Colloques en ligne

Marie-Laure Rossi, Université Paris-Diderot, Université Paris-7, Université Cérilac et Laboratoire « Littérature au présent »

Le ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde

1En septembre 2013, paraît un livre inattendu, élaboré à partir de tweets par l’un des journalistes littéraires les plus reconnus à la fois pour ses émissions radiophoniques centrées sur le silence et l’écoute, et pour sa poésie exigeante : Cent quarante signes d’Alain Veinstein. Cette œuvre se présente comme une recomposition des messages publiés sur son fil, @AVeinstein, pour former « un roman par tweets, de la même manière qu’il existe des romans par lettres »1. Sensible à la relative nouveauté que pouvait représenter l’élaboration d’un livre à partir de phrases écrites sur un réseau social, la critique d’accueil a peu souligné le renouvellement qu’entraîne ce livre pour l’œuvre déjà bien étoffée d’Alain Veinstein2.

2En effet, au moment de la parution de Cent quarante signes, celui-ci est déjà l’auteur d’une vingtaine de livres, environ douze recueils poétiques et huit récits romanesques ou autobiographiques, tous très divers, mais où certains thèmes se manifestent avec récurrence comme la passion de l’art, peinture ou musique, la haine et le désir d’un père sans cesse absent, la hantise de la Shoah… L’ensemble de ces écrits est travaillé par la volonté de donner forme à une voix qui se cherche et tente de s’exprimer pleinement en luttant contre le silence, à la fois condition et obstacle de la parole poétique ou narrative.

3Dans sa préface à Cent quarante signes, Alain Veinstein présente l’ouverture de son compte Twitter comme le fruit d’un hasard, relevant du défi accepté pour répondre aux sarcasmes de sa fille. Mais la pratique de l’écriture mise en œuvre dès les premiers tweets montre au contraire que cet écrivain investit ce medium avec la richesse de son expérience des objets littéraires. L’énonciation propre aux réseaux sociaux, à la fois ancrée dans la communication interpersonnelle la plus banale et en retrait de l’échange quotidien en présence, donne à Alain Veinstein l’occasion d’élaborer un voix différente de celles qu’il a déjà mises en œuvre dans ses livres précédents, ainsi que de celle à laquelle il a habitué ses auditeurs de France Culture après plus de trente ans sur les ondes nocturnes. La contrainte des cent quarante signes devient l’occasion de travailler autrement l’art du fragment et de se jouer des silences qu’il impose.

4Ainsi l’expérience d’écriture sur Twitter, qu’Alain Veinstein initie à partir d’avril 2012, permet à cet auteur de renouveler le travail sur la voix au cœur de son œuvre poétique, romanesque, mais aussi radiophonique et transforme en profondeur sa manière de faire des livres. Dans un premier temps, l’énonciation propre à ce réseau social transforme le « je » mis en scène dans ses autres œuvres, lui donnant à la fois – et paradoxalement – plus de polyphonie et plus d’unité. Par ce moyen, Alain Veinstein investit une nouvelle forme médiatique afin de placer sa voix au plus juste dans un environnement marqué par la cacophonie. Par conséquent, cette présence au monde du poète et homme de radio se trouve transformée par la spatialité induite par l’écriture sur Twitter.

Renouveler l’énonciation poétique et romanesque

Sur le fil de Twitter, je suis celui que je crois être : un écrivain, auteur de romans et de poèmes, intervieweur d’écrivains à la radio depuis longtemps, arrivé à l’âge où la porte des souvenirs reste grande ouverte, habitant Malakoff, au sud de Paris, travaillant ou faisant semblant de travailler, aux heures ouvrables, rue de Tournon, dans le sixième arrondissement de la capitale, promeneur de chiens à ses heures, homme de la rue, donc, l’œil et l’oreille aux aguets dans les paysages urbains, usager des transports en commun, voyageur à l’occasion, dormeur, également, se laissant surprendre par ses rêves3.

5La diversité des facettes identitaires ici évoquées dans la préface de Cent quarante signes témoigne de la présence d’un « je » polyphonique extrêmement riche qui ne réduit le réseau social ni à un outil journalistique intéressant pour la communication autour de l’émission Du jour au lendemain ni à une vitrine de ses activités d’écrivain ni à un journal extime invitant à côtoyer une figure médiatique dans ses réflexions les plus spontanées, utilisations les plus fréquentes de cet espace d’expression. Pour Alain Veinstein, au contraire, le fil Twitter est d’emblée un lieu d’écriture de soi pour un auteur qui décide d’y assumer conjointement l’ensemble des facettes de son identité sociale.

6Ce choix le conduit aussi à transformer l‘énonciation typique du livre, qui implique une rupture plus ou moins franche entre l’auteur qui signe l’ouvrage et la voix narratoriale qui prend le relais dès l’incipit. L’ensemble des récits romanesques d’Alain Veinstein se caractérise par le choix d’un narrateur unique, s’exprimant à la première personne et au masculin, qui assume la totalité du récit sans changement de point de vue. Qu’il ait été abandonné par son père avant la naissance, comme le narrateur de La Partition, ou que ses parents soient morts à la guerre au moment de sa naissance, comme pour le narrateur de L’Accordeur, celui qui incarne la voix narrative n’est jamais nommé, car il ne peut se prévaloir d’un patronyme dont la transmission a été rendue impossible par l’Histoire ou par les choix individuels. Inscrite elle aussi dans la perspective du récit et de la mise en scène d’un personnage, l’écriture poétique qui s’énonce au fil des recueils prend la forme d’une « voix seule », très peu identifiée et caractérisée, qui se cherche par-delà « le personnage / qui s’est emparé de la première personne »4 en l’absence de père susceptible d’entendre et de reconnaître cette voix. Ainsi, l’énonciation sursaturée d’identités sociales et de contingences personnelles du twitteur Alain Veinstein semble s’élaborer en contradiction avec l’énonciation univoque et très floue qui caractérise l’ensemble de son écriture romanesque et poétique.

7Cependant, celui qui s’exprime dans les tweets met en œuvre un redéploiement de biographèmes plus ou moins attestés disséminés dans les livres précédents, tissant une cohérence globale entre les différents écrits de l’auteur. En premier lieu, « l’acteur du muet »5, celui qui évoquant une conférence à présenter à la BPI se définit ainsi : « De quoi allais-je donc pouvoir parler, moi qui accumule de jour en jour des raisons de garder le silence ?6 ». Ce même paradoxe d’une parole fondée sur le silence fait encore l’objet de l’étonnement du twitteur : « C’est étrange, en vérité, de s’être fait une réputation de muet et de tirer son existence, et sa subsistance, de sa voix »7. Cette réticence à prendre la parole, à s’énoncer, ne renvoie pas tant à la pratique radiophonique d’Alain Veinstein qu’aux personnages qui peuplent ses livres. Le narrateur de La Partition entreprend la démarche de retrouver son père afin de se libérer du secret associé à sa naissance et de se donner les moyens « de trouver les mots justes » : « Ce que je pourrais appeler enfin ma langue, seule capable, j’en suis convaincu, de dissiper la noirceur et de m’aider à retrouver […] le versant éclairé8. »

8Reprenant cette association entre l’absence de père et la condamnation au silence, le « je » qui s’exprime dans Voix seule se définit comme une « bouche cousue » :

Une absence de visage

et le froid qui en tient lieu […]

le rideau du froid

derrière lequel la bouche serre les dents

plutôt que de dévoiler l’absence,

de s’interroger sur la perte.

Bouche cousue, j’insiste,

j’ai donné ma parole […]9.

9Bon nombre des fictions d’Alain Veinstein explorent ce lien complexe entre une paternité impossible à reconnaître et une voix qui peine à se former faute d’identité claire.

10Au contraire, dans Cent quarante signes, la figure paternelle est transformée par la mention de Paloma, fille de l’écrivain, et de son rôle pour l’ouverture du fil Twitter. La présence de la jeune fille dans le texte, à la fois initiatrice et première critique de l’écriture ainsi produite, fait apparaître une figure paternelle qui laisse le lien de filiation engendrer la figure d’auteur qui se crée sur Twitter. Inspirée par une Paloma « faisant des bonds, des cabrioles, toutes sortes de pas de danse »10,pour qui « tweeter est un jeu comme un autre », la voix énonciatrice s’autorise un ton humoristique, qui rompt avec le tragique des pères et/ou des fils qui s’expriment dans les livres d’Alain Veinstein : « C’est vrai ce que dit le poissonnier : vous parlez de moi dans des truites ? Je me demande bien ce que vous pouvez avoir d’intéressant à raconter »11.

11 Même le motif de la parole empêchée et des bonnes raisons de se taire devient sujet d’amusement, dans une écriture qui se tisse avec légèreté au gré des humeurs du moment.

12Par conséquent, le récit qui se dessine dans Cent quarante signes conduit le lecteur à porter un autre regard sur les aspects autofictionnels de l’œuvre d’Alain Veinstein. En effet, si l’ensemble des romans présente des intrigues et des personnages tout à fait distincts de ce que l’on pourrait trouver dans la biographie de l’auteur, il est malgré tout possible de percevoir dans la fiction des attaches avec la vie de l’écrivain. Comme Alain Veinstein dans sa jeunesse, le narrateur de Violante tient une galerie d’art dans la rue de Lappe à Paris. L’Accordeur met en scène un personnage de fossoyeur inspiré d’un aïeul de l’écrivain. Et, surtout, L’Interviewer donne la parole à un journaliste, certes loin des exigences qu’Alain Veinstein s’impose à lui-même, mais qui ne peut manquer de renvoyer le lecteur au présentateur réel de Du jour au lendemain. Si l’on ajoute à cela le fait que les différents personnages partagent des traits identitaires communs comme la difficulté à s’inscrire dans une filiation ou le goût du silence dans l’art, on peut percevoir un ensemble de résonnances autofictionnelles d’un récit à l’autre qui suscitent une lecture souvent à la lisière de la fiction et du réel, sans que la limite puisse être clairement identifiée.

13 La richesse des fils narratifs tissés par Cent quarante signes éclaire et amplifie ce jeu d’échos présent dans le reste de la bibliographie. Premièrement, des séries de tweets ancrés dans le quotidien de l’auteur construisent des narrations romanesques autour d’une idylle sans paroles entre le twitteur et une jeune femme qui promène son chien dans le quartier, ainsi qu’autour des échanges chargés de sous-entendus avec les commerçants du marché de Malakoff, où il serait possible aussi de croiser Sophie Calle. D’autres séries de tweets, précédés de l’indicateur « Roman », sont clairement rédigées à la manière des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon : « Roman. Je voyais les mouvements des lèvres, les gestes des mains. Tout allait bien, jusqu’à ce que je distingue, tout à coup, des paroles »12. Mais on peut lire aussi des réflexions sur les livres déjà publiés, survenues à la faveur d’un déplacement ou d’un événement fortuit. Ainsi, un séjour à Quiberon ramène le twitteur aux circonstances de l’écriture du roman Dancing.

Il y a 60 ans, le casino était une colonie de vacances. De mon muret, j’observais le manège des enfants.

Pas un lieu de ce temps retrouvé qui ne me rappelle ce roman, écrit si longtemps après, Dancing.

Ce roman inachevé, plus tard, par un livre de poèmes, Le développement des lignes. […]

Le dancing, c’est ce bâtiment juste au bord de la Côte sauvage. Je suis frappé par cette évidence. C’est sûrement là. Ce ne peut être que là.

Ça ne peut être que ce lieu magique13.

14Pleinement inscrit dans le quotidien de l’auteur, le fil Twitter fait office de journal intime au plus près des pensées de l’écrivain. Il donne à saisir les passages subtils qui se font de l’expérience vécue vers les espaces de fiction développés ou non ensuite dans l’écriture. La multiplicité des fils narratifs relie ce qui est de l’ordre de l’implicite, voire parfois du silence mystérieux, dans chaque livre refermé sur son unicité. En effet, les différentes pistes suivies par le récit donnent un accès direct au travail de mise à distance du réel opéré à chaque instant par une voix auctoriale beaucoup plus présente dans son texte.

15Mais alors, si Twitter est le lieu d’un renouvellement si profond de l’énonciation propre à l’écriture d’Alain Veinstein, comment expliquer l’intérêt du retour au livre, qui aboutit à la publication de Cent quarante signes ? Publier ses tweets dans un livre, objet fétichisé de la tradition littéraire, ne serait-ce pas risquer de s’enfermer dans une forme trop clairement délimitée à la fois du point de vue du volume et de l’espace de lecture qu’elle institue ? Lire Alain Veinsein sur Twitter, c’est voir ceci14 :

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16Autour des tweets proprement dits, toutes sortes d’autres informations s’énoncent en même temps. À gauche : le profil de l’auteur assorti d’un autoportrait, des informations sur les abonnements du tweeteur, ses photos. En haut : les statistiques associées à sa pratique. À droite : les suggestions et tendances mises en avant par le dispositif Twitter sans aucune concertation avec l’écrivain. La polyphonie énonciative du fil court le risque de se trouver saturée par la polyphonie de l’énonciation éditoriale15, qui occupe une grande part de l’écran et cherche par de nombreux moyens à entraîner la lecture hors du fil d’écriture proprement dit, selon la logique du réseau. Du point de vue du récepteur-lecteur, la perception de cette voix singulière est d’autant plus fragile que les tweets d’Alain Veinstein s’affichent sur son fil mêlés à d’autres publications de natures très variées et dans l’ordre chronologique inverse. Comparativement à ce dispositif, l’énonciation éditoriale imposée par la couverture blanche en lettres grises et bleues de Grasset apparaît comme moins envahissante et donne à l’auteur les moyens de déployer plus subtilement les nuances de sa voix sur la page blanche, dans un univers éditorial centré sur le texte sans lien hors de l’œuvre autre qu’intertextuel.

S’approprier une nouvelle forme médiatique

17Cependant, pour un homme de radio comme Alain Veinstein, l’écriture dans Twitter ne constitue pas seulement une occasion inattendue de se raconter autrement. Le défi relevé et l’intérêt de la démarche tiennent aussi à l’appropriation d’une nouvelle forme médiatique. Tout comme avec l’émission de radio, dont l’horaire, la durée et certaines conditions d’enregistrement sont imposées par la station, le dispositif mis à disposition des internautes par Twitter fait l’objet d’un travail de réappropriation caractéristique de la manière dont cet interviewer s’est imposé dans le paysage médiatique des quarante dernières années.

18Dès la préface de Cent quarante signes, Alain Veinstein fait le rapprochement entre les deux formes d’expression en expliquant qu’écrire dans Twitter lui a donné l’occasion de retrouver « le frisson du direct »16. Même après remaniement des tweets pour l’élaboration du livre, le récit garde la trace des angoisses et des remords suscités par la publication instantanée : « 18h, Malakoff. La tête contre les murs ! Tous ces tweets trop vite envoyés qui m’inspirent repentirs et regrets éternels…17 » Plus qu’à l’injonction de parler qu’implique l’antenne ouverte de la radio, le frisson tient à l’irréversibilité de la parole produite dans le dispositif de Twitter comme elle l’est lors de l’échange radiophonique en direct.

19Cette tentation permanente du repentir produit une esthétique de l’épanorthose par la reprise des mêmes expressions qui se trouvent comme remises en jeu à chaque tweet :

L’écorce terrestre peut trembler, les ondes, de nos jours, gardent leur calme.

Aujourd’hui, sur Twitter, je vais de surprise en surprise dans les lieux communs.

Une fois encore, s’efforcer de donner un peu de vie aux lieux communs.

Et pourquoi pas une autre vie, en jetant le trouble dans le monde du sens commun18.

20À partir d’une réflexion ironique sur la qualité d’un tweet produit précédemment, la méditation sur le lieu commun se déploie de phrase en phrase par modulations successives. L’écriture se montre interrogative sur le sens et la portée des mots comme le fait traditionnellement la poésie.

21Cependant, la conception des tweets, comme l’entretien, ne s’élabore jamais dans l’illusion d’une simultanéité de l’écriture et de la lecture. Dans un entretien accordé à Marine Beccarelli, celui-ci déclare qu’à cause des évolutions numériques récentes, qui permettent la rediffusion à toute heure de ses émissions, il ne se sent pas contraint de d’adapter sa manière de s’exprimer à une ambiance spécifiquement nocturne : « En fait, je ne me préoccupe pas de l’heure qu’il est. Je n’en tiens pas compte dans ma façon d’être et de conduire l’émission. […] La nuit est du côté de l’auditeur »19.

22Prolongeant à l’échelle de la journée la prise de parole publique de l’écrivain-journaliste, le fil Twitter peut être appréhendé comme une sorte de « radio Veinstein » en continu, avec le même décalage que celui qu’implique la radio entre le temps de l’enregistrement et celui de l’écoute. Le lecteur peut alors y retrouver sous une autre forme ce qui fait la séduction et l’intérêt d’une voix médiatique particulièrement appréciée du public littéraire.

Inutile d’élever la voix pour ne pas se faire entendre. Mieux vaut baisser la voix pour essayer de se faire entendre. À la radio, on sait ça20.

23Assurément, le ton feutré, ralenti par les silences, qui a fait la marque de distinction des Nuits magnétiques, de Surpris par la nuit et Du jour au lendemain, se trouve à nouveau mis en œuvre sur le réseau social. Le « je » qui s’exprime sur Twitter procède à un profond travail d’ordonnancement des bruits du monde afin de placer sa voix le plus justement possible : « L’art des sons pour ne pas être captif de tout ce ramdam »21. Le monde tel qu’Alain Veinstein le transcrit dans ses tweets est un monde bruyant, habité par le « vacarme »22, le « brouhaha »23, « le bruit des trains de la gare toute proche et les annonces du haut-parleur du chef de gare »24, un monde où la radio diffuse des intervieweurs « qui n’entendraient pas le tonnerre »25, où le journaliste doit supporter le « fracas »26 d’Avignon, où le rire d’une cantatrice ressemble au klaxon d’un automobiliste27… « Au petit jour, le raffut des poubelles versées dans la benne a remplacé le chant des oiseaux »28. Ce tweet, associé au commencement de la journée du jeudi 24 mai 2012, doit aussi s’entendre métaphoriquement comme une dénonciation du raffut produit par notre société, au mépris des gazouillis, traduction française du mot anglais « tweet », qui renvoie aussi à l’association traditionnelle de la poésie et du chant des oiseaux.

24 Alain Veinstein reprend les techniques éprouvées de sa pratique radiophonique et de son art poétique pour réagencer les bruits du monde. Le « je » du twitteur s’impose par la richesse des maximes et réflexions qu’il donne ainsi à entendre, mais aussi par son sens de la citation. Prolongeant sa pratique de l’entretien, il donne la parole aux écrivains très divers qui accompagnent sa pensée : Victor Hugo, François Bon, André Gide, Michel Cournot, André du Bouchet, Anne-Marie Albiach, Alfred Kubin, Franz Kafka… Mais il se montre plus largement à l’écoute des paroles échangées dans les différents espaces sociaux qu’il traverse. « Envoyé spécial dans la vie courante »29, il restitue alors aux paroles du quotidien leur part d’humour et d’étrangeté grâce à la décontextualisation induite par la contrainte des cent quarante signes : « À la table des trois femmes. L’une d’elles : “ Elle a quitté le mariage pour la maternité. ” Les rires fusent30. »

25 L’écriture sur Twitter d’Alain Veinstein peut être analysée comme un espace de transition vers un nouveau média mis en œuvre par un homme de radio qui se prépare à quitter cet espace d’expression. Le leitmotiv anaphorique – qui réfère clairement à la pratique du mot-dièse – « Quand j’arrêterai la radio… », évoquant avec humour et fatalisme la fin prochaine et naturelle d’une carrière qui touche à son terme, produit des effets de lecture aux accent quasi tragiques quand on sait les conditions désastreuses dans lesquelles l’émission Du jour au lendemain a été rayée de la grille des programmes de France Culture. Au 5 août 2014, environ un mois après la très polémique dernière émission de Du jour au lendemain, on peut lire le tweet suivant : « Depuis que j’ai arrêté la radio, je suis un livre sans sujet »31. Celui‑ci dit à quel point l’écriture et la radio ont pu être liées dans l’expérience d’Alain Veinstein et promeut Twitter en medium de substitution pour une voix médiatique encore désireuse de se faire entendre.

Transformer la spatialité de l’écriture littéraire

26Par-delà le déplacement générique induit par la production de textes à partir de Twitter, Alain Veinstein expérimente aussi une transformation profonde des conditions spatiales de l’acte d’écrire. En effet, l’écriture numérique, qui plus est lorsqu’elle se réalise sur un téléphone portable, implique une réduction des contraintes liées au lieu de création ; elle offre une plus grande labilité de l’espace d’élocution. Le témoignage de François Bon, sur le site tierslivre.net, restitue pour le lecteur de Cent quarante signes cette situation novatrice d’écriture à même la rue, dans le cadre d’une déambulation dans un état de présence/absence aux conditions matérielles de l’énonciation.

Me souviens très bien qu’une fois à boire un café avec Régis Jauffret dans cette bizarre galerie près Montparnasse, mais où il y a la wi-fi gratuite, on a vu passer à deux mètres de nous le Veinstein tellement pris dans ses rêves twittant qu’il ne nous a pas vus malgré nos signes : l’écriture du réel n’est pas forcément une attention accrue au réel, plutôt un travail sur le soi en prise avec le réel32.

27La voix du twitteur est, en effet, une voix qui relie tous les lieux : le domicile de Malakoff, l’espace de travail et d’écriture rue de Tournon à Paris, le studio d’enregistrement à la Maison de la radio, les espaces de déplacement (Avignon, la Roque d’Anthéron, la montagne suisse…), mais aussi tous les espaces permettant de relier ces différents lieux : métro, voiture, promenades à pied avec ou sans chien… Contrairement à ce qui se dit couramment sur l’identité forcément fragmentaire33 de celui qui communique sur Internet, sur la mise en scène d’un « sujet qui se sait parcellarisé »34, la voix du twitteur Alain Veinstein travaille à unifier ce qui, dans la vie courante, semble morcelé : les espaces privés et professionnels, les lieux de l’expression journalistique et ceux de l’écriture, le rêve et l’expérience quotidienne.

28 Produite dans des espaces hétérogènes, elle s’exprime à partir d’un lieu unique permis par la virtualité du numérique, qui donne sa cohérence à cet ensemble de fragments. En effet, selon Marcello Vitali-Rosati, la spécificité de l’espace numérique est d’être un espace « virtuel », c’est-à-dire « une force dynamique déterminant le mouvement du réel »35. En effet, notre pensée du réel telle qu’elle peut être formulée par le langage ne serait qu’une série d’« arrêts sur image juxtaposés ». Par la transformation permanente de l’écrit que permet le numérique, le langage pourrait, au contraire, avoir les moyens de produire une pensée en mouvement relevant de la virtualité. Ainsi, dans le roman d’Alain Veinstein, l’écriture en déplacement suscitée par le dispositif de Twitter crée un espace commun à un ensemble de formes d’écritures que le réel aurait tendance à fragmenter entre les espaces matériels où celles‑ci ont lieu. Comme un carnet immédiatement ouvert au public, le fil Twitter devient le réceptacle unifiant l’expression littéraire de l’écrivain quelle qu’en soit l’espace de production : création de livres dans l’appartement de la rue de Tournon, entretiens à la Maison de la Radio ou pensées spontanées du quotidien.

29En outre, ce lieu virtuel ouvre à Veinstein des possibilités d’écriture encore peu explorées dans le reste de ses livres. La voix poétique s’énonce à partir d’un espace très peu caractérisé, défini dans l’un des recueils comme une « scène tournante »36, sans aucune précision géographique. Certains romans peuvent être plus précisément situés, comme Violante, publié en 1999, qui se déroule entre la rue de Lappe à Paris et Malakoff. Mais ces lieux constituent davantage des pôles entre lesquels se produit l’intrigue que des acteurs véritables de l’histoire. Au contraire, sur le fil de Twitter, Alain Veinstein, à partir des lieux qu’il parcourt, de ce qu’il y voit et y entend, met en œuvre une rêverie faite de jeux de mots et d’observations incongrues.

17h50, Gaîté. Pas demain la veille.

17h55, Pernety, debout dans le métro bondé après une journée bien remplie, je suis à côté d’une lectrice, assise elle, d’Une place à prendre de J. K. Rowling.

18h15, Malkoff. Se mettre des lunettes noires pour ne pas trop remarquer que les jours raccourcissent37.

30Cette écriture dans le métro est fort éloignée du regard social et sociologique proposé par Annie Ernaux dans ses journaux extimes. Mais elle témoigne d’une véritable attention à ce que l’on a souvent considéré comme le dehors de l’écriture et qui n’a, jusqu’en 2012, occupé que peu de place dans les livres élaborés par Alain Veinstein. Inspiré par les conditions matérielles de l’écriture dans Twitter, celui-ci met en œuvre une expérience poétique et décalée du quotidien dans ce qu’il a de plus banal, qui peut susciter chez le lecteur une perception plus amusante ou plus romanesque de ses propres conditions de vie, et ce d’autant plus que ces notations peuvent être reçues en direct.

31 « Probablement, l’idée de la constitution d’un livre, comme prétexte même de la venue sur Twitter, a été présente très tôt, voire avant la création du compte, chez Alain Veinstein »38, écrivait François Bon lors de la parution de Cent quarante signes. Il est vrai que, dans l’écriture au quotidien de cet ensemble de tweets, Alain Veinstein réinvestit un ensemble de thématiques et de principes d’écriture caractéristiques de sa pratique de poète, de romancier, mais aussi d’homme de radio. Mais la voix du tweeteur peut être perçue comme assez inédite, ou inouïe, par rapport aux voix déjà bien identifiées de cet écrivain. Marquée par une plus grande plurivocité, elle n’en paraît pas moins plus harmonieuse dans la mesure où elle relie en une énonciation unique tous les aspects de la vie et des pratiques d’expression d’Alain Veinstein. L’expérience de Twitter reste, certes, assez marginale, par rapport à l’ensemble de ses publications : les tweets produits entre avril 2012 et juillet 2014 ne sont plus accessibles sur Internet aujourd’hui ; de juin 2015 à avril 2016, le contenu des tweets a relevé davantage de l’activité journalistique et éditoriale que de l’écriture poétique ; depuis cette date, l’écriture littéraire semble avoir repris le dessus39. Il n’en reste pas moins que les tweets réagencés dans Cent quarante signes produisent une figure d’auteur transitionnelle : non plus seulement un écrivain aussi homme de radio, mais un écrivain, ancien homme de radio, que l’on peut encore suivre sur Twitter. Ce renouvellement de l’énonciation dans l’œuvre littéraire met en question la partition soigneusement entretenue pendant les dernières décennies entre un espace médiatique d’expression triviale et souvent vulgaire et le monde des livres où se manifesteraient la pensée et la création dignes de ce nom. Par ce va-et-vient entre le réseau social et le livre, Alain Veinstein fait du livre un medium parmi d’autres dans une approche de l’écriture qui se recompose au gré des saisies proposées par l’auteur.