’Histoire vivent également dans sa mémoire. Parlant par exemple de l’histoire de l’île de Méthone, après un long développement où les dates abondent, il prend à nouveau appui sur Homère : « ceci forme, depuis Homère jusqu’à nous, la suite de l’obscure histoire de Méthone »7. Ailleurs, en approchant d’Ithaque, il mentionne, comme s’il s’agissait d’objets historiquement avérés, les « treize poiriers » de Laërte, la chaumière d’Eumée (le porcher d’Ulysse), le tombeau du chien Argos...8 À Jérusalem, il suit la Voie Douloureuse avec la crédulité de sainte Hélène, comme si l’Évangile ne devait pas être utilisé avec une certaine prudence quant aux événements historiques. Dans ce travail d’harmonisation, on note aussi de fréquents passages par les sources légendaires attachées à un lieu. Le narrateur est alors moins affirmatif, on rencontre des expressions comme « on prétend », et à d’autres moments il adopte des traditions pour le moins fragiles, comme de rattacher l’hyacinthe à l’île de Zante, ce qu’aucun botaniste n’accréditerait9, et de là il se permet de glisser à des affirmations plus péremptoires. Par tous ces procédés, Histoire et poésie fusionnent, l’Histoire est poétisée et la poésie s’arroge le prestige de la vérité.

11L’un des procédés les plus fréquents est le recours à l’allusion, parfois grâce à un simple nom propre. Racontant sa chevauchée à travers la Morée, et décrivant son bivouac, il conclut par cette remarque désabusée :

Voilà comme on voyage aujourd’hui dans le pays d’Alcibiade et d’Aspasie.10

12Procédant ainsi, il instaure une complicité entre son lectorat et lui-même : les anciens élèves des collèges religieux ou même des Lycées récemment créés ont évidemment une culture classique solide et Le Voyage du jeune Anarchasis était alors dans toutes les mémoires. Si l’un des passages les plus célèbres de l’Itinéraire est la visite de Sparte, c’est sans doute grâce à la dramatisation habile à laquelle a recours Chateaubriand, qui joue avec l’impatience de son lecteur, et même la présente comme supérieure à la sienne :

Mais quand parlerez-vous de Sparte, me dira le lecteur ? Où sont les débris de cette ville ? Sont-ils renfermés dans Misitra ? N’en reste-t-il aucune trace ? Pourquoi courir à Amyclée avant d’avoir visité tous les coins de Lacédémone ? Vous contenterez-vous de nommer l’Eurotas sans en montrer le cours, sans en décrire les bords ? Quelle largeur a-t-il ? De quelle couleur sont ses eaux ? Où sont ses cygnes, ses roseaux, ses lauriers ? Les moindres particularités doivent être racontées quand il s’agit de la patrie de Lycurgue, d’Agis, de Lysandre, de Léonidas.11

13Les noms les plus fameux se succèdent ainsi, mêlés à d’autres plus obscurs qui renforcent l’aspect savant de l’ouvrage, exaspérant ses détracteurs qui se sont acharnés à découvrir des erreurs (comme, dans la partie II du récit, une confusion à propos du Granique, fleuve rendu illustre par une bataille d’Alexandre12). Ils jouent aussi un autre rôle, purement poétique. Alcibiade et Aspasie, par exemple, étaient célèbres pour leur beauté et pour leur faste, certes, mais le rapprochement de ces vocables est aussi très musical. Un autre procédé de l’écrivain est celui du tableau virtuel, de « ce qui aurait pu être vu si... » On pense à la fameuse description du lever de soleil sur Athènes, depuis l’Acropole :

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée [...] ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène [...]13 

14On pourrait citer nombre d’énumérations de noms propres nimbés d’une aura qui poétise le texte et stimule l’imagination du lecteur, les effets d’harmonie imitative, les phrases mélodieuses, les protases qui s’élancent, les apodoses élégantes. L’Enchanteur a recours aux mêmes procédés qui ont fait leurs preuves dans la fameuse Lettre sur la campagne romaine, mais il ne s’y abandonne pas totalement : son livre est un récit de voyage, au ton général plus austère, moins sensuel, que ce grand morceau lyrique.

15Cette unification entre Histoire et poésie n’est cependant pas parfaite, pas systématique, et certains ont cru détecter dans l’Itinéraire des scories, c’est-à-dire des parties mortes. Chateaubriand était cependant trop artiste pour ne pas s’être rendu compte lui-même de cette disparate. Comment, alors, interpréter de tels passages ? L’histoire de Jérusalem, qui occupe une dizaine de pages du livre IV, n’a rien à envier pour l’aridité à l’introduction dont la préface disait qu’on pouvait la « passer sans inconvénient ». S’agirait-il d’une affectation d’objectivité, destinée à donner à l’ouvrage un vernis scientifique ? Ou bien, au contraire, d’une sorte de lecture critique de l’Histoire, d’une valorisation de la manière du poète, d’un exemple a contrario de ce que devrait être l’Histoire ? C’est le moment de rappeler qu’Augustin Thierry affirma avoir trouvé sa vocation d’historien à la lecture des Martyrs. Ainsi, l’extrême sécheresse de cette chronologie s’oppose à la chaleureuse défense des Croisades qui suit et qui rappelle les bonnes pages du Génie du christianisme. La description assez objective de Jérusalem et les fatigantes discussions sur des points d’archéologie, à grand renfort de références à l’historien juif Josèphe, qui occupent une bonne partie du livre IV sont suivies, sans transition, par la lecture exaltée d’Athalie, au coucher du soleil, « au pied du tombeau de Josaphat, le visage tourné vers le Temple »14. De véritables comptes d’apothicaire occupent une bonne partie de la fin du livre IV15 ; mais le livre V commence par une relecture de La Jérusalem délivrée, et par une nouvelle visite de Jérusalem, ce livre à la main, dont le voyageur narrateur fait une belle paraphrase16, aussitôt suivie par une traduction du moine Robert, chroniqueur fidèle mais artiste médiocre, qui raconte le même épisode historique17. Si Chateaubriand procède le plus souvent par harmonisation, il n’ignore pas les effets esthétiques produits par des oppositions et de brusques ruptures18. Mais on observe surtout dans un tel passage, que s’il prend parfois la plume de l’historien, c’est pour l’abandonner dès que parle la voix d’un poète, qu’il s’agisse du Tasse, de Racine, ou de lui-même. En allant au bout de ce raisonnement, on est conduit à conclure que l’Histoire sert à mettre la poésie en valeur :

Malheur à qui ne verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère !19

16Héritier des Lumières par son goût des sciences exactes, par son recours aux allusions savantes, Chateaubriand n’est sans doute pas un parfait historien, mais ceci importe peu puisqu’il est un poète qui dépasse complètement, dans son récit, l’esthétique des écrivains voyageurs qui l’ont précédé, puisqu’il fixe en novateur le paradigme de ce que l’on peut appeler le « récit de voyage romantique »20

17Voyager pour « voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts », une telle démarche implique simultanément le physique et le spirituel. Contemplant le mont Ithome, le narrateur se déclare convaincu « de la difficulté de bien entendre les auteurs anciens sans avoir vu les lieux dont ils parlent »21. De ce fait, le voyageur, par ses déplacements, doit d'abord retrouver les sites où les héros du passé ont vécu, les lieux où ils sont morts, leurs tombeaux. Le voyage pénible que Chateaubriand s'impose à travers la Morée et le Péloponnèse a eu pour but de passer par Sparte, patrie de personnages fameux :

C'était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l'Eurotas, cette promenade qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la grandeur d'un peuple libre, et je n'ai point foulé sans émotion sa noble poussière.22

18En se rendant aux ruines de Sparte, il avoue que « le cœur commence à [lui] battre », il parle un peu plus loin d’une « espèce de trouble »23, il se met à chercher le tombeau de Léonidas24 avec « ardeur » ; cela montre bien que la relation avec les Grecs disparus est du domaine de l’émotionnel. Cette illumination qui a eu lieu à Sparte, s’explique sans doute par un accord du voyageur avec la beauté et la tristesse du paysage,  la solitude, le silence, conditions esthétiques en opposition avec le tempérament d’un voyageur mûrissant. Car il se croit, à tort manifestement, guéri des exaltations juvéniles éprouvées naguère dans les forêts d’Amérique :

Tout cela plaît à vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire à elle-même, et qu’il y a dans la première jeunesse quelque chose d’inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimères [...] ; mais, dans un âge plus mûr, l’esprit revient à des goûts plus solides : il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l’histoire. Je dormirais encore volontiers au bord de l’Eurotas ou du Jourdain, si les ombres héroïques des trois cents Spartiates, ou les douze fils de Jacob devaient visiter mon sommeil.25

19Ainsi, les émotions de Chateaubriand au contact des lieux renommés de la Grèce, seraient-elles uniquement d’ordre culturel ? Cette explication trop sage ne rend pas compte de la vivacité de certaines d’entre elles. Lorsqu’il approche de la Laconie, il se trouve dans une sorte d’émerveillement : « Je pouvais à peine me persuader que je respirais dans la patrie d’Hélène et de Ménélas »26. En Turquie, la colère, qu’il manifeste lorsqu’il comprend que son guide ne le mène pas vers le site de Troie, semble bien trahir une frustration réelle27. On peut donc tenir pour acquis que Chateaubriand désirait sincèrement faire un pèlerinage (et tout pèlerinage comporte une reconnaissance du sacré), aux lieux mêmes où les Grecs des temps glorieux ont vécu, ont combattu pour leur liberté et sont morts. On peut donc percevoir ici une sorte de mysticisme païen rendu possible par le recours à l’Histoire.

20C’est tout un aspect du caractère brave, orgueilleux et jaloux de son indépendance qui se trouve ainsi satisfait de cet hommage rendu aux Grecs illustres. Chateaubriand voudrait-il s’identifier à eux ? Nombreux sont les passages où il laisse en tout cas percer son désir de confondre ses pas avec les leurs, comme si ce rapprochement physique pouvait abolir l’écart temporel ou amorcer une temporalité cyclique :

Je passais, avec ma petite caravane, précisément par les chemins où le convoi funèbre du dernier des Grecs avait passé, il y a environ deux mille ans.28

21Le même phénomène se reproduit quand le voyageur songe aux Terres saintes, mais c’est alors le gentilhomme monarchiste et chrétien, dont les ancêtres ont effectivement participé aux Croisades, qui a l’occasion de s’exalter. Chateaubriand aime à se parer du titre de Franc29, à connotation médiévale, comme s’il cherchait à abolir les distances temporelles. Il se voudrait l’un des derniers Croisés. Il s’identifie à eux, au sire de Joinville30, au Normand Robert Guiscard, au Breton de Villamont :

Du pèlerin normand Robert Guiscard jusqu’à moi pèlerin breton il y a bien quelques années ; mais dans l’intervalle de nos deux voyages, le seigneur de Villamont, mon compatriote, passa à Zante. [...] [Il] ne s’arrêta point à Zante ; il vint comme moi à la vue de cette île, et comme moi31 le vent du Ponent magistral le poussa vers la Morée.32

22Là aussi, l’écart temporel s’abolit. Une temporalité cyclique est suggérée. À certains moments même, elle semble devoir concerner tous les moments de la vie du narrateur et s’étendre même à l’espace :

Je me rappelais que d’autres missionnaires m’avaient reçu avec la même cordialité dans les déserts de l’Amérique.33

23Ailleurs encore, le sentiment troublant de répétition, laisse entrevoir l’impression que l’itinéraire qu’il suit a été parcouru par d’autres avant lui :

 Ainsi je suivais absolument le chemin qu’Ubalde et le Danois avaient parcouru pour aller délivrer Renaud. Mon bateau n’était guère plus grand que celui des deux chevaliers, et comme eux j’étais conduit par la Fortune.34

24Cependant, tant s’en faut que le charme opère automatiquement. Le désir, l’impatience, la curiosité, la vénération demeurent souvent impuissants. Dès ses premiers pas sur le sol de Grèce, la déception frappe le voyageur :

Je foulais le sol de la Grèce, j’étais à dix lieues d’Olympie, à trente de Sparte, sur le chemin que suivit Télémaque pour aller demander des nouvelles d’Ulysse à Ménélas [...] Vues de ce point, les côtes du Péloponnèse, vers Navarin, paraissent sombres et arides [...] c’étaient là cependant les monts Égalées, au pied desquels Pylos était bâtie. [...] Pas un bateau dans le port ; pas un homme sur la rive : partout le silence, l’abandon et l’oubli.35

25Parmi les Spartiates qu’il désire « rencontrer » figure notamment Léonidas, le roi de Sparte mort avec ses guerriers aux Thermopyles36. Dans un passage grandiloquent, tempéré cependant d'une pointe d'auto-dérision suffisante pour désarmer toute moquerie, le narrateur se décrit cherchant le tombeau de Léonidas, croyant le découvrir sur un fragile indice archéologique. Dans un autre passage, l'émotion du voyageur est encore plus vive :

Comme j'arrivais à son sommet, le soleil se levait derrière les monts Ménélaïons. Quel beau spectacle ! mais qu'il était triste ! L'Eurotas coulant solitaire sous les débris du pont Babyx ; des ruines de toutes parts, et pas un homme parmi ces ruines ! Je restai immobile, dans une espèce de stupeur37, à contempler cette scène. Un mélange d’admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l’avoir oublié.38

26 Les ruines de Sparte se sont donc révélées sans écho à son émotion : les êtres qui vivent en lui ont bel et bien disparu, et jusque dans les lieux qui les ont connus. Ce passage consacre donc la vanité de l’Histoire, en tout cas de l’histoire humaine. Mais c’est en Palestine que les déceptions se multiplieront. Le cheminement de Jaffa à Jérusalem, est ponctué d’une foule de réminiscences bibliques ou évangéliques qui ne font que mettre en évidence la banalité et la mesquinerie des lieux traversés. Même l’apparition de Jérusalem plonge le narrateur dans la stupeur, plus que dans la joie :

Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ses murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhova, et les épouvantements de la mort.39

27De fait, les moments d’émotion intense seront rares lors du voyage vers la mer Morte et lors de la visite même de Jérusalem. La Judée donne au narrateur une « terreur secrète », invite au stoïcisme. Le temps de l’Histoire semble ici dépassé, on a quitté le domaine de l’histoire humaine pour celui de l’histoire sainte, c’est-à-dire de l’éternité, comme le marque le passage au présent absolu :

Chaque nom renferme un mystère : chaque grotte déclare l’avenir ; chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.40

28L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est donc moins le récit d’un voyage dans l’espace que dans le temps. La composante historique en est un élément fondamental, qui touche non seulement l’écriture, car elle n’est pas un ornement, une affectation d’érudition, mais qui détermine surtout les motivations profondes du voyageur. Chateaubriand a voulu accomplir un voyage dans le passé (ou en tout cas, c’est ainsi que se présente son livre) ; soit pour remettre ses pas dans ceux des hommes, célèbres ou anonymes, des grandes heures de l’histoire antique et de la chrétienté, afin de se sentir exister hors du temps ; soit pour instaurer un temps cyclique où il aurait sa place. Ces attentes ne seront pas satisfaites, d’autres réponses seront cependant offertes : « le Voyage de la Grèce » lui apprendra la vanité de l’histoire des hommes, la visite de la Judée le confirmera dans l’idée d’une réalité hors du temps, divine. Ainsi, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, tout imprégné d’Histoire, montre-t-il finalement l’imposture de l’Histoire.